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28 mai 2021 5 28 /05 /mai /2021 10:10
Une esthétique de l’irisation

‘Lignes de vie’

Photographie : Christine Laroulandie

 

***

 

   Sommes-nous immédiatement auprès de cette belle image ? Y entrons-nous de plain-pied ? Se dit-elle à notre conscience sur le mode de la connaissance sûre, définitive et, notre regard la visant, il n’y aurait plus grand-chose à dire, sa vérité ayant été saisie jusqu’en son fond ? Bien évidemment ces quelques questions, loin d’épuiser le sujet, ne font que le poser d’une façon encore plus aiguë. En effet, pourquoi interrogerions-nous si, comblés par une manière d’évidence, plus rien ne serait à dire, à éprouver, à sentir ? Mais chacun sait combien toute image est le lieu d’une infinie polysémie : selon sa forme, sa lumière, sa composition, les proportions relatives de ses divers motifs.

    Mais demeurer sur ce plan strictement formel ne fait que cerner ce que nous voyons sans en sonder la dimension sensible (au sens de la sensibilité), sans en percevoir les arrière-plans nécessairement logés au creux de l’intime, les lignes de fuite du ton fondamental qui détermine nos affinités et notre façon unique d’être-au-monde. Car, avant tout, c’est bien de ceci dont il s’agit, percevoir en soi, pour soi, ce qui du réel nous attire, nous aimante, parfois nous fascine à tel point que notre vue, en son extrême focalisation, bien loin de voir une possible totalité, ne s’attache qu’au fragment élu dans une manière de stance amoureuse. Un désir se comble, certes dans son approche seulement, mais s’approcher est déjà, en quelque façon, s’immiscer dans, se trouver auprès, être en chemin pour plus loin que son habiter quotidien.

   Et maintenant, qu’en est-il du réel qui vient à nous dont, la plupart du temps, nous pensons qu’il nous est remis telle cette chose incontournable, cette loi qui s’impose, ce destin dans lequel nous plaçons nos pas afin de ne nullement différer de la part qui nous a été allouée en cet ici et maintenant. Mais ceci a-t-il réellement rapport avec la photographie qui constitue l’objet de notre recherche ? Oui, cela a rapport au simple motif que, la plupart du temps, les images ne nous montrent le réel qu’en sa mesure la plus exacte, autrement dit selon son mode habituel de parution qui se nomme ‘réalité’, dont, à l’évidence, nous avons bien du mal à nous échapper, tant le monde soi-disant ‘objectif’ se livre à nous comme l’unique perspective dont se doter pour comprendre adéquatement le monde qui nous entoure.

   Le réel, dans sa puissance ordinaire, le réel dans sa domination, restreint à l’envi notre propre liberté. Il n’autorise aucune marge dont nous aurions pu faire le lieu de déploiement d’une pure subjectivité. Or nous ne pouvons recevoir le tout autre que nous qu’en tant que sujet, c'est-à-dire conscience intentionnelle qui vise les objets et s’en détache nécessairement afin que s’installe cette distance qui seule nous met en pouvoir d’estimer, de juger, de faire émerger le dépliement des sensations. Certes, les compositions exactes, les géométries affirmées, la clarté de la sémantique d’une oeuvre, sa venue à nous dans la limpidité, tout ceci constitue des motifs de satisfaction dont notre raison s’empare sans délai à des fins d’exigence logique.

   Mais rien n’est moins logique qu’un paysage car la Nature dont il provient en son essence est foisonnante, polychrome, profusion végétale, croissance infinie depuis le moteur même de son être. Or toute image fige un instant, toute image immobilise dans une sorte de résine et ce qui nous est donné à voir est une simple condensation de l’espace, un suspens de la temporalité. Comment alors reconstituer cette mobilité essentielle de la Nature, lui restituer son mouvement interne, lire en elle cette vie qui palpite, tremble, ne rêve que de surgir et surgir encore pour la simple raison qu’ayant ‘peur du vide’, la Nature ne saurait demeurer en soi et procéder à sa propre extinction.

    C’est à ce point de jonction du mobile et de l’immobile, de l’inerte et du vivant, du repos et de l’activité que la photographie de Christine Laroulandie prend tout son sens. Nécessairement immobile dans son support, elle s’anime d’une multitude d’intimes translations, de menus passages, d’un métabolisme interne au terme duquel se justifie le titre de cet article : ‘Une esthétique de l’irisation’. Les peupliers sont des flammes levées qu’un simple courant d’air fait frissonner, leurs minces rameaux sont d’évanescents traits de fusain, des esquisses en voie de paraître, des rumeurs semblables au chant si discret et mélancolique du chardonneret. Cet effet de vibrato nous prend au cœur même de qui nous sommes, il s’insinue en nous, il fait ses trajets et sème notre chair des germes d’un subtil bonheur, presque inapparent mais d’autant plus inscrit dans le luxe de sa propre profération : une modestie, la juste effusion du simple qui est aussi l’une des faces les plus délicates d’un sentiment de vérité. Cette scène prend les airs d’une climatique automnale et c’est comme un adagio qui s’enlace aux troncs, lisse les écorces de sa plainte longue, un brin ténébreuse, parcourue des brumes impalpables d’une rêverie.

   Derrière les peupliers, un peuple indistinct de touffes végétales, un rythme élégant de blanc et de noir, un ciel poudré d’une clarté de neige, une lumière opalescente qu’on dirait venue du plus loin de l’espace, mais aussi du temps, sorte de clarté originelle dont le bourgeonnement évoque la grâce séraphique d’une poésie mallarméenne. La berge se détache à peine, fin liseré gris, ligne médiatrice subtile sise entre la terre et l’eau. L’eau, en sa parie médiane, a pris la profondeur mystérieuse du noir limon, étrange confusion des éléments qui dit leur inséparable présence, leur unité, la ressource première de leur belle venue en présence.

   Ce que le haut de l’image installait dans une manière de fugue, la partie inférieure l’accomplit dans un contrepoint qui lui répond. Pièces en écho d’une voix unique qui veut dire le réel en son essentielle oscillation car rien n’est figé qui est vivant. L’onde paraît immobile mais elle est animée de ce miroitement qui la fait être, tout à la fois, l’eau qu’elle est en sa substance propre, mais aussi émergence souple des grands peupliers qui viennent à leur être dans ce long frisson qui les abandonne à eux-mêmes et les remet au nécessaire astigmatisme de notre regard.

   Nul regard n’est jamais fixé en un airain qui le rendrait fixe. Toujours, dans notre prise en compte du monde, le décalage d’une myopie, l’approximation d’une hypermétropie, comme si ces défauts de la vision étaient la métaphore d’une vérité à poursuivre, à n’atteindre jamais. Seulement des essais. Seulement des tentatives. C'est-à-dire le recours à une esthétique de la palpitation, du tressaillement, de l’ondoiement. Une existence jamais en pleine lumière, jamais en une totale obscurité : un clair-obscur, le passage d’une réalité à une autre, d’une nuance à une autre, d’un état d’âme à un autre. Peut-être n’y a-t-il plus essentielle réalité que celle-ci !

   D’une façon sûre la photographie ne peut échapper à cette règle, pas plus que l’art en ses manifestations. Ici, l’image « donne à penser ». Pourrait-on se soustraire à ceci ? Penser le monde est déjà entrer dans son jeu le plus secret, le plus passionnant. Le pire, sans doute, ne nullement frissonner au contact de l’image belle. Un frisson contre un autre. L’exister est toujours cet écart à soi, aux autres, aux choses du monde. Penser est combler la vacuité autant que faire se peut. Là s’inscrit le sens en son plus estimable visage. Cette photographie nous y invite dans la légèreté, la délicatesse, la dimension d’un luxe raffiné. Comprendre ceci, c’est être sans délai au cœur de la photographie, l’habiter en ce qu’elle a de plus éployant, de plus émouvant. ‘Emotion’ dont la valeur étymologique est la suivante : « mouvement » et « trouble, frisson. » En ceci, l’image, bien plus que d’apparaître en tant que simple objet est devenue sujet, sujet qui nous interpelle, à qui nous devons répondre. Être en dialogue avec les choses du monde, chair contre chair, y aurait-il plus belle dimension de l’exister ? Exister : ‘lignes de vie’.

 

 

 

 

 

 

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25 mai 2021 2 25 /05 /mai /2021 08:08
A la pliure simple des choses

En Lauragais

Vers Bram

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   L’on pourrait dire, d’emblée, la grande beauté de cette image et ne rien rajouter. A la beauté, rien ne s’adjoint que sa propre mesure. Lorsque la beauté est visuelle, elle est poème du regard. Des yeux à la chose belle un rayon s’établit et se destine à être le témoin de ce qui est dans l’évidence, qui alors se donne en tant que pure intuition du réel. Nulle parole à proférer. Nul jugement à émettre. Nulle justification à verser quant à ce qui se manifeste là, dans la présence, connaît le plein de son être dans la marge précise de l’instant. La beauté se lève de soi, vit de soi, en soi, pour soi.

 

La beauté est liberté ou bien n’est rien.

La beauté est vérité ou bien n’est rien.

 

   Il semblerait que l’on parvienne à une manière de tautologie qui énoncerait l’égalité de la beauté avec la beauté.  Il en est ainsi des choses ineffables, c’est que leur être est entièrement donné en une seule fois, en tout et pout tout. Autrement dit, la beauté est totalité, origine et fin de qui elle est.

   Mais ces considérations abstraites ne suffisent nullement à épuiser la venue et la perdurance de son être. Etant sortie du néant qui précédait sa naissance, cette image est inscrite dans le vaste destin du monde avec la nécessité qui est attachée à toute dimension essentielle, être soi et le demeurer aussi longtemps que des yeux humains s’appliqueront à recevoir son don, qui est unique, seulement unique.  

Certes nous pouvons décrire et nous adonner ainsi aux subtilités d’une esthétique.

   Le ciel est au plus haut de sa mystérieuse densité. Il est mesure ambivalente du temps qui passe. Il est encore ourlé de nuit en même temps que se dessinent en lui les premiers flux du jour. Ils sont des genres de vagues alanguies qui, en un seul et même mouvement, connaissent les grands fonds des abysses mais aussi l’onde de surface que lisse et décolore une belle lumière. Voyeurs de l’œuvre, nous avons du mal à nous détacher de ce ciel si doux, de cet espace si favorables au flottement du rêve, aux broderies de l’imaginaire. C’est bien sa lente vacuité qui nous retient sur le bord souple de la sensation. C’est bien le suspens qui l’habite, cette hésitation entre deux états, le nocturne dense, le diurne léger, le suspens qui instille en notre cœur, au sein même du rythme pendulaire qui l’anime, cette hésitation qui, une fois se donne comme mélancolie, une fois comme cette plénitude qui nous fait être jusqu’au bout le plus efficient de nous-mêmes. En quelque sorte, le ciel nous prend dans notre propre dénuement et nous accomplit bien au-delà des efforts humains, de ses tragédies, des lourdeurs et des contingences terrestres.

 

N’est-il le lieu de la légèreté ?

 N’est-il la disposition éthérée de l’idéal ?

N’est-il le territoire du vol des grands oiseaux ?

 ils planent longuement,

tout au bout de leurs rémiges aériennes.

  

   Vient le moment où l’on doit quitter le ciel, du moins ses hautes contrées et consentir à redescendre à de plus modestes altitudes. Un nuage encore, tout en longueur, un flottement d’écume délimitent le pays d’amont, et tracent l’affleurement du pays d’aval. Le ciel est un fleuve, un long voyage océanique, une lente dérive dont on ne peut, au titre de son immensité, connaître le point de chute, peut-être sa disparition, loin au-delà de nos perceptions humaines. Il y a une vive bande de clarté, une fulguration de la lumière, un bourgeonnement interne venus d’on ne sait où, immatériels, de la nature de l’esprit, de la consistance éthérée de l’âme. Tout aussi bien pourrions-nous nous y effacer, franchir la paroi de lumière et nous retrouver dans un genre d’outre-monde tissé des plus étranges draperies. Peut-être des oscillations boréales aux vitesses étonnamment magnétiques. Peut-être des irisations de rapides comètes. Peut-être des éclipses solaires et l’anneau de pure luminescence tout autour de l’étoile.

   Voici, comme s’il s’agissait de sa destination, le ciel s’est posé tout en haut de douces collines. Trois arbres et seulement trois disent le rythme immuable de la pure et délicate splendeur. Tout ici est à sa place de chose et nulle autre géométrie ne pourrait convenir que celle-ci, que cette exactitude au centre même de son être. Ces trois arbres, deux en forme de sphère, un en forme de flamme, sont les témoins de temps immémoriaux. Ils viennent du plus loin du visible, sans doute d’une origine qui, à nous les hommes, ne sera jamais accessible. Ils sont les puissances tutélaires de la croissance. Ils sont le surgissement et le point d’arrivée d’une sève primitive. Ils sont le lieu de concrétion de la vie. Ils sont de curieux menhirs solitaires qui interrogent de toutes leurs feuilles assemblées, de toutes leurs blanches racines, de leurs soyeux tapis de rhizomes la raison même de toutes ces présences qui parsèment l’univers, tracent l’admirable poème de l’exister.

    Ce sont eux qui sont les plus apparents. Ce sont eux les médiateurs du Ciel et de la Terre. C’est d’eux que s’élève toute parole. Ils sont leur propre langage en même temps que le nôtre. Ce qu’ils profèrent à la hauteur de leur forme, cette sublime et étonnante simplicité n’est que le reflet du sentiment intime qui nous étreint à leur rencontre. C’est là le prodige d’une œuvre lorsque, de sa modestie même, elle s’éploie dans le domaine rare de l’art. Comment définir l’art, en ce moment même de l’entrée en présence de l’image, si ce n’est à la dimension de joie qu’elle creuse en nous ? A la félicité qui résulte de sa contemplation. Oui, nous disons ‘contemplation’ comme nous le dirions d’un Existant totalement immergé dans le subtil rayonnement d’une icône.

   Il y a, du Regardant à l’icône, tout l’invisible trajet de la foi pour un croyant, tout le trajet d’une admiration pour l’agnostique. Ce mouvement même de l’observateur à la chose observée est, à l’évidence, empreint de ‘spiritualité’. Ici, nous donnons à ce terme si habituellement connoté en valeurs péjoratives, le sens fondamental d’une activité de l’esprit, laquelle rencontrant l’objet de beauté se trouve portée à une manière d’effervescence, d’incandescence. Ce même sentiment qu’a dû éprouver le Photographe découvrant le paysage si photogénique qui, déjà, était œuvre d’art en sa première apparition et a été porté au faîte de sa qualité en raison du geste photographique.

    Tout est toujours, dans le monde de la création, rencontre de ce qui, pour le Créateur fait sens, lui adresse la parole et lui enjoint de porter à la forme ce qui, de soi, est le plus souvent invisible pour les Distraits mais ‘saute aux yeux’ (au sens le plus réel du saut) de qui a souci de porter le réel à l’éclat du paraître en sa plus belle affluence. C’est identique à la commotion amoureuse, un invisible mais solide fil d’Ariane relie l’amoureux à l’aimée et rien ne sera réalisé qui n’aura porté cet amour au plein de sa présence. Non, nous n’avons nullement oublié la terre, c’est même elle, la terre, qui est le fondement sur quoi repose aussi bien la croissance des arbres, aussi bien la vastitude du ciel. Elle est la matrice de toute chose. Elle est le sol qui accueille nos pas. Elle est le réceptacle qui attend le retour de nos corps au néant dont elle est parcourue en son abyssale profondeur.

   La terre est belle. D’un noir profond, tout en haut de la colline. D’un noir de tchernoziom, cette matière ancestrale semée de l’humus le plus riche, celui sur lequel peut prendre appui toute prétention à vivre. Une zone plus claire reflète les nuages. Juste effleurement de la lumière dont la touche à peine appuyée, trait d’une mine de graphite, obombre la scène dans une manière de délicat clair-obscur. Tout ceci énonce, en termes plastiques, le grand soin apporté au traitement de l’image, les sèmes presque inapparents qui traversent son filigrane, ce travail d’équilibriste sur la ligne de crête sise entre adret et ubac. Oui, ces termes d’une topologie géographique témoignent bien d’une spatialité amoureuse. Nous ne pouvons, avec son Créateur,

qu’aimer cette terre parcourue de sillons,

qu’aimer la silhouette de ces arbres,

qu’aimer l’immensité de ce ciel,

qu’aimer l’image qui en est l’heureuse synthèse.

 

   Au temps du déferlement tyrannique des images médiatiques, au temps des déconcertants et superficiels ‘selfies’ (l’anglomania convient parfaitement à ce type de non-événement !), combien il est rassurant de pouvoir méditer devant de telles abondances. Abondances certes esthétiques, mais aussi éthiques (un devoir de sincérité vis-à-vis de l’image), mais aussi créatrices d’un lieu pour l’homme auquel s’abreuver et se rasséréner. En ce siècle de constantes errances et approximations, quel ressourcement que de retourner aux polarités fondamentales en lesquelles inscrire nos pas :

 

Terre, Arbres, Ciel :

triptyque d’un refuge où retrouver l’homme,

tout homme !

 

 

 

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15 mai 2021 6 15 /05 /mai /2021 17:13
Lieu de vérité

« Des  petits cailloux dans mes poches 

Photographie : Gilles Molinier

 

***

 

   Il faut avoir parcouru des villes, avoir connu leurs agoras peuplées de rires et de cris. Il faut avoir franchi les nœuds complexes des routes, leur enchevêtrement, avoir passé des ponts aux arcades multiples puis être sortis des remparts, avoir gagné les hautes collines semées de pierres de calcaire et de buissons hirsutes. Il faut avoir regardé le long éparpillement du monde, des hommes, leurs étranges confluences en des lieux de plaisir. Des yeux il faut avoir suivi leurs parcours obsessionnels, telles les noires brindilles des fourmis qui s’agitent en tous sens, tenant dans leurs mandibules, un morceau de feuille, un copeau de sarment, une bribe de nutriment. Ce sont les habituels fardeaux dont ces minces peuples s’encombrent afin de posséder quelque avoir, de ne point connaître les morsures acides du dénuement. Partout ce peuple court, des pôles aux tropiques, des équateurs aux méridiens de la Terre. Il amasse, thésaurise tout ce qui passe à sa portée. Ce sont de lourds ballots qui font penser au fragile équilibre des chapeaux de fées dont, à chaque instant, l’on pourrait penser que leur écroulement est pour bientôt. Ces pressés, ces curieux, ces aliénés se précipitent vers leur perte. Ils ne pensent qu’à leurs avoirs alors que leur être réclame en silence un lieu où devenir, où se rencontrer jusqu’à l’extrême limite de soi.

   Le jour n’est qu’une écharpe grise à l’horizon du monde. Longtemps on a voyagé sans vraiment connaître le point ultime de sa destination. En réalité peu importait le pays, la région, la géographie. Ce que l’on voulait : la fraîcheur et le bleu translucide d’un glacier, la courbe dorée d’une dune, l’éclat d’un lac sous la ramure du ciel, des miroirs d’eau en terrasse, des lagunes au teint de cendre, de hauts plateaux cernés de vent, parfois de grands oiseaux s’y perdent qui planent infiniment. On voulait ce qui n’existait pas, ne parlait pas et, cependant, appelait de loin à la manière d’une chute d’eau dans le silence d’un corps de pierre. Sur le chemin qui montait vers le firmament, on posait ses pieds bien à plat, on évitait les dents des cailloux, les racines aériennes, on contournait les trous où dormaient les animaux cavernicoles. Eux, les invisibles, entendaient-ils aussi cet appel venu du plus loin, qui traçait ses layons au plein de la chair, ouvrait de somptueux avens où brillait la blanche lumière ? Entendaient-ils ou bien n’était-ce qu’un songe, la feuillée d’un imaginaire portant haut le luxe de s’absenter ce dette glaise dans laquelle chacun s’engluait sans même s’en rendre vraiment compte ? Il y avait tant de choses étranges sous les horizons des hommes, peut-être des bêtes et des plantes ! Jamais on ne parvenait à en faire l’inventaire.

   Soudain le chemin a basculé, s’est ouvert, a franchi le dais d’obscurité qui serrait la gorge et faisait aux jambes des manières de garrots de plomb. On a étiré ses paupières à la façon des sauriens, juste une fente par où glisse la lumière. On ne sait où l’on est. On hésite, on tâtonne, on ne formule même pas d’hypothèse. Le simple fait d’être, ici, est déjà pur prodige. On ne cherche nullement des enchaînements de causes et de conséquences, on n’en appelle nullement au principe de raison, on ne demande pas à un improbable sextant de déterminer les conditions de sa navigation. On est libre de soi, des choses, infiniment libre, ce qui veut dire que l’on connaît son être, que l’on vogue, quelque part, en une façon d’état d’apesanteur. Le ciel est pommelé, pareil à une plaine immense qui aurait connu de subits affleurements de lave, des boursouflures de gaz jaune, soufré. De hautes collines noires, en raison de leur position à contre-jour, paraissent semblables au dos d’immenses squales qui auraient échoué, là-bas, à la limite du regard. Il y a comme une langue noire qui court tout le long, peut-être pour placer les choses, délimiter des aires mais dans un souci d’unité, de confluence, de chromatisme étroit. Juste devant la périssoire de son corps, une étendue de galets, de pierres rondes que la clarté polit. On dirait des gueuses, des lingots  de métal ou bien de sombres éclats de météorites, ces gemmes qui viennent du fond de l’univers et nous interrogent sur la nature de leur être. Du nôtre aussi qui est en résonance, en écho. Faute de quoi il ne serait jamais qu’une coque vide, une noix flottant sur un océan d’irrésolutions, d’approximations. Toujours à notre essai de dialogue, il faut une réponse, une altérité qui accuse réception de qui nous sommes.

   C’est étrange de se retrouver dans ce genre de steppe désertique qui, peut-être, n’a même pas de nom sur quelque mappemonde que ce soit. Seulement une tache qui reflète les étoiles et se nourrit de cette contemplation. Voyez-vous, ceci me fait penser à un cosmos inversé : le terrestre regardant le céleste. Ces énigmatiques pierres ne seraient-elles le reflet de ces êtres du loin qui ne connaissent que la musique des sphères et le noir des espaces infinis ? Ces pierres qui brillent et semblent possédées d’une luminescence intérieure, comment ne pas leur octroyer un destin qui les déporte d’elles-mêmes et les accomplisse dans une façon de voyage cosmique? Regardez, c’est un genre de ballet autour de Petite Ourse qui mène la danse : Céphée et sa forme de maison ; Cassiopée et sa ligne brisée ; Baleine au long étirement ; Eridan et son fouet ; Grande Ourse et son chariot qui file vers le Nord, vers Bouvier, Hercule.

   Voyez-vous, là au plein de la vision, nous nous sommes rejoints au seul lieu qui soit, celui de l’être, celui de la vérité. Contrairement aux villes qui succombent aux vives lumières des néons, aux éclairs des vitrines magiques, aux images hallucinées des écrans, nous sommes hors d’atteinte de ce qui nous trompe et altère notre jugement, obère la justesse de nos sentiments. Au bord de la plaine de cailloux - cette Crau imaginaire -, nous sommes les « sans-distance » avec tout ce qui croît à l’infini et nous appelle à la grande fête du silence. Certes les étoiles tiennent leur langage de lumière mais elles nous laissent libres de choisir le nôtre. Notre corps devient parole par le simple fait d’être libéré des contingences et c’est là que peut intervenir notre pensée la plus juste. Elle n’est plus conditionnée ni par une mode, ni par une injonction que nous aurions reçue de ces Géants invisibles qui nous dominent et nous intiment l’ordre d’être de simples machines, des rouages d’horlogerie qu’un secret démiurge remonterait à notre insu. Oui, parfois il faut une faille qui s’ouvre largement dans le vaste et dense concert du monde. Nous y figurons telle une pierre perdue parmi le déluge de ses compagnes. Combien il est doux de s’égarer. Seule façon, sans doute, de se retrouver !

 

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14 mai 2021 5 14 /05 /mai /2021 16:51
Elle qui passait dans le gris.

Photographie : Blanc-Seing

***

    Le matin, très tôt, le blizzard avait insinué sa langue froide dans la meurtrière des rues désertes. Ce dernier assaut de l'hiver, depuis longtemps déjà on en avait été informés. C'avaient été de longs tourbillons de feuilles, des meutes de poussières abrasant la terre. Alors on s'était réfugiés dans les tanières chaudes, on s'était disposés à n'être plus que de vagues points d'interrogation dans l'illisibilité des chambres obscures. On respirait à peine et le cœur faisait ses diastoles - systoles avec un ébruitement de luciole. Au-dessus des corps pareils à des monceaux d'argile flottait une vapeur rare, presqu'éteinte, manière de langage autistique émergeant d'une nullité partout présente.

  Tout, dans la ville, s'était immergé dans un fluide neutre. Les arbres, plantés dans la toile grise du ciel, disaient l'immobilité des choses. Les trottoirs étaient de longues mésas parcourues de désolation. Les pavés abritaient, dans leurs interstices, l'étrange liquéfaction d'une lumière noire, bitumeuse. Du parc enseveli sous la neige n'émergeaient que quelques sculptures cernées de coulures vert-de-gris, des rythmes perdus de balustres, les stalactites de la fontaine pareilles aux brisures bleues des glaciers.  Au-dehors, sous la vacance des avenues, seules deux longues lignes sombres fuyaient vers un impossible horizon. Les trams au long mufle avaient déserté la chaussée, laissant les falaises des immeubles sans voix, sans mouvements qui auraient pu signifier un genre d'existence.

  Ayant perdu son agitation, ses couleurs, son affairement continuel, la ville s'était en quelque sorte immolée, sacrifiée à l'exigence d'un dieu païen à l'austérité apollinienne. Les seules offrandes possibles étaient alors le refuge au creux du silence, le repli ombilical autour du vide, l'abandon de soi dans une gangue marmoréenne sans profération possible. Le jour ne s'illustrait plus que sous une partition minimale de noir, de blanc, de gris. Le noir disait la fermeture du monde, son incapacité à traduire quoi que ce fût des parcours que faisaient jusqu'alors les concrétions humaines à même un sol hautement métaphysique. Le blanc ne remuait même plus ses lèvres d'albâtre, n'articulant plus que des sons internes perdus dans les congères de chairs meurtries. Seul le gris parvenait à s'extraire de cette mortelle insignifiance. Par son balancement, son exacte médiation entre l'occlusion et la possible clairière, par son juste souci de dire, dans l'à-peu-près existentiel qui flottait au ras des consciences, la perdurance des choses, leur ligne toujours incise dans quelque événement dont les Vivants ne percevaient même plus les esquisses tant leur vue était distraite, seulement occupés d'eux-mêmes et de leurs cheminements laborieux. Seul le gris demeurait la seule réalité palpable, seul il s'avançait à découvert face à l'horizon oublieux des hommes.  Le gris, point de passage vers l'infini des mouvances, la multiplicité des significations, les Existants ne le percevaient guère que dans le genre d'une perdition, tout juste à la frontière de leurs rêves. Et alors que le blanc, partout répandu, faisait se confondre tout surgissement virtuel en une même unité, s'imprimait sur les rétines la métaphore d'un parcours qui se confondait avec l'imaginaire lui-même.

  ELLE qui passait dans le gris, dans l'entrelacs des ferrures et l'indécision du jour, était-elle seulement ombre fantasmatique, pure illusion, hallucination des sens ; était-elle uniquement une effigie humaine disposée à une probable fiction, une fable, une histoire ? Avec les infimes mouvements du réel, la chute lente des feuilles, l'élégance ordinaire des flocons, la libre vibration  des sentiments, lorsque les choses ne sont que d'approximatifs tropismes, de simples tremblements, que pouvons-nous faire d'autre  que de nous réfugier dans ces marais d'incertitude qui, en vérité, ne sont que nos propres hésitations, nos balbutiements, nos sidérations face à l'infinie beauté du monde ?

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20 avril 2021 2 20 /04 /avril /2021 17:30
Au Pays des Chimères.

                                              Photographie : Alain Beauvois.

 

                                              " J'ai retrouvé ta blancheur ".

 

                                             Telle une blanche splendeur

                                            Sa majesté le Cap Blanc Nez.

 

                                                                  A.B.

 

 

 

 

   Une aurore boréale.

 

   Au beau milieu de Juin la chaleur était arrivée pareille à l’éclair dans le ciel d’orage. On aurait dit une aurore boréale avec ses écharpes de lumière et ses vertes fureurs. Continûment cela tombait du ciel. Cela faisait ses boules incandescentes qui ricochaient sur le sol. Cela distillait ses gouttes laiteuses, cela dardait ses congères blanches qui éblouissaient. On mettait ses mains en visière au-dessus du front, de ses doigts on hissait une herse derrière laquelle contempler le chaos du jour. La scène était souvent insoutenable malgré les vitres noires qui abritaient les globes des yeux, malgré la brume d’eau qu’on projetait sur la plaine harassée de son visage. Bientôt les confluences de la sueur et les ruisseaux qui, partout, parcouraient la dalle du corps.

 

   On était ivre de soi.

 

   Aux terrasses des cafés s’épanouissaient les vastes nacelles des jupes claires, fleurissaient les chemises armoriées des hommes. C’était un luxe, une débauche de couleurs que ponçait bientôt la lame abrasive du ciel, réduisant tout à la pure évanescence, au mirage apparu tout en haut de la dune, puis plus rien que le vide. Dans les casemates de ciment on faisait la sieste sous les spirales lentes des ventilateurs. Les réfrigérateurs bourdonnaient tels de lourds insectes au ventre pléthorique. Les nuits n’étaient qu’une hasardeuse dérive, un océan sans bords, une flottaison sans buts. On était ivre de soi, on régurgitait de denses pelotes de chaleur dans les pièces gorgées du bruit de forge des poitrines.

 

   On flottait immensément.

 

   L’amour était de reste, laissé pour compte sur le bord du lit, telle une guenille ou bien une peau de reptile après l’exuvie. Son anatomie, on n’en saisissait plus les contours, éparpillée qu’elle était dans les mailles soufrées de l’air. Du ciel de plomb on attendait la brusque déchirure, la soudaine cataracte qui ferait venir la mousson, son déluge de pluie bienfaisante et l’on nageait par anticipation dans cette immense mer qui s’annonçait à la façon d’une prodigieuse libération. On était soi mais on n’en sentait plus la douloureuse périphérie. On était îles mais les rives croulaient sous les meutes d’un flux venu d’on ne sait où. On flottait immensément, quelque part dans un cosmos que la musique des sphères enflammait de son cotonneux silence.

 

   L’heure rêvée des poètes.

 

   Cinq heures du matin en Juin, autrement dit une clarté de commencement du monde. Long sera le jour qui dévidera son écheveau de laine brûlante. Les hommes sont au repos dans les immeubles de brique rouge que bientôt le soleil embrasera de son œil incandescent. C’est l’heure rêvée des poètes, des saltimbanques aux mains jongleuses, des cosmographes amoureux d’espaces irrévélés, des imaginatifs aux cheveux en broussaille, des photographes tout juste sortis de leur Chambre Noire où se lève la magie des images. C’est si bien de se vêtir d’un rien, de glisser dans les lames d’air encore frais, parfois de sentir le fourmillement du vent venu du Nord, de laisser s’immiscer dans les pores de la peau les aiguilles libres du jour. C’est comme une subtile respiration qui envahit le dedans et l’on devient cette outre ivre de liberté qui se gonfle telle la voile sous le vent. Loin sont les rumeurs du monde qui se terrent dans leurs boules d’ennui, dans l’étoupe serrée des heures, dans l’immobile silence qui glace le paysage de sa gangue immatérielle.

 

   Tout va de soi.

 

   On a beaucoup marché dans la souple indolence du temps et l’on n’a rien senti qui scindait l’esprit, oblitérait l’âme. Tout va de soi dans la plus évidente harmonie qui se puisse concevoir. Plénitude de l’instant ouvert à la manière de la corolle d’une fleur. Le paysage est placé devant avec l’évidence des choses simples, des plaisirs immédiats. On est à soi en même temps qu’on est au monde, dans un seul et unique flux. Rien qui partage ou bien divise. Je suis celui qui découvre la vastitude des choses en même temps que les choses me reconnaissent en tant que celui qui les vise et les révèle d’un même geste de la pensée dans lequel je suis immensément présent. Fusion si intense, si véridique que l’on pourrait demeurer là sans sentir ni l’écoulement du temps, ni la nécessaire quadrature de l’espace. Être découvrant l’être en son « il est », sans limite, sans condition qui présiderait à son apparition. Je suis là, le monde est là et, entre les deux, seule la certitude d’une communauté de destins, d’une nécessité ontologique attachant l’un à l’autre comme la feuille s’enracine à l’arbre qui la porte et la remet à l’inestimable spectacle des yeux.

 

   Déjà tout rutile et flamboie.

 

   Bientôt la grande brûlure blanche montera dans le ciel et ce sera l’éblouissement, le refuge dans la nasse des consciences, l’oubli dans quelque rêve porté dans une niche secrète du corps. Déjà tout rutile et flamboie. Dans l’intimité du sable encore l’empreinte de la nuit, ce lent remuement des grains de verre qui témoignent des rêves fous des hommes. Encore un repos, encore un répit avant que ne se lève la fureur du réel, sa large entaille dans l’hibernation des Dormeurs, des Songeurs d’impossible, des Chercheurs de « Fées aux miettes ». Il est si doux de se situer dans la zone de retrait qui précède immédiatement la survenue de la lueur, la déchirure qu’elle instille au sein d’une bienheureuse dérive qui semblerait n’avoir jamais de fin. Mais il faut déjà baisser les yeux, moucher la flamme car l’aveuglement est au bout du regard.

 

   Puis le ciel rejoint la mer.

 

   Telle une saline éclatante sous le soleil de midi le Cap Blanc Nez dresse son imposante falaise qui se meurt, loin là-bas dans le promontoire au revers d’ombre pareil à un regret nocturne. Puis le ciel rejoint la mer dans cette si belle teinte d’opale qui est le luxe de l’immensité, mais aussi des idées grandes qui font des hommes cette irremplaçable légende qui parcourt l’horizon d’un univers à l’autre. Encore quelques poches d’eau, minuscules lacs qui témoignent du flux et du reflux tout comme le basculement du jour indique la merveilleuse temporalité qui nous affecte et nous comble en même temps. Déjà il faut retourner au pays des ardeurs concrètes, des labeurs imposés. Pourtant nous aurions pu demeurer longtemps encore au Pays des Chimères. Nous immoler dans ce blanc immaculé qui est le signe pur, neutre, vacant sur lequel graver le chiffre des Passagers que nous sommes. Que nous serons tant qu’un Cap, une Mer, un Ciel, une Falaise nous seront offerts comme scène sur laquelle nous rendre visibles. « Sa majesté le Cap Blanc Nez » est cette exception que nous offre la Nature dans son immense prodigalité. Sachons en saisir la blanche apparition avant que la nuit ne vienne qui recouvrira tout de son aile ténébreuse. Seules les étoiles piquées au firmament nous diront encore l’événement d’une révélation à nulle autre pareille : nous existons vraiment et n’avons nullement peur de l’abîme. Toute nuit est cernée de reflets qui témoignent de l’être. Nous en sommes l’une des déclinaisons et attendons de devenir. De devenir celui que, toujours, nous avons été.

 

 

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16 avril 2021 5 16 /04 /avril /2021 09:38
Esthétique du frémissement

Mise en image : Léa Ciari

 

***

 

   Déjà le simple mot ‘chorégraphie’ nous fait rêver. Déjà nous nous inscrivons dans le monde pluriel de ses figures et signes. Déjà nous avons troqué notre corps contre celui de la Danseuse. Infiniment aérien, infiniment mobile, alloué à la grâce pure d’être, cette si belle allégorie de ce qu’est la vie en son essence, un éternel passage, une constante transitivité. Le geste de la Ballerine ne nous entraîne nullement dans une sphère méditative/contemplative. Elle en constitue l’opposé en une certaine manière. L’observant sur le fond de la scène où elle évolue, ses fondus, arabesques ou jetés demandent notre participation active. Nous vivons à son rythme, vibrons à chacun de ses pas, nous mobilisons selon les plis et déroulés de sa sublime anatomie. En une certaine façon il nous est demandé de sortir de notre corps, de le projeter dans l’espace de jeu, d’en faire le double symbolique de Celle qui en a pris possession. ‘Possession’, oui, car totalement fascinés par ce qui nous est montré, nous ne pourrons nullement détacher notre regard de cette forme qui nous appelle à faire, avec elle, un magique ‘pas de deux’.

   De la Danseuse au Voyeur, une seule ligne continue, un identique élan en direction de ce qui s’origine aux sources même de l’esthétique. ‘L’esthétique’, ce mot si outrageusement galvaudé au motif qu’il n’indiquerait qu’une intention de produire et n’assurerait nulle finalité qualitative. Si, étymologiquement, il fait signe vers la ‘science du beau’, chaque tentative qui en revendique la présence n’est pas toujours synonyme de cette haute valeur que nous en attendons. Parfois ce beau est-il confondu avec une coquetterie, avec une décoration qui en tiendraient lieu. Ici, à proprement parler, la beauté se diffuse et parle d’elle-même le langage de l’exactitude, de l’authentique. Car il n’y a de beau qu’en vérité. Si la grâce est ce qui s’oppose à la pesanteur (voyez le titre du bel ouvrage de Simone Veil), nul doute qu’ici nous sommes en ciel de poésie, que la terre lourde et opaque se fait lointaine, que les rumeurs sourdes de la tectonique humaine ne nous parviennent plus qu’à la manière d’un antique chaos situé hors de notre mémoire, au large de notre vision.

   Nous devenons, par le mystère d’une immédiate cohésion, par la force d’une nécessaire coalescence entre cette altérité et nous, cet archipel battu par les eaux d’une généreuse félicité. Nous flottons immensément, pareils à des oiseaux des hautes altitudes, nos rémiges traversées du vent de la liberté. Oui, c’est ceci le paradoxe, l’étrange ambiguïté, notre fascination, bien plutôt que de nous aliéner est condition même de notre émancipation. C’est parce que nous sommes reliés à la pureté que nous connaissons l’harmonie et souhaitons en prolonger la douce manifestation.

   Maintenant il nous faut parler du style de l’image, en décrypter les significations latentes. Tout, ici, se donne dans l’approche, la suggestion, le frémissement, l’irisation du réel. Nous n’avons pas l’image de la Danseuse, mais celle de la Danse, de son caractère évanescent, jamais accompli en totalité (en ce cas il faudrait en suspendre le cours), toujours en devenir temporel et spatial. Après une figure en ce lieu, une autre ailleurs. Après une figure en ce temps, un autre temps s’en empare qui la modifie et amplifie le merveilleux processus de la métamorphose. S’il fallait nommer la vérité de la danse, lui donner un emblème, celui-ci ne serait nullement ponctuel (une illustration punaisée à un mur), mais s’identifierait à l’ensemble du trajet qui, partant de la chenille, passant par la chrysalide, aboutirait à la forme ultime, révélée à elle-même de l’imago : ce Machaon avec ses larges ailes bicolores, ce Paon du jour taché de feu et semé d’eau, ce Sphinx à la tunique orangée, à l’étonnant vol stationnaire. Donc une permanente mouvementation, une reformulation constante des formes, une réorganisation des fragments du kaléidoscope dont toute existence est l’illustration, intuition héraclitéenne du flux permanent des choses, jeu alterné des moments d’apparition/disparition.

   Ce qui est en tous points remarquable, le traitement de l’image dans ce genre de vibrato qui l’arrache à la mutité d’un réel figé pour lui donner l’envol lyrique d’une énergie interne, lui communiquer la puissance germinative d’une passion corporelle, lui attribuer l’efflorescence polyphonique du bonheur de danser, de la joie de faire de sa chair cet inépuisable étendard déployé, cet hymne toujours renouvelé, cette turgescence si proche de l’acte d’amour lui-même, cette scansion qui dit le jour et la nuit de l’être, ses peines et ses joies, ses abattements et ses exultations les plus subtiles. Cette représentation, tout en légèreté, tout en touches délicates, un lavis plutôt qu’une pleine pâte, un impressionnisme plutôt qu’un expressionnisme, une esquisse plutôt qu’un dessin achevé, tout ceci libère la silhouette pour lui donner son élan vital, sa force totalement persuasive, son étrange pouvoir d’aimantation.

   Seul le flou, le tremblé, le nébuleux, le vaporeux peuvent permettre ce prodige du détachement de soi de l’image, en même temps qu’elle est détachement de Celui qui admire, qui demeure en sustentation, tout le temps que durera le ‘spectacle’ ou bien plutôt l’hypnose. La force de ce qui est ici représenté tient en entier dans son pouvoir de captation. Ce qu’une photographie aux contours nets et précis aurait dit en l’espace de quelques mots brefs, prend ici l’allure d’une vaste période, d’un texte étoffé dont jamais le terme ne semble pouvoir survenir. Peut-être, pour jouir d’une scène, faut-il être arraché, ôté à soi-même, demeurer suspendu à l’énigme de la profération vibratile, enjamber une manière d’abîme dont les parois, jamais, ne se refermeront. Être en suspens et vivre de cette espérance de n’en jamais sortir, être fini en son être et connaître le ravissement de l’infinité, voici l’une des façons dont la création artistique nous rencontre telle une part de nous-mêmes. Peut-être la meilleure, peut-être celle qui s’ouvre sur la plénitude du monde.

   Car, autant de temps que durera le prodige, nous serons suspendu à cette arche lumineuse qui traversera notre corps, le rendra transparent en vertu d’une simple loi d’analogie, le portera aux limites de l’incandescence, l’allègera pour n’en laisser paraître que les nervures, autrement dit l’essentiel, le creusera jusqu’à la monstration de ses racines fondatrices. Oui, c’est l’être en entier qui est convoqué à sa propre fête, c’est l’esprit qui brûle de sa matière invisible, c’est le principe éthéré de l’âme à qui il est demandé de nous communiquer l’ineffable de tout phénomène.

Irréelle beauté de la Danseuse.

Irréelle beauté de la Danse.

Irréelle beauté du Beau en soi

 

   qui, parfois, consent à nous rencontrer, à descendre de l’olympienne altitude, à déposer sur nos fronts distraits les lauriers inouïs d’une ‘visitation’.

   Oui, le terme est religieux, sacré, à la limite d’une théophanie. Faute d’un autre lexique qui nous dirait la pure merveille du Simple à nous adressé en des moments uniques, si peu reconductibles, c’est bien là la marque de leur nécessité, de leur ineffaçable aura. Regardant dans la fascination, notre corps, soustrait à toute forme de causalité autre que sa propre présence se sera allégé de toutes les contingences, se sera libéré de toutes les apories. Ceci, en termes orthodoxes, se nomme ‘extase’, attribut exagérément marqué du sceau du divin, alors que quiconque peut en faire l’expérience dans la rencontre d’un amour, d’une altérité, d’une œuvre d’art, d’un paysage sublime. Certes ces moments sont rares, ils ne sont que des éclairs, des clairières que l’être creuse dans le dense et l’ombre des forêts, les marécages parfois houleux des nuits et des malheurs du monde. Nous sommes identiques à ces arbres des mangroves, ces palétuviers sur leurs hautes racines aquatiques, les pieds dans la boue, les ramures dans le ciel étoilé. (Cette métaphore est récurrente dans mes écrits, elle est selon moi, indicatrice de la condition humaine, de sa position toujours périlleuse entre deux réalités opposées, le Bien et le Mal, le Vice et la Vertu, le Beau et le Laid et le lexique serait infini des oppositions et contradictions).

   

   Du réel et de l’imaginaire

Esthétique du frémissement

 

Alicia Alonso en 1955

Source : Wikipédia

 

  

     De cette troublante et belle image tout en nébulosité, il nous faut nous distraire un instant pour en saisir une autre et faire se lever, par le biais d’une rapide dialectique, les forces convergentes ou divergentes qui se signalent dans telle ou telle œuvre. Cette photographie d’Alicia Alonso, danseuse et chorégraphe cubaine, retiendra notre attention en raison de son esthétique de la ‘précision’, laquelle pourrait, en tous points, s’opposer à cette autre esthétique du ‘vacillement’ que nous propose Léa Ciari. Ici donc la Ballerine native de La Havane se donne à notre regard d’une façon que l’on peut qualifier de réaliste. L’entièreté de sa signification est contenue dans l’image, sans reste, sans écho qui nous appelleraient ailleurs, en dehors du site déterminé par les contours du corps. Tout est évident qui coule de source.

    Tous les motifs qui viennent à nous, la position des bras en arceaux, la posture de la tête, la cambrure des reins, l’exactitude du tutu, la tension des jambes, tout est reporté à l’immanence de l’objet-corps, à la nature sans fard de la danse, au sensible qui en délivre la juste mesure. Nul élément additionnel dont il faudrait aller chercher la présence en dehors du cadre de l’image. Tout se situe dans l’orbe d’un comprendre immédiat, nous saisissons, prenons ce surgissement de l’humain en son essence la plus affirmée, nous ne doutons nullement de Celle que nous voyons, qui tient un clair langage. Nous sommes, pourrait-on dire, soumis au régime de la pure objectivité, au plus près de ce que nous attendions de la danse, à savoir l’immuable d’une figure gravée dans le marbre que rien ne saurait venir altérer. Nous sommes en territoire connu.

   Bien que la proposition de Léa Ciari ait pour fondement la danse, c’est bien d’un autre monde dont il s’agit. En tant que Voyeur nous sommes d’emblée confronté à un sentiment d’étrangeté. Si le paradigme de la connaissance de l’œuvre précédente reposait entièrement sur le mode de la compréhension, donc d’une saisie immédiate de ce qui nous était montré, présentement c’est le processus d’une ample interprétation qui commande notre vision. Celle-ci est soumise à un glissement du réel, à la perception d’une sensation sibylline, indécise, en constant réaménagement de qui elle est, sous le sceau d’une infinie transitivité qui la place toujours ailleurs par rapport au lieu qui lui serait logiquement et naturellement assigné. Un doute naît, fondateur d’une profuse et féconde irréalité. Le règne de la subjectivité s’instaure ici en maître, autorisant le déploiement transcendant de l’imaginaire et du rêve qui en constitue l’imminente facette.

    Nous sommes invité à nous situer dans les marges, sur le bord extrême du cadre et sans doute dans ce hors-champ qui nous exile de notre propre figure, en exige une autre, surréelle, augmentée, amplifiée par cette neuve liberté d’être ici et ailleurs, dans cet espace qui se dilate, dans ce temps qui se temporalise selon une ligne infinie.  Etonnante fluence qui, par définition, nous multiplie, nous ouvre d’autres horizons puisque l’être est toujours coalescent au temps qui en constitue la trame ontologique. Ce sentiment d’expansion est bien évidemment indissociable du ressenti floral, bourgeonnant d’une plénitude. Nous arpentons, tout au long de l’image, les travées ouvertes de l’axe syntagmatique, nous substituons au mot isolé de l’image ‘alonsienne’, l’infinie polysémie d’un sens qui varie et s’accroit au gré de notre caprice, de nos préjugés esthétiques, de nos affinités avec telle forme plutôt qu’avec telle autre.  

    Pour autant, bien évidemment, nulle esthétique n’est supérieure à l’autre. Chacune joue à sa manière sa partition du réel. Homophonie et principe d’identité pour Alicia Alonso, polyphonie et principe d’altérité pour Léa Ciari. En définitive, toujours se pose le problème du sens. Que veut dire chacune des œuvres pour nous ? Déjà chacune le dit à l’intérieur de soi, puis chacune l’exprime par rapport à l’autre. C’est cette pluralité des approches, du clair à l’ambigu, du fixe au fluent, du contingent au nécessaire, de l’immanent au transcendant qui effectue le réel en son ensemble. Aucune vérité qui se résumerait au fragment. Bien plutôt le tangible en son effectuation la plus bigarrée, chamarrée, en sa forme de totalité unifiante. Rien ne se donne tant pour vrai, incontournable, que cette Nature foisonnante dont notre existence témoigne comme de notre horizon le plus sûr !

 

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8 avril 2021 4 08 /04 /avril /2021 17:02

La beauté en partage

 

lbep1.JPG 

Aout 2013© Nadège Costa.

Tous droits réservés

***

"Si fragile est l'équilibre de la beauté,

si impalpable et inexplicable,

 elle doutait d'elle bien sûr! "
 

Alice Ferney

"La conversation amoureuse"

*

 De quelle manière pouvait-elle s'apercevoir du cheminement de la beauté en elle ? Quelle était donc la voie qui y donnait accès ? Existait-il un chiffre dans le monde qui en dévoilait le sens caché ? Car l'on avait beau chercher et, toujours, la fuite était là qui disait l'insaisissable. L'événement de la beauté était pareil à un long fil d'Ariane dont on ne voyait aucune des extrémités, seulement le trajet dans l'ombre complexe du labyrinthe. Une question seulement, une inquiétude, une angoisse.

  Le matin, lorsqu'elle se levait dans le doute du jour gris, dans la salle de bains où rôdait le clair-obscur des incertitudes, l'Existante à peine éveillée se dévisageait avec une parcimonie toujours égale à elle-même.  Dans le miroir qui lui faisait face elle cherchait à saisir ce qui, d'elle, voudrait bien se dire : une lueur dans le regard, l'esquisse d'un sourire, la persistance du songe. Parfois cela apparaissait, mais dans la lame de l'instant et, déjà ne restait plus que le silence et ses remous discrets. Comme une cendre qui aurait envahi l'aube de la pièce, fait son voile de perdition. C'était si inexplicable ce retrait de soi en-deçà de ce qui était apparu et regagnait sa mutité. Alors les gestes de la toilette n'étaient plus qu'un rituel sans aspérité, les pensées un écheveau sans fin, les projets une fumée se dissipant dans l'espace. Le souci du temps était en elle, lové dans quelque repli de chair sans doute inatteignable. Un simple battement qui disait l'esquisse de la beauté pareille à un flux que, déjà, un reflux reprenait dans la densité d'une eau lourde, en marche vers l'abîme.

  Pourtant, l'Oublieuse la savait cette force du Beau partout répandue, partout présente. Aussi bien dans le vol rapide de la sterne que dans l'œil aux mille facettes de la mouche; aussi bien dans la lumière courbe du galet que dans la pliure grise du nuage. Partout ruisselait la grâce du jour, partout s'écrivaient les signes qui frôlaient l'âme de leurs minces ébruitements. Une mélodie si aérienne que même la chauve-souris n'en aurait pas été atteinte. C'est pour cela, pour cette subtile mesure d'intemporalité que les nuances faisaient leurs draperies à la manière de ces aurores boréales que toujours l'on croit saisir alors que, sans cesse, elles reculent. Une pure vibration seulement assurée d'elle-même et aux rives de laquelle les yeux parviennent dans la seule réalité qui leur soit échue : celle de l'éblouissement. La beauté est tissée de fils si ténus qu'ils glissent entre les doigts comme les gouttes de rosée se dissipent en brume légère le long des tiges des graminées.

  Alors que le jour se levait, dissipant avec lui les ombres de la toilette, l'Existante prenait pied dans le réel, mais dans l'hésitation, la conscience encore attachée par quelques filaments à l'encre de la nuit. C'était cette heure indécise qui lui paraissait le plus à même de révéler quelque chose de l'ordre de l'indicible. Ce qui, par-dessus tout l'étonnait, c'était cette parution de la beauté si fugace, si circonstanciée. Ici bien réelle, puis si vite disparue. Comme un enchantement s'efface à l'aurore avec le rêve qui l'a amené à paraître. La matière du songe, le fin drapé des réminiscences. Telle Jeune Femme qui était belle, à cet instant-là, dans ce rayon de lumière perdait de son éclat selon l'inclinaison du jour, l'esquisse particulière qu'elle présentait au monde. Telle fleur, une rose en bouton par exemple, demeurait dans son éclat juste avant que ne se déploie la corolle. Le déploiement terminé, ne restait plus que le souvenir d'avant l'efflorescence où l'événement était pure joie du regard. C'est cela qui faisait de la contemplation une œuvre achevée aussitôt que commencée. Ainsi du soleil s'élevant lentement au-dessus de la nappe de brumes. Ainsi du vol de l'aigrette sur la ligne cendrée du marais : le temps que l'aile élève dans l'éther sa voilure d'écume.

  Intangible. Ce mot seulement aurait suffi à dire l'état d'âme dans lequel l'Absente se trouvait face à son miroir, installée dans le doute dont elle espérait qu'il serait, un jour, fondateur d'une manière d'éternité. Le vol stationnaire du colibri devant la corolle aux mille pollen, blanche de lumière : voici ce qu'elle espérait, qui s'imprimait en arrière de son front où se figeaient les idées. Une halte du temps avec, au centre de l'incandescence, la pure beauté. Mais, au moins, s'était-elle regardée une seule fois ? Mais regardé vraiment, avec la dilatation pupillaire adéquate, c'est-à-dire avec la conscience portée à son extrême. Le visible est toujours affecté d'une tel voile de pudeur que, le plus souvent, il ne se donne qu'avec parcimonie, souhaitant sans doute être perçu dans le recueillement. Mais pourquoi donc cette Abandonnée serait-elle contrainte à demeurer dans l'ombre des coulisses, alors que le praticable l'appelle, que la scène s'ouvre sur le jour à paraître ? Mais disons plutôt ce qu'est sa beauté, cette abstraction qu'il nous faut assurer d'une réalité. Arrimons-là à ce qui se donne à voir dans ces teintes de sépia tellement accordées à l'essence de la nostalgie, à ce qui fait signe vers une époque où les choses paraissaient se résoudre à faire le pas, à marquer une pause afin que les hommes pussent se retrouver autrement qu'à vivre l'éclipse insaisissable des jours. 

  Elle, la Fragile qui semble fuir le cadre même de l'image, qui s'inscrit sur le bord d'un possible évanouissement de la scène qui nous fait face, est la beauté qu'alimente l'aiguillon du doute. C'est bien parce qu'elle est dans l'incertitude qu'elle donne essor à la grâce de paraître. Ainsi libérée des pièges des identifications multiples, se soustrayant à l'affairement mondain, elle est tout entière occupée à chercher les fondements qui sont les siens. Et y parvient nécessairement. Ceci est affaire de solitude. Ceci est affaire de quête de l'origine. Seules les certitudes de tous ordres conduisent à une inévitable errance, donc à sombrer dans l'erreur. Mais un discours inévitablement abstrait trouvera sens à laisser place à une métaphore.

  L'Oublieuse est comme la rivière qui cherche sa propre vérité, laquelle s'origine non dans le delta aux eaux mêlées, mais dans la pureté de la source. Or toute source est belle par nature puisque riche de ses principes premiers, assurée de sa vertu. Là, à l'ombre des feuillages, s'écoulant dans la limpidité du jour, la source rayonne de mille feux intérieurs disant son essence singulière, nullement comparable à une autre, vierge de toute main qui l'aurait souillée. Une pure beauté dans l'espace ouvert des significations.

  Ainsi se dit l'aventure esthétique : les eaux fluides des cheveux naissent d'une grotte où se recueille encore la nuit première; un ruissellement vient parcourir la pierre lisse du front; s'étend en deux arcs symétriques où se réfugie l'écorce sombre des yeux, une lunule plus claire pareille à un clapotis y fait son ajour discret; les eaux vives font leur tumulte le long de l'éperon du nez alors que le lac des joues reflète la courbure infinie du ciel, son dôme de lumière; quelques remous autour de l'antre ouvert de la bouche où luit le silex des dents; puis le bouillonnement des flots vers l'aval, dans une cascade infinie de reflets et de bulles dans lesquelles se lit encore le surgissement de la source, son subtil langage portant aux hommes le chant infini de l'eau.

  C'est ainsi que la beauté s'affiche en partage, pareille au cheminement du ruisseau sous les frais ombrages. En nous tous, toutes, le rythme est né un jour qui ne s'effacera pas. Il suffit de se pencher, de mettre ses mains en coupe et de s'abreuver à la source multiple. Les chatoiements sont là qui n'attendent que d'être révélés, portés au plein jour afin de témoigner de la seule  offrande qui nous ait été faite du plus loin de la mémoire, celle du prodige d'exister. Ceci est un tel présent  que les beautés accessoires du monde, ses fastes de carton-pâte s'effacent sous les nuées étoilées qui envahissent notre singulier horizon. Cette Inconnue de l'image porte en elle, dans les mailles serrées de sa chair, dans la texture subtile de sa peau, dans le sombre crépitement de ses yeux la juste mesure de la condition humaine. Il ne saurait y avoir d'autre mystère que celui-ci. A portée de main, comme l'on cueille la pomme suspendue dans la rosée de l'aube. Le festin ne fait que commencer !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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31 mars 2021 3 31 /03 /mars /2021 17:08
Rayons de lumière.

« Tout à l'heure...en Malepère. »

Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

  

   Sanguines et ors.

 

   On est là, au bord du paysage. On est là et on a oublié les couleurs, les gens, le vol libre des oiseaux dans le ciel maculé de bleu. Pourtant, à l’horizon de la vision, demeurent quelques flamboiements, quelques éclats comme si une persistance rétinienne allumait encore dans l’antre du corps ses sanguines et ses ors, ses topazes et ses affleurements céruléens. C’est du fond de la peau, dans les rivières du sang, dans le jaune de la bile, dans la blancheur ossuaire, dans la nuit noire des humeurs que nagent les teintes, que se mêlent comme à la fête les déclinaisons d’un arc-en-ciel qui nous habite à voix basse. Cela se dit dans le mouvement, cela ondoie et l’on ne perçoit nullement cette belle agitation polychrome. Les couleurs nous creusent de l’intérieur, c’est pourquoi, la plupart du temps, on ne les voit pas, on les sent seulement faire leur trajet dans l’ombre, on les devine tapies en quelque niche étroite, entre deux failles sismiques, deux tellurismes. A la surface de notre épiderme, juste une irisation, le rose aux joues, la nuit qui vibre au fond du puits des pupilles, le mauve qui serpente le long d’une veine.

 

   Feuillaison d’une palette.

 

   Parfois, dans l’arborescence d’un rêve, on  perçoit l’intime feuillaison d’une palette qu’on avait oubliée. Avec elle se livre un paysage. Tout en haut du ciel c’est un outremer foncé qui se donne au-dessus d’une rumeur plus claire. Puis du blanc. Du blanc immaculé qui suit la crête des montagnes, ses dents de scie, ses gueules de requin que viennent adoucir les céladons des collines, ces nuances oscillant entre le bleu et le vert, ces irrésolutions pareilles aux manquements subtils de la volonté quand elle renonce à son être. Puis le plateau de rouille, de terre, d’herbes jaunes, la dalle parcourue des lignes d’arbres que l’automne illumine de sa radieuse présence. C’est une pure ivresse qui court à la surface de la chair. C’est du dionysiaque qui bondit en nous avant que la nuit d’hiver ne vienne tout éteindre. C’est l’ultime tension d’un mouvement qui nous prend du dedans et nous conduit tout au bord de la sublime parure du monde. Abandonner ceci et la nostalgie fait notre siège et les yeux, déjà, s’embrument des entailles de la rigueur, de la sombritude de l’hiver.

 

   Diapason de la finitude.

 

   Voilà, notre rêve connaît ses derniers feux, ses derniers enchantements. On le sent couler le long de notre corps à la manière d’une lave qui s’éteint, seuls quelques filaments incandescents témoignent d’une contemplation dont notre être est assoiffé, toujours en quête, demandeur d’une ambroisie sonnant comme les rimes d’un poème.  Il est si difficile d’aborder au rivage de la nuit, de se draper dans ses plis de ténèbres, de se fondre dans son anonymat. De mourir à soi en quelque sorte. Ça y est, le songe s’est retiré nous abandonnant au seul flux du temps, le nôtre, limité, scandé par l’étrange diapason de la finitude. Pourtant rien n’est triste qui annoncerait le voyage le long d’un corridor tragique.

  

   En noirs profonds.

 

   Rien n’est fermé qui conduirait à la lourde mutité. Oui, les couleurs se sont évanouies. Oui les meutes d’arbres, le ciel, les collines, les feuilles parlent en noirs profonds, en gris somptueux, en blancs poncés, usés qui semblent témoigner du labeur toujours associé au cours sinueux de toute existence. Ce qui résonnait dans le rouge, montait du vert, surgissait du bleu, tout ceci s’est métamorphosé, s’est accompli sous le signe ternaire des variations de l’ombre et de la lumière : Blanc - Noir - Gris pour dire le monde en son essentialité, son insondable, la limite au-delà de laquelle il pourrait bien sombrer dans une manière de sourde aphasie. Le paysage devant nous ne s’en éclaire que mieux, porté par ce dialogue à trois. On se croirait face au théâtre antique sur la scène duquel se déroule la tragédie qui n’est jamais qu’une communication avec les dieux. Les héros qui jouent mythes et fables sont les projections des spectateurs, donc les nôtres dans notre confrontation à ceci même qui nous dépasse. Comment dire la toute beauté d’un paysage, son espace théâtral dans lequel, en tant qu’hommes, nous sommes nécessairement inclus, confrontés à la démesure de la Nature, à sa puissance, en même temps qu’à son confondant mystère ?

  

   Pot coloré du réel.

 

   Comment dire l’indicible, puisque ce qui nous fait face est toujours en fuite, énigmatique, fermé sur sa prodigieuse apparition-disparition ? On convoque un langage polyphonique, on lui confie les prédicats de la plus haute valeur qui soit, on trempe sa plume, son pinceau dans le pot immensément coloré du réel, on demande aux teintes plus que la simple nuance, on sollicite l’exultation, le cri, le geste radical au terme duquel on pense obtenir la réponse aux interrogations. Mais l’expressionnisme ne révèle rien de plus que le tableau minimal, économe, se donnant comme la simple variation autour d’une forme dépouillée, ramenée à une sorte d’alphabet originaire. NOIR - BLANC et leur jeu réciproque, leur constante dialectique, leur affrontement et alors les distances sont grandes, mais aussi leur fusion et c’est la médiation d’un tiers-inclus (tout est déjà présent dans la racine du Noir, dans la vacance du Blanc), c’est l’ouverture du signe qui jouera sur ces trois notes fondamentales pour dire, dans un empan d’une unique profération, la beauté, la pure dimension des choses, le tragique, le sublime. Tout est déjà en tout, c’est pourquoi la tripartition abstraite Noir-Blanc-Gris suffit à parcourir tout l’ensemble du réel, à en dévoiler la profondeur en même  temps que l’extrême fugacité, la difficulté qu’il y a, toujours, de se saisir des manifestations, d’en estimer la nature de prodigieux événement.

   Outre que la couleur nous visite en son irréductible présence, souvent, elle ne fait que nous noyer dans ce chant polyphonique qui nous égare et nous laisse démunis au regard du fourmillement des choses, de la complexité de l’apparaître, de la confusion inextricable des phénomènes qui viennent à l’encontre. A fixer le poudroiement du réel, à chercher à en débusquer la profusion nous courons le risque de n’y plus rien voir qu’une démesure, un constant chaos se réaménageant lui-même à sa propre source.

 

   De la subtilité d’une vue principielle du monde.

 

   Décrire d’abord pour tenter une approche qui ne soit nullement hasardeuse, fondée sur de simples hypothèses.

   * Le ciel est une lave noire qui, par endroits, s’éclaire du regard plus clair de quelque chose qui paraît chercher notre assentiment, demander notre attention. Aucun phénomène n’est unitaire qui se montrerait à la façon d’un absolu. Toujours des nuances, toujours des vérités qui se montrent de telle ou telle manière selon le jour, l’heure, l’inclination intime de l’observateur.

   * Des barres de nuages, des flottements, des dérives dans l’air chargé d’humeurs et de projets infinis, équivoques, changeants.

   * Puis l’inflexion grise et blanche des nuages, la percée de la lumière, sa herse, sa dispersion, son effusion, son étonnante luminescence qui semblerait si proche des dieux olympiens, de leur regard d’airain, cette conscience qui, divine, sacrée, parle une autre langue que celle des Mortels. C’est pour cette seule et unique raison que l’on emploie l’expression de lumière « spirituelle » et, d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Mais qui donc sur Terre pourrait dire l’essence de la lumière, l’abyssal de sa nature, le glissement en nous des phosphènes avec cette unique grâce, laquelle frappe en plein cœur le saint en sa prière, en sa création l’artiste, en sa stupeur agnostique l’athée ?

  

   Ici l’ombre, là la clarté.

 

    Chacun a « raison » selon soi car rien de sûr ne pourrait s’énoncer dans l’ordre d’une vérité partant d’un phénomène. Celui-ci est contingent, il se précipite sur nous à la manière dont le rapace fond sur sa proie. On est happés, convoqués devant une apparition suressentielle et seul le silence peut répondre à cette mystérieuse parole. Ou bien la donation multiple de la couleur. Ou bien la modalité unique du Jour et de la Nuit, du Blanc et du Noir qui en sont les variations dans l’aire  du chromatisme. Toujours on est soumis à un choix qui est distorsion, écartèlement, décision d’enfoncer dans le réel le coin de notre lucidité qui, pour chaque être, s’actualise ici dans l’ombre, là dans la clarté.

   * Au loin les collines sont ce fourmillent de cendre, ces traits de suie, ces pliures de lignes des arbres, ces points distants, ces dentelles des habitats où demeurent les hommes pris dans leurs rêves d’étoupe.

   Comment approcher d’un iota la survenue de la présence humaine dans le paysage autrement qu’à l’aune de cette rare monstration qui délivre en si peu de notes l’exactitude d’une palette, d’une vision au plus près de ce qu’il y a à voir : la Vie, la Mort, l’Existence, fil d’Ariane qui en est l’invisible tressage ? Car tout langage est de cette nature qu’il institue un clignotement, une pulsation entre les termes extrêmes qu’il nous est donné de connaître. Trois signes suffisent à en dresser l’admirable complexité. Ou bien le regard s’ouvre sur la chose à voir. Ou bien il se ferme. Ou bien encore il est flottement dans cet entre-deux, ce passage, cette transition dont nous témoignons à seulement dresser notre propre effigie sur la scène du théâtre existentiel.

   Noir, Blanc, Gris, trois modalités de la présence. Au-delà est bavardage. En-deçà est silence. Dans l’intervalle est le sens par lequel une durée se donne et témoigne de son être.

   * Au plus proche la guipure de quelques feuilles, leur bourgeonnement de métal, leur interrogation inquiète. Proche le frimas qui va les attaquer, le gel qui va les réduire en d’étiques nervures. Une essentialité hivernale en appelant une autre, esthétique, exacte, seulement disponible aux yeux attentifs, aux chercheurs de pépites sur le sol semé de gravats et d’illisibles brindilles.

   De tout ceci, bientôt, de ce tableau ne demeureront que quelques signes épars se dissolvant dans l’air pris d’une mesure étroite. Alors il ne restera presque plus rien de l’amplitude estivale, du mot igné des feux de l’automne. Toute chose aura repris son site dans une inapparence, une modestie qui sont toujours l’empreinte des choses rares, précieuses. Une sorte de fugue n’osant dire son nom dans la fuite courte des jours. Un à peine balbutiement et, pourtant, combien digne d’intérêt, d’écoute, de regard jusqu’à l’épuisement de ce qui est dans le pli dernier d’une vérité. Vérité est secret ou bien n’est qu’illusion, poudre aux yeux, fantaisie s’abîmant à même sa propre insuffisance.

 

    Dire le Noir, la Lumière,  à partir de Pierre Soulages.

 

Rayons de lumière.

 

Source : Le Blog de peinture abstraite informelle.

 

 

   Ici s’impose d’évoquer l’œuvre de Pierre Soulages tellement cette dernière est belle et riche d’enseignements. On y retrouve ces trois tonalités fondamentales selon lesquelles les choses se donnent à voir dès l’instant où elles sont ramenées à la simplicité de leur être. Citant sa peinture, l’Artiste fait souvent allusion à « l’Outre-noir », le « noir-lumière » pour en synthétiser la valeur en une formule aussi lapidaire qu’éclairante (cela va de soi !). Lire dans « Outre-noir » autre chose qu’une indication à valeur plastique serait pure affabulation. « Outre-noir » ne fait nullement signe en direction d’un éventuel Outre-monde où figureraient l’image de l’ange, le visage de Dieu ou bien la mystique d’un chemineau de quelque Absolu.

   « Outre-noir » veut nommer cette étrange lumière venue du Noir, surgissant à partir d’elle, illuminant la plaine de la toile, ouvrant en elle les sillons de la signification. Tout ce qui, jusqu’à cette sublime découverte, demeurait en retrait, voilé par la densité du réel, voici soudain, que tout se déclot, se déploie, livre son être dans une forme si évidente, lumineuse que la conscience a du mal à en soutenir l’étincelante épreuve.

   Oui, « l’étincelante épreuve » à laquelle tout art porté à son acmé nous convie est ce décillement de nos yeux, cette ouverture, cette meurtrière allumant dans les complexités grises de nos têtes l’avenue de la pure beauté. Or l’erreur, ici, serait de vouloir nommer cette beauté, la parer de qualités, en définir les contours. Toute beauté vraie ne se donne qu’en tant que beauté et il n’y a rien à chercher, ni devant, ni derrière, ni nulle part ailleurs puisque Beauté est Vérité et que cette position unitaire est indépassable. Vouloir y apercevoir autre chose serait pure curiosité, attitude de Béotien, suffisance humaine voulant se mesurer aux dieux, ces soi-disant disparus qui ne le sont jamais qu’aux yeux de ceux qui les ont toujours ignorés.

 

    Pierre Soulages, Hervé Baïs, même humilité combattante.

 

   Oui, le parallèle est frappant qui, partant des rayons lumineux de la photographie, cette percée des  ténèbres par ces nervures de clarté, cette équivalence donc  s’affilie à la même sémantique du clair et de l’obscur qui sous-tend la belle recherche de « l’Outre-noir ». Que les lignes directrices  des deux oeuvres se donnent selon la dimension verticale ou horizontale ne change en rien les communes intentions, à savoir tirer de ce qui se voile, se dissimule dans le retrait, se réfugie dans l’abnégation formelle, la ressource de la lumière qui en est le sublime et le seul opérateur possible.

   En dernière analyse, lorsque toute forme superflue a été dépassée, que toute couleur a été bannie du pinceau (voir la genèse de l’oeuvre de Soulages) ou bien toute polychromie éloignée de l’objectif photographique, il ne demeure que cette griffures de l’obscur qu’est tout langage portant haut l’incomparable de son signe. Signe langagier, donc signe humain. Sans doute n’y a-t-il guère autre chose à porter dans le champ de l’expérience que ce beau clignotement qui, prenant au jour et remettant à la nuit, qui prenant à la nuit et donnant au jour s’annonce comme le mot ultime de l’être des choses dans leur donation mondaine. Oui, donation.  BLANC - NOIR - GRIS et le Poème est dit qui naît de sa propre mort. Vit de sa propre vie. Surgit dans l’entre-deux.

 

 

 

  

 

 

 

 

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17 mars 2021 3 17 /03 /mars /2021 17:58

 

Māyā 

 

MAYA

 Photographie : Marc Lagrange.        

 

 

 Quel est donc ce troublant face à face dont, de prime abord, nous ne pouvons rien dire ? Notre parole est-elle scellée, comme retenue au bord de quelque abîme ? Vers quelle chute se disposerait l'Enigme Noire ? Car c'est bien de cela dont nous sommes d'abord affectés : d'un néant proche cherchant à se dissimuler sous les traits d'une imminente possession. Mais, par définition, l'Enigme, cette Enigme ne s'ouvre nullement à quoi que ce soit de dicible. Les lèvres ajointées ne le sont qu'à être muettes, à entretenir un habile suspens dont le temps lui-même, l'espace paraissent  absents.

  En-deçà du miroir se tient une "inquiétante étrangeté", un mannequin d'albâtre déjà occupé à sa perte. Loin sont les Vivants, derrière des rideaux de brumes. Loin est le langage qui ne fait plus ses vibrations existentielles. Visage blême, teint d'ivoire pareil à celui d'une geisha. Fleur de lys accrochée au zénith, seulement présente pour dire la pureté, le sacrifice, l'ultime cérémonie. Avant la mort ? Après la mort ? L'immobilité est si lourde dans le silence agrandi. Sans doute quelque chose va-t-il surgir que nous n'attendions pas, que nous ne pouvions supputer. Le jais des cheveux, l'arc charbonneux des sourcils, les cils pareils à de sombres éventails, la bouche de violente obsidienne, le colifichet noir attaché à l'oreille, tout cela est-il préfiguration  d'un rituel dont nous ne posséderions pas la clé ? Et ce bras refermant le cadre dans un geste de défense ne nous signifierait-il pas la présence d'un territoire à ne pas franchir ?

  Au-delà du miroir - mais y a-t-il vraiment cette présence-là, du miroir en sa possible réflexion  ? -, au travers de ce qui apparaît à la manière d'une vitre au tain terni, est le surgissement d'une épiphanie ne paraissant en rien le reflet de Celle qui s'y livre. Effet d'une bien étrange métamorphose nous restituant une image vivante de ce qui, déjà, ne serait qu'une trace sur la mémoire. Ou bien notre imaginaire nous suggèrerait-il, déjà, l'image de l'altérité ? Mais alors qui serait cette Inconnue venue de l'ombre, nous regardant comme du fond d'un puits ? De quelle tragédie serait-elle l'annonciatrice ? De quelles rives métaphysiques nous observerait-elle ? Pour nous délivrer quel message ?

  Mais ce qui nous fait face en sa troublante apparition, ne serait-ce pas, simplement, la Māyā, la déité par laquelle l'Illusion est livrée à nos sens assoiffés d'apparitions multiples, à notre curiosité constamment en quête de phénomènes subtils venus nous dire notre évanescente présence au monde ? Ce qui nous fait face avec sa charge de mystère, ne serait-ce pas notre propre esquisse aussi fugace que la trace de la buée dans le miroir ? A être posée la question se suffit à elle-même. Nous sommes toujours en chemin vers plus illisible que nous !

 

 

 

 

                                                                                

                                                                                

 

 

 

 

 

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5 mars 2021 5 05 /03 /mars /2021 18:20
Rives de beauté.

« La Paix »

Photographie : Livia Eléna Alessandrini

 

 

 

 

 

    S’éclaire de soi.

  

   Il n’y a nullement à chercher au-dedans de soi, dans quelque pli intime du corps, au sein du fortin de chair. Cela s’éclaire de soi, cela se donne comme signe de pure beauté, cela s’installe ici et là, dans cette efflorescence de brume, dans cette imperceptible montagne, dans cette langue de terre habitée par de fantomatiques arbres, dans l’étendue d’eau parcourue de la sombre ponctuation des canards, dans son friselis rencontré à l’approche souple de l’air. Cela se donne et jamais ne se retire le temps que la conscience en éprouve le moiré d’une soie, ses fils entremêlés dans la joie, le luxe de son étoffe. Cela vit et ne donne pas son nom. C’est à soi d’en reconnaître la discrète présence, d’éprouver l’inestimable don qui nous est fait de percevoir la jouissance dont elle est habitée à seulement être selon une faveur toujours renouvelée.

 

   Innommée.

 

   L’Innommée jusqu’ici, la mystérieuse apparition à la limite d’une visibilité, voici que l’on commence à la sentir, à en éprouver l’inimitable texture. L’Innommée se manifestant, alors  s’institue la nécessaire distance, la mise à l’épreuve, le regard juste. Mais dans la confiance, la disposition à recevoir, la gratitude par rapport à tout ce qui libère et porte l’âme en son habiter, cette plénitude qui jamais ne se dit en mots. Seulement en douces irisations, en effleurements, en palmes intuitives qui flottent dans l’aire libre de l’espace, dans la feuillée inventive du temps. L’Innommée ne pourra recevoir de prédicat qu’à la hauteur de cette exigence de retrait, d’effacement de l’ego (cette raideur, cette tension qui font de note présence une fracture dans le tissu du Monde), qu’à l’aune de cet effort de recul et de juste mesure du regard. Oui car c’est de LA PAIX dont nous parlons, non d’un étant contingent qui se dissoudrait à mesure de sa prétention à exister. Nommer la Paix, c’est nommer l’un des héritages les plus précieux. Comme l’on dirait le Bien, le Soleil, la Vertu, la Liberté.

  

    Abondance en acte.

 

   Mais nul n’est besoin d’approfondir notre quête de sens. Celui-ci apparaît de soi : c’est le destin des belles choses que de n’avoir pas à se dire pour rayonner. Une naturelle inclination à paraître dans la clarté, une adresse, un événement spontané qui ne ressortissent à aucune cause, aucune conséquence. Comme si, de toute éternité, cela planait au dessus de nous à la manière d’une comète d’argent traçant dans le ciel la courbe de sa belle aventure. Comme si la Paix était une évidence, une entente prélogique, un accord entre tous les « hommes de bonne volonté ». Une radiance à l’horizon des choses. Une œuvre accomplie. Une abondance en acte.

 

   Jamais d’emblée.

 

   Seulement cette quiétude ne nous est jamais acquise d’emblée. Il nous faut en apprécier la douceur d’écume, le rare, le précieux. Il nous faut une distance. Il nous faut le passage, la relation. De Nous à la Paix, de la Paix à Nous. C’est pourquoi, depuis la rive, dans une manière d’esseulement, cela commence à se déplier, à vibrer dans le discret, à se déployer telle l’ouverture de la sublime rose. Du paysage à nous, ce n’est alors qu’une seule et unique ligne. Nous lui sommes attachés par un fil invisible, portés par une indicible ferveur, déposés dans cet écrin qui ne semble là destiné qu’à nous accueillir, à nous déposer dans l’orbe d’une contemplation.

  

   Nous sommes ailleurs.

 

   C’est cela le sentiment de paix : être en relation directe avec les choses, sans reste, levé au monde à la faveur d’une harmonie qui devient notre propre calque. L’intervalle qui, de nous au paysage, du paysage à nous, s’installait tel l’infranchissable, voici que tout ceci se dissout, replie ses rayons, abaisse ses antennes, enroule le tapis sur lequel nous n’avancions pas, faisions du surplace. Si nous laissons droit à la vérité de la paix, la conséquence en est immédiate qui nous place en rapport direct avec la personne, la chose, la nature, le paysage qui nous regarde et attend d’être reconnu en tant que ce vis-à-vis qu’il nous tend, ce visage qui ne trouve écho que dans le nôtre. Accords réciproques des présences, fusion en l’unique de deux formes qui tendent l’une vers l’autre afin que deux mots isolés parviennent à s’entendre dans l’assemblée, le familier, la phrase qui synthétise et ouvre la possibilité à chacun, Soi, le Paysage, de se dire à la faveur de l’Unique.

   L’Unique étant le creuset où se fondent les affinités en une seule gemme qui éclaire le sens du donné, de l’immédiat, de la conjonction des différences qui deviennent de simples similitudes. De ce point de contact, de cette complicité amicale, la plus ancienne étymologie du mot « paix » témoigne : «concorde, tranquillité régnant dans les rapports entre deux ou plusieurs personnes». Deux indéterminations qui se côtoyaient pour devenir, d’un simple regard, l’espace d’une décision commune, d’un cheminement de conserve. Ma vision crée le paysage qui, en retour, m’assure de mon être, de la réalité à laquelle il recourt nécessairement pour assurer son fondement. Il est de la nature de la personne humaine de trouver une altérité de manière à ce que, de cet écho à elle renvoyé, quelque chose comme un sentiment d’indéfectible présence puisse surgir. Là seulement l’angoisse est mise en veille, le Néant éloigné.

 

    Sommes ailleurs.

 

   Ce qui est étonnant : nous n’avons pas quitté le lieu de notre présence et pourtant nous ne sommes plus à l’endroit de notre corps, nous sommes ailleurs, ici dans le ciel d’or, sur la pente nostalgique de la montagne, dans les membrures sépia des arbres, allongés sur la face de l’eau qu’habite cette belle fluidité, cette incision entre jour et nuit, cette vacance entre veille et sommeil, ce déjà songe qui n’attend que de nous entraîner dans le domaine d’Hypnos, là où se trouve le sans-limite où règne la paix puisqu’ici il n’y a plus d’aliénation, seulement le libre cours des choses dans la fluence docile des évènements.

 

   Libre entente.

 

   Être dans la paix au regard de la Nature c’est entrer en elle et la laisser s’insinuer en nous, sans contrainte, sans efforts, selon la pente d’une libre entente, selon le mode d’un accord permettant aux affinités de faire leurs confluences, de se reconnaître dans la dimension d’un voisinage immédiat. Dès l’instant où nous commençons à l’éprouver, à en ressentir l’incomparable caresse, la paix est le sans-distance avec les choses, l’amitié réciproque (toujours l’arbre, le chemin, la colline sont libres dans leur être par rapport au  nôtre même), la paix est bienveillance, heureuse concorde. Sérénité. Ce qui veut dire : sans trouble. La vue est claire qui unit dans l’éclat d’une identique conscience l’objet regardé et le sujet qui regarde. Plus de début ni de fin. Plus d’avant ni d’après. Tout se donne à tout dans la confiance, l’estime réciproque, la netteté sans faille. Sans doute l’image de la belle amitié est-elle celle qui, en la matière, résume à elle seule cette harmonie de l’Homme et du Paysage. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », disait Montaigne à propos de son inaltérable affection envers Etienne de La Boétie. Plus de condition de possibilité, d’affirmation du principe de Raison, d’argutie des Lumières. Tout ici coule de source et les deux Amis descendent le même fleuve jusqu’à la clarté sans fin de l’estuaire. Indicible qui tisse toute amitié des fils de l’invisible, si ténus qu’on ne les voit ni ne les touche, les estime seulement au gré d’une intuition, les devine à l’aune d’une émotion commune, les rencontre dans une félicité identique à vivre l’épreuve du temps, à confronter l’abîme infini de l’espace.

 

   Libre donation du monde.

 

  Lorsque la paix est rompue c’est entièrement de notre fait, en raison de notre conduite dominatrice, de notre tendance d’appropriement du réel, de notre volonté de puissance qui, le plus souvent, heurte de plein fouet ce qui est ici-devant sans possibilité aucune de résister à nos caprices d’enfants gâtés. Il faut, plus qu’un effort sur soi, plus qu’une mise entre parenthèses de son propre ego, une naturelle inclination à laisser venir et advenir tout ce qui vient à l’encontre avec la douce acceptation de celui qui sait toute la beauté du geste d’empathie, de l’emplissement d’être que constitue tout acte d’oblativité, de l’événement resplendissant qui se trouve nécessairement au lieu d’intersection des attentes, cette libre donation du monde qu’il nous faut accueillir en tant que notre ressource la plus sûre afin de nous situer au plein de l’humaine condition et d’en être dignes. Être n’est pas seulement être soi dans l’attitude naïve, mais ouvrir la clairière qui abritera l’Autre, le brin d’herbe, le rayon de soleil, l’aube bleue, la rive noyée dans la brume, la main de l’enfant qui cherche un guide. Tout ceci : ÊTRE, toute cette sublime polyphonie par laquelle se connaître et porter l’altérité à son plus fort coefficient de vérité.

  

   Figure de paix

  

   Le simple prodige de figurer au monde avec, en toile de fond, l’émergence du paysage ne laisse de nous interroger. Mais la paix, comme la liberté ou bien la beauté sont de si vagues concepts que nous en sentons la dimension proprement admirable sans pouvoir en définir les contours, dire le déploiement de leur essence. Il n’y a jamais simple superposition des états d’être, des sentiments, des sensations et ce qui pourrait leur correspondre dans l’ordre du langage. C’est seulement du fond même de l’intuition que cela s’éclaire et produit son flamboiement. Comment dire son amitié pour le lac, le ciel de cendre, l’aigrette blanche à contre-jour de l’heure sans chuter dans la déclamation lyrique, le facile état d’âme, la romance qui ne ferait que nous éloigner de l’objet de nos faveurs ? Alors, afin de ne nullement dire à côté, dans l’approximation ou bien la parodie, il ne nous reste plus qu’à recourir à l’image, à sa puissance, à l’éventail infini d’analogies dont elle est investie par nature.

 

Rives de beauté.

Photographie : Don Hong-Oai

 

 

   Combien cette sublime photographie de Don Hong-Oai, dans la plus pure tradition de l’art chinois antique nous émeut, nous reconduit au plein d’un sentiment esthétique dont l’homme contemporain, la plupart du temps s’exonère, préférant à cette contemplation la plongée dans l’univers virtuel des images fabriquées et des divertissements sans risques, sans enjeux autres qu’une pure illusion. De soi, des autres, du monde. Pourtant il y a tant à voir, à espérer de ce symbole de paix, de ce retour à une Nature originelle que la lumière touche avec la discrétion qui sied aux révélations, aux ravissements, aux essors qui portent notre esprit bien au-delà du factuel, en cette contrée immensément libre, féconde, où plus rien n’a lieu que la beauté.

Rives de beauté.

   De l’image de Livia à celle du Photographe chinois, la poursuite d’un unique sens : nous faire entrer sans délai dans cet indicible qui nous hante comme notre ombre nous suit sans même que nous en percevions l’ineffable présence. Parfois l’image a cette force d’évocation à laquelle le langage, fût-il subtil, ne pourrait appliquer ses habiletés. La parole est linéaire qui déploie les unes  après les autres les stances de sa démonstration. Parfois la fin de la phrase ne se souvient plus des mots-racines qui en ont fondé l’événement. Alors le sens s’épuise à mesure de son énonciation, raison pour laquelle l’exercice de constante relecture s’impose comme activité de synthétisation. Un mot chasse l’autre qui en appelle un autre et ainsi se déploie cette roue immense de l’interprétation qui est constamment à remettre à neuf, faute de quoi la formulation se dissout dans son propre procès.

   Bien évidement, mettre en rapport langage et image n’implique aucune espèce de hiérarchie. L’un évoque, l’autre montre, même si toute expression verbale est, en soi, geste de monstration. Seulement le pouvoir de l’image est plus immédiat, plus tendu vers une globalité de la désignation du réel. Chacun à sa manière, langage, image comblent le vide d’une connaissance en direction de laquelle tout sujet est tendu.

 

   Littérature, poésie, musique : trois états de la paix en son inépuisable ressource.

 

   * Littérature.

 

   Ecoutant Jean-Jacques Rousseau décrire la pure félicité dont il est envahi dans la « Cinquième Promenade » à la seule évocation du Lac de Bienne et, déjà, nous sommes avec lui, sur ces rives qui enchantent et mettent l’âme au repos :

 

 « …le pays est peu fréquenté par les voyageurs, mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! »

  

   * Poésie.

  

   Lamartine dans le poème « Le Vallon » nous entraîne également dans le cœur de cette nature « amoureuse » dans le « sein » duquel (combien l’image est maternelle et maternante), nous trouvons réassurance, « silence et paix », ces points d’ancrage sans lesquels nous ne serions pas au monde :

 

« Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime ;

Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours

Quand tout change pour toi, la nature est la même,

Et le même soleil se lève sur tes jours.

Voici l'étroit sentier de l'obscure vallée :

Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais,

Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée,

Me couvrent tout entier de silence et de paix. »

 

  

   * Musique.

 

  « Retrouve, mon âme, ta sérénité » : voici le bref commentaire que l’on pourrait faire du sublime « Clavier bien tempéré » de Bach, (Prélude et fugue en ut majeur BWV 846), ce chef-d’œuvre dont Schumann goûtait quotidiennement l’inépuisable nourriture. Il écrit : « La musique doit à Jean-Sébastien Bach autant qu'une religion à son fondateur », jugement dont Michel Rusquet précise dans « Le temps de Bach », que  « c'est à coup sûr en pensant avant tout au Clavier bien tempéré qu'il fit cette déclaration de foi ». Or déclarer sa foi est un acte d’une telle piété qu’il ne peut trouver son site que dans le calme, l’apaisement d’une âme libérée de toute contrainte, de toute aliénation. Un acte de foi est libre ou bien il n’est pas.

   Parlant de cette œuvre magistrale, Guy Sacre en fixe les points les plus essentiels : « Peu de musiques comblent si fortement la raison et le cœur ensemble (…) Ces pages qui se proposaient d'explorer le cercle de la tonalité, jusqu'en ses terres inconnues, ont fini par parcourir un atlas plus rare et plus important, celui des émotions humaines. Elles ne sont pas seulement chose de beauté, chose de savoir, mais jalons d'une quête, où le spirituel et le sensible se fondent indissolublement ; elles reflètent notre être dans sa prodigieuse et douloureuse diversité, dans ses ténèbres comme dans sa lumière. »

   Ici semble apparaître une contradiction qui entamerait l’image de paix que nous proposons au regard de cette musique. L’être reflété « dans ses ténèbres » semble faire signe vers le constat affligeant d’une déréliction. Mais penser ceci reviendrait à occulter la part de lumière qui lui est associée. Toujours la clarté possède son revers d’ombre. Une nouvelle fois il faut en appeler à la ressource de l’étymologie qui nous présente la paix comme ces «rapports calmes entre concitoyens, absence de troubles, de violence». Voici qui devient éclairant. Parler de paix c’est, en creux, faire surgir la figure du « trouble », de la « violence ». Aucune réalité ne saurait se donner sous les auspices d’une pureté sans tache, d’un idéal que rien ne pourrait remettre en question. Toujours, au fond du sentiment le plus pacifique, le souvenir d’une tempête, d’un déchaînement, d’une fureur. Il n’y a nul joyau existant au monde qui ne contiendrait en son intime l’empreinte d’une impureté. Ce qui importe c’est que dans le combat, dans l’affrontement dialectique, ressorte en propre avec suffisamment de pertinence la face éclairée, non celle sombre où se préparent de sournoises attaques.

 

   Musique, image, langage.

 

   Demander à la musique de témoigner d’un sentiment nous place dans la même perspective que celle de l’image dont le sujet  a été évoqué plus haut, essentiellement dans sa relation au langage. La musique est une forme qui enveloppe, totalise, synthétise alors que les mots se temporalisent d’une façon séquentielle, un mot chassant l’autre et le recouvrant de sa propre densité, l’occultant en quelque sorte. C’est pour cette raison qu’il est si difficile de faire le commentaire d’une image, d’une composition musicale. Là où les repères iconiques, les sèmes mélodiques s’annoncent dans la spontanéité, l’immédiateté de leur être, les phrases peinent à en rendre la saveur originelle. Jamais, entre musique, image, langage, d’équivalence formelle, seulement une manière d’écho, un cheminement parallèle, un essai d’approcher le cœur sensible du chromatisme, du polyphonique.

  

   Clavier bien tempéré - Du prélude.

 

   Ecoutant le prélude on est d’emblée saisis par l’inépuisable ressource du clavecin, sa naturelle disposition à nous appeler auprès du primesaut, du caprice, de l’imaginaire, de l’ouvert qui rayonne et s’annonce comme ce qui nous distraira de notre être, seule façon d’être en paix avec notre propre présence. Le clavecin, sa rutilante diction, la fluidité de ses heureux enchaînements ne laisse jamais de vacance où pourrait trouver à se loger la tristesse, fleurir les pétales vénéneux de la mélancolie. Tout si uni, tout si assemblé dans le recueil de soi, une note appelant une autre, une note jouant en écho avec sa voisine, mais aussi avec l’ensemble des autres notes, étonnante constellation par laquelle le sens se trouve accompli jusqu’en sa plus intime manifestation. On est constamment repris par la belle fluence du rythme, cette soie, cette évidente générosité, cette invite à une fusion de toute chose dans ce qui entoure et se donne à la façon d’une sphère, ce visage accompli où tout conflue dans un même ordonnancement. On est soi, on est la note ici, l’autre là-bas, l’étoilement de l’être en sa profusion. Oui car une telle musique dilate qui nous sommes et nous remet dans l’aire d’une liberté. Ecouter, c’est à chaque fois redécouvrir, faire l’expérience à neuf, explorer de nouvelles nuances, éprouver la gamme infinie des sensations. Jamais de rupture qui nous révèlerait notre dimension aporétique, jamais de faille par laquelle connaître la douleur d’une finitude. Pour autant nous ne les oublions nullement, les mettons en repos seulement.

  

   Ce lieu de pure félicité.

 

   Croit-on à un suspens et alors le prélude vient nous enlever notre doute, nous rassurer, nous pacifier. C’est le clair, le lumineux, le blanc, le cristallin qui s’annoncent comme tonalités fondamentales de l’être. Cela ressemble à un susurrement amniotique, reflet de notre habitat originel, liquidien, c’est la mesure pleine de grâce d’un lieu protégé, seulement accessible à la faveur du cœur, disponible à la pointe de l’âme. Nulle plaie, nulle blessure qui viendraient ternir ce lieu de pure félicité. A-t-on jamais mieux décrit la terre d’Utopie à laquelle nous rêvons tous depuis avant même notre naissance ? A l’harmonie qui coule du Ciel et enveloppe la Terre de sa parure si douce qu’elle est l’attouchement d’une joie, un flottement à l’intérieur même de ce qui se comprend sans qu’une souffrance conditionne son apparition : dépliement d’un calice de fleur immaculée dans le jour qui vient. Une fois le prélude entendu, il nous habite de l’intérieur, nous féconde, nous fait l’offrande d’un inépuisable sentiment d’existence, fertile, sans limites.

 

   Clavier bien tempéré - De la fugue.

 

   La fugue dont on dit qu’elle est la forme par excellence. Mais qu’est-ce qu’une forme ? En voici la définition première : « aspect visible de quelque chose, apparence extérieure ». Mais cette définition se heurte vite à un écueil. Cette chose dont il est question demeurera anonyme, insaisissable tant que nous n’aurons pas accès à son intérieur, là où se livre sa chair luxueuse, sa dimension parlante. Ainsi de la fugue qui demeurera sur le seuil de notre conscience tant qu’on ne l’aura pas appréhendée de l’intérieur. Ecouter de la musique n’est nullement se laisser effleurer par une mélodie, côtoyer par ce flux de sons qui fuit à mesure de son émission. Ecouter en son sens plein nécessite d’entrer en rapport direct avec ce qu’elle veut nous dire, éprouver sa pulpe interne, devenir soi-même un élément de cette fugue, être note vibrante, accord, harmonie. Être de la musique et le nôtre étroitement enlacés. L’un se nourrissant de l’autre. Musique et Nous sans partage, sans différence.

  

   Se réveiller de soi.

 

   Alors peut se laisser percevoir l’unique d’une expérience, l’exquis d’une manifestation qui nous concerne tout entier et nous révèle la dimension de l’art en sa force fécondante. Après l’écoute nous avons été augmentés de son mystérieux langage, nous en sentons les ramures mouvantes, en éprouvons le subtil parcours. Ecouter vraiment est ceci qui nous restitue à une cadence intime que nous avons peut-être perdue. Le temps présent est si opaque qui phagocyte notre être et le densifie, le réifie, tant est si bien que son poids métaphysique lesté par les ans ne nous questionne même plus. Ecouter la fugue est se réveiller de soi, entrer en communion avec cela même que nous avions laissé sur le bord du chemin, une juste compréhension des chose que revendique toujours la manière d’exister sur Terre.

  

   Métaphore ouverte.

 

   L’écoute de la fugue est soudain cette réalité tangible, infiniment présente qui s’écoule en nous avec sa persuasion de métaphore ouverte : libre gaieté du ruisseau qui court et bondit sous le frais des ombrages. Sur ses rives on devine des femmes en crinoline dans la mouvance du jour, des hommes en chemise, des enfants joyeux faisant tourner la corolle de leurs ombrelles dans l’air vif, printanier. Longtemps on demeure sous cette voûte criblée de lumière, longtemps on se laisse porter par la fugue enlevée, joyeuse, par ses trilles de notes cuivrées qui s’emmêlent et bondissent, évoquant la farandole enfantine, les rires clairs, les sons de cristal suspendus en grappes dans le ciel qui vibre et attend le prodige qui ne saurait tarder, qui a lieu sans délai entre lui qui s’illumine et nous qui resplendissons à seulement écouter la dimension de la pure beauté. Parfois comme une hésitation, une respiration qui se reprend, une voix sur le bord d’une confidence, une grêle suspendue puis cette pluie qui crépite et appelle à aller la rejoindre dans l’événement gracieux d’une surprise, dans l’indicible qui pourrait s’installer entre deux sons que le rythme emporte avec lui comme son essence la plus précieuse.

 

   Inépuisable ressource.

 

   Ici est le contraire de la stupeur, de l’angoisse fondamentale car tout demeure toujours ouvert, offert, immensément disponible. La mélodie, nous l’attendons, nous la devinons mais sa richesse excède toujours le pouvoir de tout imaginaire. Toujours un monde se présente dans l’inépuisable ressource de son être. Comment alors ne pas être en paix avec soi dès l’instant où toutes les tensions ont été résolues, les conflits écartés, les luttes intestines abolies ? Et puis « fugue » ne voudrait-il pas dire ici « jeu de l’amour et du hasard », cette « impression que chaque voix fuit ou en poursuit une autre », mise en scène subtile de l’attente, du désir vacant, du manque qu’une plénitude vient combler à la seule force de sa bienveillance, de sa délicatesse, de sa suggestion, son évidence plutôt que de son insistance.

  

   Art du contrepoint.

 

   La fugue ou l’art du contrepoint ne peut être qu’une mise en forme du mélodique et du mélodieux puisque son principe repose tout entier sur l’accord, l’alliance, la convergence affinitaire des voix plurielles qui en composent la trame. De ceci ressort un profond sentiment d’unité, de fusion, d’harmonie dont Jankélévitch se fait le messager dans « Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien » : « Le contrepoint lui-même a une âme, en ceci que le parallélisme de ses voix a été expressément réglé note pour note par une volonté musicienne qui fait chanter ensemble ou converser plusieurs parties mélodiques également expressives, et pourtant l'une sur l'autre brodées dans le colloque vivant de la polyphonie ». (C’est moi qui souligne).

   Or comment des situations de « chanter ensemble », de « converser », de « colloque » pourraient-elles avoir lieu en dehors d’une réelle et immédiate fusion, d’une entente, d’une coalescence des essences concourant au sentiment aussi rare que précieux d’une paix ouvrant le domaine de tous les possibles, à savoir être auprès des choses sans délai, sans distance, dans la chair féconde de leur paraître ?

   Des « rives de beauté » que nous propose Livia, au « Clavier bien tempéré » de Bach, en passant par la photographie de  Don Hong-Oai, le lac de Bienne de Rousseau, « Le Vallon » de Lamartine, c’est toujours de la même rencontre dont il s’agit, faire de la paix le creuset dans lequel l’humain, trouvant son propre, se révèle comme l’exception qu’il est, une singularité rejoignant un universel. Alors il y a accord. Alors il y a plénitude. Alors il y a SENS.

 

 

 

 

 

 

 

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