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27 juillet 2021 2 27 /07 /juillet /2021 10:27
Lucas au plus près

Buron – Cantal Auvergne

© ELODIE ROTHAN

 

***

  

   Parler de bonheur est toujours prendre le risque d’en dire trop, d’en dire pas assez ou bien de sombrer dans le convenu, sinon dans la bluette. Non que le bonheur ne soit nullement un sujet sérieux. Non que l’idée de bonheur ne soit éloignée de nos préoccupations habituelles. En réalité elle est une manière de rengaine qui traverse nos corps à bas bruit, elle est un refrain familier qui tresse ses dentelles tout contre le dôme inquiet de nos têtes. Répudier le bonheur en tant que fin inlassablement poursuivie reviendrait à se nier comme existant et affirmer qu’aussi bien nous serions indifférents au tragique qu’à son naturel antonyme. Tous les jours, avançant sur le chemin tracé par notre propre destin, pensant que la part qui nous a été remise est insuffisante, que nous méritons mieux, que notre vie devrait bien plutôt fêter les roses en leur sublime parure et oublier les épines qui se dissimulent sous leur soie, nous guettons le moindre indice d’une joie qui pourrait survenir, teintant de vermeil l’horizon de nos jours. Nulle faute à ceci, cependant, toute félicité est, par définition, le don que tout humain attend de sa propre aventure au jour le jour.

   A l’ami que vous rencontrez, lequel vient de trouver son aimée, vous questionnez : « Es-tu heureux ? ». Vous ne vous étonnez nullement de l’entendre vous affirmer qu’il en est ainsi et, le disant, c’est comme une scintillante aura qui entoure son corps, fait rosir son visage, embrume l’iris de ses yeux. La réaction de votre ami est vraie en son fond, les sensations que vous percevez en lui l’attestent, il est bien le dépositaire de cette faveur qui illumine ses jours, efface ses moments de tristesse, donne soudain des ailes à sa mélancolie. Oui, c’est bien ceci, le bonheur est un vol au-dessus de hautes futaies, le trille joyeux d’un passereau dissimulé au cœur de ses frondaisons, raison pour laquelle la métaphore d’Anatole France dans ‘La Chemise’ se révèle si juste : « c'est le favorable présage tiré du vol et du chant des oiseaux ». Existerait-il métaphore plus pertinente que celle de l’essor libre de l’oiseau au sein du vaste espace pour définir cette notion si souvent galvaudée dont on finirait par penser qu’elle serait pure délibération de l’homme afin d’échapper aux pièges du réel. Donc, pour lui l’homme, tenter de se distraire de cette insolente finitude qui fait sa braise éteinte, là-bas, au loin, en un temps aussi irréel que proche quant au danger qu’il profère, que nous percevons identique aux battements d’ailes des chauves-souris dans le crépuscule teinté de mauve. La pipistrelle, nous ne la voyons nullement, nous sentons seulement ses brusques arabesques frôler la peau de notre visage. C’est ceci la ‘fin du jeu’, un puits creusé dans un étonnant ‘Jeu de l’Oie’, nous nous y précipitons tête la première au moment où, distraits par les ‘choses de la vie’, nous n’en percevons l’abyssale présence. C’est curieux, tout de même, d’évoquer toute cette grisaille dont la peine est l’habituelle récipiendaire, alors que nous tâchons de méditer plus avant sur cet ineffable bonheur ! Mais c’est bien là la vertu de tout procédé dialectique que de tirer le jour de la nuit qui le retient prisonnier, de faire surgir l’aube, premier mot d’une vérité qui voudrait se dire au seuil d’une naissance. Vérité originelle ou bien alors faux-semblant !

 

Histoire de Lucas des Burons

ou l’empreinte du bonheur sur une âme simple

 

 

   Lucas est un jeune homme de bientôt quatre-vingts printemps. Il habite dans cette belle région de l’Ardèche, dans un antique buron de pierres grises qui regarde le Mont Gerbier de Jonc et les autres sommets du Vivarais. Le décrire revient tout simplement à faire le portrait d’un homme simple qui est à l’image des pâtures à l’entour, des semis de pierres qui jonchent  l’herbe, de la maigre végétation qui tremble sous l’effet à peine appuyé du vent. Rien que de naturel. Rien que d’immédiatement donné, sans réserve aucune. Le visage est ouvert, modérément hâlé, parcouru de rides, les yeux sont clairs, un peu à l’image du ciel immense qui court d’un horizon à l’autre. Physionomie sans retrait. Sourire à demi esquissé, ni pessimiste, ni optimiste, une libre disposition à être selon soi, selon la nature ici si accueillante, si généreuse, on la dirait venue de quelque Arcadie, mais sans prétention aucune, être soi en soi jusqu’à son sens le plus accompli.

   La vêture de Lucas ? A l’image de l’homme. Tissée de réel et un brin naïve à force de modestie. De l’homme à l’habit, nulle distance. L’homme appelle l’habit qui, à son tour, appelle l’homme. Ample béret bleu-marine délavé, traversé de sillons, identiques à ceux qu’il trace dans son lopin de terre pour y cultiver quelques légumes. Une veste tricotée à hautes côtes, une chemise à carreaux, un gilet de corps, un pantalon de toile bleue, celui des Modestes d’ici, ceux qui vivent du travail de leurs mains et ne connaissant de la vie nulle autre complication que celle de vaquer à leurs occupations sous le ciel lumineux d’été, ambré d’automne, blanc d’hiver, cristallin de printemps.

   Ici, dans cette contrée d’évidente donation des choses, c’est la nature qui détermine les hommes, plutôt que l’inverse. Les hommes sont des produits de la nature, non l’opposé. Il semble bien que cette règle élémentaire, de nos jours, soit oubliée, enfouie sous des sédiments ataviques érodés par la marée invasive d’un irrépressible consumérisme. L’home se réifiant, se confondant avec les objets qu’il désire, allant à leur suite, s’aliénant à même le regard de convoitise qu’il a détourné de sa propre esquisse pour le porter sur un lointain qui le fascine et le réduit à une confondante cécité. Ainsi va la vie oublieuse de soi.

   Lucas, il est facile de le percevoir, tout comme de chez lui on aperçoit le Gerbier-de-Jonc, son dôme régulier, son suc de lave que ceinture, à sa base, une forêt de mélèzes. Lucas, c’est l’imminence même d’être. Il est pareil à ces trois sources de la Loire qui scintillent au milieu des herbes, sans mystère, coulent parce qu’elles coulent, ‘sans pourquoi’, telle la rose d’Angelus Silesius qui s’épanouit s’épanouissant. Heureuse symphonie des choses, plénitude d’une unité qui ne tire sa nature qu’à être ce qu’elle est. Intime coalescence de qui est, du point même où il est, sans délai, sans intervalle, seulement relié au proche, au disant en sa première et originelle énonciation, au vivant en sa native germination. En quelque sorte, Lucas est bien lui jusqu’à l’emplissement intime de son être, mais il ne l’est qu’à ne pas oublier le sol dont il provient, qu’à faire sourdre ses propres racines dans cet humus dont il est tissé en sa plus exacte mesure. C’est pourquoi le paysage est la faveur au gré de laquelle il se projette comme il le ferait sur la surface polie d’un miroir. Mais n’allez voir nul narcissisme à ceci, bien au contraire le geste d’une communion par laquelle se rendre présent à ce qui est et trouver en ceci sa ressource essentielle. C’est pourquoi tous les liens qui rattachent Lucas à son monde familier sont à explorer comme une partie de lui-même.

   L’intérieur du buron est à l’image de l’homme, une longue mémoire franchissant le temps, une sombre liturgie du minéral, le retour à une demi obscurité primitive, archaïque, une à peine élévation de la lumière dont un secret voulant se dire serait l’émergence la plus probable. Tout est là, disposé immuablement, comme si rien ne devait jamais changer. Les choses sont choses en tant que cette libre venue sans retrait, ou bien plutôt dans un retrait discret, à l’image de l’homme qui en est si proche, manière d’éclosion modeste, simple prolongement de ce genre de conservatoire du passé. Le buron est constitué d’une pièce unique qui est, tout à la fois, cuisine, chambre à coucher, cabinet de toilette. Une natte au sol est destinée à Etel le chien berger d’Auvergne.

    Au centre, trônant à la façon d’une incontournable présence, un gros poêle de tôle grise qui ronfle en hiver lorsque les lourdes congères grises et blanches font le siège de la vieille bâtisse. Un fourneau émaillé blanc sert à réchauffer les plats. Un antique bahut surmonté d’un vaisselier encombré de bocaux de verre, de pichets à demi ébréchés, d’assiettes décorées, de toute une bimbeloterie à simple valeur de mémoire, chaque pièce appelant un fait ancien, chaque fragment d’objet attaché au plus profond d’une réminiscence se souvenant de son origine, de sa valeur documentaire, ourlée, toujours, de son empreinte affective. Ce sont là les amers dont le vieil homme dispose pour s’orienter dans son existence. Il n’en souhaiterait nullement d’autres, tous les colifichets modernes lui paraissant tellement superflus, de simples caprices poussés par le vent de la ‘modernité’.

 

Une journée dans la vie de Lucas des Burons

 

   Le printemps est arrivé et, avec lui, son air embaumé de pollen. L’air est translucide, cristallin, une simple vibration qui vient à la rencontre du corps, une lame souple qui frôle le visage, une invite à sortir de soi, à aller à la rencontre du monde, à fêter la belle et unique nature. A la grosse horloge comtoise, viennent tout juste de sonner les six coups qui inaugurent la levée de l’aube. Lucas sort de son lit. C’est Etel, le chien à la douce fourrure, qui vient se frotter tout contre les jambes de son maître pour lui souhaiter la beauté unique du jour à venir. Par la fenêtre étroite - les hivers sont rudes en cette contrée ! -, la lumière entre qui fait luire quelques objets dans la pénombre. Lucas aime, entre tous, cet instant magique du lever. Rien n’est encore décidé de ce qui va avoir lieu et temps. Rien ne fait tache. Tout se donne dans la pureté première. Tout est retiré en soi comme pour une cérémonie nuptiale. Noces de la nuit et du jour dont l’aube est l’apparent motif. Un faible vent s’est levé, encore jonché d’étoiles, un reste de Voie Lactée sombre à l’horizon, là où les Vivants dorment encore, allongés dans leurs rêves, pareils à de jeunes chiots appuyés tout contre le duvet de leur mère.

   La première occupation du Buronnier, faire chauffer son café, un solide jus noir qui raidit le corps, lui donne sa stature, le projette en avant de lui. Des tartines de pain grillent sur la plaque du poêle que Lucas vient de rallumer, qui répandent dans la pièce une odeur biscuitée de froment et de malt. De temps en temps, Etel vient chiper une croûte, une mie croustillante, ce sont les miettes qui précèdent son repas à lui, que le vieil homme prépare sans délai pour son compagnon de vie, pour les trois chats qui vivent dans l’écurie attenante encombrée de vieux outils, de rondins de bois, de bottes de foin pour l’hiver. L’Ardéchois ne possède plus que cinq chèvres depuis qu’il est arrivé à l’âge de la retraite. Elles lui fournissent le lait dont il tire de délicieux fromages, base de son alimentation, quelques légumes viennent en complément dont il fait ses soupes quotidiennes. Ses repas sont frugaux, ils sont la simplicité même d’un homme qui a toujours connu, en guise de viatique, la pomme du verger, la pomme de terre et la salade du jardin, les plantes sauvages des haies, les quelques provisions hebdomadaires que lui livre l’épicier ambulant, l’une des rares visites, hormis celles de quelques randonneurs égarés avec qui il partage le verre de café de l’amitié.

   [Incise - ‘Lucas au plus près’ - Mais que veut donc signifier ‘au plus près’ ? ‘Au plus près’, signifie-t-il la proximité à soi, ce qui, pour le moins est une évidence ? Certes être près de soi. Bien évidemment ceci ne s’entend nullement d’une manière organique au simple motif que nous ne pouvons différer de notre propre corps et qu’en sortir est l’épreuve dernière de toute existence, le grand saut dans l’inconnu. Non, ‘auprès de’ doit bien plutôt se comprendre en tant que position d’essence. Nous, les Existants, avons à nous rencontrer dans ce site étroit qui délimite notre propre vérité. Être soi, en quelque manière, jusqu’à la pointe de son être. Ceci qui paraît un truisme est, cependant, bien loin de constituer une certitude. Toujours nous pensons être au centre de nous-mêmes, et, pourtant, le plus souvent nous en différons de manière bien étrange.

   Certains jours de fatidique lever, nous errons tout autour de nous-mêmes sans être bien assurés de pouvoir nous rejoindre en quelque lieu familier, éprouvé en tant que serein, rassurant. Alors nous disons que nous ne sommes pas dans notre assiette (« Me trouve-je en quelque assiette tranquille ? » - Montaigne), alors nous cherchons à assurer nos pieds d’une terre solide, mais tout bouge et il s’en faudrait de peu que nous ne chutions. Il n’est pas jusqu’à notre vue qui ne soit troublée, affectée d’un flou qui nous égare et fait des choses et du monde un spectacle bien étrange. Ce qui, d’habitude nous plaît, nous échappe. Ces voix que nous aimons percevoir nous parviennent comme au travers d’un insaisissable écran. Ces justes émotions que nous éprouvons à regarder un beau paysage, voici qu’elles s’évanouissent à tel point que nous pourrions les considérer telles des hallucinations.

   C’est ceci ‘être au plus loin de soi’ et ne rien savoir de ce qui, autrefois nous effleurait de sa douceur de palme. Nos affinités si précieuses, elles fuient entre nos doigts à la manière d’un filet d’eau. L’ami, dont nous cherchons l’approbation, il n’est nullement au rendez-vous et le serait-il, nous aurions du mal à reconnaître en lui cette ressource aimante dont nous le gratifiions jadis. Ce que nous posions en tant que notre vérité la plus effective, elle n’est plus qu’une façon de long cerf-volant dont seule la queue flotte au large du ciel, si bien que nous avons du mal à l’identifier en tant que tel.

   Si ce portrait de notre propre désarroi présente quelque valeur, c’est à seulement être mis en opposition avec celui de Lucas dont la belle équanimité d’âme, la reconduction d’une ‘rengaine’ (telle qu’il la nomme) chaque jour identique le met à l’abri de la déconvenue de ne plus coïncider avec soi. C’est bien notre société contemporaine, le nécessaire éparpillement dont elle constitue l’origine, le constant fleurissement des envies qui nous sollicitent à longueur de temps et constituent le lieu même de notre confusion. Être rassemblé autour de son propre centre dans une tâche unique, une visée simple des choses, voici ce qui constitue la nature même du bonheur. Le bonheur est le joyau, l’étincelle de l’instant, c’est pourquoi il est vain d’en vouloir rallumer la flamme. Il n’existe nul temps retrouvé du bonheur, seulement une expérience qui se donne toujours à neuf, un constant ressourcement de soi, une lumière à faire surgir des ténèbres. Le présent du présent tel qu’en lui-même reconduit, ceci se nomme également ‘sagesse’. Mais est-on au moins capables de sagesse, est-on au moins en possibilité du bonheur ? Que Lucas nous serve de modèle, ceci est pure évidence. Est-on au moins en mesure de se nommer ‘Lucas’, d’emprunter un identique chemin, de renoncer à l’agitation du vaste monde et de choisir, le retrait, le modeste, l’humble destinée qui, alors, deviendraient nos biens les plus précieux ?]

  

 

Retour au monde de Lucas

  

   Après le premier repas du jour, Lucas va s’asseoir sur un vieux banc de bois de sa fabrication, juste à côté de la porte d’entrée du buron. Etel ne tarde guère à rejoindre le vieil Ardéchois, il est un peu son ombre portée. Les yeux de l’éleveur sont moins fidèles qu’autrefois mais ils suffisent encore à saisir ces multiples rayons de beauté qui viennent jusqu’à lui. De l’autre côté de la vallée, sur le versant opposé, une montagne couverte en son sommet de la coiffure vert sombre des pins. Le ciel est clair que longent quelques nuages blancs. Dans les lointains, le moutonnement bleu d’autres montagnes qui se perdent dans l’indéchiffrable contrée des songes. Lucas laisse son regard errer sur ces mystères dont, sans doute, il ne percera jamais le secret. Lucas n’est pas l’homme des distances, des longues pérégrinations, des voyages. Lucas est l’homme de l’ici plutôt que de l’ailleurs. Lucas est le familier de la pierre grise sur le chemin, de la trace d’un renard dans le sable, des piquants bleus des chardons. Lucas aime découvrir les corolles mauves des affiliantes, éclairer ses sclérotiques des étoiles jaunes des arnicas.

   Deux ou trois fois seulement il est allé à la grande ville, à Saint-Etienne, au Puy-en-Velay pour des démarches administratives. Il a été étonné du spectacle des rues, des filles vêtues de court, perchées sur de hauts talons, étonné des hommes pressés qui portaient des serviettes de cuir et téléphonaient tout en marchant. Etonné des visages préoccupés des gens, une ride d’inquiétude traversant la plaine de leurs visages. La vie en ville devait être bien éprouvante pour que tout ce peuple urbain coure aussi vite après son destin ! Combien, à cette course effrénée, il préférait le rythme lent de la nature, la dérive immémoriale des grandes montagnes tout contre l’air libre du ciel. Et toutes ces automobiles dans les rues, et tous ces feux rouges, et tous ces passants qui semblaient n’aller nulle part, si ce n’est au-devant d’eux-mêmes sans bien savoir pourquoi. Il avait profité de son ‘voyage’ pour aller se faire couper les cheveux. En attendant son tour, il avait feuilleté quelques revues aux pages glacées. Elles étaient un peu comme des fenêtres s’ouvrant soudain sur le monde, lui qui n’avait pas de télévision, écoutait seulement des informations sur un antique poste venu de Manufrance, avec son étrange œil vert qui s’ouvrait et se fermait à la recherche des stations.

    Ainsi, en l’espace d’un quart d’heure, il avait parcouru le vaste monde, un peu distrait plutôt que vraiment intéressé. Il avait vu les grappes compactes de touristes descendre à Venise de paquebots plus hauts que les palais patriciens. Il avait vu la foule envahir les rues de Dubrovnik, la ‘perle de ‘Adriatique’, pareille à un torrent dévalant de la montagne. Combien toute cette agitation, combien cette frénésie lui paraissaient vaines, signes d’une hystérie dont le monde moderne était le fondateur en même temps que l’impuissant témoin. Ces ‘meutes d’Attila’ moissonnaient tout sur leur passage, ne laissant derrière eux qu’un fumant champ de ruines. Images d’un ‘bonheur’ consumériste qui n’était, somme toute, que son envers, une constante aliénation aux puissances de l’avoir et de l’argent.

    Pour toute la fortune de la terre, jamais au grand jamais, Lucas n’aurait consenti à monter à bord de l’une de ces croisières dont il pensait qu’elles étaient la dernière station avant que ne s’ouvrent les abysses infinis du non-sens. Aux hommes, l’on avait offert un trésor que d’aucuns s’ingéniaient à dilapider le plus vite possible car, semblait-il, il y avait urgence à se débarrasser de ce qui était bon pour n’en jamais retenir que le visage contrefait. Lucas, tout plein d’un bon sens paysan, se sentait viscéralement attaché à la source fraîche qui naissait à l’amont, celle qui encore tintait à la façon d’un cristal, qui brillait comme un diamant, alors qu’à l’aval, ternie par bien des actes inadéquats, ne demeuraient que des eaux troubles se jetant vers l’estuaire, un peu comme l’on se jette vers la mort en toute inconscience.

   Puis, quand les yeux de Lucas ont été emplis de toute cette beauté libre du paysage, que sa longue rêverie connaît son étiage, il se dirige vers l’enclos du jardin où croissent, en toute quiétude, les légumes dont il va faire sa soupe. Ici, dans ce pays ouvert à tous les vents du monde, inondé d’un chaud soleil l’été, transi de froid l’hiver, la soupe est un rituel que rien ne pourrait distraire, elle réchauffe le corps, elle dispose l’âme aux travaux les plus rudes, elle dit l’appartenance à la terre nourricière, celle dont on ne remerciera jamais assez l’offrande faite chaque jour qui passe. C’est alors un plaisir tout simple de se saisir d’un vieux piochon au manche de noisetier, de déterrer les pommes de terre, d’enfoncer les tiges gourdes de ses doigts à même cet humus d’où monte la profonde respiration du sol. Lucas et le sol qui l’a toujours accueilli, c’est pareil aux noces de la terre et du ciel, c’est une belle et souple harmonie, une entente sans fard, un lien si étroit. Lucas est une émanation de cette matière lourde, grasse, semée de vers et de mille vies inapparentes, elles font en lui un chant secret dont lui seul connaît les harmoniques, dont lui seul éprouve l’entière générosité.

   Puis il faut aller sur le terre-plein devant le buron. Là gisent à terre de grosses bûches qu’il faut scier. Certes, Lucas n’a plus la force d’autrefois, mais il prend son temps et la scie fait son bruit régulier, son bruit de gros bourdon qui attaque le bois. L’Ardéchois est totalement absorbé par la tâche qu’il accomplit. Son esprit ne vagabonde pas. Il vit dans l’instant du mouvement, chaque geste annonçant l’autre en une régularité de métronome. Le temps, ici, n’est nullement le temps des horloges. Le temps est celui que comptent les gouttes de pluie, que distillent à l’envi le passage d’un oiseau dans le ciel, le glissement d’un nuage, les rafales de vent, le silence qui est comme l’empreinte de la présence de toutes ces choses amicales. La matinée se déroule à la manière d’un long ruban, de la douce éclosion d’une rose, de la chute d’une eau au profond d’un puits. Rien n’est calculé d’avance, tout s’enchaîne avec naturel. Nul plan sur la comète ici qui viendrait organiser le déroulement de la journée. Une chose en appelle une autre, un peu comme si existait une lointaine et étrange volonté cosmique venue dire à cet homme, en ce lieu, la position qui est la sienne pour l’heure qui lui échoit. Non dans la douleur ou la souffrance. Non, dans le miel d’une simple joie.

    ‘Les Modernes’ sont trop compliqués avec la kyrielle de tâches harassantes dont ils tissent leur laborieuse journée. Le temps, leur temps si précieux (il est ce qui détermine leur être), ils le gaspillent à l’aune de cette dispersion qui fragmente leurs corps, scinde leur esprit, lézarde le sentiment qu’ils ont d’eux-mêmes. Il faut, à l’exister, une nervure, certes librement consentie, une ligne de crête sur laquelle avancer avec quelque assurance, dans l’unité de soi, afin qu’un sens se levant de ce parcours, un avenir puisse se projeter dans une lumière apaisante. Les hommes du ‘Temps Présent’ ne prennent même plus le temps de regarder le disque vermeil du soleil poindre à l’aube, de s’apercevoir du glissement du nuage au plus haut du ciel, d’écouter le murmure de la source se teintant de bleu sous les voûtes des ramures.

   L’heure de midi approche. Le soleil est tout en haut du ciel, gros œil de lumière qui semble dicter à la terre le rythme même de son mouvement, incliner les hommes à une halte où se ressourcer. Lucas s’est installé à sa table rustique encombrée des multiples objets de son quotidien : sa machine à café (seul luxe consenti à la ‘modernité’), son pichet, sa bouteille de vin rouge, sa miche de gros pain, son couteau qui ne le quitte jamais, ses pots emplis d’une confiture de sa fabrication. La belle lumière zénithale entre par l’étroite fenêtre, par la porte que Lucas a laissée ouverte. Son repas : une soupe de légumes, un grand bol de salade du jardin, quelques cubes de fromage de chèvre, des noix de la dernière récolte, une tasse de café. Tout dans le frugal, tout dans le naturel. Etel le chien n’est guère éloigné de son maître. Les chats lapent du lait dans une écuelle. La radio donne des nouvelles du pays au gré desquelles le vieil homme voyage tout le long du sol qui lui est familier. On est si bien ici dans la contrée proche, on en est une simple excroissance, une longue continuité.

   Lucas est bien installé dans l’heure de midi. Il en savoure la note qui repose et sépare les moments du jour. C’est l’heure où chaque chose reçoit du ciel sa provenance la plus pure, où chaque chose reçoit de la terre son enracinement essentiel. Heure de certitude et d’accomplissement. Heure méridienne d’où regarder son destin avec exactitude. Dans cette heure, l’on prend le temps de se retourner, de faire porter son regard sur la dernière aube tel le passé qui scintille au loin avec ses angles vifs, ses éclats de diamant, on prend le temps de se projeter devant le crépuscule caché dans les plis du jour, pareil à un secret qui se dévoilera plus tard, dont l’on attend qu’il nous surprenne et nous comble. Un peu de l’universelle procession des hommes sur la croûte d’argile qui les reçoit et les attend de toute éternité. Lucas est là, pareil à cette aventure singulière qui se détermine aux motifs du cône majestueux du Gerbier-de-Jonc, aux trois points originels des sources de la Loire, aux alpages verts délimités par des haies, aux toits des autres burons qui brillent au loin dans leurs vêtures de pierre et d’ardoise grise. C’est heureux cette confluence du paysage et de l’homme qui y figure au même titre que la floraison de la plante, que la course de l’animal qui en traverse le lumineux espace. Tout ceci qui se vit ici, Lucas en ressent les flux et les reflux intimes. Ce sont de simples sensations qui sont l’aube des mots, non encore leur bourgeonnement à la lisière du jour, la phrase qui, bientôt, se donnera telle l’oriflamme brillante des Existants.

   Cela bruit dans l’épaisseur de la chair, cela s’empourpre dans le réseau dense des veines, cela glisse longuement sur le toboggan de la peau, cela fait ses gerbes dans le champ libre de la conscience. Être Lucas, ici, en cette heure, en ce lieu, c’est se donner avec un plein amour à tout ce qui vient et fait signe depuis le vaste horizon jusque dans la plus modeste apparition, le tremblement d’une graminée, le vol primesautier d’un papillon, le murmure d’un arbre sous la caresse du vent. L’essentiel est bien de trouver le site le plus sûr de son être, de s’y confier avec la justesse d’un abandon, de s’y disposer avec la même joie que met le renardeau à se lover, dans le terrier, tout contre la douceur de sa mère. Être en soi plus que soi, ceci : tout vient dans la clarté, les ombres s’amenuisent, plus rien ne se dissimule, plus rien n’agresse ni n’entaille, tout paraît dans la justesse même de ce qui est à venir.

   La suite du jour de Lucas est un genre de ‘logique’, mais de ‘logique élémentaire’ dont la qualité première est l’enchaînement naturel des phénomènes.  Métaphoriquement parlant, une neige qui viendrait des hauts sommets, avancerait vers l’aval, se chargeant d’une autre neige, mais dénuée d’intention mauvaise, non une neige de chute et d’avalanche, seulement une manière d’écume souple, onctueuse, faisant au corps sa tunique de soie. Une neige chaleureuse fondant à même son généreux principe. C’est ceci, cette liaison, cet assemblage, ce recueil des affinités qui se pourraient nommer ‘osmose’, ‘attraction, ‘magie’. Oui, c’est de l’ordre de la magie cette union du disparate, de l’éloigné, du dissemblable. Le pays est étalé là-devant, avec ses profondes vallées, ses hautes collines, les touffes plurielles de ses haies, le mystère de ses arbres, la vastitude du ciel, l’illisible glissement des nuages et c’est comme si, par on ne sait quel type de prodige, cet homme-ci devant son modeste buron se projetait soudain à la dimension de l’immense, tutoyait des avenues millénaires, parlait les milliers de langues d’une surprenante Babel.

   Être là, dans le pli de son corps que l’on pensait fixe, inamovible, dans sa monade de peau que l’on croyait figée, irrémédiablement condamnée à demeurer dans sa limite propre et voici que tout s’assemble à la manière dont deux bandes d’enfants inconnus les uns des autres, s’assemblent dans la plus belle des spontanéités qui soit. Alors il n’y a plus d’inconnu, plus de question inopportune qui taraude le corps, plus de souci belliqueux qui fait le siège de l’esprit. Une seule et unique arche de lumière juchée au plus haut de l’azur, un chant unique qui s’étend sur le paisible de la contrée. Un éternel repos comme celui qui attend le randonneur des hauts sommets dans le refuge qui l’accueille et le comble, le porte au plus haut de soi, là où jamais il n’aurait pu espérer être sauf dans ses songes les plus improbables.

   La suite du jour donc : aller se promener sur un sentier mille fois parcouru. Lucas en connaît chaque détail, cette pierre aux formes étranges, cette souche attaquée par les insectes xylophages, ce trou dans la haie qui fait comme un cadre naturel au Gerbier-de-Jonc. Quiconque penserait Lucas ennuyé de cette ‘monotonie’, cette reproduction à l’identique des gestes du quotidien, ne ferait que projeter sur lui son foncier pessimisme. Il y a, en effet, un grand bonheur à se régénérer au contact du simple, du cent fois éprouvé. Telle racine qui traverse le chemin, n’est-elle l’image de Lucas en sa foncière amitié en direction de ce sol qui est sien parce qu’il y est né, y a imprimé ses pas dans la poussière, en a foulé chaque arpent, autrement dit a déposé, sur cette matrice, l’empreinte qui le dit en tant qu’homme de cette époque, de ce terroir, de cette originalité qui est la sienne dont les choses ont recueilli le sceau, tout comme le ciel porte en lui la trace du nuage qui l’a parcouru l’espace d’un instant ? Oui, il y a nécessaire ‘co-naissance’ de l’homme et du monde qui le reçoit comme l’un des siens, singulier, tatoué à l’aune de ses expériences les plus essentielles.

   La suite du jour donc : rassembler ses chèvres avec l’aide amicale et souvent empressée d’Etel, plus un jeu qu’une réelle nécessité. Il y a, entre les chèvres et le chien, une sorte de complicité secrète, sinon un colloque muet qui les rapproche et les rend indispensables mutuellement, l’écorce et l’arbre, le couteau et le pain, la bouteille et le verre. Combien ces alliances ‘naturelles’ sont rassurantes, donatrices d’une imminente félicité, l’amant et son aimée, l’aimée et son amant en une même harmonie assemblés. La traite des chèvres se fait dans la facilité, l’accord, la souple entente. Une fois traites, les chèvres se régalent de céréales versées dans de grandes écuelles de bois. Cette nuit, elles dormiront dans leur étable, à l’abri des prédateurs. Parfois, avant que l’aube ne dilue l’encre nocturne, Lucas entend le passage d’animaux en maraude. Parfois Etel gronde et montre les dents puis regagne son lit de chiffons.

   La suite du jour : le repas du soir qui est une reprise à l’identique de celui de midi. Puis une courte pause sur le banc devant la porte. Le regard du ciel est lisse, parcouru, déjà, des quelques points brillants des premières étoiles. Le regard du ciel est amical, c’est en tout cas ce que pense cette âme simple qu’un rien comble au-delà de tous les désirs. Vivre, rien que vivre est pur prodige qu’une santé solide amarre au réel avec assurance. Ceci, ce bonheur que nul n’émet au motif qu’il est trop ordinaire, Lucas en sait le prix, aussi n’exige-t-il rien de plus que ce que son destin lui a remis dont, chaque jour, il savoure le fruit avec reconnaissance.

   La fin du jour : Lucas est entré dans le buron, a allumé un feu de cheminée car à cette altitude, le froid est déjà vif malgré la saison qui avance vers les jours plus longs. C’est l’heure bénie de la lecture. Le vieil homme ne connaît rien de plus précieux que ce moment calme à l’approche de la nuit. Parfois, dans les profondeurs du ciel, l’hululement d’une chouette, le cri de quelque rapace, le craquement des pierres qui se refroidissent et se disposent au voyage ténébreux. Lucas a pris son livre favori dont un marque-page improvisé désigne le dernier endroit de sa lecture. Nul ne s’étonnera ici, s’il s’est bien imprégné des motifs qui font vivre Lucas d’une manière si ‘naturelle’ que son choix se soit porté sur ‘La Terre’ d’Emile Zola. Sans doute l’extrait ci-dessous, offert aux Lecteurs et Lectrices encore présents, se dispensera-t-il de quelque commentaire. Dans les lignes qui suivent, pourra se lire l’histoire d’un bonheur simple, tel que devenu rare aujourd’hui, au point même que l’on penserait que ce mot n’a été inventé que par des hommes depuis longtemps disparus. Mais, je m’absente et vous laisse en compagnie de cette belle prose. A elle seule elle est signe de cette prospérité que beaucoup attendent à défaut d’ne trouver la source en eux. Là est le vrai lieu ! En soi. Toute tentative de sortie n’est que pure utopie !

   « D'abord, dans les grands carrés de terre brune, au ras du sol, il n'y eut qu'une ombre verdâtre, à peine sensible. Puis, ce vert tendre s'accentua, des pans de velours vert, d'un ton presque uniforme. Puis les brins montèrent et s'épaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua de loin le vert jaune du blé, le vert bleu de l'avoine, le vert gris du seigle, des pièces à l'infini, étalées dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trèfles incarnats. C'était l'époque où la Beauce est belle de sa jeunesse, ainsi vêtue de printemps, unie et fraîche à l'oeil, en sa monotonie. Les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des céréales, roulante, profonde, sans bornes. Le matin, par les beaux temps, un brouillard rose s'envolait. A mesure que montait le soleil, dans l'air limpide, une brise soufflait par grandes haleines régulières, creusant les champs d'une houle, qui partait de l'horizon, se prolongeait, allait mourir à l'autre bout. Un. vacillement pâlissait les teintes, des moires de vieil or couraient le long des blés, les avoines bleuissaient, tandis que les seigles frémissants avaient des reflets violâtres. Continuellement, une ondulation succédait à une autre, l'éternel flux battait sous le vent du large. Quand le soir tombait, des façades lointaines, vivement éclairées, étaient comme des voiles blanches, des clochers  émergeant plantaient des mâts, derrière des plis de terrain. Il faisait froid, les ténèbres élargissaient cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s'évanouissait, pareil à la tache perdue d'un continent. »

 

 

 

 

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18 juillet 2021 7 18 /07 /juillet /2021 16:23
« La cabane est sur le toit ».

Œuvre : Laure Carré.

« La cabane est sur le toit »

***

  Tous, dans le cœur, au fin fond de la tête, dans quelque repli de l’âme, nous habitons et sommes habités. C’est dans l’essence de l’homme que de trouver lieu sur Terre et y faire croître son être. A défaut de cela, une conque dans laquelle s’immerger, l’exister est pure errance, perte de soi dans l’abîme et l’être est illisible, pareil à la feuille d’automne que la bourrasque désole et reconduit à de simples nervures.

« Et je m'en vais

Au vent mauvais

Qui m'emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

feuille morte. »

(Verlaine - Poèmes saturniens)

*

« La cabane est sur le toit »

Certes nous habitons.

Certes nous avons lieu d’être.

Mais y sommes-nous suffisamment ?

 

      Corps habité

   Notre corps, notre première cellule au monde, notre chambre où trouver repos et ressourcement, l’habitons-nous avec suffisamment de présence ? L’investissons-nous ou bien vivons-nous, à côté de lui, dans une manière de diversion, laquelle ne nous en livrerait que de superficielles lignes? Le connaissons-nous, au moins, mieux qu’à l’aune de cette carapace qui nous abrite l’espace d’une vie ? L’approchons-nous de façon satisfaisante ? N’est-il pas cet étranger, ce nomade « sans feu ni lieu » que nous feignons de comprendre mais dont nous nous détournons pour toutes sortes de raisons microscopiques : regarder le vol d’une mouche, nous hypnotiser sur la corolle d’une jupe, nous noyer dans la vitrine que nous tend le monde afin de mieux nous ravir à nous-mêmes ? Ressentons-nous, au moins, notre corps comme un habiter ? Mais il faut aller du côté de Le Clézio et se fondre dans Lullaby, cette très jeune fille douée d’hyperesthésie, cette étrange créature, cette survivance mythique qui se fond dans le monde comme le monde pénètre en elle. Mais écoutons :

« Ça faisait plusieurs jours maintenant que Lullaby allait du côté de la maison grecque. (…) Elle s’approchait de la maison, en regardant les six colonnes régulières blanches de lumière. A haute voix elle lisait le mot magique écrit dans le plâtre du péristyle, et c’était peut-être à cause de lui qu’il y avait tant de paix et de lumière : «Karisma… ».

Le mot rayonnait à l’intérieur de son corps (…) Lullaby sentait son corps s’ouvrir très doucement, comme une porte, et elle attendait de rejoindre la mer. (…) Son corps resterait loin en arrière, il serait pareil aux colonnes blanches et aux murs couverts de plâtre, immobile, silencieux. C’était cela le secret de la maison. (…) c’étaient les mouvements de son corps, séparés, qui parcouraient l’espace au-devant d’elle. »

   « Etonnante » vision du monde (au sens de l’étonnement philosophique) que celle de l’auteur qui remonte aux sources mêmes de l’étymologie afin de reconduire son lecteur au fondement de l’être, à la source qui nous amène à parution. Si nous lisons Le Clézio avec l’attention requise, nous nous apercevons que connaître son corps revient, étrangement, à s’en exonérer, à le laisser flotter dans l’espace, à se laisser envahir par lui, l’espace, dans le même mouvement qui nous fait nous confondre avec sa propre réalité. Si la jeune héroïne parvient à ce sublime détachement qui l’amène hors de son corps en direction d’un monde « magique », c’est en raison d’une autre magie, celle du langage qui porte dans son corps même, dans son lexique, des clés d’ouverture infinies. Comprendre l’état d’extase par laquelle Lullaby se détache de son corps en même temps qu’elle l’amène à sa plénitude, jamais on ne s’en saisira mieux qu’à pénétrer le sens du mot grec χ α ́ ρ ι σ μ α (Karisma), lequel veut dire, à l’origine : « faveur, grâce accordée par Dieu », autrement exprimé, faveur des dieux de l’Olympe en direction des hommes.

   A seulement s’entendre avec ce mot, à coïncider avec son mystérieux pouvoir et, déjà, la très jeune fille qui contemple la maison, mais aussi le paysage, les rochers, la mer, l’aventurière donc est en voyage pour plus loin qu’elle. Son corps devient le réceptacle, l’amphore où se déposent avec bonheur (avoir du « charisme », c’est ceci, répandre autour de soi une indéfinissable aura qui entraîne l’adhésion, la fascination des regardants) tous les sèmes qui l’entourent, le vent, les embruns, le soleil, la fuite des vagues vers le large horizon, le sel, le buisson, la course vive des lézards, « l’odeur de l’herbe qui sent le miel ». « Elle voyait tout cela au même instant, et chaque regard durait des mois, des années. Mais elle voyait sans comprendre… »

   Et c’est alors le plus extraordinaire des phénomènes qui se produit. Gagnée par le monde à l’intérieur même de son corps intime, dans le réseau dense de son massif de chair, sur la face burinée de sa peau, la voyageuse ressent les catégories qui la déterminent, espace et temps, comme affectés d’un incroyable pouvoir de dilatation. Elle ne reste pas auprès des choses, elle est chose elle-même, pouvant devenir, tour à tour ce qu’elle est en son fond, mais aussi ce qu’elle devient, ce déploiement sans fin qui la fait l’égale d’une manière d’infini, l’analogue d’un territoire sans fin. Alors habiter son corps prend tout son sens. Il n’y a plus de séparation arbitraire du sujet qu’elle est supposée être et de l’objet que le monde semble constituer a priori. L’unité primitive, la dyade révélatrice de fusion et d’harmonie s’éclaire jusqu’à l’intérieur des abysses. Il n’y a plus d’abîme mais son contraire, l’exhaussement de soi dans la manifestation quasi-absolue d’être. Une manière d’ontologie fondamentale trouvant sa propre vêture existentielle et s’y confondant dans un vertige de la vue.

Souhaitant rendre compte de cette expérience hors du commun, Lullaby s’amuse à écrire des bribes de phrases dans sa tête :

« Là où on boit la mer »

« Les points d’appui de l’horizon »

« Les roues (ou les routes) de la mer »

   et elle haussait les épaules parce que cela ne voulait pas dire grand-chose."

   Bien évidemment le « cela ne voulait pas dire grand-chose » ne prend guère sens que dans la perspective d’une perception à la limite d’une saisie extra-sensorielle de l’univers. La compréhension n’est plus de mise puisque les choses apparaissent comme étant seulement intuitionnées, dépouillées des prémices du concept, s’absentant totalement du sacro-saint principe de raison. Lullaby traverse le monde tout comme le monde s’insinue en elle, à la faveur de la vision d’une maison dont le caractère sacré est plus qu’évident - un temple grec avec son péristyle gravé du hiéroglyphe qui invite à se déporter hors de soi en direction de l’Olympe dont le sommet invisible cache aux mortels le séjour des dieux -, vision qui se rapproche d’une contemplation, seule ressource que la villégiature des immortels autorise afin que puisse être approchée cette divine ambroisie que le nectar fait resplendir, nectar dont seuls les hommes au regard exact pourront connaître le goût. Il y faut plus qu’une propédeutique, une disposition de l’âme vers ce qu’elle veut connaître : elle-même qui a été au contact du sublime et en porte la trace en quelque coin secret. Jamais la beauté ne s’oublie.

   La merveilleuse héroïne retourne souvent sur le lieu magique afin que quelque chose comme une ouverture se produise en elle, qu’elle se sente habitée par ce monde étrange qu’elle habite elle-même comme par la grâce d’un merveilleux et inépuisable cercle herméneutique. Car, du monde, il y a infiniment à comprendre, à interpréter. Quantité de symboles croisés, de métaphores ruisselantes, de poèmes suspendus en l’air qui vibrent dans la clarté du jour, font leur braise en trouant la nuit de cet œil identique au troisième œil des orientaux, ou « œil de l’âme » qui ouvre majestueusement la connaissance de soi, des autres, enfin de ce qui n’est pas soi. Avec elle, l’altérité, il faut vivre sans frontière, d’une façon naturelle et aussi bien incliner vers le rocher, l’arbre, l’eau, l’enfant aux yeux de lumière, l’étranger au masque de cuivre, la course primesautière du papillon, le nuage dans sa navigation hauturière. Ce qu’est la maison en tant que symbole s’éclaire soudain avec l’intensité d’une vérité. C’est cela que Lullaby cherche inlassablement sur cette côte de rochers sauvages livrée au vent, au soleil, au silence immense comme la courbe de la mer, la vérité, seul cheminement qui signifie jusqu’à l’acmé de soi :

   « Elle aurait bien voulu revoir la belle maison grecque aux six colonnes, pour s’asseoir et se laisser emporter jusqu’au centre de la mer. (…) Alors elle s’assit sur une pierre, au bord du chemin, et elle essaya d’imaginer la maison. Elle était toute petite et blottie contre la falaise, ses volets et sa porte fermée. Peut-être que désormais plus personne n’y entrerait. Au-dessus des colonnes, sur le chapiteau triangulaire, son nom était éclairé par le soleil, il disait toujours :

ΧΑΡΙΣΜΑ

Car c’était le plus beau nom du monde. »

   Bien difficile de conclure après une si belle évidence de ce que la beauté veut signifier lorsque la conscience la vise avec la justesse requise.

   « La cabane est sur le toit ». Le temps n’est-il pas venu de dire que cette cabane qui nous habite depuis notre plus jeune âge peut enfin trouver son assise et son royaume ? Et pourquoi donc faut-il qu’elle soit « sur le toit » ? Mais sans doute parce que les révélations n’apparaissent qu’en pleine lumière, en haut du monde, quelque part près de l’Olympe. Nous disons et nous rêvons à ce qui pourrait advenir si, d’aventure, nous y trouvions notre site pour l’éternité. Car c’est de cela dont il serait question : du règne infini des choses belles.

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9 juillet 2021 5 09 /07 /juillet /2021 17:21
Mirage, été, attente.

« L’été »

Photographie : Patricia Weibel

*

   L’été. Depuis l’angle vif du frimas, depuis le gel faisant ses dentelles aux cimaises des toits, on n’avait été que cela : attente de l’été. L’été passé, l’été prochain. Entre les deux, abîme et vacuité, perdition du corps pris dans sa gangue de toile lourde. L’été, comme une antienne, comme une eau de source claire au milieu de la steppe, la promesse d’un don, l’éclat du jour au sommet d’une montagne. L’été surgissait-il et l’on oubliait les autres saisons. L’éclosion du printemps et ses belles efflorescences. La chute de l’heure dans les teintes chatoyantes de l’automne. L’hiver et son exactitude bleue, ses arêtes vives, l’air cristallin se détachant de la terre comme une brume. On oubliait tout, on faisait allégeance au solstice, on fêtait la Saint-Jean, allumant sur toutes les collines du monde les feux de la joie. On se disposait à exister dans la multitude, on ouvrait ses fenêtres, on dénudait son corps, on plongeait avec délice dans l’eau verte des atolls. On retournait sa peau de vivant, on l’exposait aux clameurs solaires, aux chutes de phosphènes dans l’espace infini. Dans le ciel étaient les grandes tornades blanches, les girations d’étoiles qui, la nuit, prolongeaient le tumulte du jour. Comme si rien ne devait jamais finir. Ivresse chevillée au plus près d’un facile bonheur. Extase offerte aux officiants des plages. Plénitude faisant couler son miel aux mains tendues qui voulaient bien la saisir. Luxe sans frontière habillant les yeux révulsés de beauté immédiate.

   Mais regardons l’image. Mais soyons lucide afin que quelque chose s’éclaire à l’intérieur du corps en direction de ce qui est à comprendre. Quelque part, dans l’ombre dense de la fin de la nuit, est une bâtisse pareille à une grange, avec sa frise de tuiles romanes, ses lourds piliers de pierre, sa courte savane lustrée d’une lune gibbeuse, la résille de la clôture si fragile qu’elle semblerait ne pas exister. Partout, alentour, dans les termitières de ciment dorment les hommes au sommeil de plomb. Partout, dans les villes piquetées de lumière, trouées de lampadaires, se joue la décroissance du désir, se résout la tension du jour écrasée d’hébétude. L’été est là avec ses excès, ses débordements, ses flux solaires qui usent la rétine, ourlent les anatomies de sueur profuse. La hampe des sexes est dardée, turgescente dans sa volonté dionysiaque de presser les grains, d’en extraire jusqu’au vertige le suc fécondant. Les sexes sont ouverts prêts à accueillir l’ambroisie, à la faire rayonner, à en multiplier l’audace, à la dispenser à tout ce qui croît et porte au-devant de soi la gloire d’exister. Corps chavirés dans l’alambic de la nuit. Corps mutilés par l’ardente possession, floculation du plaisir, gemmes se terrant au cœur du souci alors que le jour approche. Car l’ombre est à sa fin qu’effacera, bientôt, la première eau matinale. L’heure est fixe, l’heure est dense qui dit le chavirement des âmes, la dissolution de l’esprit dans la fournaise de la mort différée, mise à distance, terrassée sous les coups de boutoir de la puissance de vivre.

   Dans l’enceinte violentée des têtes que cernent les pesanteurs du rêve, rien n’apparaît encore de très sûr, sauf un flottement, les coups de gong comateux frappant aux paupières, les paroles laineuses de l’inconscient. Cette heure est rare, cette heure est précieuse car elle est la dernière liberté, l’ultime rempart avant que le jour ne déplie ses rémiges, que ne s’envolent les dernières illusions, que ne meurent à la fontaine des heures les dentelles oniriques, les fils de cristal de l’utopie. Car l’été, plus que toute autre saison, en raison de sa démesure même, reconduit les Existants à tracer les contours de leur être au seul compas de l’imaginaire. Illusoire liberté qui, l’espace d’une exubérance tropicale, n’aura offert qu’une diversion, un tremblement au bord de quelque lagon paradisiaque, des amours clandestines, des amants de passage, des réalités de pacotille alors qu’en notre fond, nous les Vivants, ne demandons que l’ouverture d’une vérité par laquelle nous serions au monde dans la plus grande exactitude qui soit. Celle de coïncider avec la pure beauté de l’aube, de goûter l’ambroisie du poème, de regarder l’œuvre d’art dans la pure contemplation.

   L’été. A peine commencé que, déjà, il se retire sur la pointe des pieds. L’été que nous désirons depuis la froidure de nos corps transis de solitude. L’été, nous le voulons et déjà il n’est plus qu’une lointaine brume à l’horizon du doute. L’été existe-t-il vraiment ? N’est-il pas seulement une hallucination, la braise de notre désir, le feu de la création dont nous voudrions être atteints ? L’été.

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1 juillet 2021 4 01 /07 /juillet /2021 16:37
Toute jouissance est cri.

« Le Cri » - Edvard Munch – 1893

Source : DigitaltMuseum

*

[Pour servir de commentaire aux deux phrases

sur la « jouissance » d’Hélène Henry.]

 

   « Entre plaisir et déplaisir constitutifs de la jouissance, elle se demandait si elle n'allait pas se mettre à "aimer" des hommes pour lesquels elle ne ressentait aucun désir. Une manière d'acter le déplaisir dans le jouir. » HH.

*

   Jouir est s’oublier soi-même en même temps qu’amener l’autre à paraître sous la figure de cela même qui comblera l’abîme de nos sens. Dans l’acte de jouir, c’est le jouir lui-même qui est porté à son acmé comme le point ultime d’atteinte de l’exister, sorte de non-retour car, jamais, l’on ne revient en-deçà de cette sublimation que, toujours, l’on veut porter à un exhaussement. C’est l’au-delà de la jouissance en tant qu’expérience limite de soi qui est en jeu. Pure dissolution des consciences dans l’atteinte de ce qui est pur absolu.

Soi dépassé.

L’autre, dépassé.

   Seul, l’objet au centre du désir : cette chair transcendée, cette pomme cézanienne dans le pur éclat d’elle-même, ce nu de Modigliani dans la rutilance de l’acte de peindre. Mais aussi bien cet objet rejeté, cette mise en scène du pur contingent réalisé par le truchement de l’arte povera. Mais aussi bien cette femme que nul ne remarque, cet homme ordinaire battant le pavé, que l’on rejoint dans la mansarde afin d’y conjuguer les flammes du désir.

   La jouissance est une telle démesure qu’elle suspend le jugement - la fameuse époché phénoménologique -, pour ne laisser place qu’au flux impérieux du « plaisir intense des sens », étymologie de « jouissance ». C’est un non-espace, non-temps qui s’installe comme une braise vive dans la chair des amants, écharde que, toujours, ils chercheront à retrouver sous les espèces d’une improbable éternité. Il n’y a guère de dissolution temporelle aussi efficace, d’expérience ontologique qui porte aussi loin les individus à la frontière à partir de laquelle seul le néant a lieu.

   Le jouir est cette phase excédant son propre objet, cette oscillation entre deux vertiges : celui de vivre, celui de mourir. Sous la figure rayonnante de la jouissance, la souffrance à l’état pur. Celle, précisément, de l’impossibilité d’un « éternel retour du même ». « Post coïtum omne animale triste ». Infinie tristesse d’un acte dont on sait qu’il ne se dépassera pas, qu’il est humainement déterminé par deux bornes infrangibles : naissance, mort. Thanatos s’agitant sous Eros. Jouir est le dernier cri avant la finitude. Pour cette raison, « qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ». Ainsi disait le poète, en termes choisis, ce que l’existence dit en mode prosaïque.

   Ce que l’amour dit en poème, la douleur l’énonce en prose. Nous ne sommes que ce battement entre deux impossibles : celui de renaître, celui de mourir bientôt. La jouissance est là comme seul recours pour tenir éloignés les deux bords de l’abîme. C’est pourquoi, avant tout, il n’est qu’un harmonique du cri. Cri primal par lequel nous paraissons. Cri dernier par lequel nous refermons la parenthèse. Il n’est temps que de jouir dans cet intervalle !

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30 juin 2021 3 30 /06 /juin /2021 16:46
On disait la nuit …

« La nuit »

Photographie : Patricia Weibel

*

   On disait la nuit, sa douceur d’ouate noire, son accueil des corps dans le repos, l’aire de ressourcement de l’esprit, la plénitude de l’âme dans les voiles du songe. Tout cela on le disait, mais précautionneusement, du bout des lèvres, roulant les paroles délicieuses dans le limaçon étroit et volubile de sa langue. De peur que la vérité du dire ne s’étiole et que ne demeure la perdition pareille au feu-follet, la perte à jamais du fantasme dans les rets du réel. Les papilles s’irisaient à seulement effleurer l’ombre nocturne, à l’évoquer à la manière d’un baume dont on pouvait, à loisir, oindre la moindre parcelle de sa peau. Le soir, à l’heure où les hommes et les femmes regagnaient leurs logis avec des roulements d’épaules et des hanches chaloupant en cadence, déjà l’on se disposait à recevoir la nuit, sa braise vive. Car l’on croyait à la pointe du désir lovée dans les plis d’ombre, car l’on pensait la nuit dispensatrice de jouissance, pareille à la hampe de fougère dispersant dans l’éther les spores de la joie, les corpuscules de la fécondation. Ne disait-on pas, ordinairement, la nuit féconde, sa forme identique à la rotondité de la Lune, cette effigie féminine, son gonflement comme l’amante ensemencée qui porte en soi la demeure visible à partir de laquelle la vie sera et fera son étourdissant carrousel ? Ne disait-on ceci avec l’intime conviction que rien n’était à espérer du jour, de la lumière qui anéantissaient tout dans une même indistinction et reconduisaient au néant les étreintes nocturnes ? Ne proférait-on cela à longueur d’heures creuses, à l’aune d’une insuffisante pensée ? Car il y avait danger à ne pas s’écarter de soi, à vivre dans la première assertion venue, à en faire un acte de foi, puis vaquer à ses occupations avec la tranquillité et l’assurance de celui qui sait, de celle qui a expérimenté jusqu’à la dernière goutte la fontaine de la révélation.

  Le matin, après que les étreintes nocturnes avaient eu lieu, on se levait en titubant, au bord d’un vertige. On buvait son café dont on ressentait la brûlure comme si elle avait été une confirmation du désir, son dernier reflux sur la pente du jour. On s’accouplait alors selon quantité de combinaisons, dans les transports, dans les carlingues de métal des voitures, dans les bureaux où crépitaient les messages du monde. C’est à peine si l’on jetait un coup d’œil aux silhouettes adjacentes, ou alors furtivement, de peur d’y lire ses propres désirs, de voir s’allumer sur la blancheur de la sclérotique voisine la verticalité de ses propres fantasmes. En réalité, on remettait à la nuit, à la part d’encre et de suie la tâche de sceller le désir, de ne point l’exhumer dans la démesure de la clarté. Il fallait demeurer au secret et ne pas déflorer ce qui avait eu lieu. C’était une trop vive brûlure et les gestes de l’amour devaient s’envelopper d’un suaire noir, glisser identiques à des racines dans les touffeurs du limon, s’invaginer dans les convulsions de la glaise. On crucifiait Eros sous Thanatos, on effeuillait les gerbes du plaisir et l’on n’en gardait que quelques étamines, la levée d’un pistil dans l’aube claire.

   Mais combien l’on était dans l’erreur. Combien on offrait en sacrifice ce qui, né du tumulte des sens, voulait se dire dans la plus haute profération, voulait rayonner et ensemencer le ciel de la seule nécessité qui soit : prendre acte de soi, de l’autre et porter bien au-delà des yeux soudés de cécité le prodigieux don d’exister. Voici ce qu’il aurait fallu faire. A la pointe du jour ou bien à la naissance du crépuscule, ces deux moments du dialogue du jour et de la nuit, il eût fallu s’accoupler dans les chambres ouvertes, au sommet des rochers, en haut des dykes de lave, dans la rutilance de l’heure, sur les plages de galets gris, sur les pampres couleur de feuille morte des vignes, sur tous les autels du monde, au milieu des agoras semées de vent, sur la crête des falaises de craie, dans les corridors des villes, en haut des immeubles de verre aux mille réfractions. Ce qu’il aurait fallu penser : cette évidence qu’à elle seule la nuit ne pouvait contenir l’entièreté du désir, la totalité de la jouissance universelle. Tout comme l’art, la rencontre a besoin de lumière afin que s’ouvre le motif de la compréhension. La nuit, ce principe féminin enveloppant, cette conque apprêtée à la réception en même temps qu’à la donation, cette bogue semée d’un vivant corail, il lui faut impérativement rencontrer le jour, ce principe masculin ouvrant, perforant, disant en mode symbolique la turgescence de l’éclair, son rayonnement afin que du monde compact, dense, quelque chose s’éclaire et devienne visible.

   C’est toujours dans la démesure - l’amour est une chose de cet ordre puisque, à proprement parler, jamais il ne saurait être mesuré, thématisé dans les limites étroites d’un étalon -, c’est toujours dans l’excès que les vérités surgissent avec leur incision de silex. La nuit, il faut la déflorer, l’ouvrir jusqu’à l’extase, Dionysos surgissant, tel le Minotaure des failles de l’ombre pour faire croître ce qui, toujours a besoin de s’exhausser de l’abîme et se révéler au plein jour, au soleil dont le principe mâle fécondateur est le vivant archétype. Longtemps nous avons cru que la nuit nous sauverait de nous-mêmes, nous accueillerait dans des langes d’ombre, tels de touchants et fragiles nouveau-nés. Oui, certes, mais il est temps de déciller ses yeux, de voir en face ce qui nous requiert en tant qu’hommes, en tant que femmes. C’est toujours d’une violence dont il est question, d’un affrontement du jour et de la nuit que résultent les formes que nous mettons au monde. Tout est déchirure, aussi bien l’hymen de l’amante que le saut de l’homme dans l’abîme qui le reçoit afin que quelque chose de possible ait lieu. Nous sommes toujours l’endroit d’une tragédie. Or, la tragédie, de tous temps, a eu besoin d’une scène pour installer l’espace de son jeu mortifère. Commençant à exister ou bien donnant la vie, à savoir le sens, nous mourrons à nous-mêmes alors que le jour se lève et que la nuit s’enveloppe de sa chape nocturne. Jamais on ne peut échapper au rythme universel et immémorial du nycthémère, ombre lumière, lumière ombre jusqu’à notre clignotement dernier. Osons la nuit ! Osons le jour !

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28 juin 2021 1 28 /06 /juin /2021 17:27
Temps de beauté.

Œuvre : Sophie Rousseau

Aquarelle et encre

*

   En ce temps-là la beauté était partout. De terre, de ciel, d’eau, de nuage. Il suffisait de vivre, de respirer, de toucher et l’on était libre de soi, tout contre les choses, dans leur pulpe intime, au bord de l’horizon où s’ouvre l’écume des grands oiseaux blancs. On était soi dans la multiplicité du monde, naturellement, comme le vent traverse le ciel, comme l’eau s’écoule de la source et rejoint la mer par le glacis des rivières. Continuellement, les cannelures du ciel déversaient leurs aiguilles de cristal, les arbres dressaient dans le bleu leurs flammes ardentes, les montagnes élevaient leurs cônes et leurs pics dans la forme de la puissance, de la majesté. Tout était encore disponible et les yeux des hommes, soudés au ventre de la terre, dormaient dans une même cécité. Le monde était une simple connaissance de soi, de l’intérieur, de l’ombilic même où se trouvait l’origine. Pour atteindre cela qui se dressait devant elles, les consciences n’avaient qu’à s’ériger en pensée et demeurer dans l’enceinte brillante de leur propre révélation. On n’avait pas besoin de beaucoup de corps, pas besoin de beaucoup de chair. Seulement une excroissance de peau en direction de l’arbre, de la feuille, du rocher, des piquants d’oursins des étoiles, des bogues trouées des éponges. Un effleurement, un exhaussement de la périphérie de l’œil, la levée d’un doigt dans la brume floconneuse, l’empreinte légère d’un pied sur la théorie jaune du sable.

   Voici, en ce temps-là, ce que l’on faisait dans la plus grande nudité de soi qui se pût concevoir. A peine une esquisse à contre-jour de l’ombre, le glissement de sa propre silhouette entre deux feuilles d’air, la progression d’un enfant sur des calots de verre. Nul besoin de dire les choses dans une manière d’imprécation, nul besoin de crier aux meutes adjacentes la beauté de la parution, nul besoin de dresser l’oriflamme de la gloire sur la bannière du ciel. Se laisser aller comme le grésil dans le ciel de décembre et voltiger à l’infini du temps avec la grâce de la goutte à la pointe de l’herbe. Alors tout venait avec facilité, tout s’illustrait dans la transparence, tout rayonnait du cœur de sa propre signification. On était là, dans le premier tremblement du paysage, avant que ne se déchaîne la lumière, avant que les bruits ne percutent les tympans de leurs gongs apatrides, que les mouvements ne s’agitent en tous sens. C’était l’heure magique avant l’heure, c’était le temps merveilleux avant le temps. L’immémorial balancement du nycthémère s’était figé et plus rien n’oscillait que le cœur des hommes. Alors les yeux s’ouvrent, les mains se tendent, les jarrets se plient à la cadence de la marche, la peau se met à rutiler comme les masques des Incas dans la nuit des pyramides.

Temps de beauté.

   Là, devant soi, à portée de regard, émergeant tout juste de l’ombre, la première bande de couleur, virant au bleu outremer, à la densité nocturne, à la compacité d’une faille d’obsidienne dans la touffeur de la terre. Là, les premiers arbres, les premiers pins maritimes, ces sortes de géants qui cernent la dune de leurs cargaisons de poutres brunes, ces débonnaires vagabonds qui ont fixé leur nomadisme au bas de la montagne de sable, comme pour l’endiguer, arrêter ses vagues de silice, enserrer dans le réseau dense des racines la fuite vers les landes de bruyère et les lames dentelées des fougères. Ils bougent à peine dans la lumière juste levée et le ciel gris semble avoir posé son ventre sur les bouquets d’aiguilles pareils à des pinceaux célestes. Tout est tellement étal dans la quiétude, ici, dans ces contreforts de poussière brune et l’on croirait avoir affaire à l’éternité avec les étoiles des secondes prises dans la glu immobile du temps. Et plus rien ne compte que cette disposition à soi des choses, et plus rien ne compte que son propre événement d’être. On est inclus dans tout ce qui pourrait advenir comme simple révélation. Le monde, on ne le sent plus étranger, loin de soi, mais en soi et l’on est ce fragment immensément mobile, cet à peine microcosme voulant chanter le concert de la nature, faire sa voix menue, se glisser dans tous les interstices du savoir, les galeries du connaître. Son corps de chair et de peau, on le sent étrécir, devenir lettre de l’alphabet dans le grand lexique universel. Comme un fourmillement des cellules, une agitation moléculaire, une infinie translation de quarks au fin fond de l’idée de soi. Mais nul étonnement à cela, nulle frayeur qui pourrait s’attacher à la crainte de quelque dissolution, au surgissement du pur néant. Bien au contraire, l’entrée dans le royaume de la matière, de l’incessante révolution des sphères anonymes qui nous habitent de leur silencieuse rumeur se fait dans l’évidence. C’est tout juste s’il s’agit d’un tressaillement, d’un clignement de cils et voilà que survient le prodige.

   Soudain, on se sent dans la tunique noire, dans l’architecture de cuir étroit, lisse, brillant comme mille étoiles. En arrière, on sent le renflement ovale de son abdomen, puis la scissure centrale comme un isthme, puis les tiges des six pattes pareilles à de minces sarments, mais c’est surtout le périscope de la tête et son travail d’éclaireur de pointe qui nous fascine. C’est partout un essai de se saisir du mystère, d’en apprendre un peu plus sur ce que nous sommes, sur ce qu’est l’autre - cette brindille, cet éclat de lumière, cette gemme dans le ventre de la terre -, l’autre par qui nous existons mais dont l’inquiétude nous environne de son continuel bourdonnement. Les ocelles s’animent, les scapes dressent leurs tiges aiguës, les funicules balaient la moindre poussière présente dans l’immense nacelle de sable, cette dune métaphore d’une connaissance plurielle, infinie, insaisissable. Les mandibules tremblent, fouissent dans toutes les directions, prélèvent un fragment de limbe ici, une nervure de feuille là, une larme de résine ailleurs. L’agitation est grande parmi le peuple des fourmis. Ouvrière parmi les ouvrières, nous progressons dans le ventre illuminé de la fourmilière. La lumière coule partout comme un miel, comme un nectar sublime, comme un soleil pulvérulent. Nous la sentons faire ses mille irisations dans la boîte lustrée de notre corps et jusqu’au sommet de nos antennes, cette projection de notre conscience vers le haut des choses, autrement dit le sublime. Car, devenus modestes fourmis, insectes au devenir étroit, nous n’en sommes pas moins des questionnements de l’espace, du temps, de la présence partout répandue. Nos trajets syncopés, notre affairement à nul autre pareil, notre hystérie nomade n’ont d’autre explication que celle-ci : savoir qui nous sommes dans la grande dérive mondaine. Alors nous n’avons de cesse de nous saisir de la moindre information, du plus petit indice et de l’enfouir dans le secret du grenier à grains afin, qu’un jour, il consentît à nous délivrer de cette sourde ignorance qui nous pousse toujours plus loin, aux limites de nos propres frontières. Cette sortie de soi en direction du monde, les hommes l’appellent « transcendance », mais nul ne sait quelle est sa finalité, de quelle matière elle est tissée, ce que son contenu nous apprendrait sur nous-mêmes, sur l’origine des formes. Du plus loin de l’horizon cela appelle, cela fait sa rumeur de brume, cela émet son envoûtante sonatine, cela fait ricocher les trilles cristallines jusqu’en notre désir de nous expatrier de nos limites. Nous en avons assez d’être confinés dans les meurtrières d’un questionnement identique à un « éternel retour du même », genre de rengaine monochrome se diluant dans l’aube des envies indigentes. Alors, parfois, nous désespérons, nous nous précipitons dans une chambre à la porte étroite, nous y lisons quelque poème bucolique, nous nous essayons à déchiffrer les hiéroglyphes métaphysiques, les théories abstraites de la philosophie, les arcanes de l’art. Nous regardons « Le cri » d’Edward Munch et le cri nous possède de l’intérieur, lance ses assauts contre la cellule de peau, se rebelle, veut sortir, veut essaimer, par le monde, son vent d’effroi. C’est si éprouvant de penser et de faire l’expérience du vide.

   Alors nous commettons nos mandibules à l’exercice de la cueillette, tout comme le faisaient nos ancêtres, ces chasseurs-cueilleurs de la préhistoire se confondant avec le mouvement même qui les amenait au-devant d’eux, dans un savoir de pierre et d’abri pariétal, à l’ombre des frayeurs natives, sous l’aile qui moissonnait le ciel de ses incompréhensibles gerbes de feu. Oui, l’inconnaissance, peu à peu, a déplié ses membranes. Oui, la métamorphose a commencé à se produire qui nous conduit en direction de l’imago. Mais le lieu est encore loin, mais l’errance est encore grande qui nous conduira au seuil de nous-mêmes dans cette géographie d’une possible compréhension. Beaucoup reste à déchiffrer, à l’aune de notre raison raisonnante, à la lumière de notre néocortex, mais aussi à l’ombre immémoriale de notre système limbique, de notre anatomie reptilienne. Certes nous nous sommes redressés au-dessus des herbes jaunes de la savane, certes nos bourrelets sus-orbitaux se sont effacés faisant briller sur la cimaise de nos fronts les lueurs de l’intelligence, l’architecture droite de la volonté, les diagonales du projet en direction de cet avenir qui nous enjoint de témoigner tant qu’il est temps. Mais, malgré notre accession aux mœurs policées, aux bonnes manières, aux considérations éthiques, il nous manque encore de pouvoir dresser dans l’éther les menhirs de l’essence humaine, à savoir la certitude d’être dans une vérité et d’y demeurer. Alors nous n’avons de cesse de poursuivre notre marche en avant, d’enfouir nos trésors - nous ne les comprenons pas encore -, dans les mystérieux coffres-forts de la salle d’hibernation, d’apporter de la nourriture aux larves et aux nymphes sans bien savoir quel étonnant métabolisme résultera de cet obsessionnel nourrissage, de parvenir, enfin dans l’enceinte de la chambre royale, à cet endroit de la dune où ne tarderont guère à éclore les grappes d’œufs de la future génération, celle qui, nous succédant, poursuivra l’inlassable tâche de tenter de comprendre l’univers, son fonctionnement, de percer un peu de la passion des hommes, de leur folie, de leur génie aussi qui est immense mais demeure crypté aux yeux des mortels comme demeure secrète la présence au monde de ce qui est.

   Maintenant, il est temps d’abandonner cette tunique, qu’un instant nous avions revêtue, comme on le ferait d’un véhicule nous transportant hors de nous-mêmes dans la contrée des évidences absolues. Même la laborieuse fourmi est impuissante à nous procurer cet éblouissement de la conscience par lequel rejoindre le domaine du dévoilement ontologique. Il nous est enjoint de demeurer hommes dans le corridor étroit d’une chair oublieuse d’elle-même, de l’autre, du monde. Marcher comme le pèlerin, en direction d’une foi, donc d’un inconnaissable, plutôt qu’en direction des certitudes de pierre d’un quelconque sanctuaire. La vérité et le savoir que nous avons d’elles, les certitudes, sont intimement coalescents à ce que nous sommes, enracinés dans le profond de nos cellules, inscrits dans la rivière de notre sang, gravés dans le massif de nos chairs, tatoués en lettres de feu sur la zone libre de notre épiderme. Seulement, avec ceci, ce savoir des choses, nous sommes sans distance puisqu’il s’agit de nous. Mais nous le savons d’une manière intuitive et nous feignons d’ignorer ce qui s’éclaire de l’intérieur, comme s’éclaire le ventre de la dune afin que nous prenions acte de son mystère, de son infinie richesse, de l’arche infiniment brillante de sa polysémie. Partout sont les choses qui parlent, partout sont les yeux qui regardent, partout sont les ocelles des arbres qui nous interrogent et que nous interrogeons à notre insu. Partout sont les montagnes, les dunes à la croupe infinie portant jusqu’au ciel le miracle de leur présence. Et chaque grain de sable est un minuscule fragment du savoir. Une étonnante réverbération de l’être qui nous habite et s’impatiente de se révéler à lui-même dans la plénitude.

   Maintenant la lumière est haute dans le ciel et on sort à peine du ventre maternel, du grand dôme de sable qui, un instant, nous abreuva de sa douce ambroisie. La dune, sous les pieds, est cette vague jaune orangé qui fait glisser à l’infini son échine de squale marin. Des vergetures la parcourent de leur simple insistance, de menues falaises s’en détachent, venues dire aux hommes la juste mesure de l’exister parmi les choses. Nous sommes si inapparents dans la grande course universelle, le glissement des astres sur la courbe du ciel. Parfois de grands oiseaux blancs nous frôlent de leurs drôles d’ailes tellement semblables à de la neige. Longtemps après qu’ils sont partis, on entend le vent s’engouffrer dans leur voilure, claquer comme des haubans dans la tempête. Alors l’espace se déploie aux quatre coins de l’horizon, gonfle comme une baudruche, joue avec les nuages et avec l’absolu comme il le ferait d’une simple balle lancée en direction des étoiles. Là, sur l’épaule de soie, face au réel pris de démesure, nous rêvons longuement et il s’en faudrait de peu que nous ne nous évanouissions dans quelque trou de silence. Mais nous résistons, mais nous voulons voir le prodige d’exister et nos pupilles se creusent, font de profonds puits et la mydriase nous atteint de plein fouet jusqu’aux derniers remous de l’inconscient, faisant naître avec elle les étincelles de la lucidité. Alors cela devient presque insoutenable de faire face à tant de beauté, à tant de liberté faisant claquer sa bannière d’or au-dessus, bien au-dessus des termitières où habitent les vivants. Puis, à mi-chemin de l’ocre uni de la colline, c’est une autre écharpe sombre qui flotte dans le vent venu de la mer, l’écharpe des pins décharnés qui luttent pour se maintenir, toutes racines dehors, qui tentent de s’agripper au moindre monticule et, parfois, on a l’impression qu’il s’agit de palétuviers juchés sur leur rythme polypode, la herse pathétique de leur prétention à être. La brise venue du large passe et repasse dans la chevelure hirsute des arbres, les dresse en épouvantails contre la toile du sable s’écoulant en ruisseaux gris jusqu’au rivage perdu dans le doute et la brume. Tout en haut de la minuscule canopée, du fleuve végétal presque parvenu à son étiage, on entend le crépitement des minuscules grains de roche, comme un lent émiettement du temps, une réduction de l’air aux dimensions d’une respiration étroite. En eux, dans leur modestie de roche usée jusqu’à la limite de la disparition, est contenue une manière d’alternance à dire la vie, à dire la mort. Mais de ceci, cette possible tragédie, l’on n’est nullement atteint. Ici, aux limites du monde, tout devient possible, y compris l’éternité. C’est le destin de tout paysage qui nous toise du haut de sa puissance - plateaux andins, sommets himalayens, vastes canyons, plaines immenses des lagunes, calderas volcaniques -, que de nous porter bien au-delà de nous dans le vaste et étonnant domaine de l’indicible. Seule la mutité est la réponse adéquate, l’immobilité la syntaxe rendant compte de l’événement.

   Puis nous abandonnons la meute végétale, ses derniers bouquets dressés contre le vent. L’air est vif, tranchant comme la lame et fait ciller les yeux, venir les larmes qui brouillent la vue, dispersent la conscience en milliers d’éclats pareils à du verre pilé. L’océan est là avec ses immenses battements qui, continûment, cognent le socle de la terre et cela fait un grondement continu, un chapelet de déflagrations qui parcourent le lacis des branches, les moignons des souches, les écailles des pommes de pin. Les lézards à la gorge verte et bleue se dressent sur l’épine de leurs queues et leurs goitres boivent les sons, l’écume marine comme ils le feraient, gobant des nuées d’insectes. Pas très loin dans les creux des marais, sur des pierres plates et moussues, les tortues cistudes ressentent cette vibration dans leurs corps gélatineux et elles durcissent leurs carapaces, terres craquelées par le temps, et elles dressent leurs têtes de reptiles inquiets et elles dardent vers l’arrière l’écharde pointue de leur queue. Car nul ici, personnes, animaux, choses, ne peut se dérober au constant tellurisme de la dune à son érosion, à sa lutte avec l’eau, l’air, la violence des éléments. Au fond des abysses, dans l’œil glauque des lamproies, dans la métaphore grise de la lourde inconscience, c’est la même chape qui fait s’agiter les eaux à la densité de plomb. Comme une connaissance du monde qui jouerait sa partition élémentaire, eau, air, feu, terre sans que rien n’en décèle le lourd dessein. Voilà, peut-être, où se jouait l’histoire secrète des hommes, dans cette infinie dialectique des choses originelles dont, jamais, ils ne pourraient percer la bogue immémoriale, comme si, de toute éternité, le savoir devait se heurter au monticule de la dune, à la flaque sombre de l’océan, aux mystérieux emmêlements sylvestres, aux caravanes des nuages, afin que de cette soif jamais étanchée naisse, toujours, le chemin vers plus loin que soi et la volonté d’y inscrire sa présence. Peut-être n’y avait-il rien d’autre à comprendre que cela. Peut-être ! Alors, nous regardons les œuvres, alors nous regardons les taches de couleur, les chutes d’encre, les étoilements de gouttes, les fleuves du sens faire leurs étincelants parcours. Et nous rêvons longuement. Longuement nous rêvons !

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19 juin 2021 6 19 /06 /juin /2021 15:27
Ce qui, d’elle, est invisible.

"Physiognomonie partisane"

avec Kimberley Sommer

Œuvre : André Maynet

*

   « Elles sont belles, les fumées. Du haut d’une montagne, je vois les fumées qui s’élèvent au-dessus des plaines et des vallées. Elles montent dans l’air calme, pendant des heures, s’étalent, puis disparaissent à une certaine hauteur, sans qu’on puisse voir comment.

   Elles forment des colonnes bien droites qui montent au-dessus des toits des maisons. Grises, légères, les fumées qui savent parler des choses douces et tranquilles, d’âtre, de repas en train de cuire, de sarments, de branches sèches qui crépitent, les fumées de la paix.

   Elles disent des choses émouvantes, des choses humaines. Les montagnes sont dures et magnifiques, la mer est vaste, les fleuves sont pleins de puissance. Mais les petites fumées pâles témoignent simplement que ces lieux sont habités, qu’il y a ici des familles, des enfants, de la douceur ».

JMG. Le Clézio – L’inconnu sur la terre

*

   Comment mieux introduire à une lecture de cette image d’André Maynet qu’en citant la très belle et limpide prose de Le Clézio ? Très simple aussi, telle cette fumée qui s’élève dans le ciel avec l’à-peine insistance des choses précieuses, élégantes, qui nous disent la beauté du monde en même temps que celle des hommes qui, la contemplant, se penchent aussi sur la leur et la portent au-devant d’eux dans une manière de certitude. Il en est ainsi de toute vérité qui brille comme la flamme, crépite comme l’étincelle et contient dans son germe la totalité de ce qu’elle est, à savoir l’évidence, l’amplitude d’une justesse du regard visant le réel. Comment pourrions faire l’économie de la présence de la source, du ruisseau sous la fraîcheur des ombrages, de la crête des montagnes qui se teinte de pourpre, des feux de Bengale qui s’allument sur le dos des vagues dans l’aube saisie de blancheur ?

   Et, si nous évoquons la fumée, si nous célébrons sa joie en même temps que le signal qu’elle nous adresse, c’est en raison du célèbre sfumato dont Léonard de Vinci fut l’initiateur avec le bonheur esthétique que l’on sait. Avant d’être une technique, celle du glacis et de la superposition patiente des couches sur le subjectile, le sfumato est, avant tout, une poétique qui entraîne avec elle la connaissance de la forme ou l’essence des choses car, voyant une œuvre dans son bel accomplissement, nous nous disons, à l’instar d’Aristote : « tiens, c'est exactement ainsi qu'est la chose », autrement dit nous pénétrons son être en son intime signification.

   Mais écoutons Léonard théoriser dans son « Traité de la peinture » cet effet canonique de la Renaissance : « Veille à ce que tes ombres et lumières se fondent sans traits ni lignes comme une fumée». Or, cette manière d’envisager la maîtrise de la matière picturale est le plus souvent associée à l’usage du clair-obscur (chiaroscuro), ceci renforçant un volume que ne cerne aucune ligne, lequel est sujet à constante métamorphose selon telle ou telle visée du Voyeur de l’œuvre, selon les déplacements successifs donnant lieu à ses différents points de vue. La Joconde en est la plus célèbre dépositaire, elle dont jamais on ne cerne les traits qu’à éternellement les placer dans une perspective renouvelée et c’est cette fuite, cet insaisissable dont Mona Lisa tisse la toile de son mystère.

   Un autre exemple de ce flou, de cette approximation de la vision qui agrandissent le champ de nos perceptions, inclinent à forer l’image en-deçà et au-delà de la surface réfléchissante, à faire du glacis cette vitre transparente douée de multiples virtualités, de sèmes infinis, se trouve également dans l’œuvre de Vermeer sur laquelle le regard ricoche comme pour nous dire, dans une sorte de bel oxymore l’impossibilité de pénétrer à l’intérieur du Sujet, en même temps que notre tentation permanente de nous y entendre avec ce qu’il donne à connaître, peut-être à son insu, à moins qu’il ne s’agisse d’une secrète complicité !

Ce qui, d’elle, est invisible.

Une femme jouant de la guitare

Johannes Vermeer – 1672

Source : Wikipédia

*

   Ce que nous voyons, essentiellement, dans ce travail du sfumato, c’est d’abord une amplification de l’espace qui résulte de cette indistinction relative des formes, de leur glissement permanent, fuyant, comme si une dynamique à l’œuvre continuait à les animer depuis leur intérieur, telles des esquisses inachevées voulant éviter de fixer définitivement leur rhétorique, préférant à une conception figée des choses l’aire ouverte d’un déploiement, d’un surgissement renouvelé à même les jeux de lumière, l’évanescence des ombres. Mais aussi une dilatation du temps car rien ne semble jamais achevé parmi ce fourmillement, cette polyphonie de sensations qu’une forme cernée de près, contenue dans la demeure de sa limite, eût conduite à une clôture définitive, à une durée sans avenir.

   La très belle image d’André Maynet met en scène une posture identique à celle du sfumato, elle est un sfumato, mais aussi un vibrato, une « écriture de la lumière » qui s’affirme en se retirant, une illusion, une « phantasia » qui ouvre notre imaginaire et le laisse en suspens. Ainsi sont les œuvres lorsqu’elles nous installent hors de nous, dans une énigme qui nous tient en émoi. C’est une vapeur qui monte de la Muse, une dentelle de clarté, un rayonnement si proche d’une pierre d’albâtre qui serait illuminée de l’intérieur, un gonflement de phosphènes, une parole venue du plus loin du temps qui échouerait au rivage de l’être, une douce feuillaison des choses en leur immobile et silencieuse supplique, l’apparition d’une Lune gibbeuse au-dessus de l’inquiétude des hommes, l’émergence d’un corps antique dans le luxe d’un marbre, l’à-peine persistance d’un Pierrot dans son habit de rêve, le poudroiement d’un talc dans la levée de l’heure, la chute souple d’une cascade dans un inaccessible lieu, l’onde se réverbérant sur la hanche d’une amphore, la pliure du vent océanique dans le brouillard d’une dune, la vibration claire d’un colibri à contre-jour du ciel, l’eau phosphoreuse de la lagune pareille à un étain, le glissement d’un feu assourdi sur la gemme de jade, la caresse du jour sur la pierre d’un sanctuaire, le tournoiement éternel de la corolle du derviche, l’empreinte originelle posée sur une toile d’un Puvis de Chavannes, un séraphin en pleurs dans le doute mallarméen, l’arrondi crépusculaire d’un galet, le pli de la couleur dans la coulure de lave, la nuée de cendre qu’un ciel efface, la gorge d’ardoise d’un pigeon ramier, les toits de Paris sous une cimaise de plomb, les lignes grises des cairns couchés sous le vent d’Irlande, l’ovale d’un lac sur un plateau d’Ecosse.

   Oui, le sfumato et le glacis qui le nervure, c’est tout ceci à la fois, un paysage avec sa teinte d’inimitable mélancolie, un univers mental où flotte la réminiscence telle l’aile blanche de l’oiseau que gomme la brume, la pente de l’âme se reconnaissant dans une longue contemplation romantique, celle du « Voyageur au-dessus de la mer de nuages » de Caspar David Friedrich, cette posture hautement significative de l’essence humaine confrontée aux éléments qui la dépassent et la mettent en demeure de l’interpréter, d’y tailler son abri en même temps que d’en être un acteur immédiat, partie prenante du jeu du monde. Oui, nous avons à creuser, toujours, ce qui nous fait face et se dresse comme une Pierre de Rosette dont les hiéroglyphes ne sont que les nôtres, que notre image portée sur les choses, dont nous devons nous saisir faute de disparaître dans le motif des phénomènes sans même les avoir interrogés, en avoir fait l’inventaire et pris possession du langage qu’ils nous tendent comme notre propre miroir.

   Ce que nous apportent, telle une sublime révélation, les toiles de Léonard et de Vermeer, ce que dévoile dans une esthétique heureuse la photographie d’André Maynet c’est essentiellement un regard dilaté au terme duquel, au lieu de nous limiter à la meurtrière d’une vision étroite, nous aurons offert au luxe de nos pupilles une dimension agrandie des œuvres comme si, dictés par la nécessité d’une archéologie, et remontant jusqu’à l’origine des choses, nous soyons enfin en mesure de découvrir un peu de leur mystère. La transparence du glacis n’est autre que la transparence du monde qui s’offre à nous en mode crypté. Chaque pellicule de peinture est un feuillet de ce grand livre dont nous n’avons de cesse de tourner les pages sans même apercevoir le foisonnement des réalités qui y sont à l’œuvre.

   Dans la superposition patiente des strates, c’est la fluidité du regard du peintre qui s’adresse à nous, chaque coup de brosse est le dépositaire de sa conscience, la pointe avancée de sa lucidité qui nous livre quantité d’esquisses et de postures esthétiques, chaque nouvelle application est comme la lente respiration de l’œuvre, la marque insigne de sa polysémie. C’est à cela même qui le confronte à son propre destin que le peintre travaille sans relâche, tout comme il nous invite à le rejoindre dans cette passionnante tâche herméneutique sans début ni fin puisque l’art lui-même ne saurait avoir de limites. C’est le sort de toute transcendance que de poser la thèse de l’infini, de nous inviter à la considérer avec humilité, mais aussi sans crainte. C’est tout d’abord et définitivement de l’être qui s’inscrit en filigrane dans ces sédiments qui constituent le socle de toute réalité. Aussi bien de celle qui élève dans l’éther les hauts édifices des Babel du monde, aussi bien la modestie d’une fumée tissant la vrille inaperçue de l’air qui l’absorbe. C’est pourquoi avec Le Clézio, nous disons :

« Mais les petites fumées pâles témoignent simplement que ces lieux sont habités, qu’il y a ici des familles, des enfants, de la douceur ».

Ce qui, d’elle, est invisible : le sfumato de son âme.

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18 juin 2021 5 18 /06 /juin /2021 16:59
Le continent invisible.

Photographie : Alain Beauvois

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" La nuit est tombée sur le Cap Blanc Nez ". " La lumière existe dans l'obscurité : ne vois pas avec une vision obscure ".

Koan Zen

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« Avant-hier soir, tard... En ces temps que certains voudraient obscurs, qu'il est bon, parfois, d'aller marcher, tard le soir et seul, sur les plages désertées, en quête de quelques lueurs... je n'ai croisé personne, même pas un kamikaze fou, désorienté ou amateur de goélands...Il m'a fallu rentrer dans le noir, je n'ai même pas glissé sur les galets, je n'ai gêné personne et j'ai même retrouvé ma vieille R21 Nevada. Personne n'avait songé à me la dégrader... Elle a même accepté de redémarrer...J'ai souhaité " bonne nuit " aux oiseaux de mer de votre part. »                                                                                                                                                                                                                              A.B.

*

   Rien d’autre à faire que ceci. Partir sous l’aile du jour au moment où les rémiges commencent leurs lents replis alors que la lumière filtre au travers des paupières, ne laissant des apparences qu’une nuée de grains invisibles. C’est tout juste si la conscience s’aperçoit qu’elle brille sur le bord de l’être. Si belle cette poudre bleue de l’indistinction, si fécondante cette clarté qui n’ose dire son nom. Les choses sont lovées en elles comme préparées à l’accueil de la nuit. Déjà le ciel s’emplit de cendre. Déjà les oiseaux demeurent en silence dans la ouate des arbres. Les ramures des chênes, les filaments des bouleaux lézardent la peau des nuages avec des insistances de brindilles, des rumeurs pareilles au grelot de la pluie sur le sol de poussière. Alors, tel le lézard au goitre d’émeraude, on glisse au ras du sol. Personne ne nous aperçoit. C’est si bien de n’être qu’une ombre parmi les ombres, un mot susurré à la face du jour. L’air, l’eau, le feu absent du soleil, les monceaux d’argile de la Terre on les sent en soi, on devine leurs écoulements, leurs longs méandres comme un poème dépliant ses rythmes, assemblant ses douces assonances. C’est un chant, une mélodie interne, un glissement de vent parmi l’herbe jaune des savanes. Tout autour, il y a si peu de différence, si peu d’entailles que tout semble uni dans une souple résille. Mailles infiniment protectrices, levée d’un sentiment intime de soi. Instant où il faudrait peu, un souvenir, une odeur, pour que les larmes ne fassent leurs perles de résine sur les yeux emplis d’humeurs tristes. Ou bien le contraire, une soudaine disposition à la joie, un peu à la manière du mystique qui rencontre son icône là où jamais il ne l’avait cherchée, à savoir dans le pli de ce qu’il est, ici et là dans les chemins ordinaires de l’exister. Car il n’est nullement utile de différer de soi longuement. Tout est recueilli dans la bogue que nous présentons au monde. Nos espérances, nos affinités, notre disposition à l’amour, notre ravissement lorsque la beauté rencontrée nous dépose là où toujours nous aurions dû être, sur notre continent de chair et de peau, ce continent invisible que nous révèle le face à face prodigieux avec ce qui se manifeste et rayonne d’un sens infini.

   Milliers de fragments qui vibrent dans le cristal de l’autre, du monde, de la rose, de son dépliement en tant que métaphore de ce qu’être veut dire. Une constante disposition à se situer à la lisière de soi, sur le cercle infini des rencontres. Aussi bien du paysage sublime, aussi bien de l’œuvre peinte ou bien du livre rare au cœur de la bibliothèque. Peau sensible à la manière d’une plaque photographique recevant du cosmos une nuée de phosphènes qui, bientôt, féconderont les sels d’argent, y imprimant courbes et déliés, linéaments, arabesques nous disant la merveille de marcher sur les chemins de la grande aventure anthropologique. Y aurait-il plus grand bonheur que d’apercevoir l’étoile piquée dans le firmament et d’en deviner la nécessité, le point lumineux qui nous interpelle et nous enjoint de vivre parmi les donations sans fin de l’univers ? Bien sûr il y a les grains de sable, les rouages de l’humain qui se grippent, la maladie, les crimes perpétrés, la mort. Oui mais tout ceci est gravé dans l’essence de l’exister comme le revers de la monnaie dont, le plus souvent, nous ne regardons que l’avers, la face compréhensible, le visage rayonnant.

   On est arrivé là où l’on devait s’atteindre, au lieu de la contemplation. Tout est si retiré dans l’obscur et le monde semble s’être évanoui dans quelque ornière, à l’abri des regards. Soir en majesté. Le crépuscule gagne son domaine, celui du doute et du sommeil précédant les songes, les longues flottaisons, les réminiscences, les espoirs, les projets insensés. Là, devant, Blanc-Nez est perdu dans son propre logis, paraissant même n’avoir plus de lieu où reposer. C’est une étrave à peine lisible, la proue d’un navire ensablé que des langues d’eau visitent depuis les rainures de sable. C’est presque irréel cette masse se distinguant à l’aune d’un murmure, de la mer, du nuage, du ciel qui pèse comme un couvercle de fonte. Tout mis au secret et les hommes dont nulle présence n’est visible. Ça bat longuement à l’intérieur de soi. Ça interroge. Ça lance ses gerbes d’étincelles. Dans le mystère même du promontoire que rien ne semble distraire de sa nature sourde, échouée en plein espace, c’est de sa propre énigme dont il est question. Avancée de rocher jouant en écho avec l’avancée de chair. Deux continents invisibles qui s’affrontent, se dissimulant à la vue de l’autre. Qu’a donc à cacher la falaise que l’homme ne pourrait connaître ? Qu’aurait donc à dissimuler l’Existant que le Cap ne pourrait saisir ? Nous participons de la même aventure : faire phénomène en un temps, un lieu déterminés, même si les mesures de l’homme, du rocher ne jouent pas sur le même registre. En vérité, présence face à une autre présence. Parole scellée du Vivant, parole mutique de la Pierre. Mais signes identiques. Qui disent la nécessité de paraître et d’échanger des messages. Minces sémaphores dans la nuit du monde. Blanc-Nez ne reposerait-il pas sur les fondements d’une possible connaissance ? A commencer par la sienne propre ?

   Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?, disait le Poète Lamartine dans sa merveilleuse entente de l’univers. Regardant la proue de calcaire faire son blanc suaire sur la découpe nocturne, déjà nous sommes gagnés à sa cause alors que nous accomplissons et agrandissons la nôtre. Chercher l’âme des choses c’est se mettre en quête de la sienne. C’est en sondant les choses, en interrogeant leur origine, en tâchant de lire leurs traces signifiantes que la lumière existe dans l'obscurité pour reprendre la belle assertion du koan. Les regarder simplement, en témoigner par un acte photographique, une peinture, un dessin, une estampe, c’est en dresser la carte sémantique par laquelle comprendre le monde, notre relation aux esquisses qu’il nous propose dans la profusion. Geste d’altérité s’il en est. Premier geste qui, s’il est authentique, transposé aux autres hommes sera le berceau d’une véritable transfiguration. C’est toujours dans le secret que ces sentiments s’éprouvent. Aussi bien celui du crépuscule. Aussi bien celui de l’aube. Ces moments privilégiés du passage, de la médiation, de la relation. Nous avons à entendre ceci et à le méditer afin que les mots rencontrés au hasard de nos cheminements se constituent en phrases, en texte disant l’unique de l’exister. Alors s’éclaire la nuit. Toujours suit une aurore.

 

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13 mai 2021 4 13 /05 /mai /2021 17:11
Ces nuées qui viennent à nous

 Photographie : Blanc-Seing

 

 

 

          Chère Solveig,

 

 

   Sais-tu, aujourd’hui, si je t’envoie cette photographie en noir et blanc, ceci n’est nullement fortuit. J’aurais pu te faire parvenir l’original en couleurs mais, alors, combien mon message aurait été atténué, noyé dans une mare multicolore qui lui aurait ôté tout son sens. Noir -Blanc : deux valeurs seulement pour proférer la nuit, le jour, pour dire le bonheur, le malheur, faire surgir la violence et la paix. Tu te doutes combien ma retraite, sur ce beau et sauvage pays du Causse, retiré du monde et du bruit, combien donc ma solitude doit m’apporter de contentement. Certes, j’y gagne une équanimité d’âme sans pareille, la joie immédiate du simple, une inépuisable dimension de ressourcement. Et, cependant, mes nuits sont traversées d’insomnies, mes jours, parfois, ne s’annoncent qu’à la manière d’un long cheminement attisé d’incessantes questions. Et bien que la tâche d’écrire me soit d’un grand secours, je suis assez souvent tel le naufragé tendant désespérément ses bras en direction de l’écueil qui voudra bien le sauver de l’abîme.

   De ma fenêtre, c’est ce paysage si calme, si doux dont j’aperçois le beau moutonnement. La prairie est tachée d’ombre en ce lumineux automne. Une lame de clarté avance qui éclaire les frondaisons. Les nuages sont légers, aériens, ils voguent très loin vers d’infinies altitudes. Au-dessus, comme s’il venait de l’impensable cosmos, le ciel est une taie noire, impénétrable dont, parfois, je pense qu’elle est hostile aux hommes, qu’elle constitue le premier signe d’une alerte, d’une mise en garde. Vois-tu, de regarder ce lac si sombre, fuligineux, c’est comme si venait à ma rencontre une tragédie antique, peut-être « Prométhée enchaîné », d’Eschyle avec ses personnages divins en un lieu désert, quelque part à l’extrémité du monde. Et tout ce noir qui envahit l’azur ne serait que la malédiction de Zeus, trompé par Prométhée, lequel à son tour a trompé les hommes, ne leur offrant que ce feu spoliateur de leurs âmes trop naïves, inclinant, toujours, à quelque compromission. Car le feu a, comme bien d’autres choses, un double visage : celui qui réchauffe et réconforte, mais aussi celui qui brûle et ronge les corps de ceux qui s’en approchent trop. Le feu comme connaissance brille au plus haut mais, souvent, l’humanité en pervertit la fonction et alors ne courent sur la Terre que les feux éteints d’une sourde imprécation. Je sais que tu m’accorderas ton indulgence d’avoir brossé un tableau si inquiet de notre condition. A contrario, en peindre la seule face étincelante serait manquer de la plus élémentaire objectivité. Le Paradis s’obombre toujours du soufre de l’Enfer !

   Tout le jour, depuis l’ascension du soleil en direction du zénith jusqu’à sa chute au nadir, toutes les heures semblent la mise en scène de cette aporie constitutive de notre présence au monde. Lorsque, le matin, nos paupières tout juste entrouvertes perçoivent le bleu de l’aube, combien elles se projettent dans un avenir radieux. La paix est partout qui tresse à nos fronts ses couronnes de lauriers. Puis la lumière monte dans le ciel vertical. Puis la lumière éblouit et fait cligner des yeux que des larmes, soudain, envahissent. Puis l’astre décline, la clarté devient une toile maculée de sanguine à l’horizon, puis la nuit éteint tout qui plonge nature et hommes dans une identique confusion. Comprends-tu, tout est toujours à recommencer. Ce paysage dont nous pensions qu’il dispenserait jusqu’à l’éternité son beau rayonnement, voici qu’il se soustrait à notre regard et fomente, peut-être, à notre encontre, les plus funestes desseins. Ce qui, dans la plénitude du jour, nous était donné en tant que sublime vérité, ceci s’estompe brusquement qui confine à la plus désolante des faussetés.

   Constamment nous sommes pris en tenaille entre nos désirs et nos peines, entre nos souhaits et nos craintes, nos amours et nos haines. Le drame de l’humain est ceci, cette tension qui nous écartèle, cette brusque énergie des contraires qui nous tire à hue et à dia. Lorsque notre visage illuminé de clarté, nous nous croyons atteints d’abondance, voici que nos pieds s’embourbent dans un maléfique limon. Nous sommes des êtres de la déchirure et ne consentons à exister qu’à en transgresser l’aliénante dimension. Seulement le tragique a toujours une coudée d’avance et la grimace de l’insoutenable finitude vient lézarder notre fragile édifice. Colosses aux pieds d’argile, nous feignons d’en sentir le constant tellurisme à l’œuvre et nous tentons de porter notre regard sur tel ou tel objet de désir afin qu’il puisse nous extraire des mors de la lucidité.

   De mon refuge à l’abri des arbres centenaires, ces chênes tors qui poussent au milieu des pierres, il me semble entendre comme un sourd grondement. Je ne sais si la terre tremble ou bien les cieux se partagent sous l’étrave d’un coutre tranchant. A tout instant la glaise pourrait s’ouvrir en tombeau. A chaque seconde les nuages déverser une pluie acide qui ravagerait jusqu’à la proue de notre esprit. Non, je ne divague pas, Sol et tu sais combien je suis attaché à décrire au plus près mes états d’âme. Sans doute sont-ils renforcés par cet inévitable pathos qu’engendre tout exil. Mais les hommes, tous les hommes, sont des exilés que ne sauvent ni leur instinct grégaire, ni leurs divertissements multiples, pas plus que leur quête effrénée de bonheur. S’ils étaient heureux, ils ne chercheraient pas des motifs d’évasion. Ils seraient à l’aise dans leur enceinte de chair et se suffiraient à eux-mêmes, non dans une manière de satisfaction béate, seulement dans l’atteinte d’un sentiment de maturité. Vois la dimension d’aliénation de tous ceux qui se précipitent dans des voyages qui, jamais, ne les satisfont. Vois le désarroi de ceux dont le consumérisme est la seule pierre de touche dont ils ornent leur singulière aventure. Vois ces « foules solitaires » qui se ruent au même spectacle dans l’espoir de grandir, ils ne connaissent que le vertige immédiat du multiple, de la soif  trop rapidement étanchée. Leurs icônes sont en carton et ils ne sont que les spectateurs de leur propre désarroi.

   Sol, nous vivons une société de l’abondance qui ne laisse que trop d’égarés parmi la confluence des peuples. L’homme est ainsi fait que son naturel égoïsme le sauve toujours du désastre. « Ce qui est bon pour moi est bon pour le monde », voici ce que clament, à longueur de journée, les solipsismes de tous ordres qui sont légion. Beaucoup se pensent uniques dont la seule religion s’abîme dans leur propre ego, tout ce qui leur est extérieur ne semble ressortir qu’au monde des représentations et des artefacts. Ce que j’énonce là n’est nullement le motif d’une simple plainte, laquelle se dissoudrait bien vite parmi les allées et venues mondaines. Ce n’est pas davantage un appel. Comment se faire entendre de la surdité partout régnante qui condamne les simples à demeurer au sein de leur invisible caverne ? « Indignez-vous », lançait en son temps la conscience éclairée d’un Stéphane Hessel. Cette exhortation à l’indignation se déclinait selon cinq figures.

   * Trouver un motif d’indignation. Nous pourrions en trouver mille, c’est sans doute pourquoi nous n’en choisissons aucun.

   * Changer de système économique. Quoi donc ?  Le capitalisme aussi bien que le collectivisme asservissent les peuples. Le corporatisme divise les individus en castes. Le socialisme entraîne une déresponsabilisation des acteurs. Le libéralisme implique la loi sans partage des plus forts.

   * Mettre fin au conflit israélo-palestinien. A-t-on jamais mis fin à un conflit ? La violence est enracinée en l’homme depuis la nuit des temps. Notre système limbico-reptilien témoigne encore en nous de la puissance de ces marées d’équinoxe dont, a priori, nous avons bien du mal à canaliser la brusque survenue.

   * Choisir la non-violence. Qui, à part Gandhi luttant contre les lois raciales ? A part Lanza del Vasto entreprenant un jeûne pour sauver les paysans du Larzac ? A part Nelson Mandela luttant contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud ?

   La non-violence est violence faite à nos propres indifférences. La tâche est rude qui se doit de remettre en question le fond sur lequel l’humanité s’est bâtie, dont la devise semble être, le plus souvent : « L’homme, un loup pour l’homme ».

   * Eradiquer le déclin de notre société. Est-il né ou encore à naître le Grand Homme qui, prenant entre ses mains le Destin de la Terre, métamorphosera la manière d’être de l’homme, à savoir considérer toute altérité -, l’animal, le rocher, le fleuve, l’océan, la montagne, la terre, le pauvre, le sans-grade, le démuni -, leur accordant la toute première place, s’effaçant afin que, de ce retrait,  résulte une possibilité d’être pour tout ce qui est, croît, espère ?

   Sol, tu le sais tout comme moi, ceci ne serait envisageable qu’au terme d’une éthique véritable qui prendrait le pas sur toute esthétique. Autrement dit le fond primant la forme. Il n’est d’autre générosité que celle-ci, faire que tout ce qui vient à notre rencontre ait la faveur d’un accueil véritable. Aussi bien la goutte de pluie, l’arbre en sa floraison, l’Autre en sa polyphonique présence.

   Mais comment, ici, ne pas laisser la parole au prophétique et immensément poétique Paul Valéry qui proclamait dans « La Crise de l'Esprit », en 1919, entre deux guerres mondiales immensément dévastatrices pour le corps et l’esprit, ces pensées sublimes qui honorent tout intellectuel digne de ce nom. (Ils ne sont guère légion en ces temps de disette.) : 

  

   « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

   Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux ».

  

   Parfois, le long des  nuits d’hiver, lorsque dans l’aube bleue de givre, les pierres craquent sous la poussée du gel, il me semble entendre ces voix perdues  - Valéry, Ninive, Babylone -, qui résonnent jusqu’à nous pour nous dire le bonheur d’être Hommes sur Terre, ceci que trop souvent nous oublions, creusant, en quelque manière, les tombes qui recevront nos propres insuffisances. Une seule fois, Sol, dis-moi que je ne rêve éveillé. Alors je pourrai dormir en paix pour l’éternité !

 

Sois assurée de mes pensées les meilleures.

 

 

  

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26 avril 2021 1 26 /04 /avril /2021 17:07
Intérieure beauté.

Walvis Bay - Vol de Pélicans Roses.

Photographie : Martine Fabresse.

 

« Je désire presser dans mes bras la beauté qui n a pas encore paru au monde ». Joyce - Dedalus.

 

Presser dans ses bras cette insaisissable beauté, comme nous le suggère Joyce, qui donc n’en a éprouvé l’irrésistible frisson ? En être parcouru n’est jamais qu’accomplir, par la pensée, ce trajet en direction du Beau transcendant dont nous participons, ce « rejeton du Bien », selon Plotin, qui inscrit en nous la braise de sa nécessité.  Car nous ne pouvons nous passer ni du Beau, ni du Bien, sauf à nous exonérer de notre essence humaine. Mais ceci est propos de métaphysicien et nous voulons demeurer dans l’orbe de la réalité. Ce réel qui toujours nous questionne, imaginons-le, dressons-en la métaphore, dessinons-en l’esthétique.

   C’est un matin, encore dans l’indistinction de l’heure, dans ce pli natif qui sépare d’un invisible trait la densité nocturne de la légèreté diurne. Loin, quelque part en Namibie, sur l’étendue de Walwis Bay, « baie des baleines », étrange territoire qu’habitent hypothétiquement ces animaux mythiques dont la beauté n’égale que  leur inconcevable taille. Le lieu, sa pureté, sa presque invisibilité semblent tracer l’impalpable quadrature de la grâce, de l’éphémère, de l’à-peine perçu, de l’ineffable dont s’entoure toujours la chose qui parle à notre âme le langage du rare, du poétique, du sublime. Être là ne peut s’accomplir que dans une manière de dénuement, de simplicité, de retrait en soi qui est l’empreinte que dépose en nous la majesté du paysage. Il faut regarder avec la pointe de l’âme, l’étincelle de l’esprit, l’effervescence de l’émotion qui fore l’ombilic de son dard inquiet. Oui, « inquiet » car toute Forme Majuscule, toute parution traçant l’esquisse d’une ontologie, d’une présence évidente, énigmatique de l’être, ne peut émerger qu’à l’aune de cette surprise par laquelle l’Existant fait soudain halte, ménageant dans ce suspens spatio-temporel, une place pour le recueil, une source pour la méditation, un sémaphore pour la contemplation. Alors le regard s’ouvre, les yeux se dilatent, la conscience se déploie jusqu’à l’incandescence des archétypes qui tracent en nous les nervures du sens. C’est toujours lorsqu’une chose se donne à voir comme l’exception qu’elle est que provient, jusqu’à nous, l’arche ouverte, brillante des significations. Et c’est en raison du fait qu’elles nous assaillent que nous faisons silence, que nous demeurons immobiles, en attente de l’événement qui, se révélant en sa nature fondatrice, nous portera en un lieu de félicité, celui de notre vie intérieure, cellule intime, creuset de la subjectivité par lequel donner libre cours aux fluences de nos affinités. Ce sont elles, nos affinités, qui nous mettent en rapport avec le monde et tressent en nous les cordes qui nous font tenir debout, assurent notre verticalité, autre nom pour la transcendance humaine se sauvant, au moins provisoirement, de ses chutes, excipant de ses apories.

   L’eau, l’horizon, le ciel sont une unique rhétorique, une sémantique à peine appuyée qui nous disent l’ineffable qualité de l’instant, ce trait modeste, cette mince déflagration de la seconde dont la suivante, harmonique discret, surgit à la façon d’un éternel retour du même, temporalité figée pareille à ces boules de verre dans lesquelles la neige suspendue feint de tomber sur une miniature de Noël avec la lenteur d’un sentiment en train de naître, de découvrir son sensualisme discret, son effleurement de duvet. Ou bien de plume, telles ces rémiges de pélicans, manières d’éventails noirs, denses, disant la présence, le témoignage de la vie, ici, si loin des hommes qui ne les voient pas, progressent en regardant le sol, occupés qu’ils sont de terrestres multitudes. Ces oiseaux jetés en plein ciel, qu’une conscience, une volonté arrêtent, images figées d’une éternité en train de s’actualiser, voici que ceci nous atteint avec l’exactitude d’une vérité.

   Ces pélicans sont là, dans la plus pure réalité qui soit, si près d’une Idée platonicienne, formes immuables s’alimentant à leur propre profération, modèles éternels dont le plus grand des artistes ne pourrait tirer que quelques images approchantes, icônes dans le meilleur des cas, idoles dans un  mimétisme seulement convoqué, effleuré, à défaut d’être jamais atteint. Cette impression de Réel est si forte que, de ces oiseaux, nous ne saurions guère tracer d’esquisse plus juste. Immobilisés dans le geste qui fixe, ce fameux « kairos » des Anciens Grecs, cet « instant décisif » qui, s’il porte bien son nom, et augurons qu’il en soit ainsi, extrait du divers, du multiforme, du polychrome, du toujours fuyant, cette indépassable représentation, comme si rien, désormais, ne pourrait s’approcher d’une proposition intellective de ces habitants des lacs et des marais qui semblent la pure émanation, peut-être la cristallisation des éléments, eau, air, dont ils tirent leur esquisse essentielle.

   Nous ne gagnerions rien à nous distraire de notre immobilité, sauf à interrompre la magie. Car de telles visions en portent l’indélébile trace. Tout comme le visage de l’Aimée trahit la tension qui l’habite et la dépose là où toujours elle a été, au centre d’elle-même, dans ce foyer qui rayonne et appelle. Car cette image nous entraîne où nous habitons avec le vœu d’y toujours demeurer car la beauté est ainsi faite qu’elle nous possède au foyer même de notre citadelle, s’y dissimule et n’attend que de surgir à même le phénomène que nous attendions sans trop y croire. Et le voici dans cette tension qui le fait être et le dépose devant nos yeux comblés. C’est bien l’exact opposé d’une illusion, c’est un rêve arrêté en plein vol, c’est un imaginaire qui, de toutes parts, outrepasse sa capacité à créer et nous plonge dans l’aire ouverte d’une immédiate compréhension. Du monde qui fait face. De nous qui l’interrogeons depuis la crypte secrète de notre désir.

   Les lieux d’évidente beauté, lagunes aux eaux cendrées, altiplano laissant flotter ses aériennes savanes, lacs de sel aux arêtes éblouissantes, colonnes bleues des glaciers, souple mouvance des dunes, tous ces lieux sont inévitablement situés aux limites, sur les lisières, aux confins dont notre regard s’informe comme parvenu à l’extrémité de sa pointe interrogative. La beauté est hors toute question, tout langage, toute sensation. Elle est de l’ordre d’une simple relation, d’un passage, d’une transitivité dont il faut se saisir comme on le ferait d’une feuille d’automne emportée par le vent avant qu’elle ne s’absente pour toujours. Ceci, cette indicible perception, cette épiphanie au bord d’un abîme, il ne dépend que de nous de l’amener au paraître. C’est NOUS qui lui donnons essor, seulement nous avec le tremplin déployé de notre conscience. Il n’y a pas de beauté en soi. C’est NOUS qui esthétisons le monde, lequel en retour, décèle en nous la beauté disponible, seul avoir que nous ayons jamais possédé. Beautés se reflétant en miroir, l’une nourrissant l’autre, s’abreuvant à leur inépuisable source commune. Tout sentiment esthétique est nécessairement spéculaire car la visée de l’objet de notre contemplation nous  renvoie le rayon de notre regard afin que, métamorphosé par la chose belle, il puisse à son tour nous féconder et nous assurer de sa lumineuse présence. Alors nous regardons et regardons jusqu’à l’épuisement du charme, jusqu’à la perte de ces oiseaux dans les mailles solubles du ciel.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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