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19 avril 2019 5 19 /04 /avril /2019 15:29
Forme-Origine

       Figure « Javelot » 3

  Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

   Formes - Forme - Form, quel est donc le destin de ces formes ? Serait-il unique et si singulier que nous ne pourrions les « en-visager » (leur donner visage) que d’une seule manière, sorte de logique essentielle s’imposant à notre vision sans qu’il nous soit aucunement possible d’en changer la perspective ? Ceci, ramené au corps humain, voulant dire l’Idéal au gré duquel un accomplissement serait réalisé qui signerait l’indépassable.

   Voyez « David », de Michel-Ange, sa ruisselante beauté, sa perfection marmoréenne, la clarté de sa vue, l’œuvre en son immense complétude. Comme un inatteignable, un parangon qui se donnerait aux générations futures à des fins d’inépuisable reproduction. La Forme en tant que mesure absolue. Que répétition d’une esthétique.

   Mais le corps est trop libre, trop mouvant, pour pouvoir se laisser imposer un carcan dans lequel il trouverait son être, acceptant de s’enclore dans une ligne, de demeurer dans un seul horizon. Par nature, le corps se débat, le corps exulte et se cabre de manière à ce que sa rhétorique plurielle vienne tenir le langage d’un éternel foisonnement. Combien l’existence serait dépouillée de ses valeurs essentielles si les choses, jouant en écho, s’imitant, se réverbérant, n’apparaissaient que dans le genre d’images en miroir, de minces événements s’aliénant les uns les autres dans une relation en abîme. Il faut, au corps, l’espace ouvert autour duquel élaborer sa propre genèse. C’est du sein même de sa matière intime que se lèvent les significations, que se lisent les prédicats dont il veut s’investir, à partir desquels apposer son empreinte dans la complexe satiété du monde.

   Après ces quelques  réflexions préliminaires, il convient de tenter son exploration, du corps, mais à contresens de l’histoire de la peinture, comme s’il s’agissait de partir d’une forme avancée d’évolution pour rétrocéder, dans une manière d’immersion, vers le site brut d’une nature originelle qui constituerait son berceau explicatif.

   Voyez les œuvres de Paul Rebeyrolle, ses terres chamottées d’où l’humain peine à s’extraire, lui l’individu « in-forme » (il est si peu arrivé à lui-même), le tubercule encore soudé au roc, la racine primitive fouillant le sol de sa première émergence. Homme-nature ou Nature-homme, intrication du végétal et de l’anthropologique dont on ne saurait savoir qui sortira vainqueur de ce sourd combat.

   Voyez les représentations infiniment torturées d’un Francis Bacon, ses « Etudes pour une crucifixion » où le corps devient si méconnaissable qu’il semble se confondre avec l’espace qui le mutile et l’écartèle. Corps-métaphysique dont on ne sait plus très bien si c’est nous qui l’avons halluciné, rêvé, métamorphosé et badigeonné des étonnantes fantaisies oniriques dont seul notre inconscient connaît les propriétés alchimiques.

   Voyez les corps grotesques des jardins italiens de la Renaissance. Ils se distinguent à peine du rocher dont ils se manifestent à la manière d’une lave refroidie qui aurait lancé ses stalagmites et stalactites de pierre parmi les frondaisons denses des arbres qui les menacent, sortes de vagues vertes lancées à l’assaut de tout ce qui veut surgir au monde et s’affirmer telle la Nécessité.

   Voyez « Javelot 3 » de Marcel Dupertuis. « Javelot » dont la lointaine provenance étymologique celtique indique la valeur de : « qui a de longues cuisses ». La forme linguistique eût-elle consisté en « qui a de longes jambes », alors nous aurions pu trouver une possible analogie avec « L’homme qui marche » de Giacometti. Mais la « ressemblance » s’arrête là. Si le bronze du natif des Grisons simule l’avancée vers quelque but, le fait d’être en chemin, « Javelot », au contraire, dit par ses larges pieds, au moins en un premier état, l’adhésion au sol, l’appartenance à cette terre dont il a surgi tel l’événement qu’il est, à savoir une concrétion archaïque d’une lointaine provenance.

   Que conserve-t-il de la forme humaine, si ce n’est ces jambes infinies, ces bras qui paraissent en prolonger l’aventure, ces mains jointes, au sommet, dans l’attitude de la prière ? Serait-ce une icône devant laquelle devoir se prosterner ? Etonnante projection intellectuelle en même temps que perceptive de ceci qui se présente à nous, que chacun interprète à sa manière. Nous sommes de singuliers confectionneurs de sens. Là où Paul voit l’amorce d’une flèche ou bien d’un javelot, Pierre pense apercevoir un corps de femme que le bronze enfermerait dans son émouvante linéarité. Certes et ceci est métaphoriquement abouti, le vide, inhérent à la forme, n’en est que la plus efficiente résolution, la plus exacte dimension. Oui, ce que le plein nous donne tels les membres que nous y devinons, le vide en résout l’énigme, dévoilant ce corps de femme qui rejoint, peut-être, la pureté des formes classiques  dont la statuaire antique aimait à se parer.

   Si nous sommes, ici, dans l’épure formelle en sa plus patente effectivité, nous nous situons aussi dans le domaine d’une naissance, d’une origine, d’une source. D’un début de la matrice humaine. Ce que Rebeyrolle nous donnait dans l’expression d’une massivité confuse, que Bacon reprenait en ses anatomies convulsives, que les grotesques affirmaient dans un efficace et complexe tellurisme, Marcel Dupertuis en libère l’espace, donnant à son œuvre l’autonomie nécessaire afin que sa figure, fût-elle apparemment statique, prenne son envol. Et ceci n’est nullement contradictoire. Ne peut prétendre s’envoler que ce qui touche le sol et consent, un jour, à en déserter l’assise. Oui, son envol car, face à « Javelot » (lequel accomplit son trajet signifiant), nous ne sommes nullement mis en demeure de déduire une seule forme qui nous serait imposée telle cette sourde réalité qui nous cloue en un point et nous enjoint de n’occuper qu’une position déterminée. Et une seule.

   L’œuvre joue subtilement sur le rapport du plein et du vide, du fermé et de l’ouvert, du non-être et de l’être. Or celui-ci, l’être, ne dépend nullement d’une matière, d’une forme irréductible qui s’imposeraient à lui mais, à l’opposé, de cette vacance, de ce sursaut toujours possible de soi, de ce voilement qui, le plus souvent, nous aveugle et ne nous rend visibles que les choses les plus apparentes, les plus effectives. « Javelot », dans sa belle relation à un espace indéterminé s’assure de sa propre liberté, nous octroyant la nôtre dans le même mouvement de sa parution. Aucun prédicat ne nous est imposé qui figerait la figure humaine. Il y a libre circulation des énergies, du-dehors qui nous questionne vers ce dedans qui s’affilie, en tous instants, à la tâche de comprendre. Être libre est ceci : comprendre et le traduire en un langage intelligible, le don le plus précieux qui nous ait jamais été remis. Nous visons « Javelot » et, instantanément, nous sommes au-delà de sa présence, de la nôtre propre, aux confins de l’essence. L’art est cette hauturière navigation ou bien n’est pas.  Les flots nous entraînent loin, en ce plein océanique qui appelle et exige notre présence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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17 avril 2019 3 17 /04 /avril /2019 10:11
VIDE et PLEIN

"Sans titre", bronze, Milan 1986

Coll. privée.

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

D’abord il y a le rien.
D’abord il y a le vide.
D’abord il y a le néant.

Mais le rien n’est rien, qui voudrait quelque chose.

Mais le vide est vide, qui voudrait le plein.

Mais le néant est néant, qui voudrait l’exister.

Rien ne néantise mieux que le vide.

Mais le vide n’est pas somme nulle.

Mais le vide n’est pas l’égal de zéro.
Mais le vide est déjà une présence silencieuse.

Si je dis « présence »,

j’amène l’être dans sa forme la plus essentielle.

Car « présence » n’est nullement le multiple et le bruit.

« Présence » veut dire l’être en sa première venue.

« Présence » veut dire silence, mais silence capable de parole.

Seul le silence en est pourvu, en sa réserve inépuisable.

 

Pour amener les premières nervures

du sens,

il faut partir

du Rien

Du Vide.
Du Néant.

 

Partirait-on de quelque chose et,

déjà, nous priverions l’être de sa liberté.

L’être-chose de la chose ne se donne

que dans la dissimulation

de sa propre essence.

C’est pourquoi il faut être

dans le retrait,

dans le voilement,

dans l’esquive de soi de la chose.

 

La chose serait-elle proférée d’emblée

et nous n’y prêterions plus attention.
Toute chose entourée d’une kyrielle de prédicats

disparaît sous cette profusion.

Seul le Simple agrée le regard

et le porte à la question.

C’est pourquoi il ne faut nullement

les lumières de la scène.

Il faut le retirement dans l’ombre.

Il faut la boîte du Souffleur

où le souffle amène le mot.

Dans la douceur.

Il faut une survivance de l’originarité

de la chose.

Il faut la Source.

Il faut le cours sous les frais ombrages.

Il faut l’étoffement de l’eau.

Il faut l’affluence du sens.

Il faut l’estuaire où brule la lumière

de la Vérité.

 

Ici, j’ai parlé de tout et de rien.

Ici, j’ai parlé de l’œuvre en sa venue à l’être.

J’ai parlé à partir du vide.

Le vide a appelé le plein.

 

Jamais il n’y a de vide absolu.

Vide toujours relatif.

Le vide ne fait trace sur du vide.

Le plein ne fait empreinte sur du plein.

 

C’est le passage

de l’être-du-vide

à l’être-du-plein qui crée

toute signifiance.

 

Le vide seul ne signifie que le vide.

Le plein seul ne signifie que le plein.

 

Vide - plein - vide - plein,

voici la belle litanie

qui nous donne accès à la chose,

à sa réserve illimitée de puissance.

 

Car les choses sont sans limites.

Car leur langage est infini.

Toujours l’on peut rajouter

un mot à un autre,

une chose à une autre.

Ainsi est la procession de cet Universel

qui nous a été donné

à nous les hommes

afin de témoigner de notre être

et, conséquemment, de tous les autres

puisque le Da-sein est la seule instance

douée de ce mystérieux pouvoir

de reconnaître l’être-des-choses

et de leur donner site

ici et là où tout converge

afin que quelque chose soit possible

qui ne soit

ni le Rien,

ni le Vide,

ni le Néant.

 

Regardons « Sans titre » le bien nommé.

Sans-titre afin que demeure

l’infinie liberté de nommer.

Eût-il été désigné de telle ou de telle manière

et, déjà, il eût pris une direction,

et, déjà, il eût renoncé à la liberté

qui est le signe d’une œuvre en sa Vérité.

 

« Sant titre » est libre d’aller ici et là,

où bon lui semble,

à sa guise, et uniquement à celle-ci,

sans que quelque conscience particulière

ou quelque volonté

n’en ait déterminé la direction.

 

Au début il n’y a rien

que le vide habité

de néant,

mais le vide ne peut rien sans le plein.

Le vide appelle la forme

qui lui donne son être.

Le vide s’emplit et fait connaître

sa première rumeur,

le premier mot grâce auquel la chose

ne sera plus anonyme

mais rayonnera dans toutes les directions de l’espace.

Être c’est rayonner

et faire de ce rayonnement

une constellation

appelant d’autres constellations,

et ainsi de suite, jusqu’à l’infini.

Alors le sens, qui était vacant,

s’étoile et diffuse

jusqu’au plein des consciences.

Le seul plein qui soit

un vide

mais habité,

immensément habité.

En quelque sorte une fusion

de deux principes antagonistes

qui, depuis toujours,

depuis l’origine,

attendaient le lieu

de leur rencontre

 

C’est ce que nous dit cette belle œuvre

de Marcel Dupertuis.

Regardez donc comment

la matière-bronze joue

avec la matière-air,

avec la texture-vide.

Une maille à l’endroit,

Une maille à l’envers.

L’Artiste est cet habille tisserand

Qui croise fils de trame

et fils de chaîne,

jusqu’au moment où le tissage dit son nom,

son nom de Vérité,

car il ne saurait y en avoir d’autre,

sauf à chuter dans l’errance,

dans l’illusion,

ce que ne saurait être

l’oeuvre d’art portée

à son incandescence.

Ici se laisse voir la trame

du Da-sein

de l’être-le-là,

l’ici-présent,

autrement dit de celui qui témoigne

de sa propre venue,

cette apparence

de la présence voilée de l’être

qui souffle et fait se gonfler

la voilure de l’étant.

 

Que serait donc une œuvre

si elle était dépourvue « d’âme » ?

Une baudruche flottant entre

deux absences identiques,

un excès de profusion,

une surabondance de vide,

mais sans tension,

mais sans ce combat

de Monde et de Terre

qui donne l’étant

tout en justifiant l’être.

 

La Terre est ici la matière

qui se refuse,

et qui, se refusant

en sa profondeur retirée,

crée les conditions

de l’ouverture,

de l’éclosion de tous les étants.

Ce Monde dévoilant les choses,

dont l’art manifeste l’effectivité

en sa plus exacte mission.

Art est ouverture à l’être

ou bien n’est pas

 

Ici, dans cette œuvre,

au plus haut point de sa parution,

la déchirure est patente

qui arrime la dimension

du tragique

à  l’encorbellement de l’essence humaine,

écarte la faille par laquelle

un sens devient perceptible.

N’y aurait-il

cette béance,

cet abîme,

cette ouverture par laquelle

nous traversons l’étant,

le dépouillons de sa naturelle opacité,

le pressons de parler,

alors la matière demeurerait muette

et nous serions privés de langage,

non seulement à son sujet,

mais au nôtre

et errerions telles des âmes

en peine de leur être.

 

Les ouvertures, chez Marcel Dupertuis,

trouvent leur équivalence dans les blancs

de la Montagne Sainte-Victoire

chez Cézanne,

ces palpitations qui déploient les formes

jusqu’à la beauté intrinsèque

de leur « inachèvement ».

Mais « l’inachèvement » est précisément

ce qui les libère, ces formes,

d’une dette au réel et les place

dans une inatteignable réserve

qui est le lieu

de leur plus haute réverbération :

un éblouissement !

Au sommet de la peinture,

c’est bien la Montagne

qui surgit de ces vides,

une Hauteur Essentielle

pareille à l’Esprit

et s’affirme telle la singularité qu’elle est.

Les ouvertures font signe vers

ces autres oculus

que sont, chez André du Bouchet,

les blancs de la typographie qui,

plus que de représenter fissures et brisures,

sont la pure venue au jour

des significations plurielles,

lesquelles se situent à l’origine des choses

et disent leur fondement

qui n’est que le nôtre.

Si nous sommes des hommes Vrais,

nous sommes Langage,

nous sommes Poésie,

nous sommes l’Être

en son sillage silencieux.

 

« Sans titre » nous invite à penser le Monde,

celui de l’art,

celui de ceci qui nous fait face

tel le réel qui nous interroge,

celui de ce qui toujours fuit

afin que nous cherchions

à en déclore l’énigme.

Oui, l’énigme est un beau mot,

cette parole obscure et équivoque

qui nous met en demeure d’être

des chercheurs de sens.

Seulement ceci.

 

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5 avril 2019 5 05 /04 /avril /2019 09:24
IN-FINITUDE

                               « Pado »

                                Bronze

                        Marcel Dupertuis

 

***

 

 

   « Finitude » : le drame de l’homme se résume en cet unique mot. « Finitude », et tout est dit du berceau à la tombe. Ce mot est lourd de sens au regard du paradigme existentialiste qui en réalise l’insoutenable tension. Rarement nous l’énonçons mais il fait sa manière d’écho, en catimini, au revers de notre être. Il est un miroir où, Narcisse accompli, nous ne voulons voir que notre propre beauté, nullement la dalle de suie qu’il nous tend, que notre lucidité s’ingénie à congédier. Pourtant que serions-nous hors cette réalité crépusculaire qui définit notre essence et nous place au lieu exact que le destin nous a attribué depuis l’aube de la naissance ? Pourrions-nous jamais nous échapper de cette geôle si étroite que nous en sentons les grilles de fer plaquées à même notre âme ? De cette dernière l’on prétend l’envol, mais comment le pourrait-elle, elle l’enchaînée au corps, elle qui ne rêve que de déserter notre site afin de connaître l’ivresse de la liberté ? Est-elle infinie hors notre citadelle ? Dans cette cruelle hypothèse nous ne serions libres qu’après-vie. Sans doute l’affirmation la plus exacte.

   Finitude : certes nous ne sommes pas seul à en éprouver la chape de plomb. Les pierres meurent et aussi les oiseaux au blanc sillage et aussi l’arbre à la lourde toison, aux racines complexes qui se fondent dans la terre nourricière pour en connaître les secrets. Mais la finitude attachée aux choses nous l’acceptons telle une détermination de la nature à la farouche volonté. Elle nous révolte lorsqu’elle se penche sur les fronts aimés, les joues accueillantes, les yeux que nous appelons afin d’exister. C’est cette finitude d’une altérité qui nous est proche qui crée notre deuil le plus immédiat. A côté, notre propre finitude n’est qu’un détail dans un tableau, sans doute une anomalie, un accroc dans la toile. Mourant chaque jour à nous-même le ravage s’accomplit sans même que nous en percevions le lent procès. C’est à bas bruit que tout ceci se déroule dont nous ne percevons nullement la rumeur. Cependant la simple idée qu’un jour nous ne verrons plus l’amie, l’aimée, l’enfant, creuse en nous d’inaltérables et vertigineux sillons. C’est notre absence qui nous préoccupe, notre absence au monde, comme si, fragment d’un puzzle, notre disparition laissait un trou jamais comblé, un sens qui, dans le futur, ne s’achèverait.

   Mais que fait donc l’art pour s’opposer à cette aporie qui nous traverse et nous cloue sur la planche de dissection sans que nous puissions, en quoi que ce soit, nous exonérer de sa cruelle décision ? Eh bien l’art ruse, emprunte des formes insolites, parle son curieux langage, déréalise en quelque sorte notre vécu et nous illumine de sa charge d’efficiente utopie. L’art ne serait-il, seulement, poudre aux yeux, tour de passe-passe, astuce de prestidigitateur et nous feindrions d’en accepter la parole au premier degré renonçant, parfois, à l’usage de notre esprit critique ? Oui, l’art prend en charge nos rêves les plus fous et les fond dans le bronze, les grave dans la pierre, les mêle aux hautes pâtes ou bien au lavis légers. Ainsi « Pado » qui nous arrache à notre être et en propose un qui sied à nos convenances. Car, avec toute œuvre, la projection de notre ego en sa matière est patente, incontournable. L’instant de la contemplation est pure fusion. Il n’y a plus, dès lors, un sujet visant un objet mais une entité unique qui vibre à l’aune d’un identique diapason.

   Donc « Pado ». Qui pense pour nous et nous fait être différents de qui nous sommes. Qu’y voit-on qui pourrait tenir le langage inouï dont, depuis toujours, nous étions en attente ? Nous y voyons l’image fascinante de L’INFINITUDE. Oui, je sais, asséné ainsi, ceci ressemble à une pétition de principe ou a un énoncé apodictique qui n’aurait nul besoin de quelque démonstration que ce soit, vérité en sa plus haute teneur. Dans ce curieux emmêlement de cercles, en un premier regard, nous avons du mal à reconnaître une figure humaine. Et pourtant c’est d’elle uniquement dont il s’agit, qui nous convoque au lieu même de son être. Qui n’est que le nôtre puisque nous nous y projetons.

 

IN-FINITUDE

   Dans le visage, un affleurement du métal laisse supposer un sourire généreux. Certes dans une apparence torturée, mais le réel est profondément oxymorique. Bronze heureux en quelque sorte. Image de la plénitude - elle rime avec infinitude -, quand cette dernière se pose sur l’être avec la même grâce que délivre l’esquisse enfantine dans son ouverture confiante, spontanée, au monde. Tout, ici, transgresse les règles élémentaires de la logique, autrement dit sort du cadre étroit de la déréliction et se porte en direction d’une possible joie, fût-elle hypothétique, irréelle, faisant son orbe dans de nébuleux lointains. Toute joie est de cet ordre, immatérielle, fragile, résonnant comme un cristal, située dans un incommensurable qui brasille au-delà du corps, au-delà des yeux.

IN-FINITUDE

   Dans l’enceinte déployée des bras - ils n’ont ni fin ni commencement : INFINITUDE -, se creuse la dimension d’une clairière. Ici il ne s’agit nullement de la métaphore dont l’index serait cette brèche ouverte dans la forêt en tant que paysage. Ce qu’il faut y entendre, c’est bien plutôt le sens d’un allègement, d’un dégagement, d’une libération. Suivons Martin Heidegger dans « L’affaire de la pensée » : « Si la Lichtung en forêt [la clairière] est ce qu'elle est, ce n'est pas en raison de la clarté et de la lumière qui peuvent y luire; elle existe même de nuit. Elle veut dire : la forêt, à cet endroit, s'ouvre au marcheur. » Or, « s’ouvrir au marcheur », veut dire pour le marcheur - le Dasein humain -,  s’ouvrir au jeu de l’être qui, toujours, se dissimule dans la touffeur insondable du monde et des choses. De l’étant-bronze ainsi amené devant nous, nous faisons autre chose que ce qu’il est, une résistance de matière, pour que surgisse l’invisible offrande à laquelle nous sommes toujours conviés, le plus clair du temps, à notre insu. Nous sommes, d’un seul élan, le cercle qui gire infiniment et le centre qui lui confie son merveilleux rayonnement.

IN-FINITUDE

      L de Vinci - Source : Wikipédia       « Pado » M. Dupertuis

  

   « Pado » fonctionne sur le registre d’une constellation de figures qui irradient en écho, respire selon la musique des sphères, convoque Parménide et ses cercles concentriques de l’univers, s’inscrit dans le dessin de Vitruve de Léonard de Vinci, assemblant ainsi en son lieu unique la perfection humaine dont l’humanisme et la Renaissance ont fait le foyer de leur réflexion, manifestation du rationalisme en sa belle exactitude.

   Mais il y a encore d’autres sèmes dans cette œuvre riche de multiples émergences. Ces dernières apparaissent dans le corps même de la matière qui vibre et exulte. Le bronze est travaillé au doigt, vigoureusement, car, en lui, il faut mettre le bondissement de la vie, sa prodigieuse exubérance.

 

IN-FINITUDE

   Le cercle qui représente l’univers, loin d’être l’image d’une  cosmogonie assagie est le lieu de bien des bouleversements, de bien des métamorphoses à l’œuvre. Le fer est travaillé au plus près de sa fusion, de sa malléabilité. Le fer se tord et souffre. Le fer parle et se dit en lexique formel parcouru d’assauts et de retraits, de tensions et de repos, de silences et de cris. Non, la matière n’est nullement paisible. Voyez Bachelard, cette matière qui se cabre et s’insurge, cette lutte des éléments pour arriver à leur figuration la plus propre. Le bronze, que précède souvent la terre, est le creuset où la main de l’artiste - son esprit - grave les décisions les plus avancées de l’être, les stigmates au gré desquels il fait phénomène.

   A vrai dire l’artiste se rend visible à même la trace du geste qui subsiste comme la forme ultime de sa substance. C’est toujours cette empreinte de l’homme-créateur, de l’homme-travail qui nous émeut et nous conduit au cœur vivant des choses. C’est bien évidemment un combat, au sens du « polemos » des anciens Grecs, qui se joue et trouve, dans le matériau, un espace mais aussi un temps d’actualisation. « Polemos » ne veut uniquement signifier l’intention belliqueuse, le conflit armé. « Polemos » renferme l’idée d’antagonisme, de différend, de collision. Cette dure réalité est la voie selon laquelle l’être se donne, qui n’est nullement accord et union avec le même mais affrontement de l’identique et du différent. Toujours ce qui est, est affaire de tension, de combat à résoudre, de conflit à dépasser.

   La nuit n’est nuit qu’à s’opposer au jour. Dans le secret de son atelier, le sculpteur s’affronte à la matière, la discipline, la plie à la farouche volonté de son désir. Car c’est de lui dont il est question avant tout puisque l’œuvre sera bien la résultante de son action. Corps à corps. Il est nécessaire, en un certain sens, que la matière soit vaincue, que l’esprit y ait déposé l’hiéroglyphe dont il est gros, qui doit être libéré, reçu par un support qui témoignera de cette douleur, de cette souffrance. Il n’y a d’œuvre réelle que rougie au fer d’un tourment. C’est ceci même que nous dit Emma Merabet dans « Rêver l’intimité de la matière » :

   « Ces dernières années ont vu germer des formes inventives dans le sillon creusé par la rêverie bachelardienne, composant avec les métamorphoses et la résistance de la matière. Une résistance au sens fort, impliquant que l’artiste participe de tout son être à l’acte créateur afin de jouer ou de déjouer les contraintes des états transitoires et des figures éphémères ».

« Etats transitoires, figures éphémères », demeureraient-elles, elles signeraient l’échec du sculpteur, annonceraient son renoncement, avoueraient son impuissance face à des forces qui l’anéantiraient.

   Ce qui, à proprement parler, est fascinant dans « Pado », c’est ce rythme qui s’y imprime. Fait d’allers et de retours, de rétentions et d’expulsions, de contractions et de dilatations, de retenues et d’élans. Toute une belle et subtile dialectique qui n’est jamais que l’exister en son flux et son reflux. Balancement somptueux du geste de l’amour. Dedans-dehors du mouvement respiratoire. Diastole-systole qui signe l’inépuisable fonctionnement de la machine humaine. Ici, l’esthétique n’est nullement de l’ordre du concept, elle est la simple effusion de la dimension sensorielle, de la pulsion organique, du tellurisme du corps. Et ce qui est vrai de la sculpture est également pertinent pour la peinture, le dessin, tous ces arts qui engagent l’anatomie humaine dans un combat qui la dépasse. En ceci consiste sa grandeur. En ceci reposent sa puissance, son énergie. Merci, « Pado », de nous incliner à penser la matière. Seulement à partir d’elle qui nous constitue en notre fond l’élan pourra être entrepris. L’élan pour ce domaine de l’insaisissable qui toujours nous questionne. Quelque part brille le beau qu’il nous faut rejoindre.

 

 

 

 

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4 avril 2019 4 04 /04 /avril /2019 08:23
L’Amour-la-Mort

             « A terra » 1998

           Tempera e pastello

             Marcel Dupertuis

 

***

 

 

A peine ai-je regardé

et je suis dans le rouge.

 

Le rouge du plaisir.

Le rouge du désir.

Il est si facile de quitter son être,

de basculer dans la forme qui s’offre

et mourrait de ne point s’offrir.

L’amour est toujours question

par rapport à la mort.

Ne pas y succomber et l’on meurt.

Y succomber, on y meurt aussi,

de la « petite mort ».

 

Orgasme, évanouissement, syncope,

tous termes équivalents qui disent

l’arrachement à soi,

l’immolation en l’autre.

Immolation par le feu.

Braise contre braise.

Rubescence contre rubescence.

Gerbes d’étincelles

comme dans l’œil du cyclone

ou bien dans les cristaux

d’un kaléidoscope pris de folie.

 

A peine ai-je regardé

 

et déjà je ne m’appartiens plus.

L’autre m’a ôté toute liberté.

Je suis pris

dans la nasse de son regard,

dans le filet de ses mains,

dans la liane volubile de son corps.

 

Je suis moi en cet événement

qui va survenir

dont je ne sais rien,

dont je ne peux nullement

tracer la courbe,

envisager la rive

qui sera celle de mon destin

lorsque le plein de l’expérience

sera atteint.

 

Peut-être un point de non-retour.

Jamais l’on ne revient de l’amour.

Toujours un lambeau de chair

entre les dents de porcelaine de l’amante.

Toujours un fragment de conscience

qui demeure fiché dans ce roc adverse

traversé de mille tellurismes.

Toujours une limite franchie

dont on ne pourra évoquer

ce qui la constitue hors notre vue.

 

A peine ai-je regardé

et je suis dans le rouge.

 

Et je suis  « A terra », atterré d’être ici

alors que je devrais être là.

Là où est la vérité de la forme

en son urgente apparition.

Tête fichée au sol

- du moins le pensè-je -,

césure blanche qui entaille le cou,

qui aurait pu porter la mort.

Simple question d’une blancheur de l’espace

qui, traversant,  

moissonnerait l’invisible face.

 

Epiphanie si distraite.

Nulle femme ne peut montrer

son visage

dans le temps flagellé

de la jouissance.

Ou bien de l’attente.

C’est cousu du même fil,

serti dans le corps avec une trace

de vive brûlure.

 

Le toboggan du dos

est arrêté dans sa chute.

Il connaît la vive tension.

Il éprouve la crainte du saint

devant son icône.

Il vibre de l’intérieur

et appelle le sacrifice.

Le sang est là

qui fait son bruit de lave,

son bouillonnement intérieur.

Il piaffe et mugit.

Il est parfois cinabre-soleil-couchant,

parfois andrinople-seuil-de-nuit,

parfois amarante et c’est un nocturne

avec ses vêtures de deuil,

sa pathétique scansion temporelle.

 

A peine ai-je regardé

et je suis dans le rouge.

 

D’elle.

De moi.

Irrémédiablement.

Je fais l’ascension

de ceci qui me fascine.

Je glisse tout le long

de l’épine dorsale.

Je me pique à ses harpons.

Je me réjouis à son tissu de soie.

A ma gauche l’orient originel,

sa pure lumière,

premier saut du jour.

A ma droite l’occident terminal,

sa nuit, ses vices, sa perdition à jamais.

 

Je suis sur la ligne de crête

avec la rumeur solaire

qui joue à damer le pion

à cette ombre dense

pliée dans ses secrets,

perdue dans ses mystères.

 

Parvenu au sommet,

sur le silex luisant des fesses,

je ne suis plus vraiment moi

mais une modeste abeille-ouvrière

qui vient servir sa Reine.

Sujet simplement

alors qu’elle est l’objet sacré

qui brille au fond de sa grotte.

Mes ailes vibrionnent

à la vitesse des pensées.

Elles s’enduisent de rosée nuptiale

sur le bord nacré des pétales.

Elles se gorgent de pollen

au contact des étamines.

Je bois le divin nectar.

 

 Je suis au cœur du monde.

Je suis dans le réceptacle

qui m’accueille

tel celui qui était attendu,

peut-être le fils prodigue

qui revient au foyer,

dont le destin est de mourir, là,

au plus brûlant  de l’être,

dans cette fosse séminale

qui gémit d’être aimée

et me donne la mort en retour.

 

L’amour-la-mort,

un seul et unique geste.

Cette épreuve du feu

n’est jamais reconductible.

C’est pourquoi au futur

je n’en retrouverai le goût.

Tout amour est déchirement,

présent plus que présent.

 

A peine ai-je regardé

et je suis dans le rouge.

 

 

 

 

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17 janvier 2019 4 17 /01 /janvier /2019 10:28
Bonnard, peintre de l’intériorité

Intérieur - 1913

Pierre Bonnard

Source : Wikipédia

 

***

 

   La peinture de Pierre Bonnard est plurielle, foisonnante, s’inscrivant aussi bien dans l’impressionnisme que dans le mouvement nabi. Mais ce que nous en retiendrons ici, ce sera son caractère intimiste, la focalisation essentielle sur une pure intériorité. Pas plus que nombre d’autres artistes son œuvre n’est linéaire qui comporte de nombreux allers et retours, aussi bien sur le plan des thèmes que du style.  Si le centre d’intérêt de la vie domestique parsème tout son parcours créatif, nous voudrions cependant porter un regard plus attentif sur la période que nous pourrions baptiser du « Bosquet » (sobriquet de la maison qu’il a achetée et fait aménager au Cannet, dans les Alpes-Maritimes) où le motif de son œuvre s’infléchit en direction de représentations  de la vie intime, la sienne  et celle de son épouse Marthe.

   Observant « Intérieur » de 1913, combien nous sommes troublés de nous introduire, presque par effraction, au sein de cet étrange univers confidentiel qui, d’habitude, n’est dévoilé qu’à quelques amis et intimes. C’est avec une conscience de voyeur et sur la pointe des pieds que nous nous introduisons là même où peu de visiteurs ont accès. D’emblée nous sommes au cœur du foyer, à cet endroit où rougeoie la braise, où les mots se chuchotent, où les confidences se distillent pareilles à des perles rares. Le silence y est partout présent.

   Mais cette pièce, apparemment vide, est peuplée, immensément peuplée. Si une première vision nous révèle un fauteuil de repos aux accoudoirs d’ébène, ce dernier n’est nullement déserté. Encore en lui une présence féminine, troublante, que révèlent des pièces de vêtures bleues mouchetés de rouge sombre. Et, aussitôt, le faisceau de notre regard est attiré par le miroir où nous apercevons la silhouette d’une femme qui paraît occupée à quelque soin du corps. Nous ne voyons pas son visage. Sa chair ne se donne qu’en quelques rapides éclairs. Loin d’être esseulés, nous sommes habités de cette présence, peut-être même intrigués. Elle - Marthe ? -, ne se sait regardée (elle n’est qu’illusion, image), mais son coefficient de réalité nous atteint pour la simple raison que nous sommes PRESENTS, corps et âme dans cette pièce qui paraît réservée aux ablutions. Nous ne sortirons jamais de cette fascination qu’avec l’impression de vide et la perte d’un objet cher comme si, soudain dépossédés d’une scène familière, nous nous absentions tel l’amant qui vient de refermer la porte de l’aimée. Sur la scène de ce minuscule théâtre nous étions acteurs et, à peine grimés, voici que le lourd rideau de pourpre se referme, que les lumières s’éteignent. C’est ceci, la peinture intimiste, un rapt et, déjà, vous ne vous appartenez plus, déjà vous êtes marqué au fer par cette étrangeté qui vous retient, fait de vous cet être qui se confond avec le mur de chaux couleur de chair, près de la porte vitrée habillée de vert et ce petit guéridon noir vous appartient, tout comme la couleur de vos yeux vous détermine. De là vous ne sortirez que rompu, avec, au cœur, l’espoir de retourner dans ce cabinet des délices.

   Et, afin de mieux pénétrer les secrets de ce monde familier qui, soudain surgit, il convient de s’en éloigner quelque peu. Il nous faut métamorphoser notre regard proximal, le faire être distal, de manière à ce que l’effet de recul nous rende les choses moins familières, plus énigmatiques. Plus tard, il sera toujours temps de faire retour auprès de la fenêtre, de la nappe, de l’objet qui luit doucement dans l’ombre et nous dit l’attachement au connu, au rassurant, au gîte qu’en réalité nous ne quittons jamais que pour y mieux retourner. Voici, nous nous sommes éloignés du « Bosquet », seulement à quelques encablures, mais quel dépaysement, et ces teintes qui claquent tels des drapeaux au vent !

Bonnard, peintre de l’intériorité

Paysage de la Côte d'Azur -1943

Source : Wikipédia

 

   Et cette lumière qui résonne dans le bleu, et ces arbres dressés qui cachent l’horizon de leurs frondaisons, on dirait qu’elles vibrent tout contre la vitre de l’azur, et cette eau qui se laisse deviner dans les intervalles. Tout ceci n’indique-t-il l’émotion intime de Bonnard rencontrant ce pays de Provence qui deviendra le lieu de sa dernière peinture ? Alors tous les endroits du monde s’évanouissent peu à peu. Paris, les Batignolles, la Rue de Douai, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas. Il faut se poser. Pour Marthe d’abord dont, petit à petit, l’obsession d’un corps propre se transformera en folie. Pour la peinture ensuite. Sans doute faut-il avoir beaucoup vu, beaucoup éprouvé, avoir emmagasiné des milliers d’images, avoir essaimé le long des routes, des tableaux nabis, impressionnistes, puis synthétiser les expériences, les faire « réduire » dans le dernier creuset de son propre mode d’être, en tirer l’essentiel, à savoir ce qui reste après de longs voyages. Le besoin d’un retour au simple, au limité. On ne peut prétendre, avec sa seule palette, interpréter le monde. Il est trop vaste, trop multiple. Mieux vaut y prélever un espace modeste, connu, lequel délivrera ses affinités, trouvera les modalités de son accomplissement. On resserre les limites. On demande au jardin de fournir cet amandier en fleurs qui sera l’une des toutes dernières variations sur laquelle, peu de temps avant sa mort, poser une dernière touche de jaune, un peu de soleil avant le grand embrasement noir qui mettra un terme à la fête des couleurs.

Bonnard, peintre de l’intériorité

L’Amandier en fleur - 1946-1947

Source : Wikipédia

 

   Cette vie de peintre semblable aux cercles concentriques que  fait la chute d’une pierre dans l’eau. D’abord les cercles sont grands, ils vibrent à la surface, font leurs larges clapotis sur les rives. Puis le diamètre étrécit. Deux ou trois ronds, le silence et l’absence de mouvement. Est-ce dans l’œil de ce minuscule cyclone qu’il faut venir poser les dernières touches, baisser la lumière d’un ton, moucher la flamme parce que, en fin de compte, tout s’épuise et même l’art devient impuissant à endiguer l’aporie fondamentale de la vie humaine ? Du moins on aura essayé de circonscrire le jeu, de lui donner un dernier flamboiement, celui de la confidence dont tout existant est investi en son fond mais, souvent, ne trouve la voie de sa résolution. De la même façon que les œuvres commencent par une imitation de la nature pour s’achever dans l’ascèse de l’abstraction, Bonnard parcourt l’espace des vastes paysages, les places animées des villes, les aires de jeu des hommes pour aboutir à cette étroite focalisation qui pourrait bien contenir tout ce que l’art a à nous dire, à savoir notre humaine dimension dont le foyer est toujours le lieu d’aboutissement. Ulysse après son long périple revient à Ithaque. Rejoindre le logis, près de l’aimée. Retour de l’enfant prodigue qui sait que toute vérité est proche, que le voyage fascine et, parfois, altère la sphère des perceptions, provoque l’égarement, fait différer de soi.

   Il n’est nullement besoin de prendre un chevalet, de le poser dans un coin de nature et de laisser le paysage vous dicter les motifs de l’œuvre. De sa fenêtre, au Bosquet, Bonnard, en fin et attentif observateur, porte son regard sur le bruissement bleu des branches de laurier, sur le fleurissement de l’amandier qui l’aura tant inspiré. Le jardin est en soi un monde qu’il faut savoir traduire. Tout est prétexte à sensation, la moindre ramure que fait osciller le vent, l’oiseau sur la branche, la chute des feuilles en automne. C’est cette poésie du quotidien, cet inépuisable ressourcement des formes et des couleurs dont l’artiste est en quête. Tout est contenu dans le menu. Tout se donne dans l’illisible parure du monde que trop d’éperdus parcourent à la manière des somnambules. Peindre la théière, ses reflets, un bol de lait, un bureau à abattant, une lampe art déco, une ombre venue de la fenêtre que cernent des éclats de lumière, faire vibrer la couleur, peindre Marthe au bain, voici un acte de peinture en même temps qu’un acte d’amour. Tout est indissociable qui illumine l’âme du peintre et le pousse à créer jusqu’à l’obsession. Au Cannet, en vingt ans, entre 1927 et 1947, trois cents œuvres verront le jour, dont 60 dans la salle à manger, 21 dans le petit salon, 11 dans l’atelier. Autant dire qu’on est loin des impressionnistes qui peignaient en pleine nature. Pour ce « coloriste du quotidien », le premier sujet à portée de la main est prétexte à sonder le réel jusqu’en sa plus élémentaire manifestation.  Le tout du monde peut se dire à partir de la moindre de ses parties. Eternelle relation du microcosme et du macrocosme. Mince cosmologie individuelle faisant signe vers la grande, celle qui nous dépasse, dont chaque jour nous trouvons, ici dans la modeste présence d’un objet, là sur la joue duveteuse de la compagne, là encore sur le bouton de la fleur, l’incomparable et inaltérable reflet. Voir une chose n’est nullement un acte qui isole mais au contraire l’exigence de porter son regard au-delà, de loin en loin, jusqu’à ce que la plus grande partie du visible s’adresse à nous avec sa lourde charge de sens.

Bonnard, peintre de l’intériorité

La Fenêtre - 1925

Source : Wikipédia

 

    Ce que le natif de Fontenay-aux-Roses vent nous montrer, n’est rien de moins que le monde qui vient à nous au travers d’une fenêtre. Jamais la vitre ne fait écran, sauf à arrêter vent et pluie. La vitre est ouverte sur l’infini spectacle des choses. Et l’opposition du dedans et du dehors n’est qu’une posture intellectuelle, une projection arbitraire de la raison. Cet encrier, ce porte-plume, cette feuille de papier ne disent rien de leur nature d’objet. Du reste qu’auraient-ils à dire, ces objets, de plus que leur étroite matérialité, leur blancheur, leur résistance physique ? Ils ne sont présents, là, devant nous, qu’à nous intimer l’ordre d’écrire, c'est-à-dire de raconter, de tracer la syntaxe selon laquelle tout s’ordonne et rayonne. Une silhouette de femme est sur le balcon qui nous dit la douceur, l’irremplaçable présence, le thé dégusté comme pour une cérémonie, les continuelles ablutions, le mince corps qui ruisselle de gouttes, peut-être la résille du désir qui anime la fleur du sexe, fait rougeoyer le cercle des aréoles. Des maisons sont en bas, où vivent des hommes avec leurs histoires, les chemins complexes de leurs destins. Des nuages parme avec des touches de gris de lin et de pervenche marquent les limites des pensées des hommes. Le ciel est infini dont ils ne peuvent parcourir l’empyrée, ressentir des émotions à son contact seulement.

   La peinture de Bonnard est ce corps à corps avec les choses qui ne nécessite nullement d’investir l’entièreté de l’univers. Un seul motif suffit, un compotier, un lavabo, une serviette de bain, à investir intégralement la palette des sensations. Que serait la peinture si elle n’était ceci, le feu de l’émotion que l’artiste fait lever à même l’évocation du réel que son pinceau métamorphose en ressentis, en états d’âme, en fête intérieure, là ou s’énonce, dans le plus grand secret, la syntaxe du vivant ?

Bonnard, peintre de l’intériorité

La Nappe Rayée, 1921-1923, terminée en 1945-1946

Source : APPARENCES

 

      « La Nappe Rayée » se développe sur un temps long. Pas moins de vingt années auront été nécessaires pour faire de cette toile une œuvre achevée. C’est dire la lente maturation, c’est dire tout autant la permanence du sujet qui occupe la centralité d’une âme en quête de son destin. Certes la scène est modeste, une table, une nappe, des fruits, un sol orangé, une figure féminine largement visible, une autre presque inaperçue sur le bord du cadre. Pour un voyeur distrait, rien que de banal, d’ordinaire. Pour Bonnard le sujet d’une dramaturgie. Au milieu de la composition : Renée Monchaty avec laquelle il aura une brève liaison. L’épilogue de la séparation : le suicide de l’amante. A droite, sans qu’il soit possible de l’assurer, mais en toute hypothèse, l’ombre jalouse de Marthe qui veille sur la destinée de son mari. Durant nombre d’années, surtout les dernières, Marthe fera le vide autour de « son peintre ». De cette surveillance de tous les instants se tissera la graine de sa folie, mais aussi permettra le déploiement du génie de l’artiste. Pourrait-on alors parler d’une « peinture de l’enfermement », comme si le sort de Bonnard, inévitablement, avait été tracé pour suivre une pente asilaire ?  Certes non, car le peintre, fût-il affecté de la disparition de la compagne de sa vie n’a jamais sombré dans la démence. Habité d’une solitude seulement dans laquelle il semblait puiser les éléments d’une œuvre de mémoire. Ce n’est pas seulement l’instant présent qui se retrouve sur la toile, mais des réminiscences du passé en tressent les subtiles allusions.

 

 

Bonnard, peintre de l’intériorité

Autoportrait dans la glace

au cabinet de toilette, 1945

Source : APPARENCES

 

 

   Si, en fin de parcours, en 1945, deux ans avant sa mort, l’artiste se représente telle cette figure presque effacée, visage dans l’ombre, corps étroit, les signes des yeux et de la bouche invisibles, certes tout ceci nous dit le prélude d’une fugue dont, sans doute, il pressent les ombres funestes. Solitude et tristesse se dégagent telles les impressions immédiates. Mais que veut donc signifier cette toile à l’évidente économie picturale, si ce n’est le retour à l’essentiel : lui-même face à soi. ? Car, en définitive, tout parcours aussi brillant soit-il parvient aux mêmes conclusions. Un monde existait qui s’amenuise et profère les paroles dernières au gré desquelles toute finitude s’annonce comme l’inconcevable. La vie d’un peintre, n’est somme toute, que l’écho de la vie de ses semblables.

   Tout jeune on n’a qu’une hâte, parcourir tous les chemins du monde, y semer les spores radieuses du devenir. L’âge mûr en constitue le point d’acmé, la rutilance. Puis le déclin peu à peu imite la chute du jour et grandissent les ombres qui cernent le corps, entament l’esprit. Cet autoportrait se donne à voir telle la mise en scène d’une intériorité parvenue à son comble. Ou d’une intimité réduite à la dimension de sa propre amande. Tout autour il n’y a plus de chair et c’est l’existence, en son apérité, qui se donne comme le tout dernier moment d’un chant qui se perd dans la trame incertaine des jours. De soi à soi il n’y a plus de distance et l’intime s’est retourné à la manière d’un épiderme revenant sur sa propre substance sans que rien, du monde, ne puisse venir en  dilater le possible, ménager une ouverture, permettre la moindre fuite. Tout est au repos maintenant. Il n’y aura plus de voyage, plus d’espace disponible et le temps se contracte à la façon d’une peau de chagrin. La peinture, elle-même s’épuise et ne trouvera plus d’issue que dans cette large touche solaire placée, en ses derniers jours, sur la toile « L’amandier en fleur ». Toute vie est ainsi faite qu’elle commence à petits pas, se poursuit à grandes enjambées, avant que les forces ne déclinent et obligent à un affligeant sautillement sur place. L’oiseau volait et planait haut que la glu d’un braconnier - le temps, - a soudé à la branche de l’arbre. Ainsi toute intimité se clôt-elle sur sa propre fermeture. Les teintes qui vibraient et exultaient dans « Pont du Carrousel » de 1903, les voici bien ternes dont l’autoportrait ne délivre plus qu’une chair pâle, usée, pareille à un palimpseste ancien qui effacerait ses signes pour ne laisser paraître que l’illisible trame de son support.

   « Celui qui chante n'est pas toujours heureux », écrivait Bonnard, le 17 janvier 1944. Confidence. Intimité. Terme cependant d’une vie exaltante, passionnée, qui a éprouvé tellement de sentiers de l’imaginaire, tellement de voies artistiques. On comprendra facilement la désillusion de ce grand artiste dont les vieux jours ne sont plus illuminés ni par la présence de Marthe récemment disparue, ni par la brève flamboyance de Renée Monchaty et les grandes toiles des heures heureuses, « La Place Clichy » avec son animation colorée ; « Piazza del Popolo » et sa belle perspective, son étal de fruits orangés pareils aux « Tournesols » de Van Gogh ; « La Terrasse à Vernon », sa luxuriance végétale, le bruissement de son eau bleue, tout ceci se fond dans le flou des souvenirs. Qu’en demeure-t-il qui, encore, pourrait venir distraire le peintre, illuminer son existence, lui restituer la cadence limpide d’une vie traversée des éclairs de la passion ? Il est trop tard, maintenant. Il faut baisser l’abat-jour. La nuit a besoin de repos.

 

  

 

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12 janvier 2019 6 12 /01 /janvier /2019 16:55
Un lyrisme polychrome

           Les toits de Collioure - Henri Matisse

        Source : 1001 tableaux des grands peintres

 

**

 

   « HISTOIRE DE LA PEINTURE -  Tendance, mouvement des peintres fauves au début du xxe siècle (notamment Vlaminck, Derain, Matisse, Friesz, Van Dongen, Puy, Manguin, Dufy, Marquet) ; caractère de leur peinture. Le fauvisme, et plus encore l'expressionnisme, ont perçu que la sensation, pourvu qu'en se concentrant elle atteigne son maximum d'intensité, provoque un ébranlement nerveux qui la prolonge en émotion. »

 

(René Huyghe - Dialogue avec visible) »

 

*

 

   Ce que semble mettre en exergue le fauvisme, tout particulièrement sans doute d’une manière plus décisive que ne l’avaient fait les Impressionnistes, c’est un renouvellement du rapport au réel. Les premiers avaient produit de la nature une vision floue, approximative, à la manière d’une image fluctuant sur un verre dépoli, autrement dit s’adressant au sentiment afin, qu’à peine effleuré, le cœur se mît en quête d’entrer plus avant et d’y rencontrer un sujet qui « aimait à se cacher » pour utiliser la belle expression d’Héraclite. L’effet que les Impressionnistes avaient créé grâce à leurs touches mouchetées, les Nabis en renforçaient la valeur, formes et couleurs se mêlant dans une manière de lumière spirituelle, comme chez un Paul Sérusier où le Voyeur de l’œuvre est comme submergé, où l’âme est convoquée à un envol, car ce dont il s’agit avant tout, c’est de rejoindre le caractère sacré de la peinture.

   Les Impressionnistes s’adressaient au cœur, les Nabis à l’âme (nabi signifie : « celui qui est ravi dans une extase »). Il restait aux Fauves, s’ils ne voulaient que l’histoire de la peinture ne bégaie, à trouver de nouvelles voies, à explorer le champ qui demeurait libre, celui de la pure sensation, de l’immersion dans le physiologique. Ces sensations dont le dictionnaire précise : « celles que recueillent les organes spéciaux des sens ». Donc les fauves, ces « bêtes sauvages », s’adressent prioritairement à la vue, à l’ouïe, au toucher, au goût, à l’odorat. Il s’agit d’une manière de sensualisme primaire trouvant ses origines au plan instinctuel. A partir de ce fondement inclus dans le socle primitif de la chair, ne pourra sourdre qu’une énergie bouillonnante, une lave en fusion, dont leurs auteurs, selon les termes du critique Louis Vauxcelles, dans « Le Salon d'automne », se laisseront lire comme « des oseurs, des outranciers ».

   Dans cette peinture d’un nouveau style, s’il restait la trace d’un passé du cœur, il fallait que les battements en fussent imperceptibles ; s’il demeurait une manifestation de l’âme, il ne lui était demandé que de mettre au jour sa fonction motrice, appétitive, donc animale, simplement douée d’une capacité de sentir. C’était un peu comme si, d’une manière métaphorique, l’on était passé des centres d’intérêt célestes aux réalités terrestres, lourdes, contingentes. Mais c’était bien en ceci, cette sorte de retour vers quelque primitivisme, que le fauvisme se distinguait de ses prédécesseurs qui, jamais, n’avaient osé transgresser la silhouette humaine afin de la ramener à son antique parution. En quelque sorte, avec le fauvisme, sous l’homo sapiens, se dévoilait l’africanus avec ses empreintes archaïques. C’était comme une involution de l’histologie : le néocortex s’abîmait pour laisser voir ses couches limbiques. On débouchait donc dans le domaine des sensations pures, tactiles, éruptives, cutanées, proto-visuelles, cochléo-natives, nourritures infiniment chtoniennes par lesquelles biffer le concept, prendre essor d’un sol non encore venu à soi.

Au contact du fauvisme, il faut revenir à un « état de nature », à une posture animale mettant la raison au second plan, sentant viscéralement tout ce qui se produit à la manière d’une proie dont assurer sa propre survie. Instinct de vie luttant contre celui de mort. C’est dans une manière de dramaturgie directe, sans aucune échappatoire possible, qu’il convient de s’immerger, identique au héros de Ponson du Terrail dans « Rocambole » :

   « Il n'en éprouva pas moins une terrible émotion en sentant la chaude haleine de la bête fauve [l'ours] qui s'acharnait d'abord sur le cheval et allait ensuite l'étouffer dans ses larges pattes ou le broyer à coups de griffes ».

   Autant dire la violence, le subit surgissement, la clameur, la vibration intense, le tellurisme. Telles sont les voies par lesquelles l’œuvre fauve viendra à nous, bousculant nos assises anthropomorphiques. Si l’impressionnisme pouvait mobiliser un sentiment relativement apaisé, les œuvres des Nabis inclinaient à un état d’âme proche d’une religiosité. Le mouvement initié par Derain, Matisse, Vlaminck se donnait à comprendre comme une radicale remise en question de toute représentation, comme une éruption soudaine des affects prenant leurs assises dans une véhémence, une fureur optiques puisque, aussi bien, c’est la vision qui est visée en premier, les autres sens interviennent de surcroît, ils sont les étais qui participent aux phénomènes picturaux. Ils n’en sont pas les initiateurs. Autre façon de rendre apparent le style singulier du fauvisme, sa puissance créatrice, consiste à le regarder à l’aune de la peinture symbolique, laquelle en dresse le vertical contrepied. Si l’Art poétique, en 1874, en prescrivait les règles selon les vers suivants :

 

« Car nous voulons la Nuance encore,

Pas la Couleur, rien que la nuance !

Oh ! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor ! »

 

  …alors nous pouvons dire que le fauvisme en est l’image inversée. Nul art de la nuance mais, au contraire, le contraste, les oppositions, les valeurs tranchées et les couleurs claquant telle l’oriflamme au-dessus d’une fête bariolée, un déchaînement des couleurs et des sons. Ici nul rêve qui soustrairait au réel, mais un réel vigoureusement affirmé, une volontaire dysharmonie où flûte et cor divorcent bien plus qu’ils ne se fiancent. Quel que soit le thème choisi, scène d’intérieur, paysage, portrait, personnages en pied, tout doit exulter, tout doit provoquer jusqu’à la limite d’une exaspération. Parfois, l’on croirait avoir affaire à des œuvres de fous ou bien d’hystériques, tellement la tension est palpable, à la limite de la déchirure. On imagine les premiers spectateurs de ces toiles qui hurlent, un brin désemparés, pensant sans doute qu’un cataclysme est proche dans lequel, bientôt, l’art trouvera sa propre fin. Mais il en est des innovations dans le domaine pictural comme des sautes d’humeur et des soubresauts de la nature, une fois la tempête passée, tout reprend son habituel visage et les tableaux qu’hier l’on vouait aux gémonies, voici qu’aujourd’hui on les célèbre et les encense.

 

   Sur « Les toits de Collioure »

 

   Sans nul doute, ce tableau agit comme l’une des icônes les plus remarquables du fauvisme. Tout y est représenté qui profère l’urgence de se saisir du réel, d’en extraire la substance, d’aller jusqu’à la moelle des choses, là où le sens acculé ne peut que dévoiler son être. Ce que nous demande Matisse n’est rien de moins que de nous transformer en alambic et distiller jusqu’au moindre suc qui pourrait livrer l’entièreté de son essence. Tout ici rayonne à partir d’un axe central qui est, à l’évidence, une focalisation libidinale que le sceptre phallique du clocher de l’église affirme comme sa « volonté de puissance » pour reprendre les termes de Nietzsche. Et, à dire vrai, ne s’agit-il pas de ceci pour l’artiste fauve, faire se dresser une radicale volonté sous laquelle ploie toute chose ? Tout, dans la toile paraît nécessaire comme si un invisible mais assidu destin avait décidé de tout l’ordonnancement du monde. L’ensemble de la composition part de la pente des toits, aboutit au clocher-phallus, lequel reçoit son écrin, telle une vulve, dans les traits bleu-parme qui tracent le bas de la colline. Donc il s’agit bien d’une énergie sexuelle primordiale, genre d’accouplement bestial faisant signe vers les amours d’une Pasiphaé et du taureau dont naîtra le Minotaure, cette figure mi-humaine, mi-animale qui, tout à la fois, terrasse et fascine celui qui la contemple. Evoquer ces entités mythologiques consiste à faire se lever ces violences primordiales au gré desquelles l’humanité forgea l’arrière-plan des archétypes. Ceci signifie, qu’investi de ce lourd substrat originaire, le fauvisme s’adresse bien plus au registre des pulsions, des ébranlements, des effervescences pures qu’à celui de l’intellect. Ce sont les premières agitations du vivant dont il faut déceler la trace dans cette conflagration des formes et des couleurs.

   La lecture du tableau, envisagée sous l’angle des énergies élémentaires, ne permet aucune évasion hors de ce cadre entièrement pétri de chair et de sang. Les couleurs en témoignent qui pourraient être celles d’un corps éviscéré, placé sur la dalle blanche d’une salle de dissection. Certes, invoquer cette toile identique à l’écorché dont les membres gisent épars dans une salle de la faculté peut paraître exagéré. Une exagération qui en vaut une autre. C’est bien en créant les conditions d’un « ébranlement nerveux », selon l’expression suggestive de René Huyghe, que l’émotion peut se lever et donner libre cours à son horizon qui est celui du corps, non celui de l’esprit ou de l’âme. Du sang, des larmes, des épanchements de lymphe, là est le domaine dont l’émotion se repaît pour donner sa nourriture au peuple affamé des anatomies  qui réclament  leur part de sensations.  Le pire qui puisse arriver, devant un Derain ou un Vlaminck de cette période, serait de demeurer indifférent.

   Le fauvisme est fait pour bouleverser, donner au monde de nouvelles teintes, de nouvelles formes, lesquelles, violemment juxtaposées, interrogent déjà en raison de leur rupture. Pour autant aucune ne joue à titre de singularité dans une sorte de vœu d’autarcie. Il ne s’agit ni de fragmentation, ni de divisionnisme et chaque parcelle de couleur est une vibration qui répond à une autre, cette correspondance faisant naître une unité harmonique. Les blancs, nombreux, ne sont nullement présents à créer du vide. Ils sont, pour utiliser le vocabulaire d’Henri Maldiney, des centres de « radiance », des effusions qui circulent sur le fond du subjectile, d’étranges réseaux à partir desquels les éléments épars se configurent en ce monde chatoyant qui frappe la pupille, ouvre des sons, entraîne des perceptions cénesthésiques pareilles à un fourmillent qui se laisserait décrypter du bout des doigts, un genre de Braille et on pourrait lire le tableau à simplement l’effleurer. Alors, ici, comment ne pas penser à cet étonnant poème de Baudelaire, « Correspondances » ? :

 

« Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »

 

   Dans le tableau de Matisse, on devine les mouvements de la mer, on entend les pas des trois marcheurs anonymes ; les odeurs des collines habitées de plantes aromatiques arrivent jusqu’à nous. Bien évidemment, l’on pourra dire que parfums et sons ne sont constitués que d’hallucinations, de projections imaginaires. Oui, bien sûr, mais ces fameuses correspondances sont amplifiées par l’ardeur chromatique de l’œuvre, ses touches appuyées, ses motifs géométriques dont le pouvoir de suggestion est décuplé par la juxtaposition osée, l’affirmation de chaque trait qui participe à l’éclat de l’ensemble, en accomplit le lustre.

 

     Sur les prolongements

 

   Il semblerait qu’en matière d’art, tout comme dans le domaine du progrès, il soit nécessaire de partir du ciel limpide du réel, puis, brusquement, à la suite de quelque révélation ou illumination, que ce ciel se charge de sombres nuées, se couvre d’orages magnétiques, que de violents éclairs en déchirent la texture. C’est alors seulement que pourront intervenir les métamorphoses qui configureront ce réel selon de nouvelles et intéressantes perspectives. Ainsi l’impressionnisme avait-il ouvert la voie au fauvisme qui, à son tour, engendrerait l’expressionnisme puis l’abstraction.  Bien plus qu’une simple remise en question des données plastiques, ces ruptures de l’histoire de l’art semblent témoigner d’une évolution de la psyché individuelle mais aussi d’une révolution des tendances sociales et culturelles qui marquent le destin d’une époque.

   Le signe général du destin des œuvres part d’un roc fixant ses assises dans tout ce qui a rapport à une imitation de la nature - la fameuse mimèsis des anciens Grecs -, pour toujours plus s’en éloigner, prendre distance, parvenir aux rives de l’abstraction pure. Comme s’il s’était agi d’un déclin du sentiment, d’une érosion de la sensation afin d’aboutir au seul schème conceptuel que tend une volonté d’intellection. Si le projet primitif s’arrimait à l’incontournable de la matière, à l’immersion dans la chair du monde, le projet de la modernité, après Descartes, traçait ses lignes dans une subjectivité qui, petit à petit, s’éloignerait des horizons habituels de la nature pour gagner celui, bien plus abstrait, des individualités. L’abstraction, chez l’homme, en l’homme, n’était jamais que l’écho de l’abstraction d’une nature reléguée au second plan.

   C’est là l’essence de la modernité que de placer l’individualité humaine au centre du débat, ce qui a pour corollaire de situer dans l’ombre tout ce qui n’a  pas trait à la dimension des Existants. Plus besoin désormais d’une transcendance à laquelle se référer et où trouver ses fondements. Individualisme et liberté seront les deux pôles autour desquels assumer et comprendre son propre destin. Ceci a pour conséquence la constitution d’un univers autocentré, autarcique, où le concret n’a plus guère de rôle à jouer. L’humaine condition est devenue cette abstraction à partir de quoi tout s’ordonne et rayonne. La civilisation des machines et de la technique est venue renforcer ce sentiment de déréalisation que les médias modernes amplifient à la seule vertu des virtualités qui en animent l’invisible et efficace processus.

   L’art abstrait ne peut être envisagé que dans ce contexte global d’une marche en avant en direction d’un mouvement dont chacun sent bien qu’il est irréversible. Peut-être, au centre du dispositif, existe-t-il encore la place pour une remise en question du système et une remontée aux sources qui, en des temps très anciens, fondèrent pour l’homme une terre où il puisse poser ses pas. L’œuvre emblématique de Gérard Garouste paraît être l’une des voies que puisse emprunter l’art contemporain pour sortir d’une impasse où, parfois, il semble s’être fourvoyé, au seul titre d’une perte du sens. Certaines œuvres, en effet, semblent ivres de leur propre giration, comme coupées du réel, aux limites de la folie.

   Ce qui est passionnant dans l’œuvre de Gérard Garouste, c’est son côté violemment iconoclaste, son style original, ses couleurs dantesques, la combustion de ses pigments qui, par bien des aspects, pourrait rejoindre l’entreprise audacieuse des fauves. S’inscrivant dans le courant de la figuration narrative, ses toiles interrogent, inquiètent, placent le Sujet au cœur même de la fournaise, comme si le désastre n’était pour demain, mais pour aujourd’hui, fiché dans le cœur de l’homme, collé à sa peau, logé dans sa propre archéologie. Cette peinture se distingue définitivement de la décoration, de l’agrément, du faux-semblant. Elle touche le point focal qui nous fait sensibles,  angoissés, parfois sur la ligne de crête qui sépare le normal du pathologique, l’équilibre de la démence. Œuvre de funambule s’il en est qui oscille au-dessus du néant. Lutte contre toute forme d’aporie, ou bien, au contraire, en assumant la flambée absurde. Bien plutôt que de plonger vers un futur qui brasille à l’horizon, imbibé des plus fortes incertitudes, cet artiste fait le choix d’une remontée vers l’origine, tout au contact effervescent des arcanes de la mythologie, des nœuds convergents ou bien divergents des religions, manière de parcours ésotérique qui interprète à nouveaux frais la validité du réel. Mais écoutons ce qui en est dit sur le site « Peinture et sculpture du XX° siècle » :

  

« Mais comment faire, après Picasso et la révolution de Marcel Duchamp ? Influencé par ses lectures (Dante, Cervantes…), ses recherches théologiques (pour comprendre l’antisémitisme de son père, il lit la Bible, apprend l’hébreu, lit la Torah – ce qui va l’amener à condamner le christianisme et ses déformations des textes originels), son goût pour la mythologie, les symboles, il va alors nager « à contre-courant » de l’avant-garde de l’époque « comme on remonte vers une source », se réappropriant les grands thèmes fondateurs de la peinture, pour les mettre à sa sauce, celle de sa propre histoire, de ses questionnements, de sa volonté d’expiation de la faute paternelle, de sa révolte contre les dogmes et les carcans idéologiques – en religion comme en art. Et faire taire les oracles – de Rodtchenko à Buren – qui prédisaient la mort de la peinture ! »

 

Un lyrisme polychrome

      (Source : Peinture et sculpture du XX° siècle)

  

   Peut-être, pour clore cet article, pourrions-nous entreprendre un audacieux rapprochement des œuvres de Matisse et de Garouste. On y sent une égale tension, on y vit l’insoutenable stridence, on y percute la dissonance, identiques vecteurs qui traversent l’œuvre du natif de Cateau-Cambrésis. Le geste pictural y atteint une sorte de vertige de liberté qui pourrait bien confiner à la perte de soi dont l’œuvre serait la mise en abîme. On se saisit de son corps et on le projette avec l’énergie du désespoir sur la toile afin que, de cette rencontre, naisse quelque chose de l’ordre d’une catharsis. Cela ressemble à un cri dans le désert et les personnages, qu’ils se confondent avec les touches pourpres de Matisse ou qu’ils soient de simples émanations d’une terre torturée chez Garouste, traduisent la même douleur de vivre, le même désespoir originel qui affectent tout individu en quête de lucidité. Par le choix du figuratif, ce dernier peintre introduit dans l’art une nouvelle respiration, laquelle pourrait bien être une chance de renouveau, la possibilité d’un nouvel élan. Depuis des décennies nombre d’œuvres s’épuisent à interroger l’abstraction, sans bien savoir où conduit ce chemin escarpé.

   Cependant, le fait d’abstraire n’est pas sans risque. Maine de Biran nous dit dans son Journal :

  

« Abstraire ou séparer le sujet de l'objet, l'esprit de la matière, les choses divines des choses terrestres, voilà la condition de toute bonne philosophie, soit spéculative, soit pratique ».

  

   Mais si ce mouvement est celui « de toute bonne philosophie », il ne saurait toutefois suffire à emplir le cadre d’une vie, fût-elle artistique et vouée aux plaisirs esthétiques. Le drame de l’humain inclus dans la modernité est bien d’opérer tous ces clivages qui placent d’un côté sujet, esprit, divin, et de l’autre côté, objet, matière, terrestre. Ainsi sommes-nous réduits à ne figurer qu’en tant qu’êtres de la division, de la séparation. Que pourrait donc signifier le sujet s’il se coupait des objets qui façonnent le monde ? Que serait l’esprit s’il s’arrachait à cette matière dense qui lui sert de reflet et d’écho ? Comment le divin pourrait-il fonctionner sans le rapport au séculier à partir duquel il peut s’élancer pour d’autres considérations, plus « célestes » ? Que ce soit en matière d’art ou d’existence, tout est toujours relié, l’oiseau à la branche ; le nuage à la pluie ; la poussière à la terre. C’est seulement en raison de son besoin de connaître que l’homme crée des catégories, se livre à l’abstraction, sépare le concept du réel. Sans doute l’une des urgences de l’art aujourd’hui consiste-t-elle à réconcilier l’homme avec son milieu. Peu importent les voies plébiscitées. Impressionnisme, fauvisme, abstraction. Seules les formes varient, le fond demeure le même : trouver une voie pour l’homme !

 

 

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14 août 2018 2 14 /08 /août /2018 19:09
Rouge cri

"Seul un guérisseur blessé est capable

de guérir vraiment les autres."

 

Carl Gustav Jung.

 

Œuvre : Sara Oudin avec Marcel Dupertuis

 

 

***

 

  

   Il faut avoir entendu le cri rubescent, cette déchirure uvulaire, celle plainte au-delà de tout, cet égorgement du tissu du réel. Il faut avoir vu des rivières de sang, des peaux rouges incisées du trajet des flèches. Il faut avoir bu le curare, fait son jour du peyotl. Il faut avoir goûté au breuvage sublime de la folie pure, avoir traversé des rideaux de flammes, avoir aimé jusqu’à la déraison, une femme, une racine, un arbre, une amphore à la douce courbure, un yatagan à la lame étincelante.

   Il faut avoir été soi jusqu’au bout de la conscience, s’être adoré puis brûlé sur le bûcher des vanités humaines, avoir connu l’extase puis la désespérance, avoir longuement joui de soi, de l’Autre en son étrange présence. (Aimer l’Autre, aimer Soi = le même). Il faut avoir été soi et l’envers de soi, cette omission accrochée au ciel, aux étoiles, à l’immensité sidérale. Dans la nuit étrange du non-créé, il faut avoir perdu son âme, avoir tendu le buisson de ses mains en direction de tout ce qui voulait y allumer la faveur d’une présence, le soudain d’une étincelle, une résille d’amour, le gonflement du givre à la pointe de l’herbe. Et tout est en perte de soi qui, toujours, fuit.

   Dans la ténèbre, cet avant-goût de la Mort, il faut avoir fait de son corps le lieu d’un long sépulcre. Il faut tout annuler, revenir à l’anse du Rien, tutoyer le voile du Néant, toutes ces essences Majuscules au gré desquelles se fera l’Ouvert en sa stupeur. Oui car l’être ne surgit qu’à l’aune d’une infinie surprise. Être : toujours nous sommes en attente de sa manifestation. Comment s’abreuver à son inépuisable ressourcement ? Il faut renoncer à la massive présence de sa geôle de peau, de son armure de chair. Désincarné, dépouillé, nu, tel est le geste primitif que nous avons à accomplir qui peut nous conduire à l’œuvre en son unique. Il faut la faire émerger de ce qui n’a aucun lieu, aucun temps, aucune substance sinon celle du vide. Toujours le plein naît du vide. Etrange émanation du non-être voulant l’être, le demandant comme le symbole sa partie manquante. Signifiant en chemin vers son signifié. Confondante plénitude issue de la béance

   Il faut reculer jusqu’à la limite de l’illisible dans la plus patente minceur, ne conserver que cette plaie ouverte à partir de laquelle tout se mettra à rayonner. Toute œuvre portée à la clarté du jour témoigne d’une incurable maladie dont les hommes sont atteints, que l’Artiste amène à la vue en se faisant, lui-même, existence sacrificielle. « Il faut se faire voyant » de sa propre douleur, elle est le miroir de l’humaine condition. C’est le corps du créateur qui nous est livré en pâture, qui témoigne de cette souffrance glissant toujours sous la ligne d’horizon de la perception. A la surface violentée du subjectile une tension paraît qui dit le lieu de la déchirure. Non ancienne, non effacée. Serait-elle annulée, l’œuvre en pâtirait au point de jouer le jeu de sa propre abolition.

   Mais qu’est-ce donc qui fait émerger cette immarcescible vérité du paraître si ce n’est le manque, la perte qui lui sont coalescents? Voyez « Le Cri » de Munch, sa force de commotion, sa puissance pareille au coup de gong tout contre la lame de votre conscience. Aperçu une seule fois, l’appel vibrera en vous, forera son puits, agitera son eau noire dans le fond mystérieux alors que vous ne serez qu’un Egaré, tout en haut, girant infiniment sur la margelle d’une pathétique aliénation. Une œuvre doit vous secouer, instiller en vous le poison du questionnement, vous faire êtres de vertige qui jetterez vos bras au large afin de vous retenir sur le bord de l’abîme. L’avaient infiniment compris Lautréamont, Artaud, Dostoïevski en littérature ; Rimbaud, Verlaine, Baudelaire en poésie ; Otto Dix, Picasso, Goya en peinture. Le génie, ce pouvoir de décrypter jusqu’à l’os l’essence du réel, est toujours brûlure. Nul ne s’aventure dans le dédale du sens profond de ce qui se manifeste sans en payer le prix au centuple. Le plus souvent la folie en est la seule issue, elle l’unique à pouvoir correspondre à la démesure du tragique. Voyez Hölderlin. Voyez Nietzsche. Seules les images d’Epinal vous laissent en paix puisqu’elles ne vous disent que le quotidien dont le pain est déjà gagné, non la sueur, la peine qui en ont précédé la venue.

   D’une œuvre qui n’en est une, nul souvenir ancré dans la glaise de la mémoire, sinon l’empreinte inaperçue d’une bluette. Avec elle vous ne prenez nullement le risque de vivre, de vous confronter à une éthique, de faire se dresser la pierre humaine en direction du ciel, autrement dit de convoquer l’aire d’une transcendance. Trop de figurations font l’économie d’une angoisse, d’une déréliction, trop d’images dissimulent l’absurde sous l’épaisseur d’une croûte immanente à l’inertie naturelle des choses. Toutes choses sont « jolies », agréables  qui ne se manifestent que sous les atours de l’immédiatement préhensible, de l’infiniment compréhensible. Toujours un labeur est exigé qui nous conduit sur les hautes cimes du paraître, là où le plus souvent, l’image dépouillée de ses habituels atours brille dans la netteté de l’abstraction, dans la pureté du geste décisif.  Le Cervin ne se donne facilement qu’au regard, non au pied qui le foule, non à la main qui s’y agrippe, à l’esprit qui s’y mesure.

   Là, cette tache oblongue qui hurle dans le carmin, c’est une obole de sang, un regard déchiré par la violence du jour, une citadelle pliée en sa monade parfaite, trop parfaite qui dit l’impossible de l’Existant en son immense solitude. Comment pourrait-il en être autrement, pour nous, les Livrés-au-péril-d’exister, à savoir se hisser une coudée au-dessus de la totale vacuité ? Nous sommes acculés à notre mesure mortelle tout comme le prisonnier l’est dans sa cellule sans horizon. Ou bien nous levons les yeux, nous distrayons de notre essence, tentant de happer, ici et là, quelques flocons de bonheur - cette chimère -, ou bien nous demeurons regard rivé au sol avec la lucidité qui fait ses sillons dans la terre dense de notre infini tourment.

   Là, sur la bulle de sang, quelques traces légères pareilles aux coups d’archet d’un fusain. Nous ne savons trop quel est leur langage mais supputons qu’elles jouent en écho le battement du monde, la scansion universelle qui nous tient en suspens, dilatation-rétraction, diastole-systole au gré desquelles s’égrène le compte du temps. Elles ne sont là qu’à provoquer le doute dont notre ego est le requérant pour tester l’épaisseur du cogito cartésien : « Je doute, donc je pense, je pense donc je suis ». Ce n’est pas la pensée qui est le fondement de la vérité de notre exister mais ce doute, ce soupçon originel qui sont le tremblement même auquel nous confions la marche hasardeuse de notre destin. D’emblée, cette indétermination de notre être-au-monde est consubstantielle à l’atteinte en profondeur de nos incertitudes. Elles ne sont que toiles lacérées identiques à celles dont Luciano Fontana était l’initiateur comme s’il avait voulu traverser le voile des apparences, faire venir à la lumière l’invisible visage de la métaphysique. Sans doute aussi l’épiphanie d’une invincible tristesse. Qui regarde les fentes n’aperçoit plus la toile.

   Cette œuvre, nous ne pouvons la faire nôtre, donc lui donner son être, qu’a vibrer à son diapason, la plaquer à même les fibres de notre chair, trouver en elle les mots et les frappes de notre propre énigme. Alors se produira ce tellurisme intérieur dont nous sentons bien qu’il nous adresse ce langage direct, dépourvu de tout artefact, de toute intention calculante, dépouillé d’une proposition logico-rationnelle mais doué de cette pulsation sensible que nous reconnaîtrons comme l’indéfectible sol sur lequel, au gré de l’âge, nous bâtissons notre fragile tour de Babel. Puisque, aussi bien, c’est le langage qui justifie notre parcours et livre l’événement que nous sommes au monde qui nous accueille dans le secret de l’être.

   Le seul problème à poser au terme de cette brève méditation : cette œuvre a-t-elle vertu cathartique pour nous qui la regardons, pour l’artiste qui ne peut que l’avoir tirée de son propre désarroi ? Tout geste créatif est nécessairement lié à ce questionnement : est-on au moins sauvés, temporairement, du deuil de vivre ? (Et, du reste, le doit-on, le peut-on ?) Un sens a-t-il brillé dans la nuit d’une crypte ? Un sang aura-t-il été versé au prix d’une rédemption ? Si l’art est universel, la réponse ne saurait être que singulière. Peut-être quelque songe n’en conservera-t-il que cette vision en forme de larme, cette singulière pulsation de la couleur, ces quelques traits maculés qui viennent y apporter la modulation d’un étrange phénomène ? Il est si étonnant de vouloir décider à l’aune du langage de ce qui, par nature, ne se profère jamais que dans les mailles ténues de l’indicible ! Nous regardons et demeurons en silence, preuve indéfectible qu’une rencontre a eu lieu. Il faut la maintenir dans son effusion aussi longtemps que le sang, en nous, fera son trajet de feu, sa lumière de braise.

 

 

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7 août 2018 2 07 /08 /août /2018 08:07
Comment dire Agrigente ?

Agrigente 1954

Nicolas De Staêl

Source : Journal d’esprit 2

 

 

 

***

 

 

   Agrigente ne serait-il qu’un nom accroché quelque part dans l’espace et le temps ? Une manière de rêve coloré ? Le titre d’un poème antique ? Une cité imaginaire perdue quelque part dans la tête brumeuse d’un romancier ? Agrigente : certains mots invitent au songe à seulement évoquer  leurs sons. Pourquoi donc ? Il y a un mystère des mots comme il y a un mystère des lieux. Peut-être ces derniers naissent-ils des premiers ?

   Agrigente, comment l’écrire ? En deux mots, en un seul, en détachant ses syllabes, en accentuant ses valeurs toniques ? Comment l’écrire ?

 

AGRIGENTE - AGRIGENTE - AGRIGENTE ?

 

   Non, aucun caractère typographique ne lui convient. Ce ne sont ici que des fantaisies qui ne dévoilent en rien l’âme de cette ville, l’essence de cette région. En réalité il faudrait inventer une forme tissée de graphies multiples, varier à l’infini l’aspect de l’apparition. Comme ceci, dans une manière de baroque censé prononcer la pluralité de son être, en brosser la luxuriante polychromie, en donner la haute mesure méditerranéenne :

 

AGRIGENTE

 

   Puis encore se livrer à une rapide exégèse vocalique, dire l’ouverture amplement sonore du A, l’attaque gutturale du G, la rocaille et le roulement du  R, le sifflement aigu du I, la nasale ouverte du EN, l’accroche dentale du T, le souffle du E pareil au vent Grec qui sème la pluie sur les versants exposés aux sillons de la mer. Serait-ce là pure fantaisie de phonéticien ou bien y a-t-il quelque vraisemblance, quelque justification à habiller ce nom des atours de la chimère ? Plus que de phonétique, de souci technique de la langue, de placement des sons, c’est de poésie dont il s’agit, de peinture, autrement dit d’existentialisme en sa plus haute portée. A savoir s’extraire du néant et faire de la vie ce constant numéro d’équilibriste avec la longue perche de bois oscillant une fois vers l’adret, une fois vers l’ubac, ce conflit des lumières qu’est tout parcours humain métaphoriquement abordé.

   Jusqu’ici, tout a été approché de manière à éviter le sujet trop brûlant du tragique. Le scalpel est toujours là qui attend dans l’ombre. En différer l’apparition est peut-être simple manœuvre de contournement. Toute vérité d’expérience brille toujours de son feu, c’est pourquoi tout retard apporté à son dévoilement en accroît la possibilité expressive. Brodant autour d’Agrigente, je n’ai fait que repousser le nocturne qui toujours habite la meute claire des jours. On ne peut parler d’Agrigente et ignorer la vie de Nicolas de Staël, son impétuosité, sa hâte à s’oublier en maculant ses toiles des mots les plus colorés, des traits les plus vigoureux, des stigmates les plus visibles de l’acte de créer.

   Nulle création n’est repos. Nul poème simple jeu de rimes, nulle écriture délassement au bord du dictionnaire. On ne porte quelque chose au jour de l’être - un récit, une toile, une suite de vers, - qu’à exhumer de sa chair le potentiel de langage qui y vit dans le silence dru de l’abîme. Ecrire un mot, poser une touche de couleur, faire se lever une harmonie et voilà que quelque chose sort de l’inavoué pour se donner comme rencontre, lanière de sens, étincelle dans la caravane étroite du doute.

   Ce qu’Arthur Rimbaud criait en voyelles longuement tenues, ces « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, ces mouches éclatantes qui bombinent autour des puanteurs cruelles », ces gemmes qui brillent sur le charnier de l’absurdité, Nicolas de Staël le profère en vigoureux aplats où la vibration chromatique le dispute à la noirceur des destins ourlés d’inquiétude, de mélancolie, de tristesse fichée au cœur du tangible. « Il faut se faire voyant » nous dit l’auteur des « Illuminations ». « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».

   Par « poète », entendons l’Artiste. Par « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », entendons AGRIGENTE, la trituration jusqu’à l’inconcevable du réel, sa domestication, son aliénation. Quitte à épouser soi-même le parti de la démence, que ce qui résiste dans le monde participe à cette immense duperie. Jamais l’œuvre ne sera éloignée de cette violence à communiquer au paysage, à l’homme, de cette puissance à instiller dans la trame même du subjectile. Le fond, ce sur quoi l’Artiste pose sa fureur, ce n’est que le fond de l’exister qui se cabre, se révolte. Le réel ne veut se donner que dans un unique mouvement dont il ne faut nullement contrarier la pure logique. Les dés ont été jetés une fois pour toutes.  Ici, en Sicile, n’est-on pas au pays du fatum, cet indépassable qui, telle la nuance  du ciel et de la mer, n’a qu’une seule valeur, « O bleu », dont il faut faire son profit comme d’un don octroyé pour l’éternité.

   Mais l’Homme du séjour au Harar, nous met en garde, ce bleu que symbolise  « O, suprême Clairon plein des strideurs étranges » est précisément cet indocile qui rue dans la clameur d’une folie hauturière. Nul ne peut exciper de cette fatalité. Créer est donner son âme au Diable et errer telles les figures fantomatiques de Dante dans les cercles de l’Enfer. La création n’est-elle d’origine divine ? Alors pourquoi lui opposer ces tentatives humaines qui ne sont que simagrées, essais d’imitation du Démiurge ? A trop vouloir ressembler à Dieu, l’Artiste ouvre les limbes dans lesquels son âme comburera jusqu’à sa complète dissolution.

   Agrigente 1954, cette toile est si belle que tout commentaire en constitue l’inévitable euphémisation. Comment dire en mots, cette ressource infiniment temporelle, marquée au sceau d’un long cours,  ce que la peinture dévoile dans l’instant même de sa présence ? Symphonie s’opposant à la fugue. Longue période le cédant à la fulgurance de l’interjection. Il y a toujours hiatus entre ce qui se dit et ce qui se voit. Dire est succession, voir est simultanéité. Et pourtant, il faut tenter des passerelles, jeter des ponts au seul souci du principe d’unité, de cohérence des éléments du divers dont il faut bien synthétiser le sens. Il ne saurait y avoir, au regard de la conscience, de territoires séparés, de diasporas réalisant la condition d’une in-signifiance.

   Tout porter dans un même creuset de compréhension, peut-être le don le plus précieux remis aux hommes. Ils en sont comptables s’ils veulent que leur aventure s’éclaire de l’ouverture de la connaissance. Oui, Rimbaud, De Staël, des sentiers différents mais qui conduisent en des terres communes, infiniment confluentes. La tragédie est latente tout comme la naissance des voyelles qui portent dans leurs « corsets velus » les germes mêmes de leur corruption. Si le langage est éternel, si l’art est éternel, les hommes qui en ont soutenu la vibrante épreuve, eux, sont mortels. Chaque jour, les mots qu’ils burinent, les pâtes qu’ils travaillent conspirent à leur perte. Ironie du sort qui porte la matière à sa plénitude alors que celui qui en a décidé meurt d’en avoir fomenté le cours obscur. Toute œuvre est sacrifice qui dérobe au corps sa texture fragile. Tout mot est brodé de cette perte, toute couleur est irisée d’une blancheur qui en gomme le subtil éclat.

   Agrigente 1954. Une dernière explosion colorée, une ultime fulguration avant que la mort ne s’annonce comme la seule issue possible. 1955 : le dernier voyage, la clôture d’une œuvre pourtant parvenue à son acmé. La mort comme site indépassable où l’absolu se donne d’un seul trait. Il n’y a plus rien à rajouter, la totalité est enfin atteinte. Sans reste. Ni le rouge carmin, ni le  jaune solaire, ni le blanc de titane, ni l’orangé des Tournesols ne viendront concurrencer le saut indéfectible dans le vide fondateur d’une insondable liberté. Voyage de concert avec Vincent d’Arles, avec Arthur des mots quintessenciés. Faut-il en conclure que toute mort est le sommet de l’art, la forme accomplie du langage ? Certes il est tentant de le penser mais nul n’a vécu jusqu’à son terme la quête de l’absolu pour en faire la recension du plus loin d’une absence couronnée de la neige du silence. Le blanc en tant qu’épilogue d’une aventure humaine seulement inscriptible en termes de transcendance. L’art est cet inatteignable qui nous fascine et nous enjoint de nous taire. Alors l’immanence est là qui nous tend les bras du quotidien et du directement accessible. Il est encore temps d’y puiser la mesure de la joie ! Arthur, Nicolas vous en êtes les sources vives, les oriflammes qui dispensent dans la nuit serrée l’étoile ouvrante de la confiance. Tout art est constellation qui jamais ne s’éteint !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 09:04
In-formel

"Sans titre", 1999, eau-forte, aquatinte

et pointe sèche, cm 74x141

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

   « C'est en 1944 qu'isolé dans le nord de la France, j'eus tout à coup, à la suite de la lecture d'un ouvrage d'Edward Crankshaw, la révélation que la peinture, pour exister, n'avait pas besoin de représenter. Et c'est donc à partir d'une réflexion sur l'esthétique que je décidai d'entrer en non-figuration, non par les chemins formels, mais par la voie spirituelle. »

 

(G. Mathieu, Au-delà du tachisme, Paris, Julliard, 1963, p.12).

 

 

 

   Cherche le chien

 

   Combien d’enfants, autrefois, ont joué avec délice à ce jeu perceptif qui leur était proposé dans leur magazine favori. Un paysage avec nuages, arbres, haies, suffisait à dresser la scène propice au divertissement. « Cherche le chien qui se cache dans l’image ». La plupart du temps il fallait mettre la représentation cul par-dessus tête, exercer son œil à retrouver parmi le fouillis ambiant ce qui était à découvrir. Bientôt se montrait ce fameux chien qui émergeait du chaos, un assemblage de feuilles en guise de museau, quelques branches pour les pattes, un rameau pour la queue. A l’exception de la confusion initiale où l’emmêlement des choses ne livrait guère son être, le résultat était vite obtenu, le sujet rapidement repéré. On accédait au signifié (l’idée de chien) par l’intermédiaire des signifiants (feuilles, branches, rameau) sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à la médiation d’un discours intellectif. Le tout se donnait dans ses parties selon une facile évidence. C’était en toute innocence que le dessin dévoilait ses secrets.

 

   « Sans titre » de Marcel Dupertuis

 

   Il en va tout autrement avec la peinture dont il est ici question. Pour la simple raison que ni le signifiant n’apparaît clairement, ni a fortiori, le signifié. D’emblée, le Voyeur est placé dans une sorte d’aporie dont le malaise est la réponse la plus immédiate. L’un des premiers réflexes consiste à s’adonner au jeu cité plus haut, à savoir tirer de la représentation suffisamment d’éléments formels identifiables de manière à ce qu’un sens émerge qui ne laisse dans l’indécision. Cependant rien ne vient au secours qui pourrait poser un cadre, y inclure une figuration familière. Tout demeure obstinément occlus.

   Alors l’esprit humain fait appel au principe des analogies car, dans ce domaine, les ressources sont inépuisables, notamment dans la catégorie de la nature et des paysages ou bien des effigies humaines et animales. On convoquera, indifféremment, la posture d’un corps de femme allongé sur un fauteuil de repos, la silhouette de quelque reptile en déplacement, un lacet dans la neige qu’entourent de curieux flocons rouges. Ici rien ne s’oppose à la fantaisie de l’imaginaire. On percevra aisément qu’aucune de ces justifications ne puisse rendre compte du réel car elles ne reposent que sur de vagues hypothèses. Infondées, elles demeurent en suspens, ne trouvant d’aire où reposer. Le problème vient en droite ligne du fait que, privés de signifiants stables (un arbre, un corps, un objet), aucun signifié (le sens manifesté par un signe) ne puisse émerger de ces tracés qui semblent vouloir affirmer la gratuité de leur parution.

   Il en est ainsi de l’abstraction qui ne dit rien de précis du propos qu’elle tient. Elle se présente telle l’énigme. Aussi bien pour l’Emetteur lui-même (le Peintre s’est-il peut-être laissé guider par son imaginaire ou son inconscient ?), que pour le Receveur dont le désarroi patent s’exprime, le plus souvent, par une incompréhension de l’œuvre. Le pouvoir de l’image excède ses propres capacités de conceptualisation.

    La difficulté, avec la proposition informelle, trouve sa source dans l’exigence de saisir le signifié en l’absence de signifiant stables, identifiés comme tels. L’être de l’œuvre est à percevoir immédiatement, sans recours à quelque substance, à quelque prédicat qui en cernerait la nature. Autrement dit l’essence ici posée vient à notre encontre dans le mouvement même de notre regard qui, en l’occurrence, est plus conceptuel, intellectif que lié aux habituels percepts avec lesquels on bâtit l’architecture du réel.

    « Entrer en non-figuration, non par les chemins formels, mais par la voie spirituelle», nous précise Georges Mathieu. C’est donc ici travail de l’esprit et de lui seul. Toute démarche sensorielle est largement dépassée car nous n’avons plus d’appui sur les objets auxquels nous nous référons. Sans doute, comprendre une œuvre abstraite, ceci s’inscrit-il davantage dans la genèse de cet art qui, de l’imitation de la nature jusqu’aux figurations contemporaines en passant par les règles de la perspective renaissante a subi une lente et profonde maturation qui en a déplacé sensiblement le centre de gravité.

   Toujours en arrière-plan du tableau que nous visons se glissent à bas bruit les paradigmes éternels au travers desquels toute esquisse plastique s’annonce selon des canons bien établis : règles de composition, lois perceptives, références à la nature et à son imitation, motivations du goût et racines classiques du beau, inscription inévitable au panthéon des références culturelles. Au sens strict nos attitudes esthétiques sont « formatées », ce qu’il convient d’entendre, non dans le sens frelaté actuel, seulement  en tant que « normativité » dont nos jugements sont affectés dès l’instant où une forme se présente à notre entendement. Nous lui attribuons, consciemment ou non, les prescriptions qui hantent nos mémoires à la mesure de leur prépotence. Nous ne sommes apparemment libres que de nous inféoder à leur régime, se crût-on à l’abri de leur toute puissance.

  

   En direction de l’abstraction

 

   Percevoir le propre de l’abstraction ne saurait résulter de l’examen d’une seule œuvre pour la raison plus haut citée de la présence diffuse de son signifié. La seule ressource pour en approcher la complexité se trouve dans l’examen de sa genèse au cours de l’histoire récente de la peinture. Dans ce domaine, d’une façon éminente, il est tout d’abord question de regard. Rien ne nous renseignera mieux que d’en saisir les émergences successives, lesquelles seront autant de critères explicatifs du schème qui en traverse l’évolution, en trace le sinueux parcours. « Ligne flexueuse » eut dit Léonard de Vinci qui, en son époque, s’adonnait au réel avec un rare génie. Sans doute plusieurs de ses œuvres, observées à la loupe, nous mettraient déjà sur la voie de ce non-figuratif qui pose tant de questions à notre époque en quête de sens. Pour les plus curieux des Regardeurs tout au moins.

 

   Monet ou le regard prismatique

In-formel

Le Bassin aux nymphéas

Musée d'art de Chichū (Japon)

Source : Wikipédia

 

      Pour les habitués des tableaux réalistes, un saut est à effectuer qui ouvre la dimension d’un autre monde. Prendre acte, par exemple, « Des Glaneuses » de Jean-François millet, ne nécessite aucune « conversion du regard ». Tout se donne dans le naturel qui convient à cette scène champêtre. Les personnages sont clairement identifiables, les plans sont étagés et différenciés. Les meules de paille sont des meules, le ciel un ciel, la terre cette matière que l’on pourrait toucher du bout des doigts. Ici la familiarité délivre une scène telle que l’on s’attendrait à la trouver au détour d’un chemin. Le regard est déployé dans toute son acuité, l’étendue est logiquement spatialisée, aucune zone ne relève d’un strabisme ou d’un quelconque défaut de vision. Le réalisme est cette configuration tellement en osmose avec ce que nous sommes, ce que le paysage nous offre que, d’emblée, nous nous trouvons de plain-pied avec son évidente formulation.

   Alors combien la picturalité initiée par Monet est troublante en son double sens d’astigmatisme et d’égarement introduits dans nos âmes. Nous sommes comme des enfants perdus en pleine forêt, bombardés d’ocelles mouvants dont nous craignons qu’ils ne menacent notre être. L’impressionnisme vertigineux du maître de Giverny nous arrache au réel rassurant du quotidien pour nous projeter dans un univers étrange où rien ne tient plus que cette infinie vibration qui gire autour de nous tel un essaim vibrionnant de couleurs, de matière diluée, à la limite, parfois de la fusion. De ce regard prismatique que nous adressons au tableau ressort comme une « inquiétante étrangeté ». Nous ne savons plus si nous sommes au monde selon les lois conventionnelles de la physique au bien si nos sens abusés ne nous ont pas déportés hors de notre raison en quelque lieu de magie opérante.

   Le plus troublant, sans doute, est ce décalage du point focal qui n’habite plus le subjectile lui-même mais son en-deçà ou bien son au-delà. En avant, en arrière, dans une spatialisation sans espace. Les nymphéas sont en sustentation. Ils sont ici et là-bas en une téméraire simultanéité. Ils créent une nouvelle profondeur. Ils décuplent la vision qui éclate selon des milliers de prismes dont aucun n’est tangiblement saisissable. Constatant ceci nous ne faisons qu’énoncer l’une des lois fondamentales de l’abstraction : l’entrelacs de ses signifiants, le brouillage des lignes, le gain de la couleur au détriment du dessin. Non avertis devant les « Nymphéas », pointant notre regard en un endroit précis sans autre référence que cette irisation des formes nous sommes sans amers, sans loi optique qui nous guiderait dans le sens d’une compréhension. Nous divaguons. Cette manière erratique est coalescente à la modernité. L’œuvre contemporaine nous dessaisit de nos fondations. En elle nous ne pouvons que nous perdre. Monet en a initié le prodigieux vocabulaire.

 

   Cézanne ou le regard kaléidoscopique

 

In-formel

La Montagne Sainte-Victoire

Musée de l'Ermitage - Saint-Pétersbourg

Source : Wikipédia

 

 

   Il suffit d’observer l’une des nombreuses variations au sujet de La Montagne Sainte-Victoire pour y déceler le bond qualitatif qui, depuis Monet, a été accompli dans le traitement du motif paysager. Ici ce ne sont plus des éclats colorés sortis d’un prisme diffractant la lumière mais d’infinies facettes se reconstituant selon l’angle de vision du Spectateur. Un œil collé à l’étroit orifice d’un kaléidoscope délivre de telles images d’une décomposition du réel qui, toujours en voie de ressourcement, n’épuise jamais la guise infinie de ses esquisses. Les détails du paysage s’effacent sous les traits du pinceau dont l’incision, la sûreté du geste plastique, substituent au relief la touche qui en constitue à la fois l’analyse intellectuelle et la synthèse représentative.

   Déjà se laissent deviner des réserves de blanc qui annoncent les non-couleurs de Mondrian. A la brosse tremblante de Monet qui fonctionne à la manière d’un sismographe, le Maître d’Aix substitue une brosse qui procède à de brefs attouchements  comme si les coups de pinceau tout droit venus d’un électroencéphalogramme voulaient déposer sur la toile, au plus près, l’intériorité mentale convertie en cette profusion sourde de sensations rehaussées des ressources d’un intellect aux aguets. L’inscription dans l’œuvre se donne à voir telle une tectonique cérébrale qui voudrait projeter au-dehors toute la richesse qui convulse et ne rêve que de fuser tel un magma hors du corset de la terre. Cette peinture est éruptive au sens où elle témoigne de forces internes se disant sous ces milliers de brèves impulsions colorées qui dessinent davantage un paysage mental qu’elles ne tracent la trame de la nature.

   La simplification des formes, les teintes contiguës que ne délimite nulle ligne, la souple continuité des motifs, la liberté de traitement, tout ceci configure les tendances de ce qui, plus tard, se nommera « informel », cet art qui exprime « des états de sensibilité » hors toute convention préalable. Ce sera au Regardant de construire dans le cadre de sa propre subjectivité ce pseudo-réel que l’artiste lui aura proposé comme possibilité à partir d’un traitement plastique situé en dehors de tout a priori.

 

   Le cubisme ou le regard polymorphe

 

 

In-formel

Le joueur de guitare

Pablo Picasso 1910

Source : Pinterest

 

 

   Tirant de Cézanne bien des leçons mais s’inspirant aussi essentiellement de l’art nègre, Picasso, créateur du cubisme, initie la révolution fondamentale qui bouleversera toute la conception des formes en peinture et en sculpture. Les célèbres « Demoiselles d’Avignon », les nombreuses esquisses qui en ont précédé l’émergence, constituent ce prodigieux laboratoire à partir duquel une vision du réel sera totalement métamorphosée. C’est comme si le regard, continuellement bombardé, devenait le lieu de constantes déformations, de ruptures, d’imbrications d’objets multiples, souvent indifférenciés, se posant tel un nouvel univers à déchiffrer. « Le joueur de guitare » de 1910 devient ce simple jeu de volumes, cet amalgame de figures géométriques, cette étrange mosaïque où la couleur devenue presque monochrome tend encore davantage à cette dissolution du visible, à cet entrecroisement dans lequel le signe devient quasiment indéchiffrable.

   Certes encore quelques physionomies d’objets apparaissent, vague tracé de la guitare que des éléments humains (bras, visage) entourent sans pour autant qu’une claire identité se dégage de cette représentation. Confronté à une telle image le regard se remodèle en permanence, devenant à son tour configurateur de formes à l’infini. Le prodige de cette peinture est son pouvoir de monstration qui ne semble guère avoir de limites. Une rotation de l’image d’un quart de tour dextrogyre livre un paysage où s’emmêlent des toits, où se dessine une sorte de village avec sa complexité architecturale.

 

In-formel

Le joueur de guitare

Application d’un quart de tour dextrogyre

 

   Le polymorphisme de l’œuvre est évident. Il contient en puissance une sémantique si étendue qu’elle peut s’illustrer dans quantité de registres différents. Si le Regardeur est décontenancé, il n’est nul besoin de chercher ailleurs la nature de son trouble. Multiplicité des mondes qui se croisent et tirent de leur rencontre une prolifération sensorielle proche du vertige. Grâce au cubisme analytique, à sa capacité d’éclatement, de dispersion, de pullulation, de fourmillement, Picasso ouvre la voie de ce que nous pourrions nommer « méta-figuration », voulant indiquer par là son inépuisable potentiel de ressourcement qui se situe autant dans le cadre de référence de l’œuvre qu’en dehors puisqu’un simple basculement de son espace ouvre de nouveaux horizons.  L’on perçoit bien que l’abstraction est proche, que le terrain de son apparition est préparé, le Malaguène se défendant cependant de faire porter son regard dans cette direction, lui le génie à la formation initiale si classique, académique. De toute façon le sol est ensemencé. Les graines muriront, germeront, les épis se dresseront qui sauront reconnaître l’endroit de leur provenance.

   S’il fallait apporter une preuve, une seule, aux Sceptiques, de la présence de l’informel, il suffirait de leur montrer cette Guitare du printemps 1913 peinte à Céret. Priver cette œuvre de son titre serait en montrer son caractère totalement abstrait.

 

In-formel

Source : Pinterest

  

   Robert Delaunay ou le regard rythmologique

 

   C’est à partir de ce qu’il est convenu de nommer « post-cubisme » que l’inflexion vers l’abstraction se caractérise de façon décisive. Comme s’il était nécessaire de se défaire du pouvoir d’attraction magnétique, du halo de fascination que le mouvement cubiste avait puissamment initié dans les sillages conjoints de Braque et de Picasso. Car si l’objet, la figure, le paysage demeuraient apparents dans ces œuvres, fût-ce à titre de trace, il convenait d’en abolir toute forme persistante afin de parvenir à une radicalité plastique qui ne s’affiliât à aucune source identificatoire. C’est souvent par un sursaut d’orgueil, une volonté de farouche autarcie que l’homme, s’arrachant à une trop lourde généalogie, trouve la voie d’une nouvelle liberté au terme de laquelle se fondent les voies novatrices d’un nouveau langage.

   Robert Delaunay est l’un des premiers jalons qui balisent cette voie exigeante. Considéré en tant que peintre cubiste, il n’aura de cesse de s’affranchir de ce pesant regard au cours de ses multiples expériences successives. Cependant son trajet en direction de l’informel fera l’objet de nombreux allers et retours, comme, du reste, tout artiste cherchant à s’extraire de ses propres recherches pour déboucher dans la pleine lumière d’un renouveau.

In-formel

Robert Delaunay

L'Équipe de Cardiff (1913)

Source : Wikipédia

 

 

   L’empreinte est encore visible d’un réalisme à l’œuvre dans des toiles comme celle de 1913, « L’équipe de Cardiff » ou bien ses « Tour Eiffel » de 1911 qui ne parviennent encore à se dégager de thèmes dont la vie fourmille et qu’il est tentant de transposer en peinture. Cependant un incontournable lyrisme s’y inscrit qui dit la puissance des joueurs, l’élévation majestueuse de la Tour qu’encadrent des immeubles aux allures bien trop « photographiques ». Or, pour bien comprendre de quoi il s’agit dans cette entreprise à haute valeur ajoutée intellectuelle, il faut s’enquérir de l’étymologie du terme « abstraction » dans son acception la plus matérielle, chirurgicale, donnée en tant que : « action d'extraire un corps étranger d'une blessure ». Or, dans le domaine plastique qui nous occupe, que s’agit-il donc d’extraire qui serait ce fameux « corps étranger » ? La réponse nous est donnée par l’Inventeur du simultanéisme qui se définissait tel un « hérésiarque du cubisme », le terme est assez vigoureusement connoté pour percevoir qu’il fallait du passé faire table rase afin que s’ouvre une ère nouvelle. Il devenait nécessaire d’abolir toute référence iconique, de poser à nouveaux frais une « perspective » radicalement différente en son essence. Le corps étranger était le réel lui-même. Dont acte !

   Delaunay accomplira cette tâche en deux directions significatives avec ses « Formes circulaires » et sa toile « Disque simultané », puis plus tardivement avec « Rythmes et rythmes sans fin » où rien ne paraîtra plus qu’une variation colorée en de multiples recherches chromatiques, où ne se montrera plus qu’une effusion de la lumière dont il traquera la moindre empreinte. Autant dire de l’ascétique, de l’impalpable, des grains de phosphène à l’état pur. Combien alors le Cubisme s’efface dans les brumes lointaines d’une figuration qui n’avait encore su faire son deuil de la représentation des catégories ordinaires de l’exister ! L’art procède par bonds. En voici un dont la nature essentielle ne saurait être remise en question. Le geste pictural a transité de la pâte lourde du réel pour se faire rythme, rayonnement de la couleur, fulguration de la lumière.

In-formel

 

Rythme (1932)

Source : Wikipédia

 

 

   Une habile synthèse nous est donnée de cet accomplissement qualitatif par Sonia Delaunay dans son Journal : " J'ai fini le livre de Dorival. À la fin de son livre il résume son premier volume en démontrant que toute la peinture de cette époque annonce une peinture s'éloignant du Réalisme, une peinture inobjective, toutes les peintures que nous connaissons ne sont que des balbutiements. Il est étonnant de compréhension et comme il est près de nous ! C'est la première fois que je vois quelqu'un de si loin et de si près. Dommage que Delaunay ne l'ait pas connu."

   « Peinture inobjective », la formule est décisive qui fait de l’objet un intrus, de la forme à l’état brut le lieu réel dont l’art doit se saisir afin de coïncider avec son essence.

 

   Vassily Kandinsky ou le regard cosmologique

 

   Il n’est que d’observer une des premières œuvres « abstraites » de Kandinsky pour deviner encore présents en elle des schèmes du réel dont tout créateur a bien du mal à venir à bout, tant les choses dont nous sommes entourées conspirent à nous rabattre sur l’environnement  qui nous est familier.

In-formel

« Avec l’arc noir » - 1912

Source : Le Spirituel dans l’art

 

   Certes ce tableau pourrait prêter à une savante argumentation sur la composition, les valeurs respectives des couleurs, l’architecture des formes, les correspondances musicales, les arrière-plans débouchant sur une optique spiritualiste de la peinture. Cependant, afin de retrouver l’une des évocations du début de cet article, jouons à nouveau à y découvrir quelque figuration signifiante. L’une des premières manifestations les plus visibles, comme bien souvent, consiste à décrypter des formes humaines. Ici, en rouge, un personnage dont l’arc noir représente la visière d’une casquette. Plus bas, à gauche, une autre silhouette coiffée d’un béret, qui pourrait nous faire penser à quelqu’un de craintif s’abritant derrière l’éventail de sa main. Son corps, dans le mouvement de la fuite ne pourrait que corroborer nos hâtives hypothèses. Quant au cercle rouge, comment ne pas y voir le soleil dans sa phase d’ascension zénithale ?

 

In-formel

Rotation du tableau à 180 degrés

 

  Une simple rotation de l’œuvre nous en aurait livré encore de multiples fantasmagories, à savoir deux faces aussi hilares qu’inquiétantes. Une colorée de bleu, diabolique, l’autre teintée de rouge sang délivrant la physionomie d’un pensionnaire échappé de quelque asile d’aliénés. Deux images d’une folie corrosive dont, bien vite, nous détournerons nos regards de manière à approcher l’œuvre de ce grand créateur avec un peu plus de profondeur.

 

In-formel

« Sur Blanc II » - 1923

Source : Centre Pompidou

 

 

   « Sur Blanc II » : Sans doute le titre doit-il en premier nous alerter. « Sur » indique une position par rapport à « Blanc » qui lui sert de support. Donc une résurgence de la vieille antinomie du fond et d’une présence qui y prend appui. Puis, de la toile, se montrent des forces à l’œuvre, des directions géométriques, des énergies telles celle cosmique ou bien de nature équivalente, ce désir si souvent mis en exergue par Kandinsky lui-même. Mais convoquer le cosmos ou bien le désir revient à convoquer le monde, ses figures physiques aussi bien que sexuelles ou spirituelles. Si l’effort du Maître du Bauhaus est évident quant à sa volonté de s’arracher à la force d’attraction terrestre, l’œuvre, quoiqu’exigeante, demeure en orbite, un œil rivé sur cette réalité qui partout lance ses filins et finit par dissoudre l’esprit dans une manière d’irrésistible fascination. L’abstraction est proche mais sa pureté demeure encore entachée de quelques règles « académiques », quelques canons anciens, quelques dogmes  qui la  retiennent de livrer l’entièreté de son être.

 

   Mondrian ou le regard essentialiste

 

In-formel

«Composition en losange avec deux lignes»

Source : Le Temps

 

   Ce que les autres peintres - Monet ; Cézanne et les Cubistes ; Delaunay ; Kandinsky -, avaient porté sur les fonts baptismaux de l’abstraction, Mondrian en accomplit la synthèse et en réalise la quintessence. Chez tous ses prédécesseurs dans l’ordre de l’informel, si l’intention était de dépasser tous les reliquats initiés par le naturalisme, l’imitation, la vraisemblance, l’esprit sans concession qui se nomme Mondrian le porte à son acmé. Dès lors plus de trace, fût-ce à titre infinitésimal de la courbe à connotation paysagère, de la teinte faisant signe vers la chair, du trait initiant un possible contour, pas même la tache de couleur pure, laquelle, interprétée à l’extrême, pourrait toujours rejoindre le rouge d’une lèvre, le vert végétal, le bleu céleste. Il faut donc partir de ce qui existait à titre d’essence - la vibration colorée des Nymphéas ; les motifs allusifs de la Sainte-Victoire ; la géométrisation du Joueur de guitare ; les Cercles rythmiques de Delaunay ; la cosmo-esthétique de Sur Blanc II -, afin de déboucher sur ce pur esprit qui dit la tension à la limite de l’épreuve picturale. Un autre pas eût été franchi et l’on aurait abouti à une œuvre peut-être encore plus radicale que « Carré blanc sur fond blanc » de Malévitch où encore, à titre d’empreinte, le jeu figure/fond joue, certes a minima, mais joue tout de même.

  

   Forme pour la forme

 

   «Composition en losange avec deux lignes» est cette épure de la vision qui a renoncé à tout type de représentation autre que la représentation elle-même, autrement dit la forme pour la forme. Comment mieux dire l’absoluité qu’à l’aune de cette exigeante et indépassable tautologie. Bien des principes philosophiques situés à la cimaise d’une pensée exigeante se résolvent par ce qui paraît n’être qu’une aporie, un tour de passe-passe, mais ne résulte jamais que des méandres d’une longue et fructueuse méditation. Car, avant de pouvoir formuler cette surabondance qu’est toute tautologie il est nécessaire d’en avoir étayé solidement les conditions de possibilité.

  

   Ascétique rhétorique

 

   « Losange » est cette pointe acérée tel l’Absolu qu’elle vise sans ambiguïté. Le carré repose sur l’extrémité de l’un de ses angles, subtil équilibre qu’un simple souffle pourrait compromettre. Le fond est ce blanc pur qui, loin d’attirer le spectateur à soi, le tient à distance. Le rapport des couleurs est cette dialectique sans concession qui n’admet nulle autre valeur que celle des opposés. Quant à la forme - si l’on peut encore l’évoquer sous ce vocable ambigu, chargé d’ordinaire de polysémie -, réduite à sa plus simple expression, ne figure que sous l’espèce de deux segments dont la jonction si périphérique disparaît presque dans son ascétique rhétorique. Tout ici est évacué des paradigmes qui fondent l’habituel pivot de toute picturalité. Nul recours au rassurant portrait, aux épanchements floraux de la nature morte, à la familiarité animalière, aux personnages mythologiques ou allégoriques, aux scènes historiques, aux concrétions de l’imaginaire.

  

   Univers monadique

 

   Tout ici est en tout sans qu’il soit besoin d’un addendum, d’une explication extérieure, d’une main étrangère agissant à titre de complément. Ici la complétude est atteinte d’emblée, ce qui veut dire que la forme est réalisatrice de son autogenèse (concept maldinien productif s’il en est), que nul regard venu d’ailleurs ne lui apporterait ou ne lui soustrairait quoi que ce soit. De quoi donc aurait en effet besoin la simple intersection de deux lignes, sa présence (non « sur » ce fond, qui serait encore spatialiser la perception, lui donner un point d’appui), mais « en » ce fond qui ne lui est ni support, ni réceptacle mais qui joue au même titre que ce qui vient en présence simultanément (nullement avant ni après, ce qui serait encore temporaliser, c'est-à-dire doter d’une existence alors qu’il ne s’agit que d’essences). Cette simple et rapide énonciation au sujet de l’œuvre lui attribue aussitôt une position singulière, la dote d’un univers monadique au sein duquel tout s’équivaut, tout tient en suspens, rien ne se crée ou ne dépérit, nul phénomène de corruption ne saurait s’y inscrire. On croirait avoir affaire au ciel des Idées Platoniciennes où la règle du fixe l’emporte sur celle du variable, du fortuit, du toujours renouvelé.

 

   Totalité close sur elle-même

 

    Evoquant cette superbe autonomie, de facto nous postulons une infinie liberté puisque chaque élément de la « composition » ou plutôt de la « manifestation » est un pur avènement de soi, donc inaltérable, inaliénable, son enceinte monadique la mettant à l’abri de toute hypostase qui en ruinerait l’essence. Totalité close sur elle-même elle ne nécessite nulle autre « conscience » que la sienne pour se connaître et rayonner à partir de son être. Pour cette seule raison, visée ou non par quelque regard elle n’en demeure pas moins identique à ce qu’elle est : une pure forme jouissant de soi. Elle a définitivement aboli le Tout Autre que soi puisque son principe autosuffisant lui assure sa propre éclosion, le surgissement de son épiphanie.

  

   Une manière d’autisme

 

   Si la notion de « cadre » s’avérait essentielle pour les œuvres dites classiques, isolant le sujet des tentatives de dissolution dans le réel proche (rejoindre le portrait, le paysage, le thème mythologique), rien dans l’abstraction ne court le risque d’une confusion par contiguïté en raison même d’une singularité qui les confinerait à une manière d’autisme. Peut-être, seul le sujet autiste est-il libre au seul motif que le Monde est Son Monde. Il n’y a nulle séparation mais seulement osmose, fusion, intégration simultanée des parties dans le tout. Il suffit de voir un artiste schizophrène à l’œuvre pour comprendre immédiatement que l’environnement proche sur lequel il agit, ses objets de prédilection, font partie de lui tout comme il fait partie d’eux. Bien évidemment, dans ce contexte, le terme de « « liberté » devra s’entendre sous sa connotation hautement ontologique, à savoir manière d’être et non position sur une échelle éthique.

 

   L’abstraction visée à l’aune de l’œuvre réaliste

 

 

In-formel

Des Glaneuses, Musée d'Orsay

Jean-François Millet

Source : Wikipédia

  

   Violence faite à la forme

 

   L’une des caractéristiques du tableau réaliste, c’est bien évidemment de se référer au réel. Et comment s’y réfère-t-on ? Tout simplement en sortant du cadre de l’œuvre et en rejoignant par le biais des motifs qui y figurent des équivalents situés dans l’expérience. Si la démarche de l’art abstrait se donne telle une pure intellection, un appel au concept, une épreuve d’idéation, le mouvement initié par le réalisme, tout imprégné d’empirisme plonge ses racines dans la plus entière concrétude. Complétude contre concrétude. On saisira ici combien ces démarches s’opposent dans leur esprit. L’in-formel (accentuons-en le sens grâce à l’interposition d’un tiret) est nécessairement une violence faite à la forme. Il faut imprimer une torsion à ce qui est connu, faire basculer ce qui tenait de soi sous la loi de la pesanteur, de la logique de l’horizon, des relations entre les choses, puis, à la faveur d’un chiasme introduire de l’inconnu, de l’étonnant, du déconcertant. Les polarités habituelles disparaissent, les ensembles signifiants éclatent en mille fragments, le spectre se décolore, les relations figurales se réalisent selon de nouveaux schèmes. C’est tout un univers qui se déploie avec sa mécanique propre, ses lois perceptives, ses rythmes et ses tempos jusqu’ici ignorés.

  

   Réalisme : solution de continuité

 

   Mais considérons le tableau réaliste de Millet. Il se donne à voir telle une scène de théâtre dont on aurait installé les tréteaux, ici,  devant nous. Aussi bien nous pourrions, à titre de glaneurs, y figurer sans que cette irruption pose problème car nous serions les égaux de ces femmes occupées à leur tâche. Le tableau réaliste est, par définition, ouvert. Il n’est nullement retranché dans une autarcie qui l’isolerait du monde ambiant. Tout fait sens qui peut être rapporté au monde extérieur et c’est bien pour cette raison que sa facture est « réaliste ».

   Nous voyons ces glaneuses et nous pensons à la demeure qui, bientôt, sera leur havre de paix. Nous saisissons les épis et déjà le froment se présente, la farine douce, le pain chaud à peine sorti du four. Nous observons les meules de paille au loin et ce sont les hommes qui apparaissent, « les travaux et les jours » qui se laissent deviner. Ainsi du paysage s’ouvrant sur d’autres paysages. Ainsi des ouvrages, du ciel, de la terre, de l’eau sans doute présente à proximité. Ce monde-ci de la toile, ce monde-là de la vie sont en étroite correspondance ; l’un appelle, l’autre qui lui répond. Un peu à la manière des poupées gigognes, un fragment de réel s’emboîtant en abîme dans un autre fragment. Jamais le tableau réaliste ne nous déconcerte. En quelque sorte il est notre naturel prolongement. Tant et si bien que la toile pourrait se confondre avec le réel à la manière d’un trompe-l’œil que nous ne nous en serions même pas aperçus. L’homme, l’œuvre : une solution de continuité, deux sites communiquant de plain-pied.

 

   « Sans titre » de Marcel Dupertuis - Seconde approche

 

   Si, à l’évidence, l’effort de cet article s’est préférentiellement porté sur les différences de nature opposant réalisme à informel, il convient maintenant d’en renforcer la compréhension à partir d’un parallèle établi entre « Des Glaneuses » et « Sans Titre ». (NB : « Sans Titre », combien ce « défaut » de nomination nous introduit, d’emblée, dans l’espace libre des inatteignables, ce qu’est toute abstraction en son essence).

  

   Ordre rhizomatique du réel.

  

   Chez Millet les significations sont données d’emblée à partir de la scène du tableau qui diffuse son être à l’ensemble des communautés homologues qui parcourent le quotidien. Nous avons déjà montré comment transite, de linéament en linéament, un contenu en direction de son analogon : l’épi, la farine, le pain et par voie directement extensive, le foyer, la famille, l’inclusion dans une vie sociale, l’appartenance à une présence universelle. Le sens, ici, progresse à la manière dont un tapis est tissé de l’entrecroisement de ses fils, une réalité entraînant une réalité contiguë. Jamais de rupture, jamais de hiatus, les sèmes s’enchaînent avec la même souplesse que met un glacis à unifier les éléments épars d’une composition.

   Cette constatation calquée sur le mode langagier nous oriente à y reconnaître l’effectuation même de la parole. Les motifs de l’œuvre communiquent sans césure, créant par leur rythme propre la fluence du discours verbal, lequel déroule sans interruption les associations lexicales qui relèvent de la pure logique syntagmatique. Observant « Des Glaneuses » nous pouvons facilement initier le parcours d’une fable prenant sa source dans le sol nourricier de la toile puis la transposer en d’autres lieux, en d’autres temps, sans qu’aucune contradiction ne vienne perturber la trame de notre fiction. Le recours à la métaphore végétale nous aidera à saisir ce fonctionnement interne.

   Les diverses textures de la toile se lient et se déplacent selon le mode du rhizome, à savoir ce réseau souterrain horizontal qui éploie son règne à même une profération continue. Il y aurait comme une symphonie mondaine initiée par la réalité même de la peinture, chaque point local trouvant sa correspondance dans un point d’univers qui constituerait, en quelque sorte, son équivalence.  Ainsi de la glaneuse qui, par-delà l’espace et le temps, rejoindrait la longue cohorte des travaux de la terre par lesquels l’homme se porte en avant de son être. Ce qui est à percevoir dans l’amplitude de ce mouvement ininterrompu, c’est la participation du singulier à l’universel. La toile ne demeure nullement dans son cadre mais l’excède toujours par un continuel élan qui la déporte de soi et ne l’accomplit qu’en raison de cette transitivité. Le réalisme justifie le réel qui, en retour, l’autorise à paraître. Autrement dit, c’est parce qu’il y a du réel que le réalisme peut se montrer en sa plus exacte manifestation.

  

   0rdre arborescent de l’abstraction.

  

   Le mode d’être de l’informel prend le total contrepied de cette donation mondaine dont le tissu paraît pouvoir s’étendre infiniment sans qu’aucune limite ne lui soit jamais imposée. Sans doute un problème de fond porterait sur le degré de liberté du réalisme toujours inféodé à une esquisse avec laquelle il jouerait en écho. Poser le problème de cette façon revient à faire surgir la question majeure de l’autonomie. Vue sous cet angle, l’œuvre de Marcel Dupertuis s’affranchit de toute contrainte - ce qui est le propre de l’abstraction -, et ne réfère à rien d’autre qu’elle-même. Son énergie, son vocabulaire plastique, ses décisions formelles, la manière dont elle se donne à voir, tout ceci rompt avec l’idée d’aliénation, tout ceci profère la dissolution de quelque entrave que ce soit. L’abstraction est jouissance de soi ou bien n’est pas.

  Si la parole était l’aspect langagier du réalisme, ici c’est la voix qui s’impose, par brèves émissions, par interjections, onomatopées, coups de cymbales résonnant dans le pur espace de l’accompli. Chaque son suffit à établir le cercle de sa profération. Chaque forme procède à sa désocclusion. Nul besoin d’une cantate à plusieurs voix, nul besoin d’une polyphonie. Chaque émission vocalique, une brève dans cet éclat rouge suspendu dans l’absolu, une longue pour ce fragment en forme de sinusoïde et tout est offert comme cet unique libre de soi, cette décision n’appelant nulle altérité, ce noyau de franc autisme affirmant la puissance de sa royauté.

   C’est bien pour cette raison intensément monadique qu’une œuvre abstraite ne se peut jamais comparer à telle autre œuvre abstraite. Viendrait-il à l’idée de mettre en relation le premier cri de l’homo sapiens (cette pure abstraction) et celui poussé aujourd’hui (cette autre abstraction) par l’homme archaïque du bush australien ? Comme s’il s’agissait uniquement de communication, de message lancé au-dehors de soi par ces concrétions minérales non encore totalement investies d’un mode de relation sociale ? Non. Chez le primitif le cri est pur cri de soi, extase de son être hors de la gangue matérielle dont il émerge à grand peine. Le cri pour le cri comme chez Munch. L’in-formel franchissant la barrière de chair, le son fendant la coque du réel, y traçant l’espace du tragique.

    Oui du tragique dont, à son corps consentant, toute œuvre non-figurative est le vivant et terrible emblème. Regardant « Losange avec deux lignes » ou bien « Sans Titre » à quoi donc se rattacher sinon à l’immense solitude humaine qui sonne le glas de l’être ? Orphelins de toute forme directement signifiante nous avançons dans la nuit de l’angoisse, nous progressons le long de l’abîme, autrement dit nous assurons notre liberté. Toute liberté est lutte, combat éthique contre soi, dépassement de cette bestialité originelle qui, encore, s’agite sous la ligne de flottaison avec ses assauts limbiques, ses entailles reptiliennes.

   Ce que l’œuvre réaliste nous tend à foison, cette terre, ce ciel, cet homme, cet objet, voici que l’abstrait nous le retire nous laissant seuls face à nous, face au monde, cet horizon de l’incompréhensible en son mystérieux foisonnement. Ce qui est paradoxal ici, c’est que nous sommes démunis en même temps que comblés puisqu’il ne dépend que de nous d’avoir les cartes en mains : c’est là le devoir de l’homme face à sa propre liberté. Il est SEUL à être en cause. Il est cri, il est forme, il est jet de soi en direction de l’être.

   Mais nous parlions d’arborescence. Oui, cri, forme, éléments cellulaires sans vocation particulière, sans horizon différencié (le réel, lui, est toujours différencié), tout s’élève de soi dans le ciel vide de l’œuvre telles ces flammes, ces torches gagnant l’espace, tels les fiers peupliers, tels les cyprès-chandelles (ces dagues de la Mort - une abstraction de plus), tels ces menhirs aux décisions verticales, ces indéfectibles et singulières présences qui ne vivent que d’elles-mêmes, pour elles-mêmes en relation sans doute lointaine, par nature, mais non en pensée, avec les cercles de Delaunay, les explosions cosmiques de Kandinsky, les éclatements blancs de Cézanne, les arêtes vives du Cubisme, les lignes orphelines de Mondrian.

   Tout ce qui transcende le réel est nécessairement affecté d’une rigueur abstractive, d’un ascétisme formel puisque le ciel qui attend est cet invisible tutoyant la massive concrétude terrestre. Si le réalisme pouvait envisager dans le champ de sa présence la lourdeur, la massivité du dolmen, l’abstraction elle, en apesanteur, ne pouvait que faire se dresser le mégalithe poussant son cri en direction des étoiles. En mode linguistique, tout ce qui faisait sens à se situer dans le syntagmatique du réel, s’allège ici de toute pesanteur pour gagner la spontanéité du paradigmatique. La phrase réaliste à l’ample période cédant la place à la cavalerie légère du mot isolé, chacun d’eux traçant dans le derme de l’œuvre ce sillon pareil aux cercles initiés par la chute d’une pierre dans l’eau.

   « Sans Titre » joue cette subtile et unique partition du surgissement paradigmatique, mot à mot, coup de cymbale après coups de cymbale, gouttes infiniment suspendues dans le cercle d’un puits. Ce n’est bien sûr que par défaut que nous convoquons ces métaphores sensibles qui ne feraient que nous égarer sur le chemin semé d’embûches du réel, lequel en raison de ses solutions toujours visibles, cette meule de foin, ces jupes brunes, ce ciel taché de blanc sursoit à nos propres décisions et nous installe dans l’infini verbiage du monde.

   Seul le silence peut proférer à l’aune d’une liberté puisqu’il est gros de réserves latentes que notre conscience actualisera afin de se connaître et de se porter dans le chemin de l’ouvert. Or, à le frayer, nous sommes SEULS, ce qui en fait la beauté et constitue une redoutable épreuve. L’existence est cette tension, cette position de non-repos qui nous met au danger de nous-mêmes si nous ne nous mettons en quête d’en déchiffrer la constante énigme.

 

   Position de « Sans Titre » dans la galaxie picturale.

 

   « Sans Titre » ne convoque ni le prisme visuel des nymphéas où les motifs floraux jouent en mode complémentaire ; ni la vision victorienne de Cézanne dont les motifs dissociés visuellement finissent par s’imbriquer ; ni l’éparpillent spatial du Cubisme au terme duquel un objet se donne comme la forme à recevoir ; ni le concept circulaire d’un Delaunay qui contient à titre de trace l’évocation de quelque réalité ; pas plus que la perception cosmique de Kandinsky allusive du microcosme humain.

   « Sans Titre » est foncièrement IN-FORMEL, c'est-à-dire détaché du réel sensible. A  l’instar de Mondrian et peut-être d’une façon encore plus radicale il vise un essentialisme dont la traduction plastique est ce qui émerge de l’idée, du concept, de la sphère intellective dès l’instant où le pinceau appose sur la matière du subjectile ces empreintes, ces mots qu’il faut bien consentir à prononcer - ils ne sont que des atténuations du cri -, si l’on veut donner à la liberté de créer quelque assise au terme de laquelle elle se rendra visible. Nous regardons « Sans Titre » et nous demeurons face à NOUS. Rien qu’à NOUS.

 

 

 

 

 

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2 mai 2018 3 02 /05 /mai /2018 09:00
Saisissement du Rien

         « Life is nothing more than an illusion »

                               (Macbeth)

                       Œuvre : Dongni Hou

 

 

***

 

« La vie n’est autre qu’illusion »

 

***

 

 

 

   On dit vous verrez tout se passera bien. On dit ceci mais on se sait en territoire de non-vérité, en terre apatride, en monde où rien ne se donne qu’à l’aune d’un compromis. Il faut se dépouiller de sa peau, en faire l’offrande à l’existence qui, en retour, nous paie en monnaie de singe. En monnaie de dupe, clinquante, trébuchante,  dont le chiffre ne figure ni à l’avers ni au revers. Et la carnèle est cette mince vibration, ce fil singulier qui dit la ténuité de toute vérité. A peine une bulle à la face de l’eau. Tout est effacé qui faisait signe. Tout se dissout dans un grand bain de soude et d’acide sulfurique. Et il y a des solfatares à l’odeur perlante qui exsudent le long de votre anatomie et vous n’en pouvez chasser les tristes humeurs qui sont coalescentes à votre esquisse humaine, trop humaine.

   Enfin, maugréant,  soufflant et piaffant, vous faites avec, d’ailleurs vous n’avez nullement le choix. Décide-t-on de se débarrasser de son appendice nasal au prétexte qu’il partage la topographie de votre visage en deux ? Et, peut-être, la rend disgracieuse. L’humanité aurait bien pu se passer de cette éminence, la remplacer par deux trous, une simple dépression. Les décisions de la Nature sont parfois si déconcertantes !  Il faut souffrir, avoir enduré, avoir tendu ses bras décharnés au-dessus du vide afin que quelque chose de l’être-au-monde consente à dévoiler sa face de péripatéticienne. Oui, de Fille de Joie qui ne se donne qu’à mieux se retirer. La garce, la fieffée catin aux hanches volubiles, aux lèvres voluptueusement purpurines, à la robe envolée façon Marilyn Monroe ou bien manière flipper d’autrefois. La Pin-up on se l’envoyait à coups de vingt balles, à coups de reins vigoureux et il ne vous restait jamais, au final, que les poches vides et le furieux TILT inscrit au fronton de l’Allumeuse.

   Imaginez. On avance, sereins le long de la vie, sifflant, les mains dans les poches, le nez au vent. On se laisserait aussi bien butiner par le nuage, on confierait volontiers  son corps au vent, se ferait lustrer de soleil, emplir les yeux d’étoiles. Autrement dit on gamberge de-ci, de-là, avec l’insouciance qui sied aux amants ou aux idiots, mains en haut du guidon, air de bedeau ou de communiant. Mais on se réveille bien vite de cette bluette pour songe-creux. Soudain, au détour des rues, l’air est vif, les rafales coupantes et l’on enfouit ses mains au profond des poches de peur que le blizzard ne vous ampute des raquettes terminales qui font de vous un homme-debout qui peut, quand bon lui semble, se saisir d’une fleur, d’une main douce aux ongles vernis, s’emparer d’un livre aux feuilles doucement onctueuses avec leur senteur de papier d’Arménie.

   Imaginez. On avance dans le créneau de la rue. On aperçoit une vitrine avec, dedans, le plus bel objet qu’on n’ait jamais vu. Un splendide maroquin, un jade précieux, la plume d’un simorgh, enfin du sublime à portée de main. On tend les perches de ses bras, on déplie les boules de ses poings, on ouvre l’éventail des doigts et PFUITT, plus rien que le vide avec ses fanfreluches de Néant tout autour, ses boucles tellement évanescentes, blond platine, qu’elles se fondent avec la rumeur solaire, pareilles aux mèches soufrées de la Fille du flipper.

   On est quittes pour une belle désillusion. On en pleurerait de dépit. Avoir eu, si près, là, tout au bout de la braise de son regard ce dont, depuis toujours, on attendait la venue et nous voici dépouillés, plus nus que la nudité, ne sachant que faire de ces inutiles battoirs qui ne se sont emparés que d’une image fuyante, dérobée sitôt qu’aperçue. Il en est parfois ainsi des amours, fussent-elles roturières, qui font trois p’tits tours et puis s’en vont. La Belle n’est plus là, il ne demeure que la fragrance de son passage, le geste primesautier de sa main gantée, le tournis de sa jupe à festons, la promesse d’une caresse et la dague de la détresse plantée dans le bleu opaque des sentiments. On n’en meurt que lentement, à petit feu, on mijote dans la mauve mélancolie, on a le regard vitreux, l’âme empâtée, l’esprit embué. Et, de nos idées, il ne demeure guère que quelques escarbilles que le vent aura tôt fait de dissiper dans le premier Mistral venu.

   Alors on erre infiniment. Tout au bord du monde. Tout au bord des autres. Tout au bord de soi.  Imaginez. On avance,  hagards, tels des somnambules dans le couloir livide qui ne débouche que sur d’autres couloirs livides avec, parfois, des intersections identiques à des nœuds de verre, à des transparences de labyrinthes, des convulsions de Ruban de Möbius. Une fois en haut, une fois en bas, cul par-dessus tête, continuels allers-retours comme dans les Scénic-railways, on s’accroche au vertige, on lance les grappins de ses pouces et de ses index qui ne happent que brume et ouate. On ne voit ni n’entend. Du reste cela n’a guère d’importance. On s’est brusquement décillés, là tout au fond du Grand Tonneau des Danaïdes dans lequel on versait des pelletées d’espoir, on jetait des luxes de croyance. Le fond est sans-fond on s’en est aperçus avec l’égarement des innocents et la stupeur de ceux dont les yeux perclus de plaies ne regardent que l’envers de leurs paupières et la meute ferrugineuse du Mal.

   Maintenant on SAIT la grande duperie du monde, le jeu sans billet gagnant, la loterie qui tourne à vide, la tombola avec pour seul numéro gagnant le ZERO. Tout cela on le sait depuis le tumulte de son corps, les bubons de ses yeux, les serres de ses mains qui ne serrent que des nèfles dont on ne pourra même pas faire le moindre nutriment tellement leur chair est fade, inconsistante, urticante. Elle est là la VERITE VRAIE : miroir aux alouettes, lapin sorti du chapeau, des clous et des fifrelins comme aurait dit mon Oncle grand consommateur des fruits du réel, ceux qui craquent sous la dent, inondent votre palais de bonheur et vous décident à enfiler un jour après l’autre, tant que le fil durera, que le bout n’est que virtuel, les perles de la vie, les sonnantes et trébuchantes, celles sur lesquelles on peut compter tant qu’on a des yeux pour voir et des tiges digitales pour palper ce qui vient à nous.

      Imaginez. On avance, on recule, on fait du surplace, on se regarde de loin comme dans un miroir, dans une glace déformante qui, en réalité, vous revoie la seule image qui vaille, celle de votre intime déformation. On se croyait beaux tels des éphèbes, à la fière allure apollinienne et voici qu’on s’aperçoit tels que l’on est, des genres de Quasimodo avec bosse et gambettes déformées et toutes les Esméralda du monde peuvent bien se consoler, jamais on ne les rattrapera, leur virginité sera sauve, on est bien trop nigauds, empêtrés en soi pour occuper un autre espace que celui de son corps martyrisé, pour penser ailleurs qu’en la maigre citadelle de sa propre tête, cette grenade obtuse qui, même dégoupillée, ne ferait de mal à un moucheron.

      Imaginez. On avance et l’on s’aperçoit que tout est faux, clinquant, brinquebalant, emprunté, aux risibles contorsions d’amuseurs de foire, aux boniments inénarrables de camelots en goguette, de bateleurs perdus dans l’écume mousseuse de leur propre verbiage. Partout ça volubile et caquète, partout sont les borborygmes et les galimatias de la bêtise plurielle. Partout on se trémousse, se pavane, gonfle son jabot de piètres onomatopées.  Oui, on vous le dit, tout ne vit et ne croît qu’à enduire sa face de fausseté, qu’à exhiber du tréfonds de son âme quelque mièvrerie bien rythmée qui n’impressionne que son émetteur, nullement son destinataire. C’est ainsi la destinée humaine est pavée de bonnes intentions, seulement les pavés sont mal équarris, les nids de poule légion, les bosses multiples et nul ne longe le chemin de l’exister sans chuter dans quelque ornière dont il ne se relève qu’avec contusions et hématomes, la foi vacillante, la croyance entamée, l’optimisme de guingois. Parfois, comme le proférait mon Oncle à la cantonade, il faut prendre une gamelle, après on apprend à marcher droit !

       Imaginez. On avance et on s’aperçoit qu’il n’y a, le long des rues, que des décors de carton-pâte, des personnages de la commedia dell’arte, des Polichinelle bossus, des Arlequin balourds, des Sganarelle fourbes, des Signora entremetteuses, des Pantalone avares et bougons. Et du côté de la Comédie Humaine du bon Balzac on trouverait encore quelques spécimens mettant en exergue les travers des Existants selon bien des déclinaisons.

   Alors, tout ceci bien pesé on comprend pourquoi le Père Cézanne d’Aix-en-Provence peignait sans relâche sa Montagne Sainte-Victoire. Il voulait lui arracher sa vérité, en peindre l’essence la plus raffinée, la plus subtile. Mais, dites-moi, l’essence, vous en avez vu, vous,  en chair et en os, tout au moins le début d’une manifestation ? Moi pas, pas plus que le créateur des « Joueurs de cartes » n’en pouvait saisir le fin brouillard, en happer le mince filet de fumée se fondant dans le ciel ingrat de Provence. Il faisait quoi, peignant et repeignant sans cesse le motif de la Sainte ? Il cherchait à porter au jour l’âme même des choses, à commencer par la sienne, l’évidence est si manifeste que dire ceci est un truisme. Enfin.

   Vous avez remarqué combien la touche est fuyante, aquarellée, finement aérienne ? Vous avez vu l’esquisse à peine légère, ce mince trait mauve qui court le long des arêtes pour en dire la fuite éternelle ? Vous avez observé l’obsession récurrente des blancs que laissent paraître les nombreuses réserves opérés dans la trame du papier ? Tout ceci est tout sauf gratuit. Les teintes si fluides, les contours si peu précis, cette manière d’éléments glissant le long des autres, s’effaçant à mesure de leur parution, cette représentation qu’on croirait celle d’un peintre si peu sûr de lui, tâtonnant, hésitant à imprimer dans l’œuvre le sceau d’une volonté bien trempée est, en fait, le sommet de la rhétorique picturale. Quelques attouchements, quelques vibrations, une économie de couleurs et tout se montre comme l’indicible dépliant son secret, juste un liseré au bord de l’être de la Sainte-Victoire.

   Mais dire ceci ne saurait suffire à témoigner de l’épreuve humaine face à ce qui la dépasse de la dimension proprement effarante du sublime. Ce dernier plonge dans la catalepsie, ôte la parole, retient le pinceau comme en suspens. Ce que nous montre Cézanne dans les eaux mouvantes de son évocation n’est rien de moins que la fugue de l’espace, cette imprenable dimension ; que la fuite du temps, cette mesure excédant les capacités perceptives de tout individu normalement constitué. Mais ce qu’il dévoile à nos yeux incrédules, à nos sclérotiques tachées de cataracte est identique à la formulation shakespearienne : « La vie n’est autre qu’illusion ». Oui, la vie est constamment en fuite, en écoulement permanent et, ici, bien naturellement, nous pensons à la sentence d’Héraclite : "On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve", énonçant en ceci l’impermanence des choses. A peine se baisse-t-on pour cueillir le brin de muguet que celui-ci se penche vers le sol dans l’attente de sa proche flétrissure.

  

Saisissement du Rien

La Montagne Sainte-Victoire

Paul Cézanne

Source : Wikipédia

 

    Cézanne donc n’avait d’autre choix que de se confronter à la Montagne à la lumière de la fragilité humaine. Peindre inlassablement, une illusion faisant suite à une autre illusion. Peut-être la vérité qui nous est accessible n’est-elle que cette manière de clignotement qui dit une fois la crête de cette façon-ci, une autre fois de cette façon-là. Une vérité polyphonique semblable à la vision fragmentée, en constant renouvellement, en continuel réaménagement des cristaux colorés dans les tubes magiques des kaléidoscopes. Tout dépendant du regard qui s’applique à en viser les formes, de l’inclinaison, de la qualité de la lumière, de sa réfraction sur les mosaïques infiniment animées.

   Une croyance commune atteste volontiers l’analogie entre réalité et vérité, un genre d’adéquation dont on ne pourrait douter. Un cogito qui affirmerait : « Je vois donc je connais ». Certes cette assertion aurait quelque chance de se voir valider si la vision humaine était absolument objective, si l’espace n’avait qu’une dimension, le temps qu’une seule extase, à savoir celle du présent. Or le réel existe, certes, mais n’est pas. Et la nuance est d’importance au seul motif qu’exister consiste à constamment transcender le Néant, alors qu’être est se confondre avec ce même Néant. Jamais de l’être pur ne saurait être convoqué afin de rendre compte d’une présence. Être c’est être, autrement dit nous ne pouvons avoir recours qu’à la tautologie pour échapper à cette aporie.

   La vérité de la Montagne est le recel constant que son être suppose, ne nous livrant que des fragments, des esquisses mouvantes, des dérobades, des évanouissements. Pour cette raison les êtres que nous sommes en profondeur, qui existent sur le mode tragique de la finitude, sont pris de vertige à la seule idée des arrière-plans de la métaphysique. Ce sont ceux-là même dont le Peintre majeur qu’était Cézanne tâchait de s’approprier au prix d’un labeur exténuant. La vérité est à ce prix.

   Imaginez. On avance et l’on rencontre la belle œuvre de Dongni Hou dont le titre est révélateur d’un souci de dépasser les formes pour parvenir à leurs fondements. Conservons-lui sa guise en langue anglaise de manière à ce qu’une étrangeté soit ajoutée à sa dimension allusive :

 

« Life is nothing more than an illusion ».

  

   Shakespeare s’empare avec habileté de cette cécité humaine qui confond volontiers apparences et réalité, fait en priorité confiance aux signaux émis par les sens, attribue au surnaturel la valeur d’une intuition exacte des choses. Êtres fantomatiques, sorcières aux propos ambigus plongent le spectateur dans l’inquiétante zone du mystère au sein de laquelle toute approximation est préférée au discours rationnel et aux opérations logiques de l’entendement. Autrement dit l’illusion devient la règle et l’être de ce qui apparaît demeure constamment voilé, comme s’il y avait danger à s’approprier d’une vision authentique du réel et des événements dont il est porteur.

   La posture picturale de Dongni est l’analogue de celle du dramaturge anglais. Elle en est en quelque sorte l’écho, le redoublement, la mise en scène optique de cette imposture en quoi consiste toute existence confrontée aux habituelles chausse-trappes qui jalonnent le chemin des Errants. Toujours à l’horizon un nuage, une ombre au tableau, l’orage qui gronde et menace.

   Première illusion : Le  Modèle du tableau, tout d’abord, est ambigu. Pour une raison évidente : il ne nous présente que son dos et c’est encore revenir à la métaphore de la pièce de monnaie dont nous ne dévisagerons pas la face, celle qualitative que délivre son épiphanie, mais simplement son revers quantitatif, un chiffre se perdant parmi les milliers de chiffres qui sillonnent l’univers. Le nombre est le versant prédicatif de l’illusion par excellence puisque, aussi bien, jamais nous n’en percerons l’être parmi le fourmillement infini d’une numération qui échappe toujours à tout jugement.

   Deuxième illusion : doit-on LE percevoir ou LA percevoir et selon quels critères déterminants ? Si la coiffure court taillée, le dos musculeux, le massif des fesses fuyant font pencher pour un corps d’homme, le mirage peut persister comme dans ces anatomies androgynes qui disent une fois le masculin, une fois le féminin et nous laissent au milieu du gué, dans l’incertitude d’un savoir clair et assuré. De cette indécision résulte un sentiment de malaise dont l’auteur tragique fait le fond de sa pièce, le peintre la consistance fantasmatique de sa toile.

   Troisième illusion : cette chair à la couleur troublante qui nous placerait face aux salles de dissection des facultés de médecine nous met-elle en présence d’un corps en voie de dissection ou bien d’un organisme vivant phagocyté par une ombre au cannibalisme patent ? Regardez donc « La Leçon d'anatomie du professeur Tulp » de Rembrandt, vous y verrez cette même carnation de carton mâché, cet aspect caractéristique de la mort qui a accompli ses basses œuvres. Même lumière avare, identique teinte mastic d’un corps qui a terminé sa course terrestre, a renoncé à scintiller ici et là sur les allées toujours renouvelées du monde.

   Quatrième illusion : les quelques bulles transparentes sises au bas de l’image, à peine perceptibles, sonnent comme l’allégorie définitive nous appelant à l’ultime dramaturgie de l’effigie humaine. Monde de l’illusion, de l’éphémère, la bulle est le paradigme selon lequel l’homme, parfois, se sert pour jauger le réel. Voyant la belle boule irisée, tel l’enfant aux yeux écarquillés derrière la vitrine de Noël, il tend ses bras, pointe son index. Il ne reste jamais qu’une goutte d’eau et le souvenir d’un rêve qui n’a nullement voulu devenir réalité. Comme les bassins versants des fleuves, illusion et réel n’empruntent pas les mêmes pentes. Ils ont des valeurs ontologiques nettement différenciées. Sans doute, pour nous soustraire à cette troublante dichotomie, n’avons-nous d’autre voie que d’emprunter le chemin de crête qui sinue entre les deux. Celle que Pierre Reverdy définissait en éclairant les voies du surréalisme :

« Le poète est dans une position difficile et souvent périlleuse,

à l’intersection de deux plans au tranchant cruellement acéré,

celui du rêve et celui de la réalité ».

  

   Oui, si belle assertion qu’elle en deviendrait règle de vie manifeste pour qui en percerait l’essence, jusqu’à se confondre avec cette idée que l’auteur de « Plupart du temps » portait au plus haut, substituer au réel illusoire, prosaïque, le seul Réel qui vaille qui a pour nom Poésie et pour site la demeure incomparable de l’Art.

   Poésie, Art sont les deux voies d’accès à la vérité. Nulle dérobade lorsque, tel Reverdy, on écrit dans « Sable mouvant » :

 

« … Alors

Je prie le ciel

Que nul ne me regarde

Si ce n’est au travers d’un verre d’illusion … »

 

   Mais que serait cette illusion si elle n’était de montrer le réel de la poésie. Rien de plus exaltant pour qui vit en cette terre céleste que de donner au langage ses plus belles lettres de noblesse. Ecrivant ceci, je ne peux m’éviter de penser à cette autre illusion dont le psychiatre René Diatkine avait, en son temps, assuré la paternité, cette magnifique « illusion anticipatrice » dont toute mère est porteuse envers le fruit qu’elle tient en son sein, cet enfant qui, issu de l’amour, est à la lettre œuvre d’art, poème en son essence. Y aurait-il plus belle « rêverie » ?

  

 

 

 

 

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