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20 mars 2020 5 20 /03 /mars /2020 11:46
Inquiétude du temps

« La tête »

Gravure

François Dupuis

 

***

 

    Nul ne peut regarder cette gravure sans être troublé jusqu’en son intime, sans être affecté d’une vive inquiétude quant au fait de vivre. En réalité nous ne savons nullement d’où vient cette brusque immersion qui nous conduit en quelque endroit métaphysique dont nous ne soupçonnions pas l’existence avant même cette rencontre. Nous sommes émus, aussitôt placés dans une manière d’écho, pathos contre pathos. Celui de cette Jeune Fille sans doute à l’âge prépubère, le nôtre qui ne sait la nature du temps qui l’affecte en propre et ne se donne jamais qu’à la façon d’une eau invisible qui chute du ciel sans que nous nous avisions d’en questionner plus avant, ni la provenance, ni la destination. Ce qui nous désarçonne le plus, dans la conscience que nous avons de notre exister, cette fluidité à jamais, ce long flux immémorial qui nous traverse, cette avancée qui jamais ne s’arrête. Ce qui nous préoccupe c’est bien la mesure temporelle, elle qui ne se donne que dans le retrait, la fuite, la dissolution de son essence.

   A peine une seconde vient-elle de bourgeonner, qu’une autre la recouvre de son insistante scansion et, nous, au milieu de cette incessante chorégraphie, qui ne savons plus où faire porter notre regard : vers ce passé qui n’est plus, vers ce présent qui s’écoule, vers ce futur qui vient vers nous mais dont nous ne percevons jamais qu’un lointain brasillement, un feu ondoyant, une gerbe d’étincelles ? A côté de ceci, l’espace est un don immédiat que nous pouvons décrire, enclore dans l’empan d’une vision, contempler poétiquement ou bien seulement dans l’horizon d’une pure immanence. Ce que le temps soustrait à notre regard, l’espace le comble dans la prodigalité de son être.

   Mais, puisqu’il y a interrogation, puisqu’il y a champ livré à son propre secret, il ne nous reste plus qu’à décrire, peut-être les mots dévoileront-ils une pensée ? Le crêpe des cheveux est haut placé qui découvre un large front où s’impriment des rais de lumière. Les sourcils sont arqués, fournis, ils nous font songer à ces lumineux portraits de Frida Kahlo auprès desquels nous ne savons si nous avons affaire à une enfant ou à une femme, à moins qu’il ne s’agisse d’un être hybride empruntant à ces deux âges de la vie. Les cils sont longs, les yeux deux taches noires qui s’effacent presque dans un geste grâcieux de pudeur. L’arête du nez, l’aplat des joues sont visités d’une belle clarté. L’ovale du menton se perd dans l’évocation rapide du cou. Tout ceci qui compose cette nature ne se révèle pleinement qu’à l’aune du tracé de la gravure, mille lignes, mille patiences entrelacées, mille incisions disant ce qui, ici, se dévoile, qui est certes l’inquiétude du temps, comme l’annonçait le titre.

   Or, si le temps est toujours affecté d’inquiétude, s’il est l’oriflamme du souci humain, ici, il se rend visible à la manière dont un filigrane fait apparaître la texture d’un billet, ce que nous pourrions nommer « son devenir », rendu visible à la hauteur de ce pur artifice. Mais il faut maintenant dire en quoi, sous la gravure, perce une ontologie, une donation du principe temporel, en quoi aussi cette technique se différencie radicalement de la peinture. A cette fin et choisissant de mettre en opposition deux temporalités différentes en leur nature, identiques en leur finalité, nous ferons appel à un autre portrait de facture certes bien éloignée, mais qui annonce ce tourment humain plus qu’humain, il s’agira d’un « Autoportrait » de Van Gogh.

 

Inquiétude du temps

"Autoportait" de Vincent Van Gogh

 Agostini/Getty Images

Source : « L’Express »

 

 

   Sur cette toile, l’inquiétude donc, se donne avec une évidence radicale. Nul espace qui viendrait distraire en fixant les lignes de fuite et les perspectives d’un paysage, fût-il provençal ou bien nordique. Non, ici, tout fond sur le sujet pourrait-on dire, comme le rapace fond sur sa proie. Vincent est un tourmenté et comme tout candidat existentiellement assiégé par sa propre angoisse, c’est de temporalité dont il est question, qui n’est que le redoublement de la finitude. Qu’y a-t-il à remarquer sur le plan strictement formel ? Les lignes sont longues, flexueuses, le fond est un genre de végétalisation, d’efflorescence qui dit le temps de la germination, donc celui de la durée. Certes les coups de brosse sont visibles mais entre les touches de pleine pâte, nulle césure, nulle scission qui donneraient à voir la trame des choses. Une seule et unique continuité qui court le long de la peau, tresse les fils de barbe. Nulle interruption et l’on croirait apercevoir une manière d’onde, de mouvement aquatique qui parcourt toute l’œuvre et pourrait, aussi bien, dépasser le cadre, rejoindre quelque coefficient d’immuabilité dont nous ne saurions deviner les contours. L’inquiétude est sans repos qui se cherche une hypothétique éternité. L’angoisse vangoghienne est-elle liée à ce défaut de futur, de certitude qu’il y aurait à dépasser sa sombre condition pour connaître les longs rivages d’une vie éternelle ? Ceci nous le croyons et d’autant plus que Vincent a étudié la théologie en ses jeunes années, qu’il a voulu devenir pasteur. Doivent bien demeurer, en quelque coin de la psyché, des traces de cette possible vocation dont chacun sait bien qu’elle n’est, au final, que cette recherche d’une existence infinie que la foi nous donnerait, que nous refuse notre vie commune, ordinaire.

   Mais il faut revenir à « La tête » gravée par François Dupuis et, par contraste, y deviner les motifs profonds qui en traversent le graphisme scandé par la venue du noir, les retraits du blanc.

Ce que le pinceau lisse, étale, installe dans la durée, fragment d’éternité, la gravure à coups rapides de burin qui incisent le métal, fait surgir les esquisses successives de l’instant. Ici et encore, d’une manière récurrente dans nos écrits, il nous faut citer ce beau et inimitable « kairos » des anciens Grecs, cet « instant décisif » au gré duquel quelque chose comme un jaillissement de l’être-des-choses nous serait donné, dans la brusquerie de l’éclair, dans le coup de fouet de l’intuition, pareil à ces météores venus du plus loin du cosmos qui brillent d’une rare intensité puis s’évanouissent dans la nuit de l’espace après qu’ils nous ont marqué de l’expérience d’un temps irréductible à son apparence, marque insigne du destin venant poser sur nos fronts le sceau de l’illimité et de l’inexplicable. Sans doute, au cours de notre vie, chercherons-nous à réactualiser la venue de l’illumination, mais ces instants ne brillent qu’à être rares et singuliers, aussi nous marquent-ils du rougeoiement d’une braise.

   La brosse est plus douce que la gravure, elle étire les couleurs, applique les nuances, fond le tout dans un chromatisme des quatre saisons : parmes printaniers, lumière solaire estivale, teinte rousse de l’automne, vert Véronèse ou malachite se perdant déjà dans les torpeurs hivernales. La gravure, elle, est bien plus incisive, mordante, ne jouant que sur une temporalité binaire comme si l’on devait passer, sans interruption, sans délai, des hautes lumières de l’été, au froid déchirement des glaciations de décembre. Surgissement de l’instant et de lui seul dans la figure retirée en soi comme si, à chaque coup de scalpel, de burin, correspondaient la brusque prise de conscience de l’éphémère, le basculement de la seconde dans l’abîme, le moment parcellisé, source d’angoisse au seul motif de sa brièveté.

   Si le regard de Vincent, sombrement tragique, semble fixer quelque chose au loin, peut-être l’image hallucinée de quelque Paradis espéré ou bien perdu (ce qui, en définitive, revient au même), celui de « Tête », sans doute plus mélancolique, plus méditatif, ne semble guère se focaliser que sur le site proche qu’elle occupe, peut-être se limiter au territoire de son propre corps. Comme quoi, en seconde instance, la qualité de l’espace varierait selon la nature de la temporalité : distale pour les préoccupations éternelles, proximale pour celles, plus étroites, de l’instant, de l’immédiateté. On le voit bien, les variations formelles entraînent avec elles des changements sémantiques qui ne sont nullement de l’ordre d’une cosmétique mais touchent aux profondeurs les plus substantielles de l’âme. Ainsi les techniques artistiques, isolées de leur contexte simplement matériel, porteraient en leur sein même des valeurs essentielles fondatrices d’une singulière et toujours renouvelée vision du monde.

   Pour nous qui sommes les Voyeurs, percevons-nous une différence dans les tourments respectifs de ces deux visages ? Il faut faire le pari que nous n’en voyons aucune, si ce n’est sur le plan du traitement de l’image. L’une est colorée dans une espèce de continuité, alors que l’autre joue sur un vacillement, un tremblement du noir et du blanc, nous disant une fois la présence (le noir), une fois l’absence (le blanc), comme des notes de musique sur une portée musicale, comme des mots inscrits sur la neige de la page, le mot comme sens, la séparation comme non-sens ou, plutôt, comme médiateur de ce dernier car il ne saurait y avoir de signification en l’absence d’une altérité. Prendre conscience de l’éternité de l’instant ou de l’instant d’éternité, sans doute est-ce là notre tâche d’homme la plus exaltante. Une fois dans la touche lisse, l’effleurement de la brosse, une autre fois dans le geste pointilliste, scarificateur, qui taille, entame la matière afin que, soustraite à notre regard, en éprouvant le manque, nous nous mettions en quête de son être. Oui, en quête ! De son être. Eternel instant. Instant éternel !

  

 

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16 mars 2020 1 16 /03 /mars /2020 20:18
Ciel de profusion

Huile.

Œuvre : Elsa Gurrieri

 

 

 

 

      

   D’abord la nuit de l’œuvre

 

    D’abord il faut partir de la nuit de l’œuvre, se réfugier dans cette zone d’ombre qui est comme un accueil, une aire de repos, mais douée d’inquiétude, doublée d’une sourde angoisse. Il faut éprouver le retrait du langage dans un silence d’obsidienne, sentir la perte des couleurs où paraissent s’abolir les significations du jour, où les chemins du songe s’enfoncent dans la lourde étrangeté des ténèbres, où la densité des choses est telle que tout se confond en une teinte unique, celle d’un néant originaire non encore parvenu aux premiers mots d’une phrase. Pas même un balbutiement. Seulement une attente longue, un ennui s’abreuvant à sa propre source, une cécité qui ferme les yeux à la beauté du monde. Ici, dans cette primitivité confusionnelle, on est ramenés à la pesanteur de la terre, à l’empreinte grasse du limon, au resserrement de la glaise autour des tiges séculaires des racines.

  

   Lacet de la finitude

 

   L’espace est un non-espace. Le temps est un non-temps. Le temps est profondément soudé, reclus dans sa cosse. Il ne dit rien, ne sait rien de lui-même, n’a même pas accès à ce qui en constitue l’essence, ces trois extases passé-présent-futur par lesquelles il se manifeste comme cette infinie mobilité qui en traverse le corps immatériel. A la rigueur il pourrait se donner à la façon d’un éternel présent qui, encore, n’aurait nullement décidé de paraître, demeurerait en réserve, se dissimulerait, disparaîtrait à soi-même en quelque manière dans la faille d’une obscure nature. Temps d’ubac et de ravine. Temps de grotte et de douve. Temps de latence et de suspens. Temps de rien dont rien ne se déploie que le lacet encerclant de la finitude.

 

     Conscience ouvrante de sens

 

   Humains juste issus du limon originel nous avançons dans cette zone convulsive qui semblerait fermée à jamais. Les cataractes d’ombre, les enveloppements de suie, les souricières de bitume nous en sentons les lianes arbustives enlacées à notre anatomie d’aliénés. Il est si difficile, si éprouvant, d’avancer dans ce quadrillage de tourbières, de tâcher de se frayer un passage dans le dédale des mottes et des fondrières. Est-ce là le premier sacrifice existentiel que de se dégager de cette masse informe afin que, libérés de la matière, nous puissions figurer au monde tels des Sujets pourvus d’une indispensable liberté ?

   Sans doute, être des individus conscients d’eux-mêmes, est-ce, en premier lieu, s’arracher à cette gangue de mystère qui nous attache, nous lie à l’ombilic de la Terre, nous rive à une immobilité avant-courrière d’un possible essor, le seul à même de nous affranchir de l’enchantement fondamental, de la dépendance organique, de la soumission au sol qui nous tient en otage.

   Sans doute la materia prima est-elle celle qui nous retient en-deçà de la création, dans un illisible giron, c’est de cette prime essence dont il nous faut nous extraire soit à la façon des alchimistes en recherchant la pierre philosophale, soit par l’exercice de la poésie (cette sublime création), soit en façonnant un pot de terre qui, symboliquement interprété, ne sera que la manière de se modeler soi-même, de se mettre en forme, condition préalable à toute épiphanie. Nous ne sommes jamais au monde qu’à la mesure d’une extraction volontaire. L’art, toujours, nous invite à transcender la nuit primitive pour gagner la clarté de la conscience ouvrante de sens.

 

   Ce ciel lumineux

 

   Donc, après le voyage nocturne, que voyons-nous qui pourrait nous faire tenir debout, nous projeter en direction de notre singulier destin ? Nous étions, jusqu’ici, dans une sombre veine, tels les haveurs d’Emile Zola dans « Germinal », allongés dans le lit de houille noire, attaquant le schiste, dégageant les blocs avant de parvenir au bout du long tunnel qui les livrerait, hagards, à la lumière violente du jour. Qu’apercevons-nous au sortir de l’obscur, si ce n’est ce ciel lumineux que des générations de peintres appliqués ont mis des siècles à nous livrer de façon qu’à leur contact, un signe de feu entre en nous, nous exonérant, soudain, de la ténébreuse angoisse qui nous étreignait ? Le Ciel jouant avec la Terre sa partition alternée. Le Ciel jouant avec la Terre ce dialogue nous ouvrant au langage de l’exister. Terre rétrocédant, mourant pour que s’éploie le Ciel en sa radiance, son effusion illimitée, la promesse d’un futur emplissant les yeux des hommes.

 

   Sortir de la nuit

 

   Là est le déploiement de soi dans la draperie colorée qui nous convoque au plus haut de nous-mêmes. Sortir de la nuit, jaillir en plein jour, voici que tout se donne avec l’assurance d’une immédiate félicité.  Non à conquérir mais à cueillir dans le récipient ouvert de nos mains. L’offrande est si teintée d’une juste oblativité que l’effort ne sera que de courte durée. Seulement le temps d’un décillement. Le temps d’une accommodation. Sortir de la Caverne mythique est toujours lié à un éblouissement. Soudain délivrés de nos chaînes, la liberté est immense qui nous emplit d’une inévitable ivresse. Haut est le Soleil qui nous tire à lui de toute la force de son énergie vitale. Le Bien est soudain si visible que toute possibilité d’effroi est radicalement évincée, que les ombres funestes, les ombres captatrices de vie s’effondrent à la manière d’un château de cartes. Voir ceci n’aura lieu qu’en creusant le site d’une analogie avec « L'éruption du Vésuve » de Pierre-Jacques Volaire, datant de 1802.

 

Ciel de profusion

L'éruption du Vésuve

Pierre-Jacques Volaire

Source : Chercheurs de vérités

 

 

  La partie droite du tableau, comme dans l’œuvre d’Elsa Gurrieri, est la figure nocturne d’où tout provient avant que d’émerger dans le champ libre des souverainetés célestes. Les hommes se tenant face au volcan sont ceux issus de la Caverne platonicienne, ces anciens prisonniers libérés du carcan des illusions, de la parodie des apparences, heureux d’accéder enfin à la vraie connaissance, ce réel qui se manifeste dans toute sa splendeur sans qu’il soit besoin de simulacres, d’agitateurs de marionnettes aux ombres trompeuses. Le Ciel d’Elsa est enflammé, parcouru de rivières mouvantes, doué de virtualités fascinantes, comme si Héphaïstos en personne s’y livrait à la forge des prépotences démoniques, tirant de son enclume le foudre de Zeus qui incendiera l’univers tout entier.

  

   Continuel rayonnement

 

   Ciel de braise et de soufre. Ciel qui dit le prodige de sa présence alors même que nous, les hommes, subissons sa loi, le craignons mais ne rêvons que d’attirer ses faveurs. C’est une grande beauté que cette huile lumineuse qui ruisselle, appelle à elle et, dans un même mouvement, tient à distance, dans un éloignement respectueux. Voir le Bien à l’œil nu est un tel prodige que nous sommes envoûtés, cloués sur la face de la Terre, que nous nous laissons pénétrer par cette lumière étincelante teintée de spiritualité, empreinte de mysticisme, toute tissée de crainte admirative. Les dieux sont si étrangement captivants, magnétiques, pulsants, que notre corps lui-même en ressent les vibrations, en éprouve les tensions, en demande le continuel rayonnement.

  

   Battements internes

 

   Certes on pourra objecter que dans le tableau contemporain ne figure nul personnage, pas plus que ne s’enlève du fond l’image d’un volcan. Et l’on aura raison au regard de la stricte discursivité logique. Mais l’art nous donne toujours bien plus à voir que ce qui se montre sous l’autorité d’une activité déductivo-logique. Toujours, sous la surface, des forces latentes sont à l’œuvre, elles œuvrent à même la matière , à même la couleur qui est travaillée dans sa texture même, dans sa chair vive, traversée de courants d’énergie, de battements internes qui en disent la vérité. Regarder adéquatement une toile n’est jamais le travail d’un habile géomètre qui en tracerait l’exacte topographie, en dresserait les méridiens et les tropiques. C’est bien plutôt question de regard qui fore le réel jusqu’en ses soubassements, vision de Poète, vision souvent d’écartèlement, seule condition d’accès au ravissement. Car il faut abattre nos idées reçues, gommer nos poncifs, enrayer nos jugements trop tôt formulés. Il faut se rendre libres, en un mot. Ecoutons l’injonction de Rimbaud :

 

« Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences.»

 

   Sensation vive

 

   Oui un « dérèglement de tous les sens » qui, de la pure perception sensorielle brute transite vers cette inouïe et inépuisable fluence de la sensation vive, cette écorchure à vif sans laquelle il ne peut y avoir de sentiment esthétique, de passion éprouvée et a fortiori d’ouverture à l’art. Certes dans le beau travail d’Elsa on peut se contenter de l’aspect simplement coloré, de la composition, de la forme climatique du sujet traité et n’y voir qu’une aimable diversion d’une Nature mise en image. Mais on peut aussi y voir naître toutes sortes de manifestations, depuis la sombre et énigmatique présence des dieux jusqu’à la fournaise de la vérité en passant par l’activité volcanique qui n’est que l’archétype de notre propre effervescence. Sans doute plus qu’une longue argumentation inopérante, vaut-il mieux citer ces quelques phrases de J.M.G. Le Clézio en quatrième de couverture de « La Fièvre » :

 

   « Ces neuf histoires de petite folie sont des fictions; et pourtant, elles n'ont pas été inventées. Leur matière est puisée dans une expérience familière. Tous les jours, nous perdons la tête à cause d'un peu de température, d'une rage de dents, d'un vertige passager. Nous nous mettons en colère. Nous jouissons. Nous sommes ivres. Cela ne dure pas longtemps, mais cela suffit. Nos peaux, nos yeux, nos oreilles, nos nez, nos langues emmagasinent tous les jours des millions de sensations dont pas une n'est oubliée. Voilà le danger. Nous sommes de vrais volcans. »

 

   En plein orage

 

   Ce court morceau d’anthologie pour dire la nécessaire folie dont nous sommes quotidiennement traversés. Vertiges, colères, jouissances trament en nous le lexique troublant se disant tel le paradigme d’une connaissance intime de soi, laquelle est le sésame d’une approche véritative de cette étrange altérité que constitue l’œuvre d’art. L’aborder n’est nullement question d’une saisie heureuse et détachée des choses. Seulement une immersion en plein orage, un saut à même la gueule béante et soufrée du volcan. La lave dit toujours infiniment plus que cette croûte refroidie qui étale devant nos yeux le fleuve mort de son ancienne fulgurance. Oui, nous voulons nous abreuver à l’ambroisie divine, elle seule peut étancher notre soif. Elle seule !

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 mars 2020 4 12 /03 /mars /2020 10:38
Formes en relation

                                            « Corde à nœuds »                       « Socle et Plaque »

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

 

  (Note :  L’œuvre, ici située à gauche, a déjà fait l’objet d’un précédent article intitulé « Pure gratuité du don ». Ce que nous souhaiterions aborder maintenant, c’est un genre de dialogue à établir entre deux formes de nature proche, d’en faire surgir identités et différences. Nul ne s’étonnera que notre thèse confirme ou infirme celles initialement établies, pour la simple raison que le contexte d’énonciation se donnera selon une perspective toute différente que celle qui avait cours lors d’une autre méditation. Car il en est ainsi d’un essai de penser, qu’il lui faut nécessairement se vêtir des atours du caméléon afin que de nouvelles perspectives s’ouvrant, un domaine caché puisse se révéler selon quelques unes de ses esquisses signifiantes. Pour la commodité de l’exposé et répondant à la logique habituelle de la représentation, nous avons nommé ces œuvres « Corde à nœuds » ; « Socle et Plaque », dans un souci de pure appréhension visuelle immédiate.)

 

*

 

   Analyse successive des deux figures.

 

   « Corde à nœuds » - Ce qui est en premier lieu remarquable, c’est la simplicité de sa forme, son « évidence naturelle » pourrions-nous dire s’il s’agissait effectivement d’une production de la Nature. Elle vient immédiatement à nous dans la confiance, elle est dépouillée de tout artifice qui en obèrerait la présence. Avec elle, nous sommes de plain-pied. Non seulement nous n’avons nulle énigme à résoudre mais c’est nous qui avons visage d’énigme à l’aune du regard qu’elle pourrait porter si, d’aventure, elle se donnait comme une chose vivante douée de conscience. Elle est si unitairement visible qu’elle en devient transparente, manière de sublime chorégraphie autour de ce vide qui en soutient l’être. Elle ne convoque nul abri où se dissimuler, elle se livre dans l’éclat même de sa propre nudité. Affirmant ceci, nous ne faisons qu’énoncer cette vérité dont elle est tissée, dont elle rayonne à la façon dont une icône peut diffuser à partir de son cadre éclatant, lumineux, débordant de spiritualité. « Corde à nœuds », est-ce le fait d’un pur hasard ?, dessine dans l’espace ce beau signe de l’infini, ce signe de la libre circulation, ce signe du retour sur soi qui semble constituer le motif de son propre ressourcement.

   Ce qui est tout à fait remarquable, c’est l’autonomie de cette forme, sa présence plénière, la juste mesure dont son être semble avoir reçu le don sans que rien n’en puisse altérer l’exacte manifestation. C’est bien un sentiment de paix et de complétude qui vient à nous dans la tâche heureuse de notre contemplation. Imaginez seulement son luxueux dépliement dans la salle blanche, immense, d’un musée, avec la douce pluie d’une lumière zénithale, avec un éclairage ponctuel qui l’isolerait de tout ce qui, alentour, voudrait en atténuer la force d’aimantation. Vous auriez alors accès, chose rare parmi toutes, à la confidence de son essence. Entre vous et l’œuvre, dans la cathédrale de silence, dans la blancheur native, rien d’autre n’aurait lieu que la confluence de deux essences, celle de « corde à nœuds » (sa « cordéité »), la vôtre (cet irremplaçable Dasein), en ce lieu unique du flamboiement de la convergence, de l’union.  

   Une essence féconde l’autre, une essence s’espacie du contenu de l’autre, une essence se temporalise de la dimension inouïe de la rencontre. Pour cette raison d’une soudaine et souveraine fusion, il ne peut y avoir que deux êtres en présence, le vôtre qui regarde, celui de l’œuvre qui est regardée. Toute autre réalité qui viendrait ici s’interposer au sein de la dyade en exténuerait le sens. La solitude de soi face à la solitude de l’œuvre : la seule topique qui puisse se donner comme la justesse d’une vision.

   Toute idée de foule ou bien même de rassemblement, de mouvements, de paroles serait une offense faite à l’œuvre, un amoindrissement de son essence, une atteinte à ce que la chose en soi a de précieux, qu’elle ne peut délivrer qu’au regard d’une pure compréhension de qui elle est. Or ceci ne peut avoir lieu que dans la réciprocité d’une réelle et inentamée donation. Je te donne ce que tu m’adresses et que tu dois recevoir en retour. Ce qui est rare : le mouvement unique d’une altérité à deux faces, lesquelles s’oubliant, l’une se connaissant par l’autre, nulle place ne subsiste pour le doute, pour l’espace fondateur de partage et de trouble. Comme deux yeux confondus dans la rainure d’une seule vision.

   Observons maintenant les forces qui structurent la belle architecture de « Corde à nœuds ».  Certes il y a des élévations, des retraits, certes il y a variation de la forme, mais si légère, si infinitésimale que ce mouvement est purement interne, une sorte de mince tellurisme, de bulle presque inapparente faisant se dilater une eau lourde au large d’une lagune. Ce que nous voulons dire, c’est que son mouvement est de pure autonomie, qu’il ne déploie nullement sa puissance de quelque altérité qui en aurait influencé le comportement. Autoposition qui tire d’elle-même son énergie, ses mouvances, ses fluctuations. La demeure de son être est son contour dans lequel se meut ce néant qui en nervure l’apparition. Il y a comme un jeu d’écho entre être et néant, vide et plein, ombre et lumière, fondement et élévation. Et c’est ceci, cette fugue à mi-mots qui la délivre de toute dette à la matière, qui nous libère tout autant des charges lourdes qui encombrent notre esprit et en corsètent l’entendement. Il faut la libre circulation entre les êtres afin que, portés au seuil de leur propre génie, quelque chose s’accomplisse de l’ordre d’une grâce. « Grâce », l’autre nom de l’Art.

 

   « Socle et Plaque » - Y a-t-il coalescence des formes ou bien sont-elles si distantes l’une de l’autre que nulle analogie ne pourrait les réunir en un identique endroit ? Si l’on se place sur le plan strictement formel des apparences, alors, certes, ce qui apparaît n’est pas de facture strictement identique. D’abord le schéma apparitionnel de la seconde œuvre est plus complexe, volontairement plus labyrinthique, faisant signe vers un possible emmêlement, une profusion, alors que son vis-à-vis se dépouillait de tout ce qui aurait pu en alourdir le visage. Si « corde à nœuds » se donnait tel l’aérien, le célestiel, voici que « Socle » fait signe en direction du terrestre, du terrien, enfin une manière de poétique du sol qui ne tire son être que de son enracinement dans le concret, la glaise, la densité limoneuse de l’exister.

   Entre les deux œuvres, et ceci de façon la plus apparente qui soit, des tensions existent qui, en première instance, semblent initier une polémique entre essence et existence. Deux autres motivations, deux autres contraintes, symboliquement affiliées à une incontournable réalité, le socle qui est fondation, la plaque qui sépare, clive les trajets de la forme, tout ceci attache, du moins visuellement ce bronze à des prédicats sensibles qui paraissent les conditions mêmes de son apparition. Pour autant, cette belle figuration plastique renonce-t-elle à sa prétention à être une essence ? Pour la saisir, en d’autres termes, avons-nous besoin de la mettre en relation avec autre chose que sa présence ? Ce socle gris, cette plaque rouge-orangé constituent-ils les déterminations qui la justifient et l’expliquent en raison, au gré d’un enchaînement de causes et de conséquences, ces qualités non essentielles et permutables lui barrent-ils l’accès à la lumière du musée, comme si l’œuvre était un simple objet décoratif, une chose parmi les choses contingentes, un artifice qui trouverait sa place plutôt sur le poli d’une commode et demeurerait donc dans l’enceinte d’une dépendance, d’une sourde ustensilité ?

   Volontairement le propos demeure à la surface des choses, comme si une forme plutôt qu’une autre, une simple corde opposée à cette même corde assortie de valeurs adjectivales supplémentaires, ce socle, cette plaque, changeaient en profondeur la nature de ce qui nous est donné à voir et à comprendre. Non, il n’y a nulle hiérarchie dans les formes et toute forme, dès l’instant où elle est suffisamment exigeante pour correspondre aux motifs de l’art, parvient à l’extrémité même de son être. De la même façon toute œuvre est équivalente à telle autre. Il n’y a pas de « grande œuvre » et de « petite œuvre » (sinon il y aurait Grand Art et petit art), de telles assertions sont marquées au sceau de l’utilitaire, fonctionnent en termes de valeurs, autrement dit dans un vocable d’économie et d’échanges, ce que l’Art ne saurait admettre lui qui est, selon le mot du philosophe, « mise en œuvre de la vérité. » Oui, l’œuvre d’art n’est que ceci, vérité totale qui ne peut que rencontrer la nôtre. Une fausseté ne saurait dialoguer avec une vérité, il y a, dans cette idée l’inavouable trace d’un échange contre nature.

    Si nous avons rapproché ces deux œuvres dont le coefficient de vérité n’est plus à démontrer : justesse des formes, valeur esthétique éminente, harmonie, singularité, parole simple et immédiate, donation sans retrait, alors ceci ne pouvait avoir lieu qu’au regard d’une spéculation, une œuvre éclairant l’autre, une œuvre communiquant sa propre essence, l’offrant à l’autre, comme deux beautés se font face sans qu’il ne soit aucunement besoin de les expliquer, de les fonder en raison. Bien évidemment ici se montre, en filigrane, le problème insoluble du goût. Le bon goût de l’un étant le mauvais goût de l’autre. Mais ceci est un problème trop complexe qui ne pourrait trouver sa place dans ce rapide article. Si notre appréciation d’une œuvre, si le juge de paix n’est ni notre entendement, ni notre rationalité, ni nos connaissances, qu’en est-il alors de notre décision de dire telle œuvre belle, telle autre insignifiante ? Sans doute pouvons-nous avancer que notre sensibilité, notre intuition sont les deux fondements au gré desquels saisir une œuvre et la faire sienne en tant qu’œuvre d’art.

   Cette digression ne nous empêchera nullement de nous mettre à la tâche afin de montrer ce qui chemine dans cette mise en perspective qui, pour ne demeurer pur jeu gratuit, nécessite qu’une explication soit donnée, puisqu’aussi bien se mettre en quête de l’être des choses n’est rien moins que se disposer à en recevoir le SENS, ce mot simple qui, sans doute, contient l’entièreté des autres. Expliquons : A l’intérieur de la seconde œuvre analysée, « Socle » fonde « Corde », « Plaque » est le tremplin à partir duquel « Corde » peut trouver à s’accomplir, à rayonner de soi, à conquérir un espace de jeu qui soit celui d’une chose éclairée à même son cœur vivant. En réalité, rien ne se distrait de la scène de sa « représentation », tout, d’emblée y est contenu à titre de signifiant. De signifiant indispensable car l’on ne saurait retrancher, par une opération de l’esprit, un élément de la figuration sans que s’ensuive un déséquilibre et, partant, une hypostase de la forme, une réduction au sens quasiment d’élément qui se priverait de plusieurs de ses entités constitutives au risque de se perdre et de n’être plus forme mais divers éparpillé parmi le désordre du monde.

   Cette permanence, cette nécessité de présence à parts égales de « Corde », « Socle », « Plaque » trace le schème de sa composition unitaire, en même temps qu’elle assure le cadre de sa propre liberté.  Cette œuvre, si l’on croit à l’authenticité du geste donateur de forme qui l’a portée au jour, cette œuvre donc ne pouvait faire phénomène qu’à la mesure de cette juste triade, en « cet ordre assemblée », en cette subtile topologie qui la fait tenir debout contre vents et marées, lui fait faire l’épreuve de la vérité. Comment alors l’expliquer autrement que par une pirouette intellectuelle, sinon par une pure décision de sa propre subjectivité ou bien par un geste de singulier caprice qui consiste à décréter cette œuvre belle, donc vraie, donc appelée par l’Art lui-même à témoigner de son être ? Ceci nous renvoie à l’énoncé performatif faisant de sa propre parole un actant qui ne saurait être contredit par quelque fait que ce soit : « Je déclare cette œuvre belle » et celle-ci, l’œuvre, est, de facto, belle et remise à la cimaise de l’Art. Certes et partant du principe d’une subjectivité qui se veut souveraine, toute appréciation, quand bien même elle serait contraire, est logiquement tout aussi recevable. Mais rien ne servirait d’argumenter au-delà, sauf à choisir la voie des Sophistes.

  

   D’une œuvre l’autre.

 

   « Formes en relation » ne trouve donc sa justification qu’à manier quelque concept et essayer de mettre de l’ordre dans ce divers qui vient au-devant de nous avec son étrange coefficient d’énigme. Si nous nous questionnons prioritairement en termes canoniques « d’essence » et « d’existence », ne sachant plus lesquels peuvent s’appliquer de préférence à telle réalité plutôt qu’à telle autre, c’est bien au motif que notre jugement ordinaire  est trop tiré en direction de l’étant (ce socle-ci, cette plaque-là, cette corde encore), que nous sommes abusés par sa massive présence, que nous lui attribuons toujours en priorité une valeur fondatrice, originaire, comme si l’étant-donné en sa fulguration nous enjoignait de ne considérer que les apparitions multiples et variées, les apparences, les métamorphoses à portée de nos yeux, de nos mains, au détriment des significations que l’être nous adresse (être, signification = le même), mais sur le mode du voilement/dévoilement, car ce que nous voyons n’est que la buée de ce qui, au profond des choses, nous délivre son secret, mais dans la discrétion, si ce n’est dans le silence ou la quasi-mutité.

   Car l’être a cette retenue fondamentale, cette réserve qui fait aussi bien sa fragilité que sa puissance illimitée. L’erreur, ici, serait de substantiver cet être, de lui attribuer une Majuscule, d’en produire une icône devant laquelle nous ne pourrions que faire révérence, nous agenouiller et prier. L’être est simplement et hautement verbal, comme dans la phrase « le soleil est brillant », la copule dit le sujet que le prédicat délimite, cerne et porte à sa réalité, fait signe vers un état de soleil, son être-possible, en quelque sorte, son être-charnellement incarné, son être-visible. Grande beauté de l’être qui donne sens aux choses, car comment autrement les connaître si elles étaient dépourvues de cette constance que le « est » fait apparaître, illumine de l’énergie vitale dont il déborde, qui magnifie le tout du monde. Se déferait-on de cette copule, y compris à sa seule hauteur langagière « soleil brille » et quelque chose serait ôté à l’homme de cette souple et inimitable articulation, passage, transitivité qui sont ce qui fonde le discernement en sa plus profonde motivation.

   « Motivation » en sa signification originaire de « se mouvoir », se mouvoir qui n’est autre que la vie se faisant, que le temps passant au travers de la chair des choses, les ouvrant à la force-même de leur destin. Enonçant cette simple phrase : « le soleil est brillant », nous sentons bien cette flexion sur le « est », cette douce insistance, cette onctuosité, comme un instant suspendu, mais un instant illimité qui demande d’autres présences, d’autres actualisations de l’être, d’autres manifestations, la levée d’autres phénomènes. Nous les hommes, nous les porteurs du merveilleux Dasein avons à être, éminemment, constamment, et en ceci l’Art peut nous aider, lui qui porte haut la parole de la beauté, l’incessante recherche de ce qui, parmi le multiple peut en être extrait comme l’esquisse la plus précise, la plus heureuse qui puisse nous rencontrer en assumant notre pleine et entière harmonie. Car nous ne pouvons réellement exister qu’à titre de cosmos, non dans l’état du continuel chaos, de la sourde provenance inexpliquée, du doute qui vibrionne à l’entour et obscurcit nos yeux, de l’absurde partout présent, du sombre nihilisme qui sape les fondements mêmes de l’humain.

    Comprendre une chose en sa dimension la plus intime, en sa pliure la plus exacte, c’est porter à la lumière la trame de sa signifiance sans laquelle le monde serait un illisible manuscrit et, souvent, l’est-il par nature. Nulle compétition entre l’être et l’étant, nulle rixe au terme de laquelle se distingueraient un vainqueur et un vaincu. L’être est toujours l’être de l’étant. L’étant porte toujours la trace de l’être. Or c’est bien parce qu’il y a de l’étant et de l’étant profus, polymorphe, envahissant, inextricable parfois en sa luxuriance, que nous questionnons en direction de l’être. Pour le Dasein que nous sommes, nous les hommes, être est, avant tout, être qui questionne et, questionnant, veut éprouver la certitude de quelque réponse vraie.

   Il ne dépend que de nous, de notre exigence, de notre conscience intentionnelle que l’œuvre d’art ne soit un étant comme les autres, affecté de la même obscurité, mais aussi que cet étant, éclairé de l’intérieur, se révèle telle cette route lumineuse qui nous appellera afin de témoigner de la beauté. Nul doute que la position éminente et transcendante de l’Art ne le désigne comme celui dont le privilège est de faire apparaître cette mystérieuse différence ontologique qui, d’un côté place l’être, de l’autre l’étant, et singulièrement l’être-de-l’œuvre, de l’autre l’étant intramondain, ce qu’est en première approximation tout subjectile, bloc de pierre, coulée de fonte, toile de lin, feuille de Vergé, tous supports que nous avons à féconder à l’aune de notre regard qui ne peut qu’être patience et persévérance.

   Prestiges, clartés dans la longue nuit des événements, « Corde », « Socle », « Plaque » n’attendent que la rosée du jour, la levée de l’aube dans le froid qui étreint et transit les hommes. Toujours l’aube se lève !  Toujours suit l’aurore aux mille couleurs. « La Forme a existé, existe et existera de tout temps. » Tel était l’un des leitmotive de notre précédent article sur « Corde à nœuds » de Marcel Dupertuis. Très insuffisante appellation qui ne laisse guère place qu’à la face qui vient à nous alors que nous voudrions sonder, l’inconnue, celle qui nous fait réellement hommes à simplement interroger. Oui, interroger !

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23 février 2020 7 23 /02 /février /2020 10:13
Chute ou sous le fardeau

Œuvre : Sylvie Cliche

 

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   L’image de l’homme portefaix est toujours un problème. Instinctivement nous avons un mouvement de recul, et c’est une manière d’angoisse interne qui nous envahit. Sans doute au titre d’une identification : c’est nous qui pourrions porter le fardeau et ceci constituerait une lourde concrétude qui, jusqu’ici, n’avait connu d’existence qu’à titre de symbole, autrement dit la consistance d’un songe au loin de notre regard, au loin de notre conscience. C’est toujours ainsi, l’inconcevable, l’irrémédiable, le tragique, nous les postulons telles des hypothèses si floues que, jamais, nous penserions en rencontrer la verticale réalité. Car l’essence de la condition humaine, nous n’en voulons assurer le rayonnement qu’à la mesure de la gloire dont elle est porteuse en son fond. Nous sommes dépossédés dès qu’il s’agit d’affronter les ombres, de progresser à tâtons dans les ténèbres, d’entendre, près de nous, dans quelque corridor étroit, le souffle vide du néant. Notre aventure est toujours le lieu d’une joie, mais aussi bien d’une étrange errance, passages de la lumière à l’ombre, chute de Charybde en Scylla. Ceci nous le savons, au moins inconsciemment, et nous occultons le dôme de nos yeux afin qu’il ne connaisse de la vérité que ses scintillements, non ses ondes fuligineuses.

    Cet homme de l’œuvre - mais s’agit-il d’un homme vraiment ? -, nous le devinons, nous en supputons la forme générale à défaut de pouvoir en dresser l’exact portrait. Son visage, cette épiphanie singulière qui le pose en tant que ce nécessaire Existant, son visage vient à nous comme s’il était issu du cauchemar le plus nébuleux. Visage de terre lourde, visage de pierre, visage d’inconsistante matière, sorte de viscosité en chemin vers on ne sait quel destin ambigu, vers quelle tragédie imminente. Visage, ce signe éminent qui appelle l’altérité afin de trouver confirmation de son être, n’est-il en situation de telle déshérence que seule une immense solitude répondra à son appel silencieux ? « Silencieux », oui car tout drame est tissé de ce sans-voix, de cet élan dans le désert qui ne saurait recevoir d’accusé de réception.

   Les orbites sont vides, les yeux, ces sentinelles avancées de la personne, se sont absentés, peut-être ont-ils reflué dans un endroit du corps seulement accessible aux humeurs, aux rumeurs aussi d’illisible facture ? Le nez, où devrait se poser le rythme subtil des fragrances, le voici réduit à n’être qu’un vague tubercule que nulle réminiscence olfactive, émotive, ne sauraient visiter. Antre innommé, cloué à sa propre et inconcevable vacuité. Et la bouche, elle qui porte haut le merveilleux langage, elle qui dit les mots d’amour, aussi bien de compassion, elle qui est le bien le plus précieux des Amants, elle qui distille l’ambroisie des pures sensations, elle s’est retournée à la façon d’un gant, elle s’est invaginée dans cette pâte existentielle anonyme, elle a fondu, phagocytée par une chair qui demande son dû et ne veut être que matière au sein d’une pesante matière.

   Le motif est entendu, on ne saurait aller plus loin au titre de la désespérance. Dire l’aporie humaine est ceci : inciser dans la matière les griffures, les excoriations, les stigmates de la vie lorsqu’elle n’est que bourgeon occlus, substance pareille à une sourde résine, trame fibreuse tissée des fils de l’inquiétude. Mais ici le motif outrepasse le cadre de la simple représentation, ici, le motif est spectral comme s’il était éclairé de l’intérieur, exposé à la faible lueur d’une crypte. La vie n’a plus de possibilité de débattement, d’effusion pour plus loin que soi. La vie est profondément enkystée, identique à un bubon rongeant le corps. Mais que reste-t-il à l’extérieur qui soit visible, compréhensible, traduisible en un lexique immédiatement saisissable ? Rien que ces superbes haillons qu’il nous faut nommer selon la figure de l’oxymore. C’est bien là le miracle de l’art, nous faire aimer ce qui pourtant ne devrait l’être et nous conduit aux portes de la finitude, cette élégance pour dire la Souveraine Mort, le dernier et le plus fastueux don dont chacun, un jour, sera comptable, à son corps consentant. « Consentant » puisque aucun choix ne pourrait être différé, aucun faux-fuyant appelé à notre secours, la trappe est ouverte qui fait son bruit immémorial de rhombe dans l’air dévasté de souci.

   Cette image de la ruine devrait nous désespérer et pourtant elle ne le fait, elle nous procure même une sorte de jouissance à bas bruit, elle fait lever en nous la source prolifique du sens, elle n’éteint nullement notre volonté de vivre, elle en décuple la possibilité. Certes il y a toujours fascination de la souffrance, de la mort, en ce sens que, placées sur un versant inconnu, un ubac envahi de ténèbres, nous souhaitons en percer le mystère. S’il y avait un sens après le sens ordinaire, quotidien, familier ? Non nécessairement religieux ou bien mystique, mais anthropologique au sens strict, une autre dimension insue couvant sous la cendre. L’homme, par nature, est toujours en quête de cette pierre philosophale qu’il hallucine en permanence pensant qu’un jour elle trouvera le lieu de son surgissement.

   « Portefaix » est saupoudré, talqué de cette étrange beauté qui nous visite lorsqu’une chose soudain issue du néant fait figure nouvelle dans l’espace de notre vision. Combien ces fers qu’il porte sur l’épaule sont les vrilles mêmes d’une simple et heureuse esthétique ! Toujours la simplicité, le dénuement, doivent être à l’œuvre afin de signifier dans l’exactitude, de ne tomber dans le piège des apparences faciles qui occultent notre désir de savoir avec justesse ce qui fait phénomène, questionnement sans quoi nous ne serions que des machines, des ombres agitées par le vent.

   Car nous voulons savoir. Savoir la vie aussi bien que la mort, l’espoir aussi bien que son envers, le plaisir aussi bien que son antonyme. L’existence est hautement dialectique, elle nous tire à hue et à dia, elle nous hisse tout en haut des Montagnes Russes puis nous précipite, la seconde d’après, dans la gorge profonde de l’abîme. Ce qui est sans doute à considérer, ceci : la figure de la joie dont une peinture serait objectivement porteuse n’est nullement la garantie que notre bonheur en résulte. L’image du désarroi peut aussi bien nous élever que l’image de la félicité. Il n’est nullement en notre pouvoir d’éclipser telle partie du réel au profit d’une autre dont nous jugerions qu’elle est plus satisfaisante. L’avers d’une pièce ne saurait être détaché de son revers, que leur séparation, cette fine carnèle, dit aussi bien la face que l’inscription de sa valeur.

   Que dire ensuite de ce fourreau végétal qui lui sert de vêture, si ce n’est que la condition de « Portefaix » est éminemment racinaire, affiliée à l’espèce des tubercules qui dorment sous la terre, assignable à une posture chtonienne qui semble disparaître dans la confusion de quelque sol de tourbe, parmi le chaos des sphaignes et les plissements du brouillard ? Ce que le haut du corps ne profère qu’à l’aune d’un approximatif visage, le bas l’accomplit en quelque manière à la hauteur de sa confusion. L’assemblage des matières, leur rusticité organique, leur indigence foncière, le dernier degré auquel elles semblent puiser leurs sources, tout ceci concourt à doter l’espace d’une tension qui ne pourra éventuellement trouver sa résolution qu’à l’abri de tout regard, dans le lacis complexe de l’inconscient, dans la mouvance labyrinthique des archétypes. Le sens ne pourra donc qu’être médiatisé par une instance qui nous dépasse et nous enjoint d’être homme parmi les hommes. Et c’est bien parce que le sens n’est nullement perceptible d’emblée que nous avons à le chercher dans cette chair des choses qui toujours nous échappe et nous dit en ceci le précieux de son être.

  

  

  

 

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23 janvier 2020 4 23 /01 /janvier /2020 09:30
Visitations

« Cahiers »

André Maynet

 

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   « Cahiers », c’est juste un mot lâché en l’air qu’on oublie sitôt qu’il a été prononcé. « Cahiers », ce pourrait aussi bien être une image de notre propre enfance, et nous nous apercevrions comme au travers d’un voile léger, penché studieusement sur ces pages blanches qu’il fallait emplir de ces pleins et déliés qui, autrefois, faisaient la fierté des élèves, mais aussi des maîtres qui étaient soucieux aussi bien de la forme d’une typographie, que d’un contenu qu’elle révélait. « Cahiers », ce serait encore ces feuillets de l’adolescence sur lesquels nous consignions, dans une manière d’impatience, les premiers émois de la passion, tracions d’une écriture fiévreuse les manifestations virginales de l’amour ou ce qui en tenait lieu, le sourire de cette Passante dans le silence de la rue, le regard appuyé de cette Inconnue au travers d’une vitrine, les yeux de cette Familière cernés de noir. « Cahiers », plus tard, dans la lumière de la maturité, peut-être ces lignes journalières posées à l’abri des regards, annotations multiples, infiniment renouvelées de sentiments dépliant leurs somptueuses corolles, de sensations au bord de l’ivresse dans le fleurissement du printemps, de notes sur tel paysage rencontré au cours d’un voyage, d’impressions suivant la visite d’un musée, d’états d’âme consécutifs à la lecture d’un livre. « Cahiers », c’est tout ceci et encore bien d’autres choses, ces carnets d’écrivains parcourus des mille signes lumineux de la littérature.

   Mais « cahiers », c’est aussi le lieu de projection de ces indices de la création artistique qui trouvent là l’un des premiers sites de leur effectuation. La bâtisse aux pierres lourdes est comme plongée dans un demi sommeil, si bien que l’on ne sait plus si c’est le crépuscule qui s’annonce ou bien l’aube qui ne tardera à se lever. C’est un espace de nuit qu’il faut meubler de lumière, c’est un ciel sans fond ni contour à habiller de la clarté des étoiles. Le silence est grand qui habite le paysage endormi. A cette heure que ne marque nulle horloge, nul visiteur ne s’annoncera. Les visites seront celles dont le dessin tracera les lignes, dont les crayons dresseront le portrait, dont les ombres témoigneront. Ce sera alors un grand mystère que de voir surgir de l’écume de la feuille ces formes qui y étaient inscrites de tout temps. Oui, de tout temps. Car une forme n’est jamais le fait d’un simple hasard, d’une capricieuse contingence qui aurait trouvé l’endroit exact de sa parution. Une forme est éternelle, elle vogue depuis la nuit des temps dans la vaste pensée du Monde, elle est pareille à une âme qui chercherait à s’incarner dans tel ou tel corps. Mais qui ne serait nullement son tombeau. Bien à l’opposé, là où serait son accueil serait aussi l’apparition de la beauté. Et le cahier qui en contenait l’image brûlerait-il qu’encore elle aurait une vie se prolongeant indéfiniment, odyssée sans fin puisque, ayant atteint l’univers des essences, elle y demeurerait identique au flamboiement attaché à la grande étoile blanche qui incendie le zénith. Bien entendu, pour nous les humains cernés de finitude, le concept d’infini est difficile à embrasser. Peut-être suffit-il de penser à cet amour maternel qui, nous ayant touché un jour, jamais ne s’effacera, à cet autre amour destiné à une Adolescente qui demeure gravé en nous à la façon d’une braise vive. L’amour, s’il est vrai, et il ne peut qu’être ceci, sinon il n’est que vulgaire parodie, est un absolu, il est donc gratifié d’une éternité à laquelle, par nature, il ne saurait renoncer.

   La nuit est donc posée sur toute chose et c’est là au cœur d’une manière de néant que l’Artiste vit, dans cette tour d’ivoire qui caractérise si bien son état. De solitaire. De destinataire de ceci qui vient à lui, qu’il attend de tout temps, ces Muses de papier, ces Inspiratrices sans lesquelles il ne connaîtrait ni bonheur, ni repos, seulement un désert semant son vent et son sable sur des contrées arides, illisibles. L’Artiste, tout Artiste naît de cette rencontre entre ce qu’il est en son fond, un chercheur d’impossible et ce possible qui s’actualise sous le crissement de la pointe de graphite ouvrant le domaine du rêve, de l’imaginaire, ces voies royales au gré desquelles l’être révèle les lignes de sa propre esquisse. L’être-de-l’œuvre, l’être-de-l’Artiste devenant une simple et même chose à l’instant même de la création. Cette dyade, ce fusionnel sans véritable espace sont les seuls qui puissent témoigner de la présence d’un indice véritablement artistique. Pour la simple raison que cette rencontre unique est foyer de vérité et seulement cela. Alors le temps n’a plus d’attaches. Alors l’espace flotte infiniment sans qu’il puisse recevoir les moindres coordonnées.

   Car, pour donner place à la forme, il est nécessaire d’annuler les habituelles catégories qui disent les assises du monde et en tracer de nouvelles, autonomes, affranchies, seule la liberté pouvant se donner comme la notion fondamentale qui demeurera visible. Ainsi ces figures féminines qui animent ces cahiers sont libres, infiniment libres. Une fois créées elles vivent leurs propres vies. Certes on pourra les nommer, les affecter de noms tels « Attentive », « Egarée », « Inquiète » ou quelque autre patronyme, mais en réalité leur qualité première sera celle d’exister en-soi et pour-soi, tout comme l’Art qui est le domaine de leur visitation. « Visitations », titre donné à ce texte, est volontairement chargé de connotations religieuses, sacrées, tout comme l’Art relève de ce souci de dispenser un message transcendant, lequel nous délivrant de la quotidienneté nous invite à regarder du côté de l’absolu. L’œuvre est toujours de nature « spirituelle » puisque, aussi bien, c’est l’esprit qui l’a convoquée et que son substrat matériel n’est que la manifestation d’une réalité supérieure, difficilement traduisible en mots, en images et représentations.

   Certes, l’atelier n’est ni un temple, ni une cellule monastique, encore que cette dernière, par son retrait du monde, pourrait constituer un modèle au gré duquel faire émerger des œuvres que l’on pourrait dire en suspens, des œuvres portant, tout à la fois, lourdeur terrestre et légèreté céleste. Combien il est rassurant pour notre psychologie d’hommes contemporains pressés de nous introduire dans la clarté apaisante, presque irréelle de l’Atelier. « L’Atelier », mot magique pour qui est sensible aux perspectives de l’esthétique. Nous disons « atelier » et déjà nous sentons le frisson anticipateur d’une émotion iriser la plaine de notre peau. Ici est le lieu alchimique par excellence où se déploient les énergies, où les éléments se transmutent en autre chose qu’en une nature bornée, opaque, où la métamorphose, la quintessence des choses ordinaires font signe en direction de ces Apparitions qui illuminent nos yeux, plaquent sur nos visages la douceur d’une joie. La plupart du temps nous sommes des observateurs distraits qui, regardant une œuvre, ne faisons que demeurer à la surface glacée de l’image sans bien en apercevoir la richesse. Mais comme la partie émergée de l’iceberg n’est nullement l’iceberg, la forme visible, telle Belle Jeune Femme, n’est simplement un reflet, une apparence, elle est née de l’amour de l’Artiste pour son œuvre. L’atelier est le lieu de leur union. Faisons silence !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 décembre 2019 4 05 /12 /décembre /2019 17:04
Toute la douceur du monde

   Paysage du Beaujolais. Monotype couleur, 20X13 cm -  2011

                               Œuvre : François Dupuis

 

***

 

   « Toute la douceur du monde », énonce le titre. Oui, c’est bien de ceci dont il est question dans cette belle œuvre de François Dupuis. Un seul instant, pensez donc aux aberrations du monde, à ses guerres, ses exactions, pensez à la souffrance de l’humain, aux pièges étroits des villes, aux aspérités de toutes sortes que nous côtoyons quotidiennement, pensez à la laideur de quelque mur lépreux d’une proche banlieue. En imagination vous aurez tout simplement élaboré le contretype exact du contenu de cette image. A simplement la contempler notre corps se détend, notre esprit trouve sa provende, notre âme le lieu immédiat de son être. C’est heureux toute cette plénitude qui nous est offerte au gré d’une seule représentation. C’est un peu comme si une merveilleuse réminiscence enfantine surgissait depuis le temps lointain et nous apportait ce rayon de miel dont notre existence était en quête sans même qu’elle s’en rendît vraiment compte. C’est toujours ceci qui est précieux dans la découverte d’une œuvre, cette féconde rencontre qui trace dans nos vies, un avant et un après, imprime au sein de notre mémoire un amer qui brillera dans la nuit hivernale aussi bien que dans celle de l’angoisse. Toute création vraie est entourée de cette auréole qui la détermine en tant qu’unique si bien que nous en reconnaîtrions la figure parmi des milliers d’autres.

   Le ciel est haut, libre, il avance de lui-même bien au-dessus du regard des hommes. N’a nul besoin d’un ailleurs. Est entièrement contenu dans sa propre forme. Le ciel a la douceur d’une nacre, le poli d’un galet, la souplesse d’une écume. Sa palette est précieuse, d’or gris, de matin printanier, de bonheur discret lorsqu’il fait son refrain en sourdine. A peine une voix venue d’on ne sait où, ce qui la rend encore plus mystérieuse, encore plus intimement présente. Indéfinissable, il est vrai, comme tout grand amour qui cherche ses mots et ne balbutie que quelques baisers vite envolés par le caprice du vent. Le ciel est une joie qui ne saurait avoir d’amarres. De longues traînées blanches le traversent, pareilles à une neige qui ferait son chemin parmi le peuple gris des congères. On le sent là, si près de nous, tel un frère céleste venant nous dire toute cette beauté du monde qui, souvent, demeure vacante au gré d’une insuffisance de notre vision.

   Et l’horizon, cette ligne qui sépare l’espace et rassure au seul motif de son seuil infiniment visible, cet horizon qui est-il ? Un voyageur de passage, un habitant des contrées marginales, un messager aux « sandales de vent » ? Assurément c’est son infinitude que nous aimons, cette qualité qui le porte constamment ici et là et encore plus loin dans la région des mondes illusoires et des rêves les plus fous. Et cette terre, cet impalpable moutonnement, ce bourgeonnement à peine visible du limon, cette manière de marche à rebours du temps, peut-être en direction d’une matrice originelle, combien elle nous questionne et nous rassure tout à la fois ! Les traces des hommes y sont inapparentes, ou bien alors il s’agit d’un tel fourmillement qu’il ne nous livre qu’une figure continue, pareille à ces fascinants signes typographiques qui courent sur la dalle blanche de la page. Ils nous enveloppent et nous y noyons délicieusement comme une joyeuse Ophélie qui ne connaîtrait l’embellie de son destin qu’à rejoindre sa couche aquatique, à se disposer tout du long de la caresse liquide.

   Et cette chute inaperçue du paysage dans des teintes sourdes, métalliques, un zinc, un plomb, aussi bien le duvet d’une cendre. Oui, ce sol est le linceul de nos yeux infertiles. Mais un linceul à la couleur de feu inapparent, de destin armorié des plus belles faveurs qui soient. Oui cette perdurance du jour sous la ligne de flottaison de l’image nous rassure et nous comble pour la seule raison qu’elle reprend et unifie tout, ciel, horizon, terre, dans un creuset si intime qu’il pourrait bien figurer ces poèmes discrets que notre corps entonne lorsqu’il exulte sous la poussée de motifs qu’il est seul à connaître dont nous ne percevons jamais que quelque résurgence dans la nuit dense du doute.

   Et ce clocher qui pointe son ineffable doigt en direction des étoiles, que veut-il donc signifier ? La possible conquête d’un idéal ? L’exhaussement de l’intellect en direction de quelque cimaise consacrée au visage singulier de l’art ? Le dépassement de qui l’on est, nous les hommes, vers une transcendance, une éthique, un accomplissement de la conscience ? Et ces habitats si discrets, abstraits, à la limite d’une figuration, nous disent-ils le long et difficile cheminement des peuples de la terre, leurs décisions de s’arrêter, un jour, en ce lieu, en ce temps, afin de remplir une des missions essentielles de leur destin : habiter, c'est-à-dire se situer au sein même de cette vérité, la seule dont ils aient à rendre compte au terme de leur longue et difficile épreuve ?

   Toutes ces annotations formelles sont belles qui jouent la partition de la fugue, de l’inaperçu, du flottement, de l’irisation, de l’astigmatisme qui brouille la vue dès l’instant où le questionnement existentiel se fait trop précis, où nous sommes mis en demeure de nous connaître nous-mêmes et de nous poser devant notre conscience. Au titre des analogies du genre, nous ne pouvons que citer le célèbre sfumato de Léonard de Vinci ou bien la brume des marines à la Turner. Léonard d’abord. Voyez les paysages qui servent de fond à « La Vierge et l'Enfant Jésus avec sainte Anne » ou bien ceux de « La Joconde », tout est dans le vaporeux, l’inaccompli, l’à peine dévoilé. Et pourquoi ceci est-il de cette manière ? L’on peut faire l’hypothèse que Léonard, dans le souci extrême de rendre visible une atmosphère nimbée de sacré, ait choisi de faire se fondre les tons dans une palette nébuleuse, diaphane, irréelle, seule capable de rendre compte de l’inconnaissable. De ce sfumato il se dégage un tel pouvoir de fascination que nous pourrions bien nous y perdre si notre persistance à savoir se prolongeait hors d’une commune raison. Turner ensuite. Avec quelques variations de lumière, le procédé est identique à celui du Toscan. Seule la finalité diffère qui, ici, n’est plus le sacré, mais la vastitude du monde, l’inconnu que dissimule la ligne d’horizon, sans doute le risque de l’océan mais aussi sa charge abyssale d’énigme, également son degré illimité de poésie.

   Mais là se clôtureront les parallèles pour laisser place à quelques remarques sur la technique même du monotype qui, lorsqu’elle est bien conduite, aboutit à la création d’images remarquables. Conceptuellement considéré ce procédé porte en lui-même le déchiffrage de ses hiéroglyphes. En tout état de cause, lorsque l’Artiste souhaite présenter un paysage qui a éveillé son intérêt, choisissant le monotype, aussi bien sur le plan symbolique que réel, il procède à une totale inversion de cela même que son regard a pris en compte pour tenter d’en dresser une esquisse signifiante. Il y a, dans ce processus, comme une image en miroir, mais un miroir déformant. En effet, si les pigments qui sont posés sur la matrice se donnent en tant qu’éléments positifs, objectifs, observables, sur lesquels la volonté de l’Artiste peut apposer son sceau, il en va tout différemment pour l’estampe définitive qui en est la face inversée au gré de laquelle ne manquent jamais de surgir les surprises, les inattendus, les révélations qui apparaissent à la façon d’un jeu se déroulant entre le Créateur et sa « créature ».

   D’une manière générale, dans les modulations propres à l’estampe, les formes ont une tendance naturelle à se mêler, à devenir imprécises, les teintes à s’affaiblir, à exister sous un genre de camaïeu dont le terme « estamper » rend compte au sens d’empreinte, non d’une matière originelle qui en constituerait la texture plus charnelle, plus matérielle. En définitive, c’est comme si l’on passait d’un réel véritable, façonnable et modelable à volonté, à son écho, à sa réverbération, le papier ne conservant du motif source que son halo, sa capacité à rayonner mais en seconde instance.

   Ce qui fait l’intérêt du monotype au regard de la peinture, c’est, pourrait-on dire, son coefficient d’incertitude, de tremblement amenant cet étrange et beau sfumato qui est comme le corps astral de la matière lourde, homogène, impénétrable. Si l’on voulait, à tout prix relier ce mode de représentation au style d’une époque, c’est bien évidemment celle de l’impressionnisme qui se présenterait à nous. Ce n’est certes pas un hasard si des peintres de cette école et non des moindres ont commis des œuvres au travers de cette technique. Il n’est que de citer au hasard, Camille Pissarro, Gauguin, Edgar Degas qui pratiqua l’estampe d’une manière approfondie. Ainsi dans ses « Danseuses » aux tutus vaporeux, dans sa dormeuse enveloppée d’un véritable linge onirique dans « Le Sommeil », ainsi la vie floue, interlope des Prostituées dans « Au Salon ». Toujours il s’agit d’un reflet, d’un chatoiement, d’une résonance du réel, non du réel lui-même incarné en sa plus visible et préhensible substance.

   Ici, l’on se rend compte combien l’on est éloignés de la peinture documentaire, du témoignage au plus près de la vie en sa concrétude. Ici, on est précisément, dans cette marge d’irréalité où se croisent, indifféremment et dans un curieux ballet, fantasmes et imaginaire, fantaisies diverses et dentelles songeuses, représentations narcotiques et hallucinations visuelles dont l’essentielle et terminale valeur nous invite à traverser la vitre opaque du tangible afin de déboucher sur une transparence que l’on nomme communément « liberté ». Donc le monotype est libre de voguer où il veut. Donc le monotype est l’heureux résultat du hasard. Donc le monotype nous laisse, nous les Voyeurs, voyager dans l’image au gré de nos humeurs, fussent-elles chagrines, de nos émotions à fleur de peau, de nos désirs les plus secrets.

   Ce que le sfumato de la Renaissance Italienne nous offre, ce dont la brume de Turner nous fait le précieux don, que François Dupuis reprend dans son « Paysage du Beaujolais », c’est rien de moins qu’une « traversée des apparences » (pour reprendre un thème woolfien), traversée au terme de laquelle nous découvrirons, peut-être, l’être intime de la représentation, pareil au revers d’une pièce de monnaie, à la doublure de soie d’un vêtement, à l’invisible qui redouble toujours le visible. Le monotype est le lieu de ce tremblement, de cette voix à peine audible qui monte des choses et nous convoque à la belle tâche de témoigner de leur présence.  Nous serons des Regardeurs attentifs. Il y a tant à voir et nos yeux sont maintenant disponibles.

  

 

 

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8 septembre 2019 7 08 /09 /septembre /2019 09:00
Face au sublime

« Le Voyageur contemplant

une mer de nuages » - 1818 -

Caspar David Friedrich

Source : Wikipédia

 

***

 

   Cette œuvre célèbre de Caspar David Friedrich se montre, d’emblée, en tant qu’archétype du romantisme. Ici, s’opposant aux Lumières, la Raison a été occultée, laissant libre cours au sentiment. Sentiment profond de l’indicible, sentiment d’une immense solitude coalescente à la condition humaine. Ici, se livrer à une analyse critique qui consisterait à identifier les moindres faits, à les hiérarchiser, à cerner les motifs objectifs, à établir liens et relations entre les choses manquerait son objet. Pour la simple raison que sentiments, passion, contemplation, extase ne pourront jamais se mesurer à l’aune du concept et des enchaînements logiques d’idées que cette méthode présuppose. C’est simplement dans un libre laisser-aller, une juste confiance dans ce qui se propose à notre regard, une symbiose de nos propres affinités avec la climatique de l’œuvre que pourra avoir lieu notre site, au plus près de son cœur vibrant. Non de sa vérité, ce terme est trop vertical, cette notion trop soumise à la rigueur d’un jugement. Car il ne s’agit nullement de juger mais de mettre en relation des sensibilités : la nôtre propre consonant avec celle du tableau. Oui, le tableau a une sensibilité, est doté d’une effusion, d’un mouvement de l’âme qui vient à notre rencontre et anime l’attente souple de notre conscience. C’est une alliance de deux êtres : de l’œuvre, du Soi, dont chacune va s’agrandir de la présence de l’autre.

    Sans la conscience d’un Voyeur, la peinture demeurerait dans sa pure immanence et son image serait enclose dans sa propre matière sans possibilité aucune d’en transgresser l’opaque densité. Sans la présence de la toile, le Voyeur ne pourrait prendre acte de cette dimension singulière qui apparaît comme l’une des incontournables icônes de l’idéalisme dont le romantisme est le méticuleux héritier. Il s’agit bien moins, en effet, de saisir le réel en sa texture la plus palpable, « vraie », que de confier à notre imaginaire le soin d’élaborer les esquisses d’une Nature parfaite, absolue en quelque sorte, telle qu’elle pourrait immédiatement résulter de l’activité de notre esprit s’il était pourvu de pouvoirs performatifs accomplissant l’acte à même la germination de la pensée.

    Mais qui donc n’a jamais rêvé de sa haute montagne cernée de fins nuages, de son île avec sa plage de galets où joue la lumière, de son haut plateau caressé par les lanières souples du vent ? C’est une manière d’utopie qui court à bas bruit sous le niveau de nos certitudes. C’est la cabane dont, enfant, nous tressions nos songes dans notre lit devenu espace au large horizon, devenu conte magique aux mille virtualités. Ce qu’observe cet homme à la sombre redingote, n’est-ce le monde qu’il porte en lui depuis toujours, qui s’actualise dans ce promontoire de rochers, le fin tissage des nuages, les montagnes au loin dans leur écrin diaphane ?

    Les exégètes habituels de cette œuvre nous disent le réel de cet homme, le fait qu’il s’agit d’un fonctionnaire des Eaux et Forêts regardant cette montagne qui serait le Rosenberg, qu’il serait traversé d’une foi qui le confondrait en Dieu en raison même de sa mort prochaine. Mais c’est déjà trop dire, c’est déjà trop relier le personnage à un contexte qui, le tirant vers son existence contingente, le soustrairait, en quelque sorte, à cette élévation, à cette ascension dont l’Art en son exception est la sublime mise en scène. Constamment il faut nous dépouiller des vêtures étroites qui nous clouent ici ou là, à cette terre, à cette maison, à ces camisoles de force du réel qui, nous ôtant tout pouvoir de transgression, ne font que concourir à nous établir à demeure dans une situation immuable qui, jamais, ne connaît l’ivresse d’une possible liberté.

    Cette toile, à l’évidence, ne peut que nous amener à questionner. Mais à questionner à propos de qui ou de quoi ? De ce personnage que nous ne connaîtrons jamais, anonyme parmi la foule des anonymes ? De la mort qui guette à l’horizon, embusquée derrière le voile léger des nuages ? D’une minuscule présence face à ce qui, toujours, nous dépasse et qui instille l’angoisse au cœur même de nos certitudes ? Questionnant métaphysiquement et non esthétiquement, nous voyons bien ici que nous sommes tout près d’une incandescence, que nous sommes au foyer de l’être, là où plus aucun recul n’est possible puisque nous avons atteint un fond sans fond - l’être toujours recule à mesure que nous avançons -, et que l’ivresse est grande qui s’empare de nous et, en un instant, nous devenons ce phalène aux ailes de tulle que le moindre vent pourrait faire se consumer en d’illisibles hauteurs.

    C’est de solitude dont il est question, d’imminente disparition et peu importe alors notre fonction sociale - garde des Eaux et Forêts ou bien Ministre -, une manière de justice immanente égalise les âmes, nivelle aussi bien les vices que les vertus. Parvenus à ce point de lucidité, il convient de reprendre le titre et de l’analyser - c’est seulement en cet instant de l’après-dévoilement, qu’il convient d’exercer sa critique -, et de voir ce qui s’y loge comme son message le plus audible. « Le Voyageur contemplant une mer de nuages ». « Le Voyageur », d’abord. Métaphore de l’existence, bien entendu. Où en est-il ce Voyageur : est-il au milieu du gué ou sur le point d’arriver à destination ? Nul ne pourrait le dire car ce qui est à considérer, c’est bien moins le chemin parcouru que sa destination qui s’évanouit dans ce mystérieux point de l’espace que, du reste, la tête du personnage nous dissimule comme si l’énigme ne pouvait être découverte qu’au prix d’une extinction de l’essence des choses. « contemplant », le terme est généreux, le terme est plein, le terme est, à proprement parler « visionnaire ». Le dictionnaire nous indique la valeur philosophique de ce mot dans l’optique platonicienne : « Contemplation théorétique des Idées ». Où l’on s’aperçoit aisément que le contact avec le sensible a été perdu, que le Regardeur donc, est en quête de l’intelligible qui l’appelle et le déporte de son propre corps comme s’il fallait interroger l’âme et ne plus accorder de crédit aux circonstances de « passage », aux accidents de la facticité qui égarent la conscience et la plongent dans le carcan des considérations mondaines. « mer de nuages », c’est nommer l’impalpable en sa forme la plus éthérée, c’est convoquer, à la fois,  le plérome des dieux dans sa version polythéiste, à savoir la mythologie, mais aussi le Dieu unique en sa monstration monothéiste, la perspective théologique. Jamais, le voudrait-on, l’on ne s’exonère du problème de la transcendance ou du Transcendant pour la raison simple que notre civilisation repose entièrement sur ces fondements religieux et que vouloir s’en abstraire c’est comme vouloir marcher après avoir mutilé ses deux jambes.  En quelque sorte, dans « Le Voyageur », la « physique » semble répudiée au bénéfice du « méta », auréolé de sa riche polysémie : « après, au-delà de, avec ». Ici est le règne sans partage de l’ineffable, de l’inouï, de l’incommunicable. En réalité nous ne pouvons guère supporter qu’il y ait un en-dehors de l’homme, qu’il y ait une hétéronomie à laquelle il nous faille nous référer afin que, notre orient assuré, notre marche en avant trouvât ses propres assises.

    C’est pourquoi, tissé de ces impalpables, de ces impréhensibles, le silence est grand qui noie tout dans une même indistinction. C’est pourquoi la solitude est plus que patente, terrifiante et la Terre semble vidée de ses habitants. C’est cela faire l’expérience de la finitude : être acculé au présent avec nulle possibilité d’échapper à sa geôle, laquelle profère une liberté aliénée à jamais, une impossibilité radicale de surseoir à sa condition. On pourrait tenter la formule certes déconcertante : « la vie au risque de la mort », cette cruelle vérité qui nous taraude depuis que nous sommes au monde et ne cessera qu’à la mesure de notre éclipse définitive. Si cette peinture peut s’inscrire d’emblée dans la mouvance du romantisme, elle n’en possède pas moins une puissante valeur métaphysique. Regarder l’œuvre et ne pas y deviner le sourire de la mort serait pure myopie ou bien simple rejet de notre complétude, du caractère résolument fini de notre situation existentielle.

   La représentation telle que nous la propose Carl David Friedrich n’autorisait qu’un personnage unique face à l’immensité de la Nature. Toute impression de sublime ne peut jamais s’éprouver que dans une situation de face à face : l’Homme face à son Destin. Ici, le Destin se donne sous la forme de la Nature, du paysage qui en assure l’immédiate visibilité. Ce n’est jamais la nature qui se montre. « La nature aime à se cacher », selon la belle assertion d’Héraclite. C’est toujours l’un de ses avatars, l’un de ses fragments qui fait phénomène et nous révèle cette mer de nuages, cette montagne, ce rocher qui sont autant d’indices de son immensité, de sa totalité, de sa vastitude dont notre conscience ne pourrait s’emparer qu’au risque de la folie.

   Car il y a danger à vouloir se confronter à l’incommensurable, à l’infini, à tous ces transcendantaux - Nature, Esprit, Idée -, qui nous dominent des lointains inaccessibles, là où notre pensée ne saurait aller, elle est trop soudée à notre propre roc biologique, elle est trop affligée de matière, trop soumise aux caprices des vents et au déferlement des marées. Nous sommes, irrémédiablement, des êtres terrestres sans doute fascinés par ces êtres célestes - elfes, séraphins et autres chérubins -, qui ne sont que pures affabulations de notre imaginaire. Notre position occupe ce « tranchant cruellement acéré » (Pierre Reverdy) entre nos idéaux qui, par essence, sont hors de portée et notre quotidien qui, lui, est trop à portée de la main, si bien qu’il nous semble que nous n’en saisissions que quelques pâtés de sable, nullement la consistance dont nous eussions souhaité que notre vie fasse sa plus commune expérience. Autrement dit le constat de la perte, de la chute, de l’abandon structurent notre psyché, laquelle s’ouvre en abîme, laquelle est transie de néant.

   Cette silhouette noire en est la cruelle métaphore. Non seulement ce personnage - Nous en l’occurrence, identification oblige -, nous n’en connaîtrons jamais la réalité, pas plus que nous ne partagerons la mesure de son altérité puisque l’épiphanie de son visage, cette puissance d’identification et de reconnaissance, nous est dérobée. Ce que, de lui, nous ne pénétrerons, non une particularité qui eût pu en réaliser l’inscription mondaine, mais une simple forme, éthérée, universelle, interchangeable, au travers de laquelle se donnera à penser l’Humain en son incoercible et tragique présence. Il n’y a rien, au-devant de lui, que cette énigme du paysage qui ne fait fond que sur de la fumée, de l’inapproché, du fuyant, de ce qui ne se peut dire en nul mot, en silence seulement, cette écume de l’étonnement. Il n’y a rien sur son arrière que Nous qui demeurons dans l’enceinte de notre peau, cette outre semée de néant, ouverte sur les vents maudits du doute, de l’incompréhension fondamentale. Que pourrions-nous comprendre d’un frêle esquif que les flots balloteraient tel un fétu de paille sans autre direction précise que la gratuité de la pure errance ?

   Confrontés au sublime, oui le spectacle grandiose de la Nature est toujours confrontation au gré de laquelle notre être, toujours s’amenuise.  Nous sommes inévitablement remis à ces fers qui nous aliènent mais font la grandeur de l’aventure humaine, ces fers qui ont pour nom : Abîme, Néant. Les Majuscules, à l’initiale des mots, ne sont pur souci formel, élément de style, esthétique cosmétique. Ils touchent le fond vacant de notre Être (Majuscule, lui aussi !), - ils sont les racines sur lesquelles nous nous appuyons, tel le lotus sur son fond de marécage et de mystérieuse vase. Le Beau, donc l’Être, ne peut jamais surgir que de la nuit, lui qui est porteur de lumière. L’Abîme, le Néant, nous n’en faisons nullement l’expérience lorsque nous sommes tristes, éplorés, quittés par notre Amante, mais lorsque les mots ne signifient plus, eux qui ourlent notre voyage humain rien qu’humain des significations qui sont les éminences, les promontoires, les avancées qui nous portent en avant, à l’étrave de notre Être, là où flamboie le cristal de notre conscience. Nous ne sommes que ceci, conscience, et le demeurons le temps que durera notre existence.

    L’Homme, dressé sur sa pointe de rochers, est une Vigie Consciente du drame qui se joue entre la Nature qui le dévisage et lui qui « s’envisage » comme l’une de ses parties, mortelle, infiniment mortelle, qu’à chaque souffle gagne l’irrémédiable corruption. Pour ceci il ne pouvait que se vêtir de ce noir, couleur de deuil qui n’en est une, seulement le signe distinctif par lequel la Mort se manifeste symboliquement et nous enjoint de ne point l’oublier. Thanatos rôde toujours alentour et se tient prêt au cas où. Ecrire cette constatation ne consiste nullement en une inclination au morbide. Bien au contraire seule notre lucidité, comme chez Montaigne, est gage de liberté. Autant se diriger vers la potence avec la dague de la vérité plantée dans la chair plutôt que de s’y diriger avec le zèle empressé de l’innocent. La Mort n’en sera que plus fréquentable.

   Si « Le Voyageur contemplant une mer de nuages », nous a entraînés vers cette manière de naufrage c’est que l’allégorie dont il est l’image n’autorise guère d’autre issue. « Un jour tu périras face à la beauté », voici la sentence qui aurait pu figurer en épigraphe, gravée sur une plaque de cuivre, dans la demi-lumière d’un Musée, cette crypte pour Adeptes de l’Art et Déchiffreurs d’hiéroglyphes. Si l’ontologie romantique se donne telle celle relative à la finitude, c’est que son code génétique en porte la vive empreinte. « Les souffrances du Jeune Werther » de Goethe, l’une des œuvres majeures du mouvement Sturm une Drang (Tempête et passion), génie s’il en est d’un romantisme porté à sa plénitude, « Les souffrances » donc entrainaient chez leurs jeunes lecteurs des suicides en cascade. Ceci était-il gratuit ou bien, alors, existait-il une lame de fond invisible qui en expliquait le phénomène ? Le lumières, imbues d’une raison dominante et excessive avait réduit l’expression des sentiments à leur portion congrue. Après la diète il fallait l’excès. Après l’injonction qui aurait pu être « Tout est Raison » succédait son naturel contrepoint « Tout est Passion ». Or on connaît l’attrait de la passion pour l’exaltation sans limite des sentiments et sa fascination pour la mort. Combien d’amants et d’amantes se sont donné la mort après s’être donné l’amour ? Ceci n’est pas une énigme humaine, c’est simplement la Loi de toute existence lorsqu’elle a connu les sommets, elle n’aspire qu’à connaître la sombre vallée où dorment de sinistres desseins.

   Sans doute le temps romantique reprend-il les insignes du temps humain en les portant à leur extrême limite. Comment, en effet, faire l’économie de la finitude lorsque le temps, cette essence consubstantielle à l’être, le met en demeure de passer sous ses fourches caudines à défaut de pouvoir en maîtriser le déploiement. Abîme, Néant, constamment entrelacés sont la matière même d’un passé qui reflue aux confins de l’exister. La mémoire, « oublieuse » selon les mots du poète, a grand-peine à en assembler les fragments épars, quant à la fameuse réminiscence, elle crée un temps nouveau mais fragile tel le verre. Abîme, Néant jouent aussi la partition du présent dont l’habituel lieu commun est d’affirmer qu’il « glisse entre les doigts » ou passe « comme l’eau d’un fleuve ». En ce domaine la sagesse populaire vaut de longs et savants développements. Enfin, Abîme et Néant, se laissent deviner dans les allées du futur qui brasillent au loin et déjà s’éteignent dans la peine inexaucée que nous mettons à avancer « contre vents et marées ». Ainsi, Etranges Voyageurs, nous sommes vêtus d’une redingote noire et regardons fixement ce temps qui nous hèle et nous terrasse à la fois. Mais y aurait-il plus belle destinée que celle-ci ? 

 

 

 

 

  

 

 

 

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18 août 2019 7 18 /08 /août /2019 08:25
Quel mur pour ta détresse ?

 

                    « Mieux vaut mille refus

                 qu'une promesse non tenue »

 

                         Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

   « Quel mur pour ta détresse ? », c’était ceci, cette étrange phrase qui s’était logée dans ma tête lorsque, t’apercevant sur le lit beige de cette peinture, j’en avais déduit l’existence d’une souffrance courant le long de ton corps d’ivoire. Certes, ton attitude, réfugiée tout contre ce mur de silence, n’appelait aucune idée de joie ou bien même ne supposait l’espace vacant d’un possible bonheur. Depuis le fond ténébreux de mon mutisme - moi aussi je suis un être des grandes lassitudes -, je t’observais à la dérobée, essayant de saisir cet insaisissable que, paradoxalement, tu tendais à ma curiosité. Oui, curiosité. Comment mon impatience de te découvrir eût pu résister plus que quelques secondes à l’examen de cette attitude qui me paraissait extra-mondaine, située en quelque lieu de mystère dont, certainement, nul ne pouvait avoir la connaissance ? C’était si inhabituel cette pose, là, tutoyant, en quelque sorte, ton propre néant. Mais quel dialogue pouvais-tu donc entreprendre avec la face lisse et mutique d’un mur, si ce n’est un genre de désertion de toi dont, jamais, tu ne reviendrais ?

   J’étais le seul, oui, LE SEUL à hanter ces salles immenses du Musée. Nul surveillant pour me distraire de ma tâche. Nul spectateur qui eût enfreint mon territoire et se serait immiscé entre qui tu es, qui je suis, nous les étranges présences qui ne parvenons même pas à cerner les contours de nos propres figures. Il fallait, de toi à moi, de moi à toi, cette eau fluide circulant, une eau de source fraîche et cristalline, la seule à même, approchant nos essences séparées, de tenter de les unir un instant, celui d’une fascination. Ce dont je n’étais nullement assuré, qu’elle fût réciproque. Comment cette fascination, qui est hallucination de la vision, eût pu t’atteindre puisque tu ne me voyais pas, dressée telle une mince cariatide contre la façade aveugle d’un temple ?

   Cependant je te soupçonnais d’avoir d’étranges pouvoirs, peut-être celui d’une voyance qui te permettait de m’inclure dans le champ de ta vision, à mon insu. Car tu étais tout, sauf ordinaire. Souvent, je m’étais amusé à observer, le long des cimaises blanches du Musée, les allées et venues des visiteurs. Tous, toutes, on pouvait les définir, appliquer quelque prédicat particulier sur leur présence, par exemple l’impétuosité, la réserve, la spontanéité, autant d’empreintes charnelles qui déterminaient la texture de leur corps, les entouraient d’un halo singulier qui en définissait l’existence. Tous ces gens étaient insérés dans le réel, possédaient voiture et maison, exerçaient un métier, se rangeaient à un certain degré de l’échelle sociale. Autrement dit, ils étaient repérables, « étiquetables » en quelque sorte, situés dans le monde selon des coordonnées orthogonales, on pouvait définir leur position, les décrire. Peut-être même tenter de raconter leur histoire.

   Mais, TOI. Etait-il même utile de chercher à t’emprisonner dans des mots ? A-t-on jamais capturé des bulles d’air pour les mettre en cage ? A-t-on jamais fait d’une  lanière de feu quelque chose de dompté, d’immobile ? Longtemps, je dois l’avouer, j’ai cherché à te nommer, à te contraindre à une manière d’exil dont je pensais que ce dernier serait l’occasion de te fixer à demeure, phénomène dont je pourrais tirer la simple vanité de te désigner par ton nom. Ma tentative était veine. Chaque fois que je t’affublais d’un patronyme, fût-il inventif, précieux ou bien prosaïque, aucun ne te convenait, aucun ne pouvait poser sur ton corps une résille, un voile qui lui eussent convenus. Ceci revenait-il à dire que tu n’existais pas, que tu n’étais qu’une projection de mon esprit, une dentelle ourdie par ma propre fantaisie ?

   Plus je t’approchais, plus tu reculais, plus tu t’effaçais au gré d’un labyrinthe qui te dissimulait à mes yeux. Si tu avais été une vraie personne de chair et de sang, j’aurais pu lier à ton épiphanie quelque événement qui eût circonscrit ton flou apparent, atténué cette conduite située à la marge de la vie. Quel événement, donc ? Peut-être celui de l’antique Tour de Babel dont tu aurais gardé ce seul mur témoignant de la vanité des hommes de tutoyer le ciel, de se confronter avec Dieu lui-même ? Il en demeurait encore un escalier sur lequel tu te dressais, comme si, une punition à toi infligée, te laissait dans cette curieuse attitude toute d’abnégation, de retrait en toi, peut-être de contrition consécutive à une faute que tu aurais naguère commise.  Qui te travaillerait encore en ton fond. Je pensais aussi, inévitablement, à un autre mur, celui des Lamentations, à son caractère sacré, comme si tu vénérais une religion à l’invisible manifestation et demeurais rivée à quelque icône qui t’eût soustraite au monde des vivants ?

   J’avais lu la citation placée à l’incipit de la peinture, sans doute un essai d’explication, une sorte de propédeutique pour guider les égarés de mon espèce et leur éviter de se fourvoyer en quelque interprétation hasardeuse ou bien fantaisiste :

 

« Mieux vaut mille refus

qu'une promesse non tenue »

  

   Mais quelle était donc cette « promesse non tenue » pour qu’elle fût plus terrible que « mille refus » ? Que te manquait-il donc qui te jetait en une telle affliction ? Avais-tu encore des ascendants ? T’avaient-ils reniée en quelque manière ? Etais-tu en deuil d’un vœu d’adolescence auquel  quelqu’un qui t’était cher s’était dérobé, t’abandonnant ainsi à ton propre égarement ? Un amant avait-il brusquement détourné son chemin du tien après t’avoir promis une commune destinée ? Ou bien était-ce un défaut de ta propre volonté s’exonérant des valeurs d’une éthique dont tu pensais que tu soutiendrais, toujours, la verticale exigence ? Rien n’est plus humiliant pour l’esprit que de trahir une promesse que l’on s’était faite intérieurement, de l’ordre d’une vertu à faire briller à l’horizon de son être. Vois-tu combien je suis troublé au seul énoncé des raisons qui eussent pu constituer les fondements de ton inépuisable tristesse ?

   Et ici, dans la lumière avare du Musée - je ne sais plus si c’est celle du jour que traverserait une taie d’ombre ou un simple reflet lunaire survenant au cours de la nuit -, tu m’apparais tel un être à la consistance indéfinissable, à peine distinguée de ce mur dont tu parais être la simple émanation - chair sur chair -, à peine détachée de ton ombre - sans doute ton inconscient ? -, ton casque de cheveux pareil à la boursouflure d’un souci, tes bras tendus vers l’arrière, tes poignets liés par une lanière invisible, tes longues jambes se donnant dans le genre de l’image immobile d’un temps qui te fige et te cloue à demeure, comment puis-je te faire face sans procéder à ma propre dissolution ?

    Je crois que, bientôt, je serai réduit à la simple et déroutante illusion d’un tesson de poterie antique dormant dans son linceul de terre, attendant que quelque archéologue vînt le délivrer de sa gangue de matière lourde, muette. Vois-tu combien l’affliction se communique, combien les lames de tristesse confluent d’une âme à l’autre, seule et unique nappe dans laquelle, tous les deux, tels des insectes pris dans un bloc de résine, nous demeurons en nous et ne pouvons rejoindre le monde au-delà du Grand Portique qui sépare l’art des apparences extérieures. Car, vois-tu, dans la clarté faible des salles où seul flotte l’esprit des œuvres, nous ne sommes que des présences muséales, des entités sans consistance réelle, des formes désubstantialisées, nous avons si peu à voir avec la matière, son organisation, son architecture.

    Nous sommes des êtres du peu et du presque rien, ce qui nous confère toute notre raison de paraître, ici, dans ce clair-obscur qui est tout ce qui reste de notre chair intime. L’un l’autre, nous ne communiquons que par émissions astrales, par ondes esthétiques, par minces fibrillations dont nous sommes les seuls, avec l’air qui nous entoure, à sentir les belles et irrésistibles vibrations. C’est un magnétisme qui nous saisit et ne nous abandonnera point pour la simple raison, qu’êtres de toile et de pigments, nous n’avons guère plus d’épaisseur qu’un songe, guère plus de pesanteur que la bulle de savon emportée par un vent printanier.

   Ô quel bonheur, quelle sublime sensation que de se savoir en apesanteur, privés de parole, mais non de lumière, elle sourd de nous telle l’eau de la fontaine en son murmure inquiet. Oui, « inquiet » car la possession d’un sentiment plénier de soi demande l’inquiétude, la tension, parfois même l’irrésolution qui est sustentation au-dessus de ses propres pensées, ces genres de papillons ivres de leur courte vie, emplis d’une satisfaction de l’éphémère, révélés au feu de l’instant, multipliés au gré de l’étincelle.

   Ô, toi mon double, t’avais-je rejointe depuis avant même que le temps ne paraisse, que l’espace ne se déplie ? Sans doute en est-il ainsi puisque les œuvres d’art précédent toute forme de vie sur Terre. Mais qui donc dirait que L’ART n’est pas Eternel, qu’il se plie aux mêmes fourches caudines que les existences ordinaires ? Il faudrait être bien superficiel ou naïf pour soutenir de telles billevesées !  TOI, MOI, existions bien avant que les hommes ne peuplent les champs et les villes, qu’ils n’inventent l’industrie, qu’ils ne fassent voler leurs machines en plein ciel. C’est ceci qu’il faut avoir à l’esprit dans une manière d’incandescence portant en soi la fulguration de la Vérité.

   Oui, je sais, les bilieux et les atrabilaires diront que nous brodons des plans sur la comète, que nous ne sommes mêmes pas affectés de réel. Qui, après tout, est là, après que les lourdes portes d’airain de notre Temple sont lourdement refermées pour témoigner de notre présence ? Déjà, en plein jour, certains visiteurs pressés ne perçoivent nullement qui nous sommes, ignorant jusqu’à notre nom ou bien notre titre. Car, oui, nous avons été nommés à seulement paraître et ce nom, jamais, ne s’effacera. Les villes s’effacent, les constructions des hommes s’effacent, les objets qu’ils créent s’effacent. Tout est appelé à disparaître qui naît de la main de l’homme. Alors que nous, nés de la main des dieux, notre texture est celle de l’infini qui ne saurait épuiser son être.

   Ceci serait-il prononcé par un Terrestre, et l’on penserait à une boutade, à un volontaire effet de quelque humour, sinon à une hallucination ayant atteint leur cerveau de mortel. Mais que je te dise, Toi l’Immortelle - mais sans doute en as-tu perçu la dimension depuis la puissance de ton intuition ?  -, je suis Œuvre et seulement ceci. Je suis, en quelque sorte ton écho tout comme tu es ma confidente et je sais la présence de mon image dans le miroir que tu es. Puissent les hommes distraits s’y mirer, afin qu’atteints, une fois au moins, par la passion de l’Art, ils quittent leurs soucis ordinaires pour le domaine des Bienheureux Esthètes, ceux à qui échoit la grâce d’une vision exacte. Seule l’œuvre d’art peut en féconder la pupille imaginative. Voir l’Art, c’est voir cette part d’invisible qui nous habite, nous questionne, nous invite à la fête de la belle manifestation. Or, vois-tu, comment décrire l’indéchiffrable, le nébuleux qui constitue mon essence la plus approchante ?

   Il m’a déjà été dit - mais n’est-ce simplement l’effet d’une voix intérieure ? -, que j’avais l’apparence d’une inapparence, sorte de mystère enroulé sur son propre secret, genre de parution à la limite d’un hiéroglyphe, tu vois, un peu comme dans « Le Rêve » de Pierre Puvis de Chavannes, ce peintre symboliste qui ne peignait nullement des personnages, mais des êtres, c’est à dire d’indéfinissables entités traversées de ce qui jamais ne peut trouver de place ici où là, en quelque temps que ce soit, simplement des envolées chérubiniques, des consistances d’anges, des lueurs de luciole. Tout ceci dont on disait que le sujet représenté, un beau jeune homme dormant au clair de lune, percevait les diaphanes présences, « l’Amour, la Gloire et la Richesse ». Mais peut-être ces apparitions pêchaient-elles par excès de penchants « humains trop humains » ? Sans doute eût-il été plus juste de lui ôter, à ce Rêveur,  Gloire et Richesse ? Amour l’eût comblé au-delà de ses espoirs les plus élevés.

 

Voici, Belle Apparition, ce que j’avais à te dire :

 

JE SUIS EN AMOUR DE TOI.

Plus rien ne compte que ceci,

ART mon seul et unique SOUCI !

 

Seule cette promesse, je saurai tenir.

 

 

 

 

 

  

 

  

 

 

 

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4 août 2019 7 04 /08 /août /2019 10:36
Signe seulement

                                                         "Tête", fil de fer peint, Bieuzy 2019

                                                               Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

[Ce texte sur l’une des dernières œuvres de Marcel Dupertuis part d’un présupposé, à savoir qu’il s’agit dans son art (mais ceci est le lot de toute modernité), d’un affrontement du mot et du signe. Le mot serait l’équivalent linguistique du corps. Le signe serait, en quelque sorte, l’effacement ou le silence, la toujours possible disparition. En réalité, l’art, au cours des âges, serait passé d’une rhétorique du mot à celle du signe. Ainsi la Renaissance témoignait-elle, par sa peinture généreuse, ses personnages idéalisés, le plein de ses figurations, de la richesse du mot, de son rayonnement, de cette manière de chose indivisible, entière, non sécable, si ce n’est à l’aune de l’imaginaire. Pourrait-on jamais croire à l’existence d’un mot dont on pourrait atteindre l’intégrité depuis l’extérieur ? Le mot, ce genre de monade fermée sur elle-même, enclose en sa citadelle, comment sa liberté pourrait-elle être atteinte ? Nous, les hommes, qui utilisons les mots avec l’aisance qui sied aux choses bien acquises, naturelles en un certain sens, jamais nous ne voudrions croire à leur possible érosion, à leur hypothétique disparition. Et, pourtant, parfois, les événements historiques tragiques fracturent les mots, les scindent et introduisent en leur sein une irréparable césure.

   Parlant de césure, nous voulons signifier celle, bouleversante entre toutes, qui a pour nom « Auschwitz », l’innommable précisément, qui initie toute idée de modernité et son nécessaire dépassement dont seule une éthique exigeante est à même de réaliser l’avènement. Ce qui, symboliquement, paraît avoir atteint en son fond le Mot de l’Histoire, c’est une faille qui s’est ouverte, libérant des signes que nul n’avait aperçus, qui ne sont que les fragments des mots, qui les attaquent, les dissolvent de l’intérieur. Ce qu’aurait pour mission l’art contemporain, lui qui survit après les Camps de la Mort, ce serait de travailler sur ces cendres fumantes de l’Histoire, d’en exhumer les possibilités artistiques.

   Ainsi un art du signe succèderait-il à un art du mot, tout comme le moderne succède au renaissant. La mission de l’art serait donc de travailler de l’intérieur du signe afin de reconstituer le Mot scindé de l’Histoire. Or, cet art du signe serait celui de la fragmentation, de l’obsolescence, de la perte, de la dégradation, souvenir fiché au cœur de la conscience du plus grand drame qu’ait eu connaître la condition humaine. Ainsi émergent des créations telles celle de Marcel Dupertuis dont le travail sur la matière du corps le déconstruit peu à peu pour aboutir à cette résille, à cette fragilité qui n’est plus que la mémoire de son ancienne présence, lorsque le corps était corps de beauté et de jouissance. Qu’en demeure-t-il aujourd’hui ?  

    Il se montre seulement tel cet espace vacant, cette solitude, cet intervalle blanc, ce silence qui n’attendent que de retrouver la totalité dont il était pourvu autrefois, qui le maintenait debout. L’Homme-menhir, devenu Homme-dolmen cherche à se reconstruire patiemment. L’artiste agissant en démiurge le prend par la main et lui dit en une manière de parabole christique : « Lève-toi et marche ». Une telle injonction puisse-t-elle être suivie d’effet ! Sans doute la voie de l’art en ce III° millénaire, perclus de doute et naviguant à l’estime !]

 

***

 

   « Tête », le titre de cette œuvre. « Tête », comme l’on dirait « chut », du bout des lèvres, dans la retenue de soi. « Tête », ce mot si simple qui ne s’ouvre que pour se refermer. Articulez donc ce mot devant un miroir et vous comprendrez, instantanément, cette désocclusion-occlusion qui ne saurait simplement être une fonction physiologique, mais l’aube d’un SENS à déchiffrer. Car tout signifie dans l’univers, depuis le lointain grésillement de l’étoile jusqu’au souffle inaperçu des choses, ce ver luisant dans l’herbe, cette « tête » d’épingle qui brille au soleil, ce baiser que quelqu’un vous adresse, que vous recevez tel le don qu’il est. Le plus souvent, occupés que nous sommes aux tâches harassantes du quotidien, frotter un parquet, conduire la voiture au garage, laver ses vitres, le temps glisse au-dessus de nos têtes sans que nous n’ayons jamais le loisir d’en extraire le rare et d’en saisir la sémantique. L’heure est déjà loin de vous que la métaphore habituelle de « l’eau qui court » traduit bien mieux que ne le ferait un habile concept. L’heure est déjà effacée que le passé a reprise, dont il ne restera rien qu’une vague impression, qu’un sentiment diffus.

   « Tête » donc, nomination de la chose si économique, si ramassée, que ses deux syllabes s’effacent à mesure de leur émission. Mais, bien évidemment, voulant donner lieu au site du visage, comment nommer autrement que par ce simple vocable qui en cerne le contour et en définit l’assise ? Mais, ici, il ne s’agit nullement de linguistique, il s’agit d’art en son expression. Aussi convient-il de prendre un peu de recul et d’analyser ce qui s’énonce comme une vérité puisque nous savons bien que toute œuvre est vérité, précisément, sinon chute dans l’aporie d’une chose qui serait innommée, donc vouée au néant. Mais, de façon à ne demeurer dans l’abstraction, il nous faut donner quelque réalité à cette tête et la placer dans une perspective qui en éclairera les infinies facettes.

 

Signe seulement

« Trois enfants avec une voiture tirée par un bouc ».

Franz Hals (vers 1620)

Source : La Quotidienne.fr

  

   Regardons cette belle œuvre de la peinture renaissante « Trois enfants » de Franz Hals. Combien les têtes de ces bambins sont généreuses, ouvertes, comblées d’épanouissement, portées par une étonnante plénitude. Ici la beauté se dit dans une manière d’extase, de saut en avant de soi, de profusion à même le monde. Les têtes sont comme dilatées de l’intérieur, projetées en direction du regard de l’autre, c’est la couleur même d’une joie de vivre communicative qui vient jusqu’à nous et nous rassure, comme s’il s’agissait de notre propre portrait.

 

Peinture de l’excédent.

Peinture de l’extériorité.

Peinture du surgissement.

 

   Tout est tourné vers le dehors et il s’en faudrait de peu que ces visages ne se donnent sous la forme d’une sculpture, tellement la poussée du dedans se manifeste en tant que dépliement et gain de l’espace. Tout ceci se lit comme la réaction et l’antinomie des sombres et ascétiques visages médiévaux, anges, figures christiques et autres saints dont la représentation se dissolvait à même les ors et les sépias d’une lumière mystique.  Le visage n’avait nullement à s’affirmer, il n’était accordé qu’à la divine clarté dont il était un reflet à tout jamais, autrement dit une manière d’absence, d’effacement face au mystérieux Transcendant.

   Ce rapide détour par le paradigme expansif de la peinture renaissante a seulement pour but, dans une visée dialectique, de faire se montrer les différences, sinon les verticales oppositions entre une figuration de l’excès et une figuration du retrait. On aura bien compris, en une première visée, combien cette œuvre de Marcel Dupertuis s’inscrit aux antipodes du concept  initié par les maîtres de la Renaissance, dont on peut voir une résurgence au beau milieu de l’impressionnisme, dans « Portrait d’enfant », par exemple, d’un Renoir. Identique effusion de la chair, luxe lumineux de la couleur, exaltation de la forme qui se propose aux yeux des spectateurs telle la manifestation d’un irrépressible bonheur.

 

La vie est bourgeonnement.

La vie est fulguration dionysiaque.

La vie est effervescence.

  

   L’on se rendra aisément compte du saut immense accompli par ce que, faute de mieux, il convient de nommer « représentation ». Si les œuvres antiques, notamment la statuaire grecque, les figurations de l’art romain, se nourrissaient de la notion de mimêsis, à savoir le souci de la ressemblance de l’œuvre avec son modèle - le beau corps, le beau visage -, ce qui se traduisait par une imitation ; avec l’œuvre ici considérée, nous assistons à un renversement copernicien dont l’art contemporain use comme de l’un de ses motifs majeurs. Du réalisme à l’abstraction, de la figuration fidèle à l’interprétation « outrancière » du corps, l’écart est plutôt cet abîme qui creuse jusqu’à la folie, parfois. Voyez les œuvres hallucinées de Francis Bacon, l’effigie humaine ramenée à une essentielle monstruosité, comme si, en l’homme, les ressources chtoniennes résonnaient avec bien plus de force que les fragiles dentelles ouraniennes, abîme donc qui n’est que le statut du Da-sein penché au-dessus de sa propre déréliction. La chute est inévitable qui grimace à l’horizon et enjoint les Existants à se recourber sur leur destin en forme de finitude.

   S’il fallait donner, à l’art actuel, un mot par lequel en définir l’essence, alors l’un des premiers vocables se présentant à l’esprit serait bien celui d’« absurde » que redouble la notion de nihilisme.  La fuite irrémissible du SENS est confirmée chaque jour qui passe, dans la tragédie humaine dont Auschwitz ne constitue nullement l’épilogue mais se présente comme l’une des flétrissures les plus insupportables qui se puisse concevoir, l’Histoire reproduisant à l’identique, au fur et à mesure de l’égrènement de ses civilisations, les mêmes funestes erreurs. On se plaint constamment des misères qui frappent le cours des choses mais aucune véritable éthique ne vient en endiguer l’inquiétante parution. Le constat est atterrant et les pratiques invisibles qui viendraient en  atténuer les plus néfastes accomplissements. Chaque seconde est le théâtre d’un drame que l’homme regarde médusé sans qu’il n’intervienne en quoi que ce soit pour que la texture du monde soit sauve. Si le concept de « modernité » peut trouver un répondant à la mesure de ses attentes, c’est bien dans les productions de l’art, tout d’abord, qu’il cherchera le lieu de sa possible effectuation.

 

Or que veut dire « Tête »

en son étrange dépouillement ?

En  cette architecture de lignes monochromes ?

En cet entrelacs dressé contre le silence du monde ?

En la muette supplication de sa résille questionnante ?

 

   Mais il faudrait être atteint de cécité pour ne nullement voir que cette sculpture de fil de fer est UN CRI. Oui, UN CRI, une exhortation à s’éveiller du songe creux dans lequel l’humanité se complet, ne levant cependant le moindre petit doigt pour enrayer le désastre. Et ceci n’est nullement l’injonction de quelque penseur tragique qui aurait décrété la mort de l’homme. L’homme était mortel bien avant que cette œuvre n’ait vu le jour. Et c’est non seulement l’homme qui est mort mais Dieu lui-même, depuis que le décret nietzschéen en a promulgué l’obscure vérité.

 

Ce que la TÊTE dit,

dans le vrillement de son être,

dans la douleur patente qui la traverse,

dans ces lignes révulsées

qui attendent le couperet de leur propre destin,

ce qu’elles disent, ces lignes,

le désespoir auquel se confronte

tout cheminement terrestre,

toute avancée qui ne procède jamais

qu’à sa propre extinction.

  

   L’art a à être ceci : un trépan qui fore jusqu’à l’âme et la requiert comme ce diamant qui incise le réel, le désopercule, le saigne à blanc puisque, aussi bien, nulle chair ne parle mieux que depuis le lieu de sa scarification : là s’ouvre le SENS - unique mission de la belle et irremplaçable phénoménologie, tremplin de la sublime herméneutique -, là seulement la Parole peut se lever qui dira à l’homme le lieu unique de son être, cette Poésie qui appelle la Pensée, qui appelle la Conscience. Alors l’art nous fera entonner ceci face à la splendeur de la Lumière, ceci comme dans le poème « Mnémosyne » de Hölderlin.

 

« Un signe, tels nous sommes, et de sens nul »

 

   Oui, un « signe ». Oui « de sens nul ». Ce qui veut dire que nous tutoyons constamment le néant, que nous l’appelons à la manière de cette voix vide qui est l’écho même de l’infinitude. Toujours nous avançons dans notre connaissance du monde et, toujours, le monde recule, nous reléguant dans cet infiniment petit, cette taille du ciron perdu dans l’indéchiffrable univers. Et c’est bien pour cette essentielle raison d’une présence microscopique, effacée, qu’il nous est intimé l’ordre, depuis l’écrin de notre conscience, de débusquer la moindre faille où pourrait s’inscrire un SENS :

 

Dans cette rencontre fortuite de l’Autre,

dans ce minuscule incident du paysage,

dans ce grain de sable qui s’allume

sur la crête de la dune,

dans ce mêlement d’une chose

 infiniment simple,

en apparence du moins,

qu’est cette œuvre disant

une réalité qui nous interroge.

 

   Car, à l’observer, à la prendre en compte, à l’inclure en notre expérience tout devient possible, sauf à la laisser dans son coefficient de mutité originelle. Car les choses nous parlent. Et pas seulement un langage réifié, métallique, abstrus dont nous ne pourrions rien faire. Les choses nous parlent, certes en langage crypté, non immédiat, non évident, mais c’est bien cette surdi-mutité qui vient à nous, que nous avons l’obligation, l’urgence, de déchiffrer. Faute de ceci, tout n’apparaîtrait qu’à l’aune d’une abstraction, d’une confusion native qui ne ferait qu’accroître la nôtre et nous désespérer davantage.

 

Cette sculpture  en son efficience la plus réelle est :

 

Art de l’apparition-disparition,

art du voilement-dévoilement,

de l’affrontement de l’être et du non-être,

clignotement d’une présence-absence,

lieu de polémique du vide et du plein,

art de la trace, de l’empreinte, du signe

et non seulement du mot clairement énoncé.

 

   Ce qui, sans doute, est le plus patent en elle, qui la porte au-devant de nous en sa singularité, c’est son rôle de signe dont la face inversée serait celle du mot dans son naturel rayonnement, dans sa signification immédiate. Si je dis « tête », tout le monde comprend instantanément ce que je dis, chacun imagine sans peine telle ou telle tête à l’horizon de son propre être. Si je dis la même chose, mais en langage plastique, mais en une vrille verte posée là-devant en son apparaître, il ne s’agit plus d’un mot ordinaire, il s’agit d’un signe qui, précisément, « fait signe » depuis l’ambivalence, l’ambiguïté de son statut. Quiconque observe « Tête » de Marcel Dupertuis, demeure sur son quant-à-soi,  se questionne du-dedans, cherche une issue au gré de laquelle quelque chose pourrait s’éclairer, « faire SENS ».

   Mais, du signe, il faut parler plus avant, entrer de plain-pied dans ce qu’il a à nous dire, puis le confronter au mot, à sa configuration plénière, à l’emblème qu’il nous tend, chaque fois que nous émettons une parole signifiante. Abordé de façon étymologique (le vrai est toujours la source, non l’estuaire grossi de mille ruissellements inconnus), « signe » se donne tel un « miracle ». Etonnant, tout de même. Et puisque l’interprétation se déroule toujours sous la figure d’un cercle infiniment réitéré, venons-en à « miracle », dont la valeur native est la suivante : « fait ne s'expliquant pas par des causes naturelles et qu'on attribue à une intervention divine ». Donc si nous ramassons, en une formule succincte, la valeur de « signe », voici que nous apercevons la main divine, donc « l’invisibilité manifeste » si nous osons ce subversif oxymore. Le signe, en soi, serait le lieu d’une invisibilité. Mais comment donc tout ceci est-il possible ?

   Prenons le mot « tête ». Il s’agit bien d’un mot, avec sa propre morphologie, sa naturelle polysémie. Il s’agit d’un corps. L’on dit bien « le corps des mots ». Il s’agit d’une matière totale, indivisible, insécable. Insécable ? En principe, oui. En fait, non. Une totalité peut toujours être divisée en ses éléments constitutifs. Ainsi notre mot pourra-t-il se décomposer en signes typographiques que sépareront les blancs. Eh bien, nous y voici, le mot recèle en lui du visible, ses lettres, de l’invisible, ses espacements. Or, afin que ce démontage du mot en ses signes ne soit pure gratuité,  il nous est demandé d’en reporter les conclusions à cette œuvre-ci, « Tête » donc, qui est en attente de son propre savoir.

 

Signe seulement

   Posons l’image telle l’énigme dont, par essence, elle s’investit, pour la simple raison que ses significations s’abreuvent à deux sources différentes : l’une qui délivre son apparence, donc son immédiate signification, alors que d’autres sèmes circulent ici et là, à bas bruit, sans que rien de distinct, de visible, ne nous alerte. La structure métallique de « Tête », ses enroulements de fil de fer constituent la typographie au gré de laquelle l’œuvre (le mot) se rend observable. A rebours de ceci, de cette manifesteté objective, le vide qui se creuse en son sein, l’espace vacant entre ses mailles, la libre circulation de ses énergies, toute cette activité présentielle muette se donne tels les signes mystérieux, à proprement parler « divins », telles que le suggèrent les valeurs étymologiques repérées plus haut. Donc la totalité du sens de « Tête » est assurée par une morphologie réelle que sous-tendent des tensions invisibles mais non moins actives, des espacements, des distances, des remous d’un invisible qui, tous ensemble, concourent à l’édification de l’œuvre, à sa tenue, à l’espérance qu’elle nourrit d’être comprise en ses fondements mêmes.

   Alors, maintenant, s’il s’agit de rapporter ces notions de « mot » et de « signe » aux exemples convoqués récemment, « Trois enfants » de Franz Hals, « Portrait d’enfant » de Renoir, nous pouvons soutenir la thèse suivante :

   « Trois enfants », « Portrait », fonctionnent uniquement tels des mots et, pourrait-on dire, comme des mots pleins et entiers qui occultent l’espace surgissant entre leurs signes. Une manière de plénitude sans faille, un gonflement de leur être n’autorisant quelque regard indiscret qui s’immiscerait dans leur propre intériorité.

   « Tête », bien au contraire, même si cette œuvre peut bien évidemment s’affirmer comme mot, « Tête » donc, s’efface presque totalement pour ne laisser paraître que les filigranes de ses signes, qu’effacent presque en son entièreté, la présence  rayonnante des blancs, diffusive, dispersive ; le silence oblitérant, biffant autant que se peut  la matière pour ne laisser vacante que la fulguration inaudible de l’être. Ici, l’on assiste à une étonnante et moderne (au sens de « modernité ») avancée d’une néantisation en acte qui ne serait jamais que la survenue de l’essence des choses en leur incomparable multitude. L’art qui pointe en ce minimalisme apparitionnel, nous pourrions le nommer :

 

Art de la touche et du retrait

Art du stigmate et de l’effleurement

Art du cri et de la douce persuasion

Art de la fugue et de l’omission

Art de la ligne et du pointillé

Art de la cible et de la flèche

Art du diapason et de la vibration

Art de l’anche et du souffle

Art de l’inspir-expir

Art du Tout et Rien

Art de la Présence et de la Finitude

 

   Car c’est bien de ceci dont il est question. De passage. De dialogue. Mais d’un dialogue feutré, inaudible, tapi à même la touffeur du signe. Art diastolique-systolique qui dit une fois la vie en son expansion, une fois en sa récession, qui dit le flamboiement de l’Amour, le froid baiser de la Mort. Ici, comme à Auschwitz, comme partout sur la Terre où sévit la tragédie humaine, il ne s’agit vraiment que de cela , de Vivre ou de Mourir et d’en signifier l’absoluité en entaillant l’écorce des arbres, en déposant sa propre trace sur les chemins de poussière, en faisant l’amour, en rencontrant l’autre au creux même de son désarroi, ces mots troués de signes qui parfois palpitent, qui parfois s’éteignent sous les feux des jours, sous les coups de la sourde contingence. Ce que l’art nous dit, c’est que nous ne sommes nés du hasard qu’à apprendre à en déchiffrer les sinueux dessins.

 

L’œuvre de Marcel Dupertuis est :

une œuvre du corps et de l’âme.

Corps comme mot.

Âme comme signe.

 

   Pour cette raison, ses propositions plastiques sont constamment traversées de zones d’ombre et de lumière. Si, dans le parcours de cet artiste situé au plein d’une vérité, le corps est toujours le lieu d’effectuation d’une peinture, d’une sculpture, apparaît la nécessité, de plus en plus affirmée, d’un dépouillement, au fur et à mesure de l’inscription des toiles et des matières dans le temps. 

 

Le corps, ce mot qui se délite peu à peu

au gré de sa destinale corruption, apparaissait :

 

évincé en son centre dans « Figura Javelot » ;

plié sur un sol de bronze consécutivement

aux ébats de l’amour dans « Amor à tardé » ;

branches de fer ossuaires ayant rejoint

le sol de leur propre perdition

dans « Olocausto ».

 

(Pourrait-on mieux évoquer

les sinistres figurations d’Auschwitz ?).

 

   Donc une conscience torturée par l’Histoire et la production de ses monstres, donc une  conscience affligée d’amours évanouies, une conscience lucide d’une impossibilité ontologique de séquences à venir, cependant la vacuité, l’exténuation de la présence humaine ne s’y sont jamais faites autant sentir que dans « Tête » qui semble signer, à la fois, les limites de la matière à signifier l’esprit, les limites de l’art à dire ce qui, par nature, est humainement inconcevable, énoncer l’indicible, dire le mot à l’inaltérable essence, appeler le signe depuis son invisible horizon à témoigner pour l’homme d’une possible éternité. Ainsi se disent les choses essentielles :

 

« Ce sont les mots les plus silencieux

qui amènent la tempête.

Des pensées qui viennent

sur des pattes de colombes

mènent le monde ».

 

Nietzsche - « Ainsi parlait Zarathoustra ».

 

   Nietzcshe, le grand prophète du nihilisme, donc du non-sens, nous dit que l’essentiel est toujours cerné de silence, tel le signe qui ne fait guère plus de bruit que le blé qui pousse au creux de son sillon. Tel le mot unique qui abrite le signe et en connaît les subtils arcanes.

  

« Tête », viens donc

« sur des pattes de colombe »,

le monde n’attend que toi.

Mais, peut-être ne le sait-il pas !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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2 juillet 2019 2 02 /07 /juillet /2019 16:12
GISANT

Le grand gisant - 1996-97

 

Bronze

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

Avec la sculpture de Marcel Dupertuis nous avons affaire à l’urgente présence de la matière.          

  

   * « Matière », tout simplement parce que « Die Welt ist material » (le monde est matériel) pour reprendre le titre de l’ouvrage en langue allemande consacré à l’œuvre de Per Kirkeby, ce peintre-géologue (ou ce géologue-peintre) si doué pour traduire sur la face de la toile cette « conscience nerveuse » de la terre, les convulsions du sol, la beauté tectonique du vivant.

   * « Présence » pour la raison simple que le monde physique est celui par lequel comprendre ce réel qui nous environne et fait sens immédiatement. Si « le  réel, c'est ce qui nous résiste et nargue nos plans sur la comète », d’après la belle expression de Régis Debray, alors il se rend perceptible, donc « présent », dans la texture même des choses. Nul besoin d’une métaphysique, d’un arrière-monde pour nous dire la manifestation, d’une manière détournée. L’arbre, la rivière, la montagne se donnent à nous dans la pure évidence. Ils « résistent », s’opposent en quelque manière et c’est pour cela qu’ils se rendent infiniment visibles. Ne le feraient-ils qu’ils s’évanouiraient à même notre vision pour la raison d’un simple inintérêt. Ainsi en est-il de même pour l’amante. Elle résiste et affirme ainsi sa souveraine présence.

   * « Urgente », pour ce qui est la tâche de l’artiste qui consiste, au travers de ses œuvres, à faire surgir sans délai ce qui l’assigne constamment à résidence, à savoir ce corps matériel , le sien dont il dépend qu’une peinture advienne, qu’une sculpture s’élève, qu’une gravure incise, dans le derme du papier, les stigmates d’une conscience pour laquelle il y va de son être même que les choses soient dites.

   Car, avant d’être esprit, le peintre et, a fortiori le sculpteur, sont corps. Anatomies, empilements d’organes. Or que veut dire « être corps » en art, sinon se confronter, matière contre matière, la sienne chair à cette radicale altérité (ça résiste !), faisant site dans la toile, le plâtre, le fer ou bien le bronze ?

 

L’art est combat.

L’art est lutte.

L’art est pugilat.

 

  S’exonérerait-il de ceci qu’il ne serait qu’un genre d’occupation sans enjeu ni finalité, une simple broderie qui jouerait avec le réel sans le transformer vraiment.

 

Or l’art

est

métamorphose.

 

   Prenez la motte d’argile façonnée par le potier. Matière informe que l’esprit humain « informe », précisément, autrement dit porte à la forme, insufflant dans sa gratuité la nécessité d’une signification. La motte de terre  qui n’était que divers parmi le divers, voici, au fur à mesure que l’artisan la modèle, qu’elle acquiert ses essentielles déterminités, se pare des prédicats qui la hisseront hors de sa confusion mondaine pour la situer en tant que ce vase-ci, cette amphore-là. « Merveille des merveilles, que l’étant soit », nous dit le penseur. Or le « miracle » est que cet étant tiré du néant l’ait été par la main de l’homme, immersion de l’esprit dans la matière, geste essentiel qui se nomme « culture », par opposition à la donation profuse de la nature. Ce qui était voilé - car l’être existe toujours en puissance -, voici qu’une conscience artisanale en a assuré la sublime émergence. Il y a pure fascination à constater ceci. Il y a prétexte à s’étonner, ce qui est l’ancestrale tâche de la philosophie.

  

Et s’étonner de ce corps à corps,

de cette violente dialectique,

de cet affrontement

 

   qui reproduisent le mythologique pugilat des Titans, ces primitives et archaïques puissances issues de la Terre-Mère  primordiale (Gaïa)) et du Ciel-Père (Ouranos). On ne saurait trouver de plus grand écart, d’abîme plus profond que celui qui sépare ces entités opposées :

 

la glaise dense

confrontée à la légèreté,

la mobilité de l’éther.

 

   Forgeant, soudant, assemblant, malaxant, peignant, c’est à ceci que fait écho le geste de celui qui veut maîtriser la matière et lui imposer sa volonté. Il y a de nécessaires forces de mort à l’œuvre dans tout matériau qui ne serait maîtrisé. C’est inscrit dans l’ordre même des choses. C’est dans la mémoire génétique du vivant.

 

La cruche se souvient de la terre qui peut toujours trembler.

Le métal forgé possède la mémoire des forces inouïes de Vulcain.

L’eau qui traverse la peinture est la même que celle du Déluge.

L’air qui tisse l’horizon de la toile

a une identique consistance à la force d’Eole

quand il déchaîne son aquilon.

  

   Rien n’est vraiment séparé, tout est lié. Aussi le corps de l’artiste s’inscrit-il dans la continuité de son œuvre. C’est une préoccupation constante dans le trajet de Marcel Dupertuis, comme si, depuis toujours, son propre corps avait à jouer en duo avec le corps du monde, celui de l’art.  Toute création est bien évidemment activité projective, et la représentation d’un bras en sculpture, d’une jambe ou bien d’un torse ne sont jamais que des parties de l’anatomie du créateur qui trouvent à s’illustrer dans ce fer, dans ce bronze. Bien évidemment il y a simplement correspondance terme à terme d’une façon purement symbolique, encore que l’on retrouverait de la sueur, des empreintes de doigts, des griffures ou lacérations qui porteraient témoignage d’une participation organique, dynamique, fusionnelle à l’événement en train de naître.

   A partir d’ici, nous allons méditer sur ce grand GISANT (294/48/32), qui n’est, identification bien comprise, que l’image de l’artiste arc-bouté sur l’acte de créer.

   « C’est de moi dont il est question dans cette matière figée pour l’éternité qui dit le lieu, le temps de mon vécu, qui dit la correspondance de mon être avec cet être-là du monde surgissant à l’horizon de ma conscience ».

   Tel pourrait être le dialogue intime de l’artiste, la singulière dialectique animant son bras, armant sa volonté afin que quelque chose soit proféré du moment d’une histoire qui, plus jamais, ne se réactualisera. Certes rien qu’une particularité, le sentiment diffus d’exister de telle manière et non d’une autre, la soudaine césure qui fixe une identité à jamais et, peut-être, la rencontre, au terme du bronze, de cet universel qui est la marque insigne de l’art en sa plus belle expression.

   Matière, rien que matière maîtrisée, torturée jusqu’à la douleur. Il ne saurait y avoir d’œuvre réelle sans souffrance. S’il en était ainsi, que l’œuvre connaisse son heure dans la facilité, dans la limpidité, le jeu serait de pure gratuité et rien ne s’affirmerait dans cette vérité de la création qui est la nécessaire prémisse d’un acte posé en toute intelligence.

 

De soi, d’abord.

De l’autre ensuite qui sera convoqué

dans la lourde tâche de regarder.

Du monde enfin qui est intelligence première

par laquelle il y a de l’être.

De toi.

De moi.

Des choses qui gravitent

sous l’éternelle pesanteur

de la beauté.

 

   Oui, la beauté est de tout temps. Oui, la beauté est lourde, infiniment lourde. Grosse de sens, emplie jusqu’à son propre horizon de cette plénitude qui n’est jamais que notre vision adéquatement accordée au spectacle unique posé au centre de notre contemplation.

   Regardez. Ecoutez. La matière vibre, elle sonne tel le bourdon de la cathédrale. Elle dit le sacré que vient percuter le profane sourd à toute imprécation. Si cet airain a quelque tâche consciente d’elle-même, - que pense donc la matière ? -, c’est bien de secouer notre constante léthargie, d’insérer un coin dans le derme lent de notre propre indifférence.

 

L’art est ceci, une dague forant

au profond de l’âme

afin d’y instiller le doute.

 

   Il nous faut arrêter d’être des bourgeois bien-pensants qui ne voient que par leur propre complexion. Elle est limitée notre chair, elle est muette, elle s’enfonce dans la contingence pour n’en jamais ressortir. A ne pas résonner, à ne pas entendre le son impérieux de la matière, c’est notre propre matière, notre propre corps que nous précipitons dans la tombe.

   Car, oui, l’œuvre est ouverture, et tout autant abîme, profondeur abyssale, faille au gré desquels notre esprit, enfin mobilisé, pourra s’enquérir au-delà de sa forme et gagner celui de ce bien qui nous est octroyé, à savoir voir les choses en leur note essentielle. Des harmoniques montent de GISANT,

 

le cuivre lutte avec l’étain,

l’immobile avec le mobile,

le lourd avec le léger,

le rugueux avec le lisse,

le sombre avec le clair.

 

   Et ceci ne consiste nullement en des allégations de l’intellect qui en déciderait ainsi. Comment ce bronze pourrait-il seulement nous apparaître lesté de ses essentiels prédicats si nous n’avions, nous-mêmes,  une connaissance préalable de ces différences qui animent notre corps, de ces joutes atomiques qui sont l’architecture de toute forme déployée dans l’espace ? Nous aussi, nous d’abord, sommes le champ de multiples contradictions, d’aveugles pugilats, de combats qui sont nos mouvements internes, la force de nos pulsions, l’énergie de nos amours, la puissance parfois épuisée qui meurt au pli du jour, telle la vague au bord du rivage.

   Si, connaître la physique, les lois de la pesanteur sont les préalables à notre position sur terre, combien sont précieuses les sensations que nous éprouvons à seulement deviner les turbulences du monde soi-disant inanimé. Bachelard a employé toute une vie à débusquer la précieuse et dissimulée géomorphogenèse du vivant.  Il a patiemment décrypté ces arabesques imaginaires et poétiques qui s’alimentaient à la force turbulente des éléments.  Il nous entraîne, à sa suite, dans ces délicieuses et non moins terrifiantes « rêveries de la volonté » qui sourdent en profondeur dans la veine des minéraux, singulièrement dans celle du métal qui est la matrice dont Vulcain façonne les armes des dieux et, partant, l’âme du monde. C’est tout ceci qui est logé au creux de la matière qui, toujours vient à notre rencontre, chemine dans notre inconscient, résonne dans la moindre coupe antique, se lève du cœur même de la statue. 

   Regarder GISANT, c’est en partager cette chute tout contre le sol, endosser cette mortelle condition qui accable et, en même temps, est rayonnement de la joie. Notre finitude - toujours elle, évidemment -, signe le terme d’une aventure mais ouvre, par sa soudaine présence, l’aire immense de la liberté.

 

Plus de jour ni de nuit.

Plus de jouissance ni de douleur.

Plus de lourdeur ou de légèreté.

 

   Seule une ligne continue qui glisse à l’infini et profère le non-être, néantisant l’être qui nous fut cher mais toujours en dette de sa propre reconnaissance. Toujours un manque essaimant à l’horizon de l’exister, se donnant selon de fuligineuses traînées. Regarder GISANT, c’est y trouver quelques significations immédiates, à la fois dans leur caractère de généralité, en même temps relatives au corps de l’artiste qui en est l’écho.

   C’est d’abord l’attitude particulière de cette sculpture qui nous questionne. Habituellement un gisant est couché à plat-dos, sa vision nécessairement orientée vers le ciel. Ici la relation s’inverse pour nous livrer un visage - ou bien plutôt son absence -, donc un rien (l’épiphanie est toujours présence), qui ne saurait trouver aucune justification, aucun bonheur à s’élever en direction de l’image du père. Annulant le rayonnement d’Ouranos, c’est cette mythologique, mais pour autant efficace figure identificatoire qui, ici, trouve le lieu de son effacement. Comment donc, pour un corps, affirmer sa possible identité si même le nom du père ne peut être prononcé ? Et, conséquemment, le sien propre ? Ce déni est à proprement parler le lieu de surgissement d’une castration. D’une scotomisation de l’anatomie qui devient partielle, ne conservant de la physionomie humaine qu’une vague forme en voie de dissolution. En un certain sens la surpuissance du père céleste a eu raison des prétentions à être de celui qui, en toute hypothèse, ne saurait avoir de vocation que terrestre, tellurique, racinaire.

   Oui, c’est une étrange racine et l’on songe à Roquentin dans « La nausée », à la pesante contingence qui le place au pied du marronnier, l’immole en quelque sorte dans une existence absurde. Un genre de retour à la matrice primitive, d’immersion dans la grotte amniotique qui fut sa première nasse existentielle dont il gardera, sa vie durant, l’empreinte fichée au plein du corps. Si GISANT ne peut faire sien le royaume du père, il ne peut davantage se satisfaire de ce retour vers la mort symbolique que constitue sa posture anténatale.

   Et, maintenant, c’est vers Giono que nous nous tournons  afin  de saisir cette expérience du « regressus ad uterum », non seulement rite initiatique de « re-naissance » mais, surtout, image de la mort en son effrayante réalité puisque renaître suppose d’abord de mourir.

   « La cabane, le ventre d’un monstre, la matrice tellurique, les ténèbres elles-mêmes dont nous rencontrerions tant d’occurrences dans l’œuvre de Giono, « symbole de l’Autre Monde, aussi bien de la mort que de l’état fœtal », sont donc autant de symboles d’une régression utérine que d’une descente aux enfers, intentées toutes les deux dans une perspective initiatique » - « La Lampe et la plaie : Le mythe du guérisseur dans Jean le Bleu de Giono » -              Christian Morzewski. 

   GISANT est donc situé dans cette intenable position qui l’écartèle, sous l’orage paternel d’Ouranos, dans la niche menaçante de la « Grande Mère Chtonienne », Gaïa née mystérieusement du Chaos, l’impitoyable, cette déesse de la mort à l’imago créatrice de pur néant. C’est donc une entreprise de double néantisation qui surgit à l’horizon de ce bronze dont le corps parcellisé annonce rien de moins qu’une impossibilité ontologique. Parution se biffant elle-même. Et pourquoi ceci ? Parce qu’il ne peut y avoir d’existence que par défaut, sous la catégorie du manque. En certain sens dans la catégorie du vide.

   Le corps est là, donné de lui-même au geste insensé de sa propre destruction. Le corps est arc-bouté, les pieds infiniment tendus, comme expulsés du sol alors que les jambes sont roides et que le bassin achève l’anatomie en une posture désespérée qui est appel de soi en même temps que rejet de soi. L’image d’une aporie radicale ne saurait trouver plus exacte figuration de la désespérance humaine, de l’intime tragédie, laquelle annonce en un seul et même effort

 

le surgissement et le retrait,

la donation et le contre-don,

la croissance et le déclin.

 

   Comme si une mystérieuse et cruelle Moïra tissait le destin des hommes, leur accordant cette toile unie qu’à la cribler de trous par lesquels, comme au travers d’une bonde d’évier, s’écoulerait le liquide de l’exister. Zénithale dialectique qui n’accorderait à l’être ni la possession de la nuit, ni celle du jour mais cette inconsistance logée au cœur des choses dont, jamais, l’on ne pourrait embrasser l’énigmatique et labyrinthique domaine.

   GISANT aux pieds d’argile dont, toujours, la pluie amère du doute vient saper les fondements en profondeur. Or ne plus avoir de fondements (ou de fondations) revient à s’immiscer dans cet antonyme du désir en quoi consiste toute perte.

 

Perte du père,

perte de la mère,

perte de soi.

 

Plus aucune généalogie ne devient possible.

Le germe se referme sur sa propre occlusion.

 

Le devenir est aboli.

Le futur est inatteignable.

Le présent impalpable.

 

Ce qui veut dire qu’aucun corps

n’est jamais accessible.

 

Seulement de l’ordre

de l’hallucination,

du fantasme,

de l’imaginaire.

 

   C’est ceci, sans doute, que nous dit ce beau bronze terrassé à même son airain dont le dictionnaire des symboles précise : « Ce métal dur était symbole d’incorruptibilité et d’immortalité, ainsi que d’inflexible justice ; si la voûte du ciel est d’airain , c’est quelle est impénétrable comme ce métal, et c’est aussi que ce métal est lié aux puissances ouraniennes les plus transcendantes, celles dont la voix résonne comme le tonnerre, inspirant aux hommes un sentiment fait de respect et d’épouvante ».

 

Ce même sentiment d’un manque infini,

d’une incomplétude mortifère.

 

Eux qui font du saint un éternel malade de Dieu,

du myste un laissé pour compte de la fuyante spiritualité,

de l’alchimiste un endeuillé de cette inconnaissable pierre philosophale,

du chercheur d’or un éploré en quête du métal précieux enfoui au sein même de la terre,

de l’astronome cet homme aux yeux perdus dans ce cosmos qu’il sonde en vain,

l’étoile ne brille que dans sa tête,

de l’artiste qui ne s’éprend jamais que de lui,

cette inatteignable altérité après laquelle il brûle

à défaut d’en pouvoir jamais préciser

les fuyants contours.

 

   Tout semble se résumer dans les deux figures de l’amant et de l’amante qui, se cherchant à travers l’autre, ne parviennent qu’à l’épreuve de la solitude. Dante poursuit Béatrice comme son ombre. Plus exactement, Béatrice est une ombre qui projette sa flamme noire sur le poète qui n’écrit que pour en fixer sur le papier l’illisible trace. Tout fuit toujours que l’on croyait à portée de la main, à portée de l’âme. Que GISANT soit ce genre de création procédant à son abolition, qui donc pourrait le dire ? Nullement l’artiste lui-même qui, lorsqu’il s’agit de parler de son désir, devient nécessairement transparent à lui-même. L’écart de soi est une impossibilité quasi-physique, aussi bien que métaphysique. On demeure fixé au sol même de son être. On n’en peut différer que dans les coulisses de ténèbre de la mort.

 

Tout art n’est peut -être que ceci,

habiller la transparence,

vêtir la diaphanéité

de la seule chose

dont elle s’enquière,

d’une brume,

d’une pluie,

d’un songe qui naît

dans le soir qui tombe.

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