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18 juin 2020 4 18 /06 /juin /2020 08:30
Esthétique de l’effacement

 "Sans titre", huile sur papier,

 cm 52x40, Milan 1984

 Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

« Cet acte existentiel qu’est le recouvrement »,

nous dit Marcel Dupertuis en avant-propos

d’une exposition réalisée en 2014.

 

*

 

   On est là, face à l’œuvre. On est là, dans le face à face. Mais quelle face ? Celle de l’œuvre ? La nôtre propre ? On est, soi-même, dans l’indistinction du paraître, tout comme cette huile qui se referme sur son propre mystère. Et c’est bien sa fermeture qui entraîne la nôtre et nous cloue à demeure. On est là, dans la plus grande immobilité. On attend. On pense à une possible catharsis du temps, peut-être à une dilatation de l’espace où l’on trouverait possibilité d’un refuge. On ne se pose nulle question cependant. On voudrait que l’éclair de lumière vienne en ligne directe de la sensation. Pure. Immédiate. Un genre de déflagration traversant la densité de notre cristallin, percutant le rocher de matière grise, s’invaginant par toutes les failles possibles jusqu’au lieu de réception des images. Que cette image se dépouille de ses artefacts, qu’elle profère son nom de vif existentiel, qu’elle nous dise les contours de son être, qu’elle nous installe dans son effervescente prose, qu’elle nous enchante comme une fable contée à un enfant sage en attente de merveilleux. Mais rien ne se passe que la contrée de l’étrange et du non-advenu. Les lignes se brouillent. La couleur-bitume se même à celle de l’argile. Il en résulte un curieux maelstrom au gré duquel, notre inquiétude croissant, nous ne sommes qu’un monde agité de courants contraires, parcouru d’itératives convulsions.

   Voici que l’angoisse se manifeste et fait son brandon écarlate dans les environs de l’âme. Avec ceci qui nous fait face nous n’avons nulle réponse à notre questionnement intime. Nous aurions souhaité un simple écho, un mince accusé de réception. Nous n’avons, en réalité, qu’un lourd silence de glaise, qu’une lointaine parole aux borborygmes éteints. Comme une lave qui ramperait dans l’illisible destin d’une terre vouée à sa propre perdition. Peut-être un soufre venu de l’enfer qui badigeonnerait tout dans une manière d’écrin de stupeur. Mais qui donc est là qui nous toise depuis son destin d’aveugle ? Car il n’y a pas d’yeux et la tête est un simple boulet de fonte hissé en haut d’une masse indistincte. Et le corps ! Y a-t-il un corps, au moins, ou bien est-ce nous qui projetons le nôtre et l’offrons en sacrifice à notre propre vision ? Ne serait-ce un miroir déformant, empli de suie, qui nous renverrait notre singulière esquisse inscrite sur les fonts baptismaux de la plus haute déréliction ? Alors on se demande que veut dire exister. On pense, encore une fois, à « La nausée », à Roquentin faisant l’expérience de la racine noire et noueuse qui rampe dans le Jardin Public de Bouville, avec sa douloureuse lourdeur d’existence, cette pâte visqueuse qui ruine le sol à seulement affirmer son irrémissible présence, sa volonté farouche de marquer notre conscience au coin de la peur, au poinçon du tragique.

   Ce que nous voudrions, en regard de ce monticule existentiel, le déchiffrer, le connaître sous toutes ses formes, pouvoir dire la tête dressée en plein ciel, le cou si mince, la haute poitrine, (nous voulons dire la femme en son exception), la plaine bistre du ventre, la fente du sexe avec ses luxurieuses frondaisons, les boules des genoux, les jambes telles des cariatides soutenant l’ensemble de l’architecture. Rien ne se présente que du confus et du mutique. Que nous reste-t-il d’autre alors que de convoquer une image que nous pourrions superposer à celle-ci afin de lui donner corps et âme ? Surgit en nous, à la manière d’une résurgence souterraine, cette merveilleuse « Vierge à l’enfant » en bois polychrome de l’Église Notre-Dame de l'Assomption à Ainhoa.

 

Esthétique de l’effacement

Les postures sont les mêmes, la fixité identique, l’assise semblable. Ici nous voulons dire, l’Artiste s’en offusquât-il, qu’il y a évidente analogie, convergence des formes. Comme une « Vierge Noire » qui serait le pendant de cette « Vierge Blanche ». Ceci, nous le voulons ainsi au prix de notre pure subjectivité. De toute manière il n’y a nulle objectivité sauf celle de la pierre énonçant : « je suis pierre » et retournant à son éternelle mutité. Nous ne doutons guère que dix observateurs auraient vu dix événements différents. C’est cette variété même qui fait la richesse de la souple et multiforme conscience humaine. Si, par un jeu de pure gratuité, nous faisons la thèse que l’œuvre de Marcel Dupertuis est une vibration de l’œuvre religieuse ici convoquée, nous disposerons d’un précieux parangon auquel nous reporter dans l’exercice critique auquel nous convie ce troublant parallèle. A partir d’ici, il nous faut dire les formes de celle que nous nommerons, par facilité, « Vierge Noire ». Quelles sont-elles ? Que jouent-elles en leur énigme ?

   A l’évidence, le travail de l’Artiste qui se donne selon le procès d’un constant recouvrement, que pouvons-nous y apercevoir dont nous pourrions tirer quelque signification ? Car il ne s’agit nullement de simplement regarder, éprouver, mais aussi, mais surtout, de comprendre. Les analyses qui suivront seront à saisir avec, en contre-champ, les prédicats associés à l’essence de la statue médiévale. Le recouvrement donc, quel est-il ? Quelle est donc sa nature, la loi qui en oriente le cours ? Le recouvrement est l’autre nom du métamorphique, de la temporalité à l’œuvre qui fait époque, qui fait système, qui fait concept, qui remplace une idéologie par une autre idéologie, une mode par sa jumelle, une génération par sa descendance. S’il n’y avait le recouvrement, il y aurait l’éternité car le temps se serait immolé à sa propre permanence, l’espace focalisé sur son point essentiel, non mutable, non modifiable.

   Le recouvrement est ce par quoi se dévoile notre soif de connaître. La connaissance n’est que ceci, enlever patiemment, couche après couche, glacis après glacis, les sédiments du réel afin de déboucher sur cette vérité toujours voilée dont, toujours, nous sommes en attente mais que, le plus souvent, nous négligeons de questionner. Le recouvrement, c’est le motif par lequel l’amour, la passion disent leur mutuelle profusion. Nous n’aimons qu’à dévoiler l’autre, à sonder les plis mystérieux de son altérité, cet autre visage de soi que nous rêvons de rejoindre afin que, rassurés, nous puissions déboucher sur l’aire libre d’une possible et espérée plénitude.

   Tout, à l’évidence, est recouvrement, depuis les lourdes terres géologiques jusqu’aux plaines et aux collines de notre temps présent. Ainsi notre espèce : l’Homo Sapiens a recouvert le Néandertalensis, lequel a recouvert l’Erectus, lequel l’Habilis, lequel l’Afarensis et ainsi de suite jusqu’à la nuit des temps. L’art romantique a recouvert l’art classique, lequel a prospéré sur les traces du symbolique. Le Cubisme s’est développé sur les ruines de l’Impressionnisme, lequel prenait son essor sur la chute du Réalisme. Le recouvrement, bien plutôt qu’un mouvement particulier, subjectif, est le moteur objectif par lequel fonctionne l’Histoire, il a valeur universelle, valeur ontologique éminente puisque tout processus biologique vit sur les cendres des énergies qui l’ont précédé. Tout est ainsi recouvrement à l’infini.

   Mais il nous faut interroger, maintenant, cette silencieuse « Vierge Noire ». A l’évidence elle procède d’une esthétique de l’effacement. D’abord tracer les contours de la forme humaine, puis, à contre-courant de la logique picturale traditionnelle, en détruire patiemment l’esquisse à coups de brosse vigoureux. Laisser seulement, ici et là, quelques lunules de clarté, l’éclat de la chair, le satiné d’une peau. Non dans le cadre d’une volonté de réaliser les conditions d’apparition du beau. Non dans la direction d’un dessin qui affirmerait les nuances du bon goût. Non en raison de dresser la statue d’une « belle âme ». Et ici, l’on voit combien ce travail de foisonnement sur l’œuvre initiale vient à contre-courant de l’icône de bois polychrome de la « Vierge Blanche ». Cette manière de peindre de l’Artiste contemporain est radicalement iconoclaste. Elle détruit les valeurs du classicisme, elle renie les lois de la perspective, elle foule au pied toute règle de composition. Avançant, progressant, elle détruit, « dé-construit », « dé-figure », autrement dit plonge la figure humaine en sa condition originelle de boue non encore modelée, d’où sortiront l’homme, la femme commis à « croître et multiplier ». Ici, croissance et multiplication ne trouvent leur actualité qu’à l’aune d’une profusion de lignes qui se contredisent et s’annulent mutuellement.

   Ce type de travail rigoureux sur la matière peinte n’est pas sans faire penser aux efforts immenses déployées entre 1949 et 1962, sur le matériau même, par le mouvement « destroy the picture », afin d’en sonder la nature profonde, en explorer l’envers, en déduire la structure intime et, en un certain sens, exprimer sa révolte aussitôt après le cataclysme de la seconde guerre mondiale. Que l’on songe aux projections colorées sur toile d’une Niki de Saint Phalle, aux pâtes telluriques d’un Jean Fautrier, aux perforations d’un Lucio Fontana, aux affiches lacérées d’un Raymond Hains, aux toiles trouées et attachées d’un Otto Muehl, aux violences plastiques d’un Kazuo Shiraga, aux sacs reprisés d’un Alberto Burri. Ces différentes rhétoriques sont belles, sinon dans leur sens conventionnel esthétique, du moins dans leur effort pour mettre en place une éthique. Ethique, esthétique, deux rimes riches si elles affirment leur indispensable coalescence. Autrement dit, il ne saurait y avoir d’art qui s’affranchisse de règles morales. « Art sans conscience n’est que ruine de l’âme », pour paraphraser la célèbre sentence de l’humaniste Michel de Montaigne.

   Car il s’agit moins de dessiner de belles figures que d’en interroger la venue en présence, que de se pencher sur le substrat qui les anime de l’intérieur. Oui, il faut forer l’intérieur, faire dire à « Vierge Noire » tout ce qu’elle peut nous dire de la condition humaine, certes de ses beautés, de ses joies, mais aussi de ses peines, de ses limites, des drames qui en tissent l’intime subjectile. C’est un peu comme si l’on peignait sur l’endroit d’une toile, sa face de lumière puis que, subitement, on la retournait pour montrer son envers, ses ombres fuligineuses, ses coutures, ses scories et ses déformations. Alors le sens ainsi entendu ne se limiterait uniquement à la seule face lisible mais appellerait, en une manière de contrepoint, l’autre, l’inconnue, la secrète, celle qui fomente à l’abri des regards les destins qui nous sont échus comme notre ressource la plus imminente.

   Rien ne sert de se voiler la face. L’art en sa haute sphère ne saurait faire exception à la règle, lui dont l’une des missions les plus exaltantes est de nous révéler les multiples dimensions de la forme anthropologique et de nous en délivrer les mille facettes, les brillantes aussi bien que celles qui se replient dans leur cône d’obscurité. Dans cette belle œuvre travaillée au plus près du corps, au plus près de l’âme, Marcel Dupertuis nous convie à une « conversion du regard » : partir de la forme belle, puis par paliers successifs, en biffer les traits afin que notre curiosité piquée à vif se mette en chemin pour d’autres voies différentes de la fable ou du conte. Toujours sous les eaux cristallines de la fontaine dorment d’inquiétants génies qui ne sont, peut-être, que nos ombres portées, que les cercles concentriques du poème de Dante par lequel se laissent percevoir, en un seul empan du regard, aussi bien le Paradis que la Purgatoire ou bien l’Enfer. Nous observant dans le miroir, pensant y voir la trace brillante de notre séjour sur terre, éternels Narcisses pensant découvrir le beau en soi, peut-être n’apercevrions-nous, face à de telles œuvres, qu’une habile psyché déformante, la subtile anamorphose qui ferait de nous, aussi bien des Anges que des Démons. Ils semblent avoir partie liée. Mais de quel côté pencherait donc la balance ? De ceci nous devons faire notre permanente et profonde méditation !

  

 

 

 

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14 juin 2020 7 14 /06 /juin /2020 09:24
Sortir de l’ombre.

« Dongni peint et c'est beau ! »

 

Photographie : André Maynet.

 

 

 

 

   « L’œuvre au noir ».

 

   « L’œuvre au noir », voici comment regarder cette belle image en lui appliquant le titre alchimique de Marguerite Yourcenar. Car, en effet, toute création reproduit, symboliquement, les degrés d’évolution de la materia prima depuis son premier état, brut, indifférencié, jusqu’au terme du devenir où paraît l’or ou pierre philosophale en tant que forme sublimée de ce qui n’était que sourde virtualité en attente de son être. Ce qui revient à dire que l’œuvre ne surgit, ne s’exhausse que d’un informel se revêtant, au cours de sa métamorphose, des prédicats qui concourent à en délivrer la substance interne, cette pulpe intime, cette essence qui ne fait efflorescence qu’à être dévoilée et remise aux Regardeurs comme le bien le plus précieux. Acte de donation indépassable de ce qui se constitue à partir de rien.

 

   Essence fuyante.

 

  A partir de rien, en tout cas, qui serait visible ou préhensible. Car, ici, c’est à proprement parler à la métaphysique que nous avons affaire, soit ce qui, étymologiquement, vient «après les choses de la nature». Or l’art est toujours constitué de cette essence fuyante que l’artiste, désespérément, essaie de fixer sur la toile, le photographe de capturer dans la mystérieuse enceinte de sa chambre noire. Tout est toujours en attente qui demande à être révélé et il n’est pas indifférent que la première partie du processus photographique trouve son essor dans ce bain révélateur qui fonctionne à la manière du dévoilement d’une vérité, ce en quoi l’œuvre trouve son appui et ses conditions de possibilité. Donc partir du noir et y demeurer suffisamment longtemps afin que nous soyons appelés par la lumière, sollicités par l’ouverture qui sont seules donatrices de sens. La densité nocturne, si elle prépare ce qui va s’élever d’elle, cette germination artisanale, cette poussée métabolique qui initient le mouvement de l’œuvre, la densité donc ne saurait à elle seule amener une présence puisqu’elle est, avant tout, mutité, réserve en soi des sèmes non encore portés à la parution.  

 

   Méditation spéculaire.

 

   C’est le noir absolu qui nous requiert dans la lecture de cette œuvre à double entrée. A la fois photographique et picturale puisque l’image nous propose en abyme les deux perspectives : une œuvre regardant une autre œuvre en train de naître. Subtile méditation spéculaire qui renvoie face à face le Regardant et le Regardé comme si la signification dernière résultait de ce mouvement relationnel, de cette constante réciprocité. Je regarde l’œuvre qui se crée en même temps que se crée en moi l’intuition de ce que constitue la gestuelle artistique, cette traduction en valeurs figurales du dépliement de la conscience.

 

  

   Du fond de l’obscur.

Sortir de l’ombre.

Cheval représenté dans la grotte de Lascaux.

Source : Wikipédia.

 

 

   C’est dans les boyaux de la terre, au sein de la roche, au plus profond du mystère que cela s’annonce alors que la conscience, à peine dégagée de l’homo faber et de l’erectus, se dirige lentement vers le sapiens qui commence à explorer les chemins ombreux de la connaissance. Les hommes ne sont pas encore vraiment des hommes, seulement des humanoïdes aux fronts bombés, aux corps massifs, à l’allure voûtée comme si, en eux, vivait encore un être de pierre, une manière de racine primitive, de concrétion à peine levée pour dire les balbutiements de la civilisation. Mais déjà, dans cette complexité indistincte se dessinent les premières ébauches de l’art. Tout est noir et les signes posés sur les parois de calcaire ressemblent aux simulacres de la caverne platonicienne. Une forme tremblante que la torche de résine révèle comme s’il s’agissait d’une réalité seconde, la projection d’un spectre mais qui, déjà, fait signe en direction de ce cheval réel qui se déplace parmi les hautes herbes de la savane.

 

   Objet mental.

  

   Ce qui est à comprendre ici, c’est le lent dégagement de l’obscur, l’à peine issu d’une forme archaïque, élémentaire qui commence à prendre corps. Dans la nuit de la grotte le cheval d’ocre et de suie est à peine visible. C’est comme s’il émanait de la paroi même, s’il en était une subite extraction, s’il se donnait à voir en tant qu’image primordiale se détachant de la matière pour devenir objet mental, substance spirituelle. Autrement dit signifié, représentation de ce qui est absent mais dessine une proximité pour l’homme, plus tard l’une de ses plus « belles conquêtes ». Mais ici il faut entendre, bien plus que la domestication animale, sa transcendance sous la forme accomplie d’une œuvre qui hantera la conscience collective, parfois à son insu, mais souvent le processus des civilisations s’affirme à même la distraction des humains, sauf quelques regards lucides qui prennent acte des mutations d’une manière synchrone.

 

   Absence de parole.

 

   De l’obscur naît la lumière. Cependant il faut qu’une conscience intentionnelle en ait visé la ressource latente et l’ait amenée au jour, là où le regard du Voyant en assurera la brillante synthèse. L’atelier est plongé dans une pénombre dense comme s’il fallait cette absence de parole, cette aphasie constitutive afin que du nul et du non advenu naisse ce qui aura pour tâche de dire le monde en sa beauté. L’Artiste est face à son destin qui est de provoquer les formes, de les porter à la visibilité, de les assurer d’un être qui ne s’actualisera qu’à la mesure de la trace de fusain, de la touche du pinceau, du médium qui en assurera la transparence.

  

   Telle l’eau de la fontaine.

 

   La lumière fait sa tache cendrée au sommet de la tête puis glisse insensiblement le long de la natte comme si cette dernière était l’entrelacs de la pensée, la pente obligée de l’intuition chargée de travailler le réel au corps, de lui faire rendre raison de ce qu’il réserve en lui de puissances inactuelles dont il est urgent d’assurer la résurgence. Telle l’eau de la fontaine qui sourd de terre à la manière d’un chant longtemps contenu dans le discret rhizome qui en est la parole anticipée, l’incantation annonciatrice, la juste mesure esthétique.

  

   Signes de la visibilité.

 

   Le visage est cette douce et attentive épiphanie, cette décision de débusquer tout ce qui,  porté à la manifestation, sera digne de figurer. Une couleur particulière, un galbe doué de présence, une estompe faisant voir tout en dissimulant, une posture disant l’élégance des choses, une ligne concourant à la compréhension du propos pictural. Une main, la droite qui tient l’outil de la révélation, est elle-même révélée par ce subtil bourgeonnement de la lumière qui accompagne tout geste décisif. La main imprime dans la trame du subjectile les premiers signes de la visibilité. Le geste reproduit non seulement le poème antédiluvien de l’homo sapiens face à l’attente pariétale, mais il engage toute gestuelle antérieure à partir de laquelle une lumière s’annonce en tant qu’émettrice d’un sens inaugural : le fiat lux divin qui rompt les ténèbres et installe la parole, autrement dit les linéaments de la signification ; le big bang qui lacère le chaos de son feu afin que naisse le cosmos ordonnateur du monde et de beauté. Il est en familiarité lexicale avec cette « cosmétique » qui efface les stigmates de l’incompréhensible pour les traduire dans la belle épopée universelle qui sera le miroir le plus fécond auquel se référeront les Chercheurs de plénitude.

  

   Genre d’hallucination.

  

   Ce n’est qu’en mode différé que nous apparaît l’image du cheval, telle qu’elle se révèle dans la lumière inactinique du laboratoire, un genre d’hallucination, de farfadet, de simulacre qui ne manque de nous interroger. Toute création est cet essai de dépasser l’invisible en lui donnant acte dans le visible de sorte que ce qui se réfugiait dans les mailles souples de la métaphysique trouve son lieu dans cette physique - la phusis des anciens Grecs -, cette « nature » qui n’est jamais évidente qu’à l’aune de la familiarité que nous entretenons avec elle depuis notre présence au monde. Enfin cela commence à dire le réel en termes intelligibles.  

 

   Voir l’invisible.

 

   Mais le monde n’est pas simplement l’assemblée de la totalité des étants réunis dans une synthèse qui nous donnerait le tout comme forme indépassable. Le monde est avant tout cette posture de l’être qui nous met en demeure de comprendre depuis le rivage de notre condition humaine. Sans doute l’art en est-il l’actualisation la plus pertinente. Nous voulons voir l’invisible. Nous voulons que les œuvres se dévoilent à nous comme ces mystérieux hiéroglyphes qui parcourent en tous sens, avec une ineffable beauté, la Pierre de Rosette. A sa manière toute œuvre est faite de ces signes que nous devons déchiffrer. L’activité de décryptage fait partie intégrante du dessein esthétique.

 

   Sortir de l’ombre.

  

  Nous devons sortir de l’ombre afin que parlant, elle nous intime l’ordre de parler à notre tour. Nous sommes êtres de langage à déjà tâcher d’informer ceci qui se présente à nous dans l’hypothétique demeure d’un pouvoir-être. Faute de nous en acquitter, c’est de nous dont il s’agit, de notre propre complétude, de notre plénitude. Or nous ne pouvons demeurer les mains vides, les yeux infertiles, la conscience dénudée. Si tel était le cas, c’est de la désertion de notre être dont il s’agirait. Nous ne voulons nulle vacance. Seulement l’affirmation d’un regard juste. Il n’y a guère plus à espérer que cette belle acuité. Oui, cette braise !

 

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5 juin 2020 5 05 /06 /juin /2020 07:09
Grain de beauté.

Grain de beauté.

Tempera acrylique sur toile.

28.03.17.

Œuvre : Dongni Hou.

 

 

 

 

« A, noir corset velu des mouches éclatantes

Qui bombinent autour des puanteurs cruelles… »

 

(Extrait du sonnet « Voyelles »

D’Arthur Rimbaud).

 

 

 

 

   Mouche et corruption.

 

   Il faut commencer par ces zones obscures où se réfugient et l’immonde et l’inconcevable, à savoir les faubourgs que hantent les odeurs délétères de la corruption. Toujours est tenté d’adosser sa poésie à l’abîme. Seule voie d’accès à la beauté. Alors combien nous paraît paradoxale cette aventure qui pourrait bien être sans lendemain. Mais jamais beauté ne se décrète d’un simple geste de la conscience comme s’il s’agissait de dire la transparence de l’air, la teinte du ciel et nous aurions devant nous l’esthétique en son paraître. Autrement dit une image impérissable d’un bonheur immédiatement atteint. Tout est plus complexe.

   Evoquer la rose ne suffit pas. Ronsard le sait bien qui, sous l’apparat, montre le funeste dessein à l’œuvre :

« Las ! voyez comme en peu d'espace,

Mignonne, elle a dessus la place

Las ! las ses beautez laissé cheoir ! »

 

   Sous la « robe de pourpre » sommeille le ternissement, s’ouvre la gueule du Néant avec son haleine acide. Choir, telle est l’essence du vivant qui le cède toujours aux assauts du temps. Combien les deux vers de Rimbaud enfoncent dans l’âme leur cruelle lucidité ! La mouche est le vecteur de cette dissolution et peu s’en faudrait qu’elle n’en devienne l’origine et la fin comme si son « corset velu » était l’emblème même de la mort agissante. Puisque, en réalité, il ne s’agit que de cela. La mort que l’art a pour tâche de soustraire à notre vue en lui substituant la lumière infrangible de ses œuvres. Du moins cette résistance à la brisure définitive de l’être nous en fait-elle le don le temps d’un regard, d’une émotion, d’une pensée.

   Tout essai de profération, se montrât-il sous les espèces du beau poème, de la peinture fascinante, de la musique harmonieuse, s’affilie nécessairement à un principe dialectique. Le beau n’est que l’envers d’un mal à l’œuvre qui transparaît, ici ou là, sous l’écaille d’un glacis, dans l’intervalle entre deux notes, dans la césure qui, un instant, immobilise le vers et le tient en suspens à la façon de l’épée de Damoclès.

   De Rimbaud à Baudelaire, d’identiques « fleurs du mal » traversent la langue et la font être ce qu’elle est : cette tragédie oubliant pour un temps ses racines, offrant au lecteur un bouquet éclatant. En attendant…La beauté est universellement cette douleur qui a revêtu son masque de carnaval, endossé ses vêtures dorées, chaussé ses escarpins vernis. Alors on fait semblant, on feint d’être Celui, Celle qu’on n’est pas, on se joue la comédie. Mais lorsque la fête est finie, que le déguisement est tombé, que la poudre de riz a été lavée, ne demeurent plus que le revers des choses et les visages sont empreints de cette mélancolie qui est le prix à payer. En soi la beauté est scandaleuse, sans doute immorale, douée d’intentions maléfiques puisque, sous ses pétales, fleurissent les épines par lesquelles elle se révèlera en tant qu’incontournable destin. L’émotion esthétique devant le frêle et délicat bouton de rose n’est que la nécessaire biffure d’une anticipation qui serait l’image même de l’affliction.

 

   Métamorphose de la mouche.

 

   Donc cette mouche mortifère ne prospérant qu’à l’aune de ses basses œuvres, que devient-elle dans la peinture de Dongni Hou ? Logiquement nous devrions éprouver quelque effroi à sa seule vision. Or nous sentons bien qu’il n’en est rien. Ni la rose fanée de Ronsard, ni les puanteurs cruelles exhalées par la lettre A, dont un devine qu’elle évoque par son triangle la forme du ténébreux insecte, ne sauraient nous plonger dans quelque bouleversement. Cette mouche est d’une autre nature. Son rapport à l’art n’est nullement médiatisé par un mal nécessaire dont nous devrions nous enquérir avant que d’en goûter la chair exquise. C’est à une prise de possession sans délai de son être qu’il nous est suggéré de procéder. Non seulement ce diptère nous apparaît dans toute son innocence, mais c’est d’une grâce dont il s’agit, de quelque chose de précieux dont notre jugement doit être saisi. Bien plutôt que d’un possible deuil, c’est une réassurance qui nous visite, une simple et heureuse distinction qui nous effleure dans la délicatesse. A la vérité nous ne savons pas à quoi tient ce genre de fascination. Car, dès que notre regard l’a rencontrée, cette mouche devient indispensable tout comme l’air à la respiration. Seulement l’ôter d’un trait de l’esprit reviendrait à occulter le lexique de l’œuvre. Entre elle et l’Enfant qui lui offre le site de sa joue, il y a convergence, affinité, l’une devenant l’écho de l’autre. Comme si, de toute éternité, la rencontre s’était disposée de telle manière que sa réalisation devînt irrémédiable. Nécessité d’une présence en amenant une autre. Jeu de miroir dans lequel chacun s’agrandit d’une différence qui devient non seulement invisible mais trace le subtil chemin d’une harmonie. Elle est là à la manière d’une évidence et seul un étourdi se hasarderait à tracer une autre réalité que celle qui s’offre à notre curiosité.

 

   Les chemins de la métamorphose.

 

   Il faut s’interroger. Pourquoi la mouche habituellement amie de la putréfaction endosse-t-elle, tout à coup, des habits qui seraient de lumière ? Car, non seulement elle ne nous dérange pas, non seulement nous la trouvons convenable, mais nous l’appelons comme une clé qui ouvrirait un monde. D’elle part un invisible rayonnement qui fait de l’Enfant du portrait cette exceptionnelle présence, cette fragilité de porcelaine, ce précieux céladon que nous voudrions abriter des déconvenues et des toujours possibles fêlures. Elle est un point de fixation. Elle est la mesure par quoi survient la beauté. Mais non en raison d’un mal qui lui serait sous-jacent. C’est du contraire dont il s’agit, cet étrange diptère est beau en soi. La mouche est devenue parure. La mouche est devenue onyx. Eclat d’obsidienne. Perle rare en tout cas. Motif à porter sur soi comme le faisaient les élégantes du XVIII° siècle, collant une infime pièce de mousseline noire pour simuler un grain de beauté. Toute une symbolique y était attachée selon sa localisation. Ainsi trouvait-on « L'assassine ou la passionnée, près de l'œil ; la baiseuse, au coin de la bouche ; la friponne ou la coquette, sous la lèvre ». (Source : Wikipédia).

Grain de beauté.

François Boucher.

La Mouche ou Une dame à sa toilette.

1738.

(Source : Plume d’Histoire).

 

  Mais éloignons-nous de cette sémantique aussi riante que galante pour revenir aux cimaises de l’art. Et d’abord à ce sublime portrait de François Boucher dont l’heureuse plénitude, le teint incarnat, l’élégance du geste, la pureté du regard ne peuvent que nous éloigner des poétiques mais non moins étonnantes « errances » rimbaldiennes. Ici la mort est loin. Ici seule la radiance de la peau, le charme qui émane de cette douceur de fruit, la teinte dominante si proche de l’aile du flamant et cette inimitable touche près de l’œil qui vient apporter sa ponctuation signifiante comme si elle était l’ultime signe d’une volupté promise. D’abord à Celle qui en est l’heureuse manifestation, ensuite celle, supputée de l’amant qui saura en cueillir l’effleurement discret. A s’inspirer du code galant précédemment cité, le Modèle de Boucher serait « passionnée » ou bien « assassine », ce qui, on en conviendra, paraît pour le moins offenser cette réalité-là. La nature de cette Jeune Personne, tout en réserve et intériorité, semble s’inscrire en faux contre ces jeux de la séduction qui, effectivement, ne sont que des jeux.

 

   Grain de beauté en situation.

 

   Celle que nous nommons « Grain de beauté », elle, arbore une mouche dont on ne sait si elle est réelle ou bien résulte seulement du choix et de la virtuosité de l’Artiste. Mais peu importe son degré d’appartenance aux choses du monde. Ce que nous avons évoqué, il y a peu, sous la forme d’une parure en tant qu’attribut remarquable de la féminité, nous avons choisi de lui conférer la dignité d’un objet rare, sublimé. Mais quel est donc le phénomène qui la fait subitement passer du statut d’insecte ordinaire à celui de « bijou indiscret » pour parodier le titre célèbre de l’ouvrage de Diderot ? Car si l’intention n’en est pas obligatoirement libertine (mais connaît-on jamais les arcanes de l’inconscient ?), elle est de l’ordre de la séduction et emprunte donc un cheminement parallèle. Sublimation donc qui procède par étapes et références historiques. Comment, en effet, ne pas reconnaître dans cette admirable représentation de la pureté enfantine quelque belle influence artistique ? En faire l’économie reviendrait à considérer l’œuvre telle une peau de chagrin et la reconduire à la simple anecdote, au vol capricieux d’une mouche qui aurait fait escale sur l’aire lisse d’une joue.

 

   Des poupées à Vermeer.

 

   Sans doute, un premier coup d’œil nous inviterait à aller voir du côté des poupées vénitiennes en porcelaine avec leur teint de talc, leurs joues de vermeil, leurs grands yeux couleur de lagune. Mais, ici, le risque serait grand de demeurer dans l’orbe de la fable, de donner site à une mythologie d’essence provinciale, de confondre l’art et l’artisanat. Donc il faut poursuivre dans d’autres directions.

   D’abord se rendre dans la mythologie florentine renaissante, auprès de « La naissance de Vénus » de Sandro Botticelli. Combien le visage de Vénus et celui de Grain de beauté peuvent être superposables. Même douceur de l’inclinaison de la tête, mêmes yeux révélateurs d’une intense vie intérieure en même temps que porteurs de la fièvre d’une profonde mélancolie. Même ovale des physionomies, même arc de Cupidon qui semble s’éteindre dans un unique silence.

   Ensuite tâcher de retrouver toute la subtilité d’un Fragonard dans « Portrait d'une jeune femme ». Identiques teintes adoucies, identique sensibilité dont le XVIII° siècle savait si bien rendre compte. Coloration à peine affirmée du sentiment mais tout se dit dans l’attitude d’abandon générale, dans l’ambiance de sérénité et de confiance, dans la présence au monde comme don de soi réservé, comme naturelle disposition à être sur le bord des choses en même temps que sur sa propre lisière.

   Enfin se porter en direction de l’Ecole Hollandaise, chez un Vermeer dans « Portrait d’une jeune femme ». Le teint, sans doute une couleur plus affirmée que chez Grain de beauté, mais le même travail de la lumière jouant sur les joues, le menton ; volonté d’affirmer une solitude heureuse, impression de coïncider avec soi, de connaître une paix, de goûter une joie intérieure.

   Bien évidemment comparaison n’est pas raison et établir des parallèles est toujours prendre le risque de projeter ses propres visions, de les imposer comme référence. Jamais œuvres ne sont totalement superposables. Seulement une approche de l’ordre d’une homologie des formes, d’une coloration proche, d’une lumière, d’une façon de traiter le sujet, d’une « ambiance », ce lexique qui ne veut rien dire tant il emprunte aux idées générales leur ambiguïté. Parmi les trois œuvres citées en référence, aucune ne met en scène de mouche ou de grain de beauté. Mais là n’était pas l’objet de ce qui était donné à voir. Ce que nous souhaitions montrer, c’est que l’œuvre contemporaine de Dongni Hou laisse transparaître des motifs artistiques essentiels dont on peut trouver les sources d’inspiration chez des Grands Maîtres du passé. Cette seule filiation donne au portrait qui nous est proposé ses lettres de noblesse en même temps que ce dernier se situe en tant que ces manifestations de l’art qui courent au travers des âges. Bénéficiant de cette dignité, de cette reconnaissance implicite, tout ce qui touche l’œuvre est sublimé, aussi bien sa composition, que ses qualités formelles. Aussi bien les sujets qui s’y trouvent exposés. Aussi bien cette mouche qui y gagne son statut de motif d’apparat, d’objet de séduction, de témoin remarquable de ce qui se joue en sourdine et n’éprouve nul besoin d’être désigné. Alors combien nous sommes loin des « vénéneuses fleurs du mal ». Combien la distance est grande qui nous sépare des « noirs corsets velus » de cette médiatrice des desseins funestes. Nous sommes en pleine lumière. Lumière : autre nom pour l’art lorsqu’il nous soustrait aux mors du réel. Une de ses missions fondamentales.

 

 

 

 

 

 

 

 

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28 avril 2020 2 28 /04 /avril /2020 08:09
Force est à l’ombre.

                                (Encre de Chine 56x76).

                             Œuvre : Sophie Rousseau.

 

          "...La substance de l'ombre rejoint celle de l'encre.

                       L'ombre fait disparaître les détails.

                          Pourtant elle reste inépuisable.

                                    On ne peut l'achever.

                           On ne peut aller au bout de l'ombre.

        C'est sans doute pourquoi elle m' attire avec une telle force."

 

                                      Gao Xingjian.

 

                                               ***

 

 

 

 

   Ce massif de lumière noire.

 

   D’abord tout part du corps, ce massif de lumière noire, de formes enténébrées. Son mystère est cette densité, cette opacité qui ne sauraient se laisser pénétrer, se découvrir elles-mêmes tellement la complexité labyrinthique de sa structure est muette, sourde à toute profération venue de l’intérieur. Mais aussi bien de l’extérieur. Tout y est empli de nuit, de lourde incompréhension de cela qui s’y manifeste à la manière d’une étrange mécanique. Nul n’en perçoit le rythme intérieur, les flux et reflux de marée qui le traverse et le dispose toujours à être ce procès métamorphique sans devenir apparent. Seulement la bogue étroite d’un silence.

 

   Prisons de Piranèse.

  

  Comment l’imaginer autrement que sous les traits approximatifs, hachurés, charbonneux  des gravures des « Prisons imaginaires » de Piranèse ? Des voûtes sombres, des passerelles énigmatiques, des cordes hébétées auxquelles s’attachent les cercles des poulies, des murs tachés de suie, des silhouettes fuligineuses en fuite d’elles-mêmes. Voici comment, métaphoriquement, pourrait se donner à voir notre intérieur qui ne sera jamais que la mise en image d’un songe, que le rapide tracé d’une hallucination. Dans les si belles illustrations du graveur italien rien ne fait signe en direction d’un déploiement de la lumière. Les blancs y sont gris, les gris y sont noirs. Comme si, en abîme, chaque proposition lexicale s’éteignait dans l’instant de sa propre profération.

 

    Goutte noire de l’encre.

 

    Donc tout part du corps. Dans le silence de la création qui efface toute référence aux catégories du temps et de l’espace, tout est en suspens qui attend le signe premier qui dira la présence de l’art. Trois protagonistes dans le clair-obscur de l’atelier : l’Artiste, le papier, le pinceau. Trois notes fondamentales au gré desquelles l’œuvre viendra au jour. Simple partition en trois mouvements. Le bras, la main sont issus de la masse lourde, indifférenciée du corps, de la nuit d’ébène qui s’y inscrit comme sa réalité la plus propre. Cette nuit diffuse jusqu’à l’extrémité du pinceau où étincelle la goutte noire de l’encre. Pareille à une larme issue du tissu corporel, qui voudrait en dire la fermeture en même temps que la demande d’ouverture. Autrement dit la blancheur, le brasillement, le surgissement.

  

   Les oiseaux traversent l’éther.

 

   La main s’est déjà exonérée du massif de chair, déjà elle s’éclaire de la pure joie de la rencontre. Tout comme la voix qui blanchit au sortir de la bouche, le pinceau tient en sa pointe une parole qui va s’essaimer en une multitude de mots faisant se lever les signes de la parution. La pâleur du papier est l’espace du Rien, la vacuité immobile du Néant. Jamais on ne peut regarder longtemps cette « in-signifiance » qui ferait écho avec la nôtre. Oui, avec la nôtre car nous ne signifions que dans l’acte de parler. De porter la clarté de l’être au-devant de nous. En-deçà, au-delà, le halètement inquiet de la non-figuration. Exister est prendre figure. Prendre figure est se doter d’un visage. Se doter d’un visage procéder à son épiphanie par laquelle notre visibilité instaure son droit à exister. C’est de manifestation dont il s’agit et uniquement de ceci, le reste n’est que pure anecdote. Le ciel s’écoule, les nuages passent, les oiseaux traversent l’éther avec la rapidité et l’évanouissement propres à la contingence. Rien ne fait trace que cette fuite infinie dans le corridor du temps.

 

   Faire trace.

 

   Faire trace. C’est cela qu’attendent l’Artiste en son esprit, le pinceau en son égouttement, la feuille en sa nudité qui reçoit les stigmates dont elle était en manque. Alors quelque chose se met à parler, « la substance de l'ombre » se fait donatrice de forme, ce pur mystère de la vie esthétique dont Henri Focillon disait : « Le signe signifie, alors que la forme se signifie », voulant par cette énigmatique expression affirmer l’exception du geste artistique qui porte à la présence, donc à la dignité d’une vision ce qui ne pourrait apparaître qu’à l’aune d’une simple tache. C’est ce qu’indique la nature pronominale du « se » qui fait de la forme une totalité, un monde accompli, une unicité surabondant à même son essence. A l’opposé des signes qui sont légion, lettres, mots, représentations d’un objet, enfin tout ce que la quotidienneté prodigue à l’envi dans les avenues multiples du réel.

 

   Une dialectique s’est levée.

 

   Donc les taches, donc les ombres jouant avec la lumière, donc le noir avec le blanc. Force tranquille de l’ombre, force fluviale qui entraîne avec elle des copeaux de blancheur, des écailles de lumière. Une dialectique s’est levée qui met en relation mais aussi oppose, fait naître les valeurs, accorde les tons. Langage de l’encre qui efface les plages blanches, se mêle à la subtile médiation de l’eau, fait surgir l’immense palette des gris, se diffuse selon îles et presqu’îles, archipels, semis de terre sur la vaste surface de l’océan. Ainsi des continents apparaissent-ils, puis se défont, se croisent, s’osmosent, produisent leurs affinités électives, parfois éclatent en multiples diasporas, en peuples minuscules qui migrent vers les bords de la feuille on bien convergent sur les larges agoras où se laisse entendre l’inoubliable voix des choses secrètes enfin révélées.

  

   Car il faut trouver du sens.

 

  Alors les yeux des Voyeurs s’ouvrent, les pupilles se dilatent. Elles veulent voir tout ce qui paraît et annule le néant, biffe l’immémoriale angoisse, reconduit dans l’obscurité primitive la sourde déréliction. Car il faut trouver du sens, hisser l’oriflamme nous disant les voies par lesquelles accéder à nos formes humaines. Ici se glisse l’image d’un animal aux prunelles de jais, au museau effilé, aux pattes pliées le long du triangle de la tête. Là une main d’ursidé ou bien de félin et la litanie des représentations serait infinie qui ferait son bruit d’essaim en son urticante pullulation.

  

   Cette totale liberté.

 

   Mais, non, nous ne nous laisserons nullement abuser par cette joyeuse fantasmagorie qui ne traduit qu’un désir d’objectivation du réel, c’est-à dire d’une reconstruction des signes mondains. De ceci il faut se défaire, oublier les ombres du Rorschach, faire son deuil des projections personnelles, déboucher seulement dans cet espace de l’art qui ne possède ni limites, ni temps communs mais s’inscrit dans cette totale liberté sans quoi il ne serait qu’une duplication de la nature, une imitation dont les thèmes antiques l’avaient amplement affublé. Si l’art n’était qu’imitation, comment pourrait-il, en effet, se montrer sous les traits de cette transcendance qui déborde de toutes parts les objets qu’il est censé mettre en œuvre ?

  

   Forme coalescente à son dessein.

 

   « Mettre en œuvre », c’est bien de cela en effet dont il s’agit mais dans la plénitude d’une forme seulement coalescente à son propre dessein car on ne saurait l’inféoder à quelque volonté de puissance qui lui serait extérieure. Jamais l’art ne se soumet à une injonction, fût-elle celle pénétrante de l’Artiste ou de l’Amateur éclairé. Elle est forme parce qu’elle est forme, rejoignant en cela la nature à nulle autre pareille de la rose d’Angelus Silesius :

 

« La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit,

N'a pour elle-même aucun soin, – ne demande pas : suis-je regardée ? »

 

 

 Fondé en vérité.

 

  Mais voici qu’à l’épilogue de cet article nous sommes pris d’un doute.  La rose, tout comme cette encre, autrement dit les choses belles ne se questionnent-elles sur le fait d’être regardées ?  Ou bien s’agit-il, simplement, d’un travers de l’homme qui, souhaitant que l’on s’arrête sur son sort revêt, la plupart du temps, l’avenante physionomie de Narcisse ? Toutes les perspectives du réel ne font-elles sens à la mesure de notre regard ? Certes, mais encore faut-il qu’il soit fondé en vérité. Là est sans doute la seule exigence. Celle de l’art aussi bien que la nôtre !

 

 

 

 

 

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16 avril 2020 4 16 /04 /avril /2020 07:46
Celle qui songeait.

« Voyage onirique ».

Œuvre : Douni Hou.

 

 

 

 

Une tache de fuchsia.

 

Combien il était étrange de voir Songeuse flâner dans la ville à la recherche d’on ne savait quoi. Elle semblait ailleurs. De ses pas légers comme la plume elle touchait à peine les dalles de ciment. Manière de sustentation dont elle semblait vivre de l’intérieur comme si un alizé gonflant sa peau y avait produit une subite élévation, une avancée à la limite d’un retrait, d’une parenthèse définitive. Alors on se dissimulait derrière quelque arbre dans l’espoir de l’apercevoir, peut-être de percer son secret. Ce que l’on voyait à contre-jour de la lumière, ceci : une silhouette pareille à une esquisse au plomb sur un parchemin, les cheveux en minces ruisselets au-dessus de la tête, un front de porcelaine, des yeux couleur de lagune, du rose aux joues aussi discret qu’une tache de fuchsia dans la levée de l’aube, un cou ombreux, un buste nu, les deux frêles bâtons des clavicules, l’ébauche d’une poitrine menue qu’un bras discret venait protéger d’une hypothétique intrusion, un linge à plis ceignant ses hanches. Mais ce qui surprenait le plus, ce n’était nullement cette nudité qui eût pu offusquer un esprit janséniste ou bien un anachorète en contemplation. Elle était si discrète, si évanescente que cette apparition était naturellement vêtue de sa simplicité, de sa vérité. Jamais on ne s’étonne de l’authentique, toujours du saugrenu, de l’inconcevable, de l’outrancier.

 

Comme une pluie diaphane.

 

Avancer dans les rues, portée par le souffle printanier n’était pas un problème. Ce qui interrogeait bien davantage, c’était cette sorte d’écho, de réverbération qui s’attachait au corps de Songeuse comme la pluie diaphane noie les paysages d’Eire ou d’Ecosse dans une continuité sans faille. Eau mêlée à la pierre, pierre pénétrée d’humidité jusqu’en son sein. Ce qui laissait les Passants dans une hésitation infinie, c’était ce double que Songeuse entraînait derrière elle comme si une discrète aura l’avait dématérialisée, comme si un corps astral en était la fuyante émanation. On regardait Rêveuse et, en même temps, on avait ce beau dessin tracé au crayon, pareil à un subtil tracé d’Ingres, tête légèrement inclinée dans une grâce impalpable, yeux imperceptibles, bouche à peine entr’ouverte, peut-être sur le seuil d’une profération. Mais on n’était sûr de rien. Pas même de ce lourd silence, de cette gangue de plomb qui scellait tout dans un impénétrable mutisme. Impression à la limite du traduisible qui disparaissait à même ce vigoureux contraste, cette insoutenable tension qui résultait d’une fragilité adossée à l’obscurité, à la densité d’un indéchiffrable hiéroglyphe. Et puis cette attitude inclinant à ne paraître que dans l’absence, la divergence affirmée des regards, l’effacement des traces de la vie, ce bourgeonnement rose de l’être coïncidant avec sa propre image alors que son double, décoloré, poncé par la lumière, semblait procéder à sa propre biffure. Combien tout ceci était troublant, combien ceci donnait à penser à l’antichambre d’une mélancolie, peut-être à l’existence d’une schize divisant le moi en deux parties distinctes, l’une consciente, l’autre engluée dans un inconscient qui faisait signe en direction d’un inconcevable effacement, d’une proche disparition. On voyait celle qui était là devant soi et l’on se disposait, déjà, à s’absenter de soi, par pur mimétisme, par souci d’altérité, par devoir d’humanisme.

 

Une petite madeleine.

 

Cependant, il y avait une autre interprétation à faire surgir de cet inhabituel tableau. Onirique, dans sa posture double était peut-être, seulement, la mise en image de cette étrange réminiscence proustienne, cette appartenance au passé que suscitait, soudain, la remémoration d’un fait ancien au contact d’une expérience fondatrice d’une nouvelle façon de comprendre son singulier destin. Qu’avait donc vu Rêveuse qui la projetait dans cette arrière-cour des jours anciens où sa silhouette de jouvencelle, peut-être d’enfant, s’allumait dans l’antichambre de son corps ? Quelle petite madeleine qui l’installait dans le lointain Combray d’une Tante Léonie lui servant cette mince friandise qui serait comme un séisme intérieur, une lézarde par laquelle, rejoignant son passé, réunir deux bouts d’une fiction disjointe par l’incontournable décision du temps ? Etait-elle au moins alertée de cela qui se tressait en sourdine et inonderait sa vie d’une joie jusqu’ici inéprouvée, dissimulée dans quelque faille de la mémoire, oubliée dans la spirale d’une sensation ancienne ? Pouvait-elle formuler, au moins dans une manière d’approximation, ces merveilleuses pensées dont le narrateur, dans Du côté de chez Swann, faisait son miel avec la belle intuition littéraire que l’on sait : «…et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées».

 

Corps-palimpseste.

 

Mais si le sentiment de la durée n’est donné ni par l’oublieuse mémoire, ni par quelque construction intellectuelle, pas plus que par une subite illumination qui viendrait éclairer un esprit embrumé par le rouage complexe des jours, seul le corps est le dépositaire de ces heures, de ce temps perdu que l’on ne retrouve jamais qu’à éprouver, à même le massif de son corps, à même la densité de sa chair, au travers de ce tressaillement, de cette résistance dont nous parle l’auteur de la Recherche. Car, en tout premier lieu, nous sommes un roc biologique au travers duquel transitent toutes les mouvances de notre exister, toutes les empreintes qui font de nos heures ce tissage de la réalité dont nous ne percevons plus le nébuleux emmêlement des fils. Et pourtant nous sommes fusionnés, infiniment reliés, ne serait-ce que par l’eau de nos cellules, l’air de notre respiration, le sang de nos veines. Notre corps est le palimpseste où, chaque seconde qui passe inscrit les mots de la fable dont nous constituons le texte. Tout comme nos cicatrices sont les témoins des accidents événementiels qui nous ont affectés, la superposition symbolique de nos radiographies corporelles est la représentation plurielle des scansions de nos extases temporelles. Infini emboîtement d’images, succession de mises en abyme dont chaque nouvelle efface l’ancienne, ne laissant plus subsister que la trace de surface, les strates révolues se dissolvant dans les plis du temps.

 

Voyage onirique.

 

Cette proposition iconographique que nous offre Douni Hou est infiniment précieuse en ceci qu’elle rend visible un phénomène habituellement occulté à notre regard, celui des esquisses successives dont, présentement, nous ne dévoilons plus que la plus accessible, à savoir celle de l’instant, ici et maintenant, dans son incoercible et éphémère donation. La temporalité a ceci de particulier qu’elle ne se livre qu’à se retirer dans le moment même de son surgissement. De là notre désarroi. De là notre impatience à happer tous les désirs qui scintillent à notre porte. De là notre inclination à nous ruer sur tout ce qui fait signe et s’annonce comme une chance supplémentaire d’échapper à la fin qui nous guette comme un voleur dans la nuit. L’habile dépliement corporel mis ici en scène constitue, non seulement une variation plastique sur un sujet somme toute classique, mais se laisse apercevoir en tant qu’allégorie métaphysique. Partant d’un réel palpable, facilement préhensible, elle nous invite à regarder en avant de nous, en arrière de nous, afin que, pourvus d’un regard ontologique adéquat, nous renoncions à feindre de vivre, à affecter d’exister alors que la seule réalité qui devrait jamais venir à notre encontre et nous questionner en notre fond est d’être et seulement d’être car tout le reste, toute fioriture, tout prédicat apposé sur cette vérité fondamentale n’est que processus de diversion et poudre aux yeux. Ceci, tous nous le savons. Tout comme Rêveuse, Songeuse, Onirique dont tous les masques et variations onomastiques ne dissimulent rien d’autre que la recherche de cet être-au-monde par lequel nous faisons trace sur les chemins de fortune qui, un jour, nous furent assignés.

Tout « voyage onirique » est cette ultime tentative de se rejoindre en un lieu qui réalise notre unité. A la Recherche du temps perdu correspond cette image ancienne qui rôde alentour sans faire de bruit. A la notion du Temps retrouvé correspond la synthèse qui, dans un seul empan de la pensée, une seule visée de la mémoire, une unique fusion des sensations, harmonise celui, celle que nous avons été avec, celui, celle que nous sommes dans le présent qui nous rencontre. Puisque, aussi bien, Être et Temps sont les deux pôles qui sont coalescents, qui toujours nous traversent quand bien même nous affecterions de ne pas nous en apercevoir. Ce que l’existence dissimule dans les convulsions de la contingence, l’art nous le restitue au centuple. Il n’est que de regarder ! La joie, toute joie, n’est que de bien voir.

 

 

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12 avril 2020 7 12 /04 /avril /2020 16:22
Evénement de l’être.

"Sans titre", lithographie.

Lausanne 1960.

Œuvre : Marcel Dupertuis.

 

 

 

 

   Prologue.

 

   Ici, tout au long de l’article il sera parlé des formes par lesquelles les choses se révèlent en tant que choses, les hommes en tant qu’hommes, les animaux en tant qu’animaux et les esquisses artistiques en l’exception qu’elles constituent. D’abord sera énoncée une manière d’origine formelle remontant au Déluge lui-même. Premières formes convulsives et chaotiques dont les contours mêlés les exilent presque de leur statut signifiant, les reconduisant à des ensembles de signes peu reconnaissables. Puis surviendra Noé avec son arche. Il embarquera hommes, femmes, animaux (les formes métaphoriquement considérées) pour les sauver de la confusion aquatique. Ce faisant, il endossera le rôle démiurgique de celui commis à sauver quelques unes des figures qui s’assembleront plus tard pour donner lieu à l’exister. Le sachant ou à son insu, Noé aura constitué le lieu d’un langage avec ses référents, ses signifiants, ses signifiés. Autrement dit tout ce à quoi se prêtent les formes repérables, identifiées, afin que quelque chose comme un monde cohérent s’organise et profère sur la toile silencieuse de l’être.

   Ensuite sera envisagée l’autonomie de la forme artistique à nulle autre pareille. Qu’il s’agisse de celles qui sont à l’œuvre dans un portrait, une nature morte ou bien un paysage, elles concourent toutes à créer un cosmos lisible, disponible aux yeux des Rares, ceux qui voudront naviguer de concert avec elles afin d’en élucider le constant mystère.

   Puis sera mise en lumière l’incroyable profusion de l’œuvre de Picasso, cet admirable « Jongleur de la forme » qui a donné à l’art l’une de ses plus belles assises.

   Enfin, cette longue méditation débouchera sur les formes portées à la clarté dans la lithographie que nous offre Marcel Dupertuis, œuvre suivie d’un essai de rapide herméneutique.

   Parfois le chemin est long et flexueux qui, partant d’une fable des origines, à savoir la Bible, ricoche sur l’une des dimensions les plus fécondes de l’expression esthétique mise en musique par Picasso pour atterrir en douceur dans une œuvre contemporaine au travers de laquelle repérer les influences, sinon les confluences. Une forme humaine contemplant une forme plastique, voici le parcours qui vous est proposé. Puissiez-vous vous mettre en quête sans attendre de ces formes qui tressent, tout simplement, le cadre d’une ontologie. Nous ne sommes que par elles !

 

   Ça cherche du dedans.

 

   Voyez-vous, de prime abord, c’est difficile de s’y retrouver. C’est comme si on avançait dans le fog londonien avec la brume qui poisse le corps et les yeux perdus dans les larmes. Alors on progresse à tâtons, on hésite, les pieds interrogent le bord du trottoir, la gondole du caniveau, les plaques d’égouts où vivent les rats ténébreux. Ça cherche du dedans. Ça interroge. Ça s’inquiète. C’est si difficile de marcher sur le bord du monde et de n’en percevoir que la longue courbure, le cercle qui glisse infiniment vers l’infini avec soi dessus et les mains démunies, ne saisissant qu’un rien approximatif. Pourtant renoncer à connaître serait pire et on poursuit avec la braise de la conscience qui fait son lumignon dans le clair-obscur de l’intelligence. Des Voyeurs qui nous verraient dans cette posture étrange penseraient à quelque somnambule tout juste à la limite de son habituelle hypnose, en quête de soi. Mais en est-il jamais autrement ? De la quête de soi, la seule dont l’homme soit à la recherche, comme si une dette d’exister ne parvenait nullement à être soldée ? C’est tout de même assez admirable cette obstination à poursuivre sur la ligne de crête alors que nous sommes cernés d’ombre et de lumière avec le risque éternel de tomber dans l’une et de risquer la cécité ou bien de plonger dans l’autre et de connaître l’inconnaissable, la mort en ses atours d’apparat !

 

   Des animaux pareils à des icônes

 

 Voyez-vous c’est comme d’être le témoin de quelque phénomène hautement incompréhensible. On vient juste de faire présence sur la scène du monde et l’on emplit ses yeux du miracle constant du paraître. On voit des hommes nus, des femmes nues avec des corps pareils à un albâtre. On voit des arbres touffus parsemés de pommes rouges. Des montagnes coiffées des dents de scie des sapins. Des prairies où sont piquées les étoiles des pâquerettes. Des chemins qui serpentent, longues lignes courbes qui disparaissent dans la fraîcheur d’un vallon. On voit des animaux pareils à des icônes dans leurs cages de verre : un cheval blanc à la crinière juvénile, des moutons emmitouflés dans une laine duveteuse, des cerfs aux bois pareils aux ramures des taillis, des antilopes aux ventres clairs avec leurs cornes sculptées en forme de lyre, des paons à la roue polychrome, des aras dans leurs robes de feu avec des ailes couleur d’améthyste et des becs en forme de faucilles, des lévriers aux pattes aussi fines que la dentelle, un dos tacheté de marron et de noir, la tête en triangle, les yeux identiques aux prunelles des haies.

 

 Inimitable rhétorique des formes.

 

   Enfin on voit la pure beauté, là, tout près, à portée de la main, logée dans le lobe occipital où crépitent les images. On voit et, d’un coup, d’un seul, on connaît le grand mystère des choses. On est transi, recueilli en soi. On enferme dans le massif ombreux de sa tête les images belles, on les serre contre soi, on les invagine dans le domaine secret où ça chante en sourdine. Les formes, on a vu les formes par lesquelles l’apparaître se révèle à nous en tant que le pur bonheur qui nous est octroyé de figurer parmi l’incroyable densité des choses, leurs promesses d’avenir, leur inépuisable ouverture en direction du sens. Forme-humaine avec le menhir dressé de la sagesse. Forme-animale avec son inépuisable variété, le témoignage de son devoir d’être auprès de nous sans défaut. Formes-minérales-végétales qui dessinent le paysage dans lequel nous nous fondons comme le mot le fait dans la phrase. Inimitable rhétorique des formes qui sont notre seul moyen de nous y retrouver avec nous, avec les autres, avec le monde.

 

   Le ciel a viré au drame.

 

 Voyez-vous c’est comme d’être le témoin de quelque phénomène hautement incompréhensible. Ces formes qui font face et jamais ne se dérobent, voici qu’elles commencent à vaciller dans l’air chargé de confondantes humeurs. Le ciel a soudain viré au drame avec ses lourdes grappes de nuages, ses éclairs déchirant les nuées, ses meutes d’eau qui fauchent l’air des hallebardes de leurs gouttes. Sur les toits de feuilles dont on a fait son abri, voici que cela résonne et crépite, ruisselle et déchire le limbe protecteur. On est livré à la démesure et les membres battent l’air à la recherche de quelque chose qui rassurerait. Ce qu’on voit, à la dérive, tel un tragique Radeau de la Méduse, ce sont des troncs hachés, des fétus de paille, des crinières gonflées d’eau, des pantins qui gesticulent, des écorces boursouflées, des gestes en désordre, des signaux tels des sémaphores. Cela s’agite et se débat, cela crie parfois avec des gerbes d’eau qui se mêlent aux voix, cela fuse en maelstrom, cela disparaît par la grande bonde suceuse du Néant. On n’en revient pas d’être encore quelqu’un de vivant avec un corps, des bras pour saisir, des pieds pour marcher, une bouche pour proférer. Alors on dit : « c’est incroyable tout de même cette sombre furie qui a dévalé du ciel et emmené avec elle une partie de la beauté, un fragment du sens et il ne demeure que les cruels stigmates d’une douleur incompréhensible ». On dit, la bouche ronde, les yeux hagards : « c’est terrible ce DELUGE alors que le monde venait tout juste de commencer, de sortir de sa bogue et de s’éployer dans l’espace et le temps. »

 

   Une voix biblique pour tout dire.

 

   C’est alors qu’une voix surgit du centre du Ciel, une voix démesurée, prophétique, biblique pour tout dire :

 

   L'Eternel dit à Noé: «Entre dans l'arche avec toute ta famille, car je t'ai vu comme juste devant moi dans cette génération.

Tu prendras avec toi sept couples de tous les animaux purs, le mâle et sa femelle, une paire des animaux impurs, le mâle et sa femelle, ainsi que sept couples des oiseaux, mâle et femelle, afin de conserver leur espèce en vie sur toute la surface de la terre.

En effet, encore sept jours et je ferai tomber la pluie sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits. J'exterminerai ainsi de la surface du sol tous les êtres que j'ai créés.»

Noé se conforma à tous les ordres que Dieu lui avait donnés. […]

L'an six cents de la vie de Noé, le dix-septième jour du deuxième mois, toutes les sources du grand abîme jaillirent et les écluses du ciel s'ouvrirent. La pluie tomba sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits. C'est ce jour-là précisément que Noé, Sem, Cham et Japhet, les fils de Noé, la femme de Noé et les trois femmes de ses fils avec eux étaient entrés dans l'arche, ainsi que tous les animaux selon leur espèce, tout le bétail selon son espèce, tous les reptiles qui rampent sur la terre selon leur espèce, tous les oiseaux selon leur espèce, tous les petits oiseaux, tout ce qui a des ailes. […]

Dieu fit disparaître tous les êtres qui étaient à la surface du sol, depuis l'homme jusqu'au bétail, aux reptiles et aux oiseaux: ils furent exterminés de la terre. Il ne resta que Noé et ceux qui étaient avec lui dans l'arche.

La crue de l'eau sur la terre dura cent cinquante jours.

 

   Mince herméneutique biblique.

 

   Il ne resta que Noé et ceux qui étaient avec lui dans l'arche.

 

   Cette seule assertion en forme d’épilogue à la tonalité sans doute morale et à la teneur amplement mythologique (tout ceci n’est, à l’évidence, qu’un long et subtil poème à l’usage d’enfants sages), cette assertion donc est celle que l’on retiendra pour la poursuite de notre fable dont le sujet, pour l’instant inapparent, voudrait faire signe en direction de l’art par le biais des formes, ces signes jamais réductibles à de purs épiphénomènes du sens dont il faut se saisir mais qui en constituent la structure complexe et pourtant si évidente. Mais ici il convient de mettre en relation avec ceci même qui s’annonçait comme le début d’une histoire :

 

   « On vient juste de paraître sur la scène du monde et l’on emplit ses yeux du miracle constant du paraître. On voit des hommes nus, des femmes nues avec des corps pareils à un albâtre. On voit des arbres touffus parsemés de pommes rouges. Des montagnes coiffées des dents de scie des sapins. Des prairies où sont piquées les étoiles des pâquerettes. Des chemins qui serpentent, longues lignes courbes qui disparaissent dans la fraîcheur d’un vallon. On voit des animaux pareils à des icônes dans leurs cages de verre. »

 

  Tout ce petit monde majestueux qui déploie son propre miracle dans une manière de Paradis Terrestre, il suffit de le relier à Noé, Sem, Cham et Japhet, les fils de Noé, la femme de Noé et les trois femmes de ses fils (qui) avec eux étaient entrés dans l'arche, pour la simple raison que ces « survivants » ou ces « élus », comme l’on voudra, sont les formes humaines, animales, qui sont « mises de côté » pour témoigner de cela même qui est essentiel à conserver afin que la vie soit suffisamment bonne. Désignés par le Destin pour faire sens et produire une compréhension qui, jusqu’alors était menacée. En effet, selon la Bible, l’on ne devient vraiment Homme, Animal qu’à être doté, à l’initiale, d’une Majuscule qui témoigne de la dignité de vivre. Séparer le bon grain de l’ivraie, telle est la mission qui échoit à Noé, comme si, en une certaine manière Dieu l’instituait en ce Démiurge qui juge des formes qui sont bonnes et de celles qui ne le sont pas. Bien évidemment, notre « herméneutique » n’enjambera nullement le dangereux parapet de la Morale, en restant seulement au seul intérêt que présentent lesdites formes pour constituer une esthétique suffisamment étayée en raison, et en « formalisme », bien entendu.

 

   L’arche complexe des signifiants.

 

   Si l’avènement cruel et soudain du Déluge s’annonçait comme le début de « l’in-forme » (ce qui, par définition s’oppose à la forme), la réhabilitation de Noé et de ses progénitures est le début d’une généalogie des formes. Formes signifiantes de l’humain et de l’animal qui jouent en tant que valeurs-archétypes de tout ce qui peuplera la Terre de son trajet existentiel, aussi bien les paysages et leurs multiples déclinaisons. En réalité ce que la mythologie biblique se propose de nous révéler, c’est rien de moins que l’arche complexe des signifiants, auxquels est naturellement attachée la cohorte des signifiés, ceux-ci n’existant qu’à l’aune de ceux-là et réciproquement. En réalité la question qui se pose est la suivante : « Qu’est-ce que l’événement de l’Être ? » (orthographié avec une Majuscule il dit l’Unité qui rassemble le multiple, à savoir l’ensemble des êtres-présents), « que veut dire être ? » A la lumière de l’allégorie de l’Arche, qui trie le divers pour le rassembler en un peuple suffisamment doué de sens, nous proposerons la thèse suivante : l’être est ceci qui, s’extrayant du multiple informe, de l’inapparent, de l’insaisissable, instaure des formes, donc un sens dans sa triple valeur, (à savoir signification des choses ; perception par l’usage des sens ; direction à emprunter afin de trouver sa voie), afin qu’un monde soit donné à ceux et celles qui y figurent à titre d’incontournables esquisses qui donnent à voir, à penser, à comprendre.

   Être, c’est être une forme comprise et compréhensible. Pas seulement un signe parmi d’autres signes dans la grande bousculade mondaine. Mais un signe doué de dignité. Ce qu’Henri Focillon, grand expert en matière d’art énonçait de la manière suivante : « Le signe signifie, la forme SE signifie ». Et, bien évidemment l’accentuation sur le pronominal SE n’est nullement un effet de langage mais l’annonce d’un fondement à nul autre pareil de la forme artistique qui est un monde-en-soi doué d’autonomie et de signification plénière alors qu’un signe aussi immanent que peut l’être celui d’une signalisation spatiale (un panneau routier par exemple) ne signifie qu’a minima dans son contexte d’énonciation, nulle part ailleurs, autrement dit par défaut, nullement en raison d’une nécessité.

 

   La forme telle qu’en elle-même.

 

   Sans doute ne parviendra-t-on jamais à mieux comprendre l’enjeu essentiel livré par la forme qu’à nous pencher sur le concept « d’événement pur » tel qu’énoncé par le Poète Rilke. Lorsque les choses (essentiellement les formes artistiques) ont lieu, plutôt que de se dissoudre dans le chaos des espaces extérieurs, elles existent au sein même de leur propre présence d’où elles rayonnent comme l’exception qu’elles créent. En tant que formes peuvent aussi bien être évoquées l’image d’une femme que la vie d’une rose, aussi bien le regard de l’ami que son désespoir. Car la nature de la forme réside moins dans sa donfiguration première que dans le coefficient de vérité qu’elle montre comme sa réalité essentielle. A propos de ces formes artistiques (une main sculptée par Rodin), Rilke fait émerger une présence qu’entoure une ligne qui la cerne et la propose au regard comme la singularité remarquable dont elle est tissée :

   « Si ample que soit le mouvement d’une sculpture (son jeu de formes), de quelque lieu infiniment distant qu’elle jaillisse, et fût-ce même de la profondeur du ciel, il faut que ce mouvement se referme sur lui-même, que le grand cercle s’achève, le cercle de solitude qui enclôt toute œuvre d’art. »

   Ainsi nous est-il montré, sous une heureuse énonciation esthétique (une autre forme), la naissance à soi en tant que surgissement, sa participation à une transcendance pointée par la figuration céleste, le recours au cercle qui se donne à la manière de la forme parfaite qui dit le Tout des choses à l’intérieur de sa corolle éminemment signifiante, la dimension de la solitude car l’essence même de l’art est une vocation à l’autarcie au sein de laquelle un paradigme de la connaissance gît à l’intérieur de sa propre profération. Ici, nous sommes loin de la désolation du Déluge qui confond les éléments dans une tragique illisibilité. La forme quintessenciée devient, par le principe même qui l’anime depuis son centre, un genre d’absolu auquel nous ne pouvons participer qu’au titre d’une profonde et attentive contemplation. Autrement dit retrait en son être afin de pouvoir résonner selon des harmoniques avec ceci qui diffuse la beauté par tous les pores de sa présence. C’est comme de s’arrêter devant le prodige de la fleur, le luxe du lotus, le secret de la rose, la pâleur du lys et de communier en silence avec son être si fragile :

 

« Seule ô abondante fleur

Tu crées ton propre espace…

Ton parfum entoure comme d’autres pétales

Ton innombrable calice… »

 

   On ne saurait mieux que par cette sublime poésie évoquer ce que le rythme secret des formes instille dans notre âme de bonheur et de pure joie. Ma propre forme humaine se voyant reflétée dans le cœur même du monde.

 

   De l’informe du Déluge aux formes « Noétiques » (Noé et concept réunis) et à l’œuvre De Marcel Dupertuis.

 

Evénement de l’être.

   Bien évidemment le propos, jusqu’ici, paraît si éloigné de son objet que l’on pourrait craindre de ne jamais le voir abordé. Et pourtant il y a homologie des situations d’énonciation entre le genre de marche de guingois située en épilogue (Voyez-vous, de prime abord, c’est difficile de s’y retrouver. C’est comme si on avançait dans le fog londonien avec la brume qui poisse le corps et les yeux perdus dans les larmes.), l’aventure biblique et les supposés théoriques qu’elle est censée mettre en scène et, enfin, cette merveilleuse lithographie qui n’a de cesse de nous questionner et d’obtenir une réponse à son énigme.

 

   Genèse de l’œuvre.

 

   « Lithographie », il faut l’envisager encore comme nulle et non avenue, située quelque part entre Charybde et Scylla, autrement dit aux confins du subconscient de l’Artiste, si proche d’un abîme qu’aussi bien elle pourrait ne pas advenir. Qu’en est-il des formes avant qu’elles ne paraissent ? La question mérite non seulement d’être posée mais s’annonce comme nécessaire si nous voulons comprendre l’émergence de ce qui, bientôt, recevra le prédicat « d’œuvre » et la posera, cette œuvre, comme l’évidence qu’elle sera advenue. Mystère que celui des formes dont l’origine ne sera jamais vraiment éludée. Quelque part, dans l’imaginaire du créateur, dans les brumes de l’inconscient, au milieu de réminiscences diverses (telle hanche de femme, telle courbe abstraite, telle figure d’un paysage, telle influence artistique), se sera ébauchée, dans le plus grand mystère, cette subtile alchimie qui guidera le pinceau, tracera la volute dans la pierre, courbera le métal selon la volonté qui lui sera imprimée. De contingente qu’elle était, d’inaccessible, d’improductive, elle aura reçu les modalités de son apparaître et, dès lors, peu nombreux seront ceux qui se questionneront sur son origine, les médiations auxquelles elle aura été soumise, les remises en question dont elle aura fait l’objet, les doutes et les angoisses qui auront précédé sa naissance. Car il s’agit bien de naissance avec les douleurs attachées à toute parturition, l’émergence inquiète de la fameuse « illusion anticipatrice » thématisée par René Diatkine, illusion dont tout « démiurge » est assailli dès l’instant où celles qui vont surgir, les formes, seront toujours une manière de révélation, la survenue de l’éclair dans le ciel artistique. L’enfant qu’on aura porté au monde dans sa singularité. Alors, soudain, elles seront là, intensément présentes, dotées d’une manière d’évidence, assurées d’une belle plénitude comme si, de toute éternité, à la façon des Idées platoniciennes, immuables et éternelles, elles n’avaient attendu que l’instant où elles feraient acte de présence parmi les innombrables confluences du sensible.

 

   Ce qu’il verra peut-être.

 

   Si les formes proviennent donc d’un indescriptible premier, d’un chaos originel (et gageons qu’il en soit ainsi), elles n’en paraissent pas moins illisibles parfois au regard qui les parcourt sans s’y attarder suffisamment. Dans l’optique d’une première vision, cette lithographie se livre dans le genre d’un tumultueux paysage, savane bavarde ou mangrove aux racines emmêlées, forêt pluviale qu’une obscurité souveraine dissimule aux regards des Curieux. A vrai dire un Voyeur pressé pourrait fort bien se satisfaire de cette saisie aussi rapide que superficielle et s’enquérir d’une autre œuvre avant même que celle-ci ne soit abordée en sa réalité. Voici, disons un Rare (selon la belle nomination platonicienne [on ne fait jamais l’économie du Fondateur de l’Académie tant ses vues sont pénétrantes] ) arrivant dans la salle où est exposée la lithographie. D’abord il scrutera longuement ce qui lui est donné à voir, s’avançant, reculant, observant selon de multiples perspectives. Chorégraphie toute esthétique plutôt qu’attitude sophistique de quelque dandy en mal de paraître. Car rien ne lui sera donné d’emblée et toute impression ne résultera que d’un patient labeur « d’introspection » de l’œuvre. « Introspection » comme s’il visitait cette dernière de l’intérieur, tout comme il se saisit lui-même depuis l’unicité de sa citadelle intime. Bientôt cela s’éclairera. Certes, il ne s’agira jamais de certitudes, de convictions étayées en raison pour le simple constat qu’une proposition esthétique est bien autre chose qu’un concept abstrait, une simple élaboration mathématique. Ce qu’il verra peut-être, ceci : une forme féminine dans sa belle plénitude avec le doux ovale de sa tête légèrement inclinée ; l’arc plongeant d’une épaule à la lueur d’albâtre ; le gonflement d’une gorge que dissimulent, partiellement, les plis de quelque voile ; le glissement d’un torse en direction d’un probable mont de Vénus ; le rehaut d’une jambe qu’un subtil graphite hachure avec discrétion ; l’angle d’un coude qui supporte l’isthme long d’un bras dont le Rare suppute que son élévation révèle un geste d’offrande, peut-être un enfant tenu dans l’ombre de sa jeune et fragile conscience. Peut-être une mise en scène d’une Vierge à l’Enfant. Subtile parution dont les représentations sont légion dans l’histoire de l’art et qu’il serait vain de vouloir énumérer. De toute façon les Rares ne se hasardent jamais à affirmer trop tôt, informés qu’ils sont de la difficulté de toute herméneutique et de la nécessité d’une humilité devant les choses qui ne se révèlent qu’avec parcimonie et, le plus souvent, dans le secret. Donc, ici, d’une façon brève nous avons fait le trajet du Déluge initial (l’imbrication incompréhensible des formes jusqu’en une hypothèse qui en pose l’existence vraisemblable). A la manière de Noé, nous avons rassemblé les Sem, Cham et Japhet, ainsi que, métaphoriquement, les animaux selon leur espèce, à savoir quelques figures rassurantes et connues (les formes), qui éclairent notre chemin de connaissance, assurent une désocclusion partielle de l’art en ses innombrables manifestations.

 

   Interpicturalité.

 

   « Interpicturalité » comme l’on dit « intertextualité » pour mettre en relation tel texte de tel auteur avec tel autre texte d’un coreligionnaire dont la semblance des thèmes ou de la forme écrite semblent jouer en écho, constituer d’évidents harmoniques. Donc, cette œuvre de Marcel Dupertuis, à quoi la rapporter qui non seulement ne soit nullement gratuit, mais nous délivre une lumière quant à la compréhension des formes ? Eh bien, tout simplement au deus ex machina des formes, au magicien, au créateur protéiforme d’une œuvre où elles règnent en maîtresses, à savoir Picasso l’indépassable. L’indépassable : Il est des vérités qu’il convient d’énoncer dans la simplicité.

Evénement de l’être.

Pablo Picasso.

Atelier de la modiste.

Source : Musée Guggenheim.

 

   Si, incontestablement, le Maître de Malaga s’est imposé comme le chef de file d’une génération soumise au jeu pluriel des formes, c’est qu’en lui le génie se cristallisait précisément dans le jeu subtil infiniment renouvelé d’une morphogenèse infinie dont les variations étonnantes depuis celles, classiques, de la Période Bleue jusqu’aux « délires » formels du Vieux Sage des dernières peintures en passant par ce qui, de toute évidence, constitue le fait majeur de la représentation de la modernité, nous pensons, bien entendu, au Cubisme, sans omettre la parenthèse surréaliste que certains ont nommée Période du « Jongleur de la forme », soulignant ici combien ce créateur boulimique a apporté dans ce domaine qui devient la rhétorique d’un siècle.

   Mettre en relation « Atelier de la modiste » et « Lithographie », non en raison d’une quelconque fantaisie, mais parce qu’une évidente parenté les relie quant au lexique formel. (Ici, il ne s’agira nullement de superposer les œuvres, d’en faire des calques respectifs comme si une parfaite homologie signifiante pouvait les attacher l’une à l’autre. C’est l’intention générale qui compte, le jeu qui les anime et les porte au jour depuis un originel désordre jusqu’à un ordre qui les soustrait au silence et les porte devant la conscience en mode décrypté).

   Mêmes tonalités de cendre et de bois brûlé. Même clignotement dialectique du noir et du blanc. Même emmêlement des figures qui porte à l’abstraction ce qui, d’ordinaire, s’imprime avec aisance dans la commune réalité, ces figures humains si familières qu’on finirait par les oublier. Genre de vérité aléthèiologique des anciens Grecs (référence fréquente dans mes écrits), vérité dont l’essence plénière est de livrer une forme tout en la voilant, en la soustrayant partiellement au regard. Comme s’il s’agissait de découvrir l’essentiel à l’abri de quelque brûlure, car l’humain en sa représentation est une lumière d’une telle intensité qu’il convient de la découvrir par paliers, par aires successives, tel le désir vrai qui ne saurait progresser à l’aune d’un bond, seulement à la grâce d’une médiation intellective. Le précieux ne se déguste que du bout des papilles et dans un nécessaire recueillement. Le palais est si fragile qu’il ne supporterait l’irruption de fragrances par trop soutenues. Il en est de même pour les choses de l’art que l’on se doit de déplier à la façon d’une subtile gourmandise, bêtise de Cambrai ou bien macarons de Nancy fondant délicieusement sous la langue.

 

   Feu couvant sous la cendre.

 

   Ce qu’il nous plaît d’imaginer en présence des Rares, c’est tout de même le feu couvant sous la cendre, la braise alimentant l’étincelle de surface. Parler de Picasso, c’est nécessairement lui associer cette figure du Minotaure qu’il a su si habilement mettre en scène : impétuosité taurine se ruant sur une Dormeuse dont il caresse la main, comme si la furie originelle avait besoin de revêtir une forme policée afin de séduire celle qu’il convoite depuis le centre de son énergie volcanique. Autrement dit, Picasso le Maître faisant de son Modèle (figure de l’art) sa possession et son domaine dans une effusion aussi brutale qu’empreinte de douceur. Vérité aléthèiologique, disions-nous, Domination voilant Dominée. Mais Dominée qui consent pour l’amour d’elle-même, pour l’amour de l’art. Jeu immémorial des forces antagonistes qui toujours résistent au Créateur dans son entreprise de séduction. L’urgence est là dans cette forme-force convulsive, éruptive, turgescente alors que l’œuvre espérée est cette autre forme qui se retient et résiste avant que de céder aux instances de son prétendant. Créer est toujours cette forme qui en appelle une autre, ce galbe qui veut dire le monde, cette ligne qui encercle une passion, ce contour qui souligne un état d’âme, cette géométrie qui délimite le pur concept voulant se donner pour le réel à la manière du Cubisme dont la syntaxe si simple évoque pourtant une infinité de fragments perspectifs.

   Car l’économie essentielle de la forme, si elle SE signifie pour reprendre la belle formule de Faucillon, créant les conditions de son propre monde, elle ne le fait qu’à la mesure de cette autre forme humaine, celle-là qui lui a prêté son vocabulaire afin qu’elle puisse proférer et ne point mourir dans un monde qui, sans cette présence serait un « monde désert » pour reprendre le beau titre d’un roman de Pierre Jean Jouve dans lequel, précisément, il est question des relations complexes entre vie amoureuse et vie artistique. Peut-être, en définitive, ne s’agit-il que de cela dans la danse flexueuse des formes artistiques, trouver, pour l’Artiste, l’âme sœur qui sera le réceptacle de sa volupté. Peut-être ne s’agit-il que de cela ! La descendance de Noé était peut-être la première étape du voyage des formes. A nous de poursuivre l’œuvre généalogique. Le chemin est long qui conduit vers demain. L’art est nécessairement au bout ! Sans sa présence l’existence serait réduite à une peau de chagrin. Or nous voulons l’espace. Or nous voulons le temps.

 

 

 

 

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5 avril 2020 7 05 /04 /avril /2020 18:58
Effusion de soi sur la toile du monde.

"Sans titre", acrylique sur papier

Bieuzy 2015

Œuvre : Marcel Dupertuis

***

 Lire une forme

   C’est toujours être confronté à une énigme que de vouloir traverser la membrane d’une forme, de se déployer à même la complexité de ses significations. Car, ou bien nous n’y devinons que notre propre silhouette ou bien celle de l’Autre puisque l’humain est toujours ce qu’il y a de plus prégnant pour un autre humain. Alors on dira ce corps noir, donc cette négritude affleurant à même le projet graphique. On se livrera à une manière d’exégèse, inventoriant tout ce qui mérite de l’être. On dira l’ovale de la tête que surmonte l’élévation d’un chignon. On dira l’amplitude de la poitrine comme promesse de destin maternel. On dira la courbe d’un bras, la chute de l’autre en direction de la hanche. On devinera les deux collines des fesses, la vaste plaine du bassin, une jambe remontée qui délivre la toison du sexe, la faille où sombrer sans retour possible. Car jamais l’on ne peut se hisser de cela même d’où l’on provient, qui appelle, qui entonne le chant d’un espace magique. On proférera l’impossibilité d’être au monde autrement qu’à l’aune de quelque fantasme. On décrira avec un bonheur teinté d’envie l’onde claire qui ceint le corps à la manière dont la mandorle détoure la tête du Saint Homme. Alors on sera si près de l’arche du sacré que les yeux se napperont de larmes, que le cœur se dilatera à la mesure du mystère, que l’âme entamera son éternel voyage en direction des étoiles.

Peintre en son atelier

  Le jour est à peine une traînée blanche sur les lèvres du monde. Un murmure, le bruit léger d’une fontaine fuyant dans l’interstice des pavés. Une marche sur la pointe des pieds. Une progression à bas bruit qui s’habille de la vêture de l’inaperçu. Mais cette silhouette à contre-jour du désir qui fait ses étonnantes confluences, quelle est-elle ? Est-elle pure émanation de la toile blanche qui s’impatiente d’être maculée, c'est-à-dire de naître au monde ? Est-elle autre chose qu’une souple volonté attendant l’heure de sa propre révélation ? Est-elle au moins une réalité saisissable autrement que par un procès de la raison ? Est-elle pur concept, abstraction dans le filigrane du jour ? Idée haute que nous ne pourrions percevoir qu’à la mesure d’une longue contemplation ?

Kairos ou le moment décisif

 Soudain le spalter. Soudain sa brosse de poils souples. Soudain la déflagration d’une pensée toute artisanale. Le geste comme fin en soi. Le geste modulateur de formes. Le geste comme syntaxe du monde. Le geste en tant que projection, turgescence, acte sexuel qui éclabousse la toile à la lumière de sa puissance. Une forme noire jaillit. Ecumeuse, pareille aux naseaux fumants du taureau dans l’arène inondée de clarté. Image-minotaure d’un Picasso se ruant sur celle qui sera possédée par une pure décision esthétique. Mais écoutons Jean Cocteau esquisser Picasso :

  Jeudi 25 Septembre 1958 : Picasso, aspergeant la toile avec un sperme de couleurs. Il en va de même s'il sculpte. Chacune de ses œuvres dénonce une sorte de masturbation furieuse ou tendre. Il est rare qu'il se livre à cette débauche en public, car il n'est pas exhibitionniste.

  Et cette masturbation n’était pas seulement conceptuelle, théorique, mais le Maître éprouvait souvent le besoin d’en réaliser une mise en scène physiquement éjaculatoire, sans doute signature génétique renforçant la symbolique. Effusion du soi-spermatique comme condition de possibilité d’une paternité artistique. Ou la collision de la volonté et de l’émulsion corporelle. Génie débordant telle la lave du volcan dont la métaphore concernant l’Inventeur du Cubisme est sans doute la plus performative qui soit, en même temps que l’expression de l’ego-picassien : « J’expulse ma lave donc je crée ! ».

Effusion de soi sur la toile du monde.

Minotaure caressant du mufle

la main d'une dormeuse, Pablo Picasso (1933)

Source : Côtes-du-Rhone News

***

   Celle qui est possédée : l’œuvre en son accomplissement artistique. Etrange alchimie par laquelle se confondent le corps de l’Artiste et le corps du dessin, de la peinture, de la forme portés à leur révélation. Transsubstantiation du corps du Créateur (du démiurge si l’on veut) en ce pur esprit dont naissent les images que les Voyeurs regarderont en tant que témoins étonnés. L’anatomie de l’Artiste se liquéfie, se métamorphose en sang, en encre, en coulures noires ou grises qui sont les traces tangibles d’une vie sacrificielle. L’Artiste fait don de lui-même, se mutile, se fragmente, se dépose sur la toile, s’incorpore au papier dans un geste rageur de toute-puissance. Rien ne lui échappera désormais du processus qui amènera la peinture, le dessin à être ce qu’ils sont en eux-mêmes : une révolte en acte.

  Créer : happer sa chair

  Créer n’est que cela, happer sa chair et la porter au paraître afin que se dise un monde intérieur qui n’est jamais que le reflet, l’écho de ce monde extérieur qui nous façonne en notre fond. Il n’existe nulle séparation. Projeter sur le subjectile la tache, disséminer une ombre, faire apparaître une lunule de clarté, initier un retrait ou bien pousser une ligne vers son destin, c’est rien moins que s’actualiser soi-même et surgir au monde comme il sourd au sein de notre présence. Etonnante dialectique qui mêle en une seule compréhension le même et le différent. Assénant ses coups, dardant sa chevelure hirsute, la brosse n’est que le bras armé d’un Proférateur de sens, exutoire de ce qui bouillonne, faseye au grand vent de l’inspiration et meurt de ne pouvoir voir le jour, de n’être reçu en tant que ce don manifeste, cette oblativité qui rougeoie et mourrait de ne pouvoir faire efflorescence.

   Tout comme le désir dresse sa hampe en direction de la jarre qui se dispose à l’accueillir afin que la quintessence ait lieu qui, de deux solitudes, tirera une dimension unique, pareille à l’oriflamme dans la dalle obscure de la nuit. Une braise est là qui jaillit, illumine, fait girer son phare jusqu’au rivage où s’amassent les Curieux et les Chercheurs d’amphores emplies de messages secrets. Créer est forer la densité du réel, y faire apparaître cette ouverture, cette lumière au gré desquelles quelque chose comme une espérance se fera jour, un tremplin se dépliera apportant dans la croûte têtue de l’existence le ferment matriciel qui essaimera les spores de la beauté. Si le geste originel est éjaculatoire (et gageons qu’il l’est), il lui faut l’espace d’un recueil, d’une fécondation utérine, d’une disposition à recevoir la semence existentielle à la faire prospérer, à la révéler telle l’exception qu’elle est. Comme une vérité qui se dirait à la seule force du désir. Comme la fougère déploie sa crosse pour fertiliser et se porter en avant, au seuil de l’être.

  La forme en son fond ?

  La forme n’a pas d’existence autarcique. Elle ne vient pas de nulle part. Elle n’est pas le signe de la main invisible de Dieu qui l’aurait portée à sa manifestation. La forme vient toujours du geste qui l’a « informée ». La forme est artisane. C’est pour cette unique raison que nous n’avons de cesse d’y trouver un fragment de réalité. Ici une silhouette humaine, là une esquisse animale, là encore la trace d’un végétal ou d’un minéral. Mais sa rutilante présence ne nous éblouirait-elle pas ? Ne sommes-nous uniquement assignés à admirer ses courbes, ses pleins et ses déliés, ses arabesques ? En un mot sa plastique ? Si c’était ainsi, alors nous demeurerions sur le seuil du temple à défaut d’y trouver le dieu qui se dissimule dans le pli d’ombre. C’est souvent ainsi, nos yeux glissent, dérapent sur le pavage lisse du réel se satisfaisant de la première vision venue. Pourtant nous sommes alertés. Quelque chose nous dit la rivière souterraine sous la couche d’argile. Quelque chose nous dit la lumière qui traverse la nappe d’eau. Nous dit le rare, l’appréciable, l’essentiel qui, toujours, apparaît tel un simulacre dont il faut lever le voile.

  Toute forme, support d’un humanisme.

  Doit-on se contenter de lire la forme en sa forme (une tautologie ?) ou bien doit-on la considérer en son fond, c'est-à-dire la laisser paraître en ce qu’elle est, qui constitue son essence : porter au monde le message de l’homme ? La tâche artistique, tout comme l’existentialisme, est un humanisme. Elle est une esthétique que double une éthique car il ne saurait y avoir d’art sans morale. Ici il devient nécessaire de reprendre l’un des leitmotive de la conférence de Sartre : « L'homme est condamné à être libre ». Cette belle assertion bâtie sur un subtil oxymore fait de la liberté de l’homme une condamnation. Une obligation : nous sommes responsables devant notre conscience, devant l’Histoire de notre façon de nous assumer en tant que condition humaine. Nous avons à correspondre à notre essence, laquelle, pour l’Auteur de La Nausée vient après l’existence. Peu importe l’ordre des termes, peu importe que l’être suive ou précède le sentiment d’être au monde. Nulle priorité sauf celle de sa propre intuition. La forme précède-t-elle le fond ? Le fond est-il fondateur de la forme ? Admirant une œuvre belle, notre conscience s’ouvre à tous les possibles en une sublime synthèse unifiante, forme et fond s’engendrant mutuellement dans une indescriptible joie. Oui, c’est à cet être de plénitude que nous voulons souscrire. En toute bonne foi.

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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 09:50
Temps exact de l’être

« N’attendez pas qu’il soit trop tard »

 

Dongni Hou

 

***

 

 

   Cette peinture d’une Jeune Femme inconnue est à proprement parler « prodigieuse ». « Prodige » veut dire étymologiquement : «événement extraordinaire, de caractère magique ou surnaturel». Oui, ici, il s’agit bien de magie, de surnaturel, comme si ce jeune être ne pouvait naître que de lui-même et déployer son essence aussi longtemps que durerait le monde. Comment, en effet, à contempler cette pure beauté, n’être pas immédiatement saisi d’un sentiment d’éternité ? C’est comme une aube radieuse qui se lève, comme une saison originaire, un Printemps ivre de sa propre profusion. Elle, que nous ne connaissons pas, dont nous ne savons rien au-delà de sa simple apparence, nommons-là « Aurore », et entrons dans la belle poésie de Ronsard déclarant :

 

« Ces liens d'or, ceste bouche vermeille,

... Et ceste joue à l'Aurore pareille ...

Feirent nicher Amour dedans mon sein.»

 

   Amour est là qui veille, Amour est là qui fait son doux murmure et nos yeux ne pourront se détacher de Celle qui inspire cette effusion qu’avec regret, sinon au prix d’un sacrifice, si ce n’est d’un deuil. La tresse des cheveux est fluviale, dans la couleur réconfortante de la châtaigne et de la cendre, elle cascade jusqu’à la plaine du dos et nous la supposons infinie car l’image s’arrête là même où nous aurions voulu la suivre, flotter en quelque rêve aquatique. Certes, nous pensons à Ophélie, mais il est encore trop tôt pour ouvrir la porte de la tragédie. Le front est une faïence doucement bombée qui abrite les somptueuses idées, les projets clairs, on dirait un cristal, les souvenirs, cette résurgence qui vêt la mémoire de ses plus beaux atours. Le visage est un talc doucement nimbé d’une juste lumière, suffisamment afin qu’il soit rendu visible dans une manière d’approche discrète, dans la réserve, pour qu’il conserve son air de mystère, sa fragilité songeuse.

   Les yeux sont des aigues-marines, des billes d’eau levées vers le dôme souple du jour. La bouche est une fraise assourdie, un repos, une entrouverture qui dit le silence, qui retient la divine parole. On devine le gonflement des lèvres, on devine une comptine de vie qui se dit dans l’intime, qui rougeoie tout contre le massif de la langue. L’oreille reproduit la teinte du lien qui court dans les cheveux, une manière de braise endormie attendant l’onction du jour, le poudroiement de la lumière.

   L’expression est toute de candeur, d’attention ouverte à ce qui pourrait surgir, de disponibilité à l’accueil de l’exister, de confiance naturelle, de disposition vigilante, un brin soucieuse, mais dans la retenue, dans la pudeur qui est la vêture des âmes droites, des esprits sincères. Qu’une inquiétude perce, sous-jacente à cette équanimité, ceci est non seulement évident, ceci est nécessaire. On n’est un être touché par la grâce qu’à en apprécier le juste prix, celui qui consisterait à la voir fuir en-dehors de soi, d’en connaître le douloureux étiage, d’en éprouver le manque absolu, comme un amour qui se perd dans les oubliettes invisibles du temps sans possibilité aucune de retour, sans même qu’une réminiscence ait lieu qui pourrait se donner comme substitut, don différé, baume encore disponible afin que l’affliction décroisse, devienne supportable.

   Seulement toute beauté, toute grâce ont, par nature, le douloureux privilège de ne durer que le temps que durent les roses. Plus la félicité a connu de hauts sommets, plus douloureuse sera la chute dans l’abîme. « N’attendez pas qu’il soit trop tard », nous prévient l’Artiste, en tant que commentaire de son œuvre. Et il nous faut à nouveau citer le « Prince des poètes et poète des princes », l’auteur de « À Cassandre », énonçant les vers immortels :

 

« Cueillez, cueillez vostre jeunesse :

Comme à ceste fleur la vieillesse

Fera ternir vostre beauté. »

 

   C’est bien en ces vers magnifiquement rythmés que se dit le tragique, que s’annonce la finitude. Tout ceci, ce savoir de « l’être-pour-la-mort », selon le mot du Philosophe, est toujours présent, il ne fait que se dissimuler, éviter de paraître en pleine lumière car la souffrance serait trop grande et l’existence un chemin de croix. Alors nous rusons, nous feignons de nous croire éternels, nous pensons la maladie comme le fardeau de l’Autre, la mort comme ce si grand éloignement qu’il pourrait bien s’agir de quelque invention diabolique, irréelle, inconsistante, éparpillée au large des hommes comme le sont les myriades d’étoiles dans le lointain cosmos. Nous savons qu’elles existent, qu’elles ont pour nom Sirius, Cassiopée, Andromède, mais leur sillage se confond avec la voie lactée, mais leur présence finit par devenir une fable.

   Oui, cette peinture, son commentaire, sont bien le lieu d’une méditation sur le temps. Le temps, cette entité métaphysique par excellence. Toujours nous le cherchons, en arrière de nous dans le passé ; en avant de nous, dans le futur, et ne nous apercevons même pas qu’il se donne dans le présent comme notre seule possibilité d’exister, de porter témoignage de notre passage sur Terre. Alors nous questionnons avec quelque impertinence, car nous savons bien que nul ne pourrait avoir de réponse, mais l’inquiétude pointe et nous disons :

 

Avons-nous un temps exact, un temps de plénitude

 où nous sommes à l’apogée de notre essence ?

S’il existe, quel est donc cet instant fabuleux

qui nous ferait coïncider avec notre propre vérité ?

Peut-être ne le rencontrons-nous jamais,

au motif que nous ne vivons

que des moments ordinaires,

brodés de sourdes contingences ?

Ne serions-nous victimes

d’un genre « d’éternel retour du même »

qui rebattrait constamment les cartes,

notre jeu dans le monde n’étant

que la réitération d’habitudes,

la récurrence de conduites stéréotypées ?

 

   Nous tendons l’oreille, nous affutons notre esprit mais rien ne paraît que le vide et la solitude. Le temps questionné, c’est nous-mêmes que nous questionnons et le jeu tourne en rond, à la manière d’un étrange cercle herméneutique s’alimentant à sa sempiternelle giration. Nous sommes en pleine existentialité alors qu’il nous faudrait être en totale essentialité, à savoir définir les contours de notre être et en tirer quelque longue quiétude.

   Mais revenons à la peinture et tâchons de la faire se projeter dans le temps, de connaître son futur. Nous allons nous livrer à un saut qui ne sera uniquement temporel mais d’intensité hautement métaphysique, en un mot nous surgirons à même la condition tragique de notre propre nature. Ici, nous voulons faire jouer en un écho, certes mortifère, Aurore avec sa possibilité la plus propre, nous voulons dire celle de sa mort.

 

Temps exact de l’être

 

                                        Dongni Hou                                      Anne-Louis Girodet

                                                                                                 « Atala au tombeau »

                                                                                                          Fragment

                                                                                                    Source : Wikipédia

 

   Nous plaçons en vis-à-vis, Aurore et Atala, cette dernière issue d’«Atala au tombeau » de Girodet. Il ne s’agit nullement d’un jeu gratuit, d’une association conduite sous le sceau de quelque fantaisie. A l’évidence, il y a des homologies formelles, à commencer par la pureté des formes, cet ovale parfait du visage, cet air d’abandon, certes inquiet chez Aurore, repos éternel chez Atala, ces épaules parfaites où joue la lumière, une identique vêture qui dévoile, sans les trahir, des corps dont on ne peut deviner le secret, que l’on suppose toutefois atteints d’une belle harmonie. S’il y a des homologies, il y a aussi des différences et si fortes que l’on peut parler d’une verticalité dialectique qui oppose les deux images pour l’unique raison qu’Aurore est douée de vie, qu’Atala est livrée à la mort. S’il faut trouver une manière de « logique » mettant ces deux œuvres en présence, il convient de la relier à la fois à l’assertion de l’Artiste :

 

« N’attendez pas qu’il soit trop tard »,

 

   Et d’accoler à ce conseil les quelques vers de Ronsard qui témoignent de ce non-dit, de cette pensée sous-jacente qui s’y articule :

 

« Las ! voyez comme en peu d'espace,

Mignonne, elle a dessus la place

Las ! las ses beautés laissé choir!

Ô vraiment marâtre Nature,

Puis qu'une telle fleur ne dure

Que du matin jusques au soir ! »

 

   « Du matin jusques au soir ! » : Aurore, le Matin ; Atala, le Soir. Et, bien entendu, non seulement dans cette évocation d’un début et d’une fin peuvent paraître le Sujet brossé par  Dongni Hou, celui créé par Girodet, mais aussi bien Nous-les-Vivants, Nous-les-futurs-morts, chacun de Nous qui, fatalement, connaissons la lumière, qui connaîtrons l’ombre. Nous regardons la représentation claire, légère, printanière d’Aurore, nous nous sentons envahis d’un sentiment de bien-être comme si nous contemplions la scène heureuse du « Printemps » de Botticelli, avec ses figures mythologiques si grâcieuses, cet allègement de l’air, sur fond d’orangers fleuris, le chatoiement des couleurs.

   Cependant, comme surgi des ténèbres, Zéphyr souffle sur Flore, crée un trouble en elle dont on nous dit qu’il lui révèle sa féminité, dont plutôt nous voudrions apercevoir sa féminitude, dont la finale rime avec finitude. Si le tableau du peintre de la Renaissance se manifeste à la façon d’une fête haute en couleurs, la présence inquiétante du dieu du vent, à l’extrême droite de la composition, comme s’il se dissimulait dans les coulisses du théâtre humain, vient créer une sorte de dysharmonie, tout comme en sont porteuses la maladie et la mort.

   Si l’ange Cupidon, l’autre nom d’Eros, se situe dans une place centrale, prêt à décocher la flèche d’Amour, n’oublions jamais l’intime liaison d’Eros et de Thanatos, leur œuvre commune. Ce que crée Eros dans la beauté de son geste, Thanatos le défait sans cesse, travail de sape qui déconstruit l’humain, inversion du tissage, genre de Pénélope mortifère annulant la nuit ce qu’elle a porté à la visibilité le jour. N’oublions nullement que le travail de Thanatos est nocturne, ténébreux, tissé de desseins secrets dont jamais nous n’apercevons clairement les motifs, seulement les conséquences qui néantisent tout ce qui vient à la vie et lutte pour survivre.

 

Temps exact de l’être

   L’œuvre de Dongni Hou, belle s’il en est, ne saurait être regardée seulement à l’aune de sa face lumineuse, éclairée, rayonnante. Du reste, si l’on se focalise sur le regard d’Aurore, certes il y a bien une lunule de clarté sur le dôme de l’iris, mais l’acte de vision est déporté hors de soi, comme, précisément, pour questionner et la pupille noire plonge dans cette sorte de marécage dense qui habite nécessairement notre intérieur. Il semble bien que ce soit cette distorsion, cette tension entre un supposé dedans et un supposé dehors qui symbolisent le drame de toute vie humaine, ce que nous projetons hors de nous nous revient avec la force d’un reflux lors des marées d’équinoxe. Cette dernière semble vouloir nous dire, en une manière de vibrante allégorie :

 

« Ne cherche nullement hors de toi, ce qui n’est qu’en toi.

 En toi le germe de vie, en toi celui de la mort.

Voilà la vérité ultime dont ton existence

te fera l’offrande au moment de t’absenter.

Sois présent, tant que tu le peux,

 en ta plus singulière plénitude.

Là est la loi de ton être,

Nulle part ailleurs. »

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27 mars 2020 5 27 /03 /mars /2020 09:05
« Si avant dans le néant ».

  Tempera acrylique fusain sur toile

   Œuvre : Dongni Hou

***

 « Jamais créature vivante n'avait été engagée

   si avant dans le néant. »

Victor Hugo

*

   Comme peut l’être une icône

   Vous voir dans cette posture si dénuée d’intention, livrée à la contemplation comme seulement peut l’être une icône, abandonnée en une certaine manière au souffle de l’air, au lisse de la lumière, au luxe de cette chatoyante teinte de pêche suffisait à emplir mon esprit du bonheur de qui se livre en sa vérité. Nulle affèterie, nulle pose qui eût fait de vous un être livré à quelque commerce séditieux, à quelque entreprise située hors d’une naturelle évidence. Il en est ainsi des êtres simples qu’ils se dévoilent entièrement, qu’il n’est point besoin de chercher ailleurs qu’en eux la définition qui les révèle en ce qu’ils sont : des formes immédiatement saisissables dont, cependant, une indispensable réserve les retient sur le bord d’une révélation qui en déflorerait le mystère. Car jamais paysage n’est plus désiré qu’à se dissimuler derrière la courbe d’une colline, la touffe d’un boqueteau, la résille d’un rideau d’arbres qui en accentue la sublime beauté.

   Cette immatérielle coiffe

  Cette immatérielle coiffe qui flottait sur votre visage comme s’il coulait d’une pluie d’étoiles, combien son teint était rassurant, reposant, si bien qu’on l’eût volontiers inscrit dans le cadre d’un boudoir romantique, clarté flottant à l’entour des choses avec la subtilité que met une rose-thé à illuminer le céladon qui l’accueille. Vous voir était sérénité. Vous voir était plénitude. Demeurer là, ne point différer de soi, sentir en son âme le fluide souple de la joie se fût annoncé comme la seule voie possible. Seulement le temps fait tourner le sablier, fuir les gouttes d’eau dans l’écoulement imperceptible de la clepsydre. Seulement il faut consentir à exister à défaut d’être une image dans un volume dont les pages seraient immobiles, unique poudroiement dans un lieu invisible.

   Passion bretonne

« Si avant dans le néant ».

Charles-François Daubigny

Le village de Kérity en Bretagne

Source : Wikipédia

*

  Voyez-vous, les associations d’idées sont curieuses. L’harmonie dont vous étiez le centre de rayonnement, instinctivement, je la rapprochais de cette belle toile de Charles-François Daubigny qui peignait le village de Kérity en Bretagne. Le Peintre de l’Ecole de Barbizon, l’aviez-vous inspiré, lui qui avait imprimé dans sa toile la même couleur élégante, un genre de flottement infini, une façon qu’avait le paysage de traduire l’équanimité d’un état d’âme ? Pâte de la peinture jouant en écho avec cet air de gravité mélancolique que vous affectiez avec, il faut en convenir, une certaine noblesse. Oui, je sais, mon discours, au risque de vous heurter, paraîtra contradictoire. Comment conjuguer, dans un même espace, joie et son contraire ? Sérénité et sa valeur opposée, cette sourde inquiétude qui ourle les traits les plus accomplis d’un voile mystérieux ? Mais c’est bien là la valeur d’un être que d’apparaître en son retrait et de demeurer dans une ombre salvatrice. Car un jour trop vif en effacerait la belle présence. Car une nuit hâtive en détruirait le si doux spectacle.

  Si étrangement lointaine

  Être : demeurer. Prise dans l’efflorescence de la toile si semblable à un nectar, vous étiez cette demeure dans la confusion des heures. Vous étiez à peine dissociée de ce fond dont vous émergiez insensiblement comme si quelque chose vous retenait en arrière de vous. Un souvenir dont vous ne pouviez vous détacher ? Une réminiscence enfantine qui vous clouait à des temps de nostalgie ? La silhouette de l’Aimé qui s’imprimait en creux dans la niche secrète des sentiments ? Vous étiez là sans y être vraiment. Vous étiez présente à même votre absence. Etrange dramaturgie qui vous rendait si étrangement lointaine. Vous étiez, peut-être, une simple créature de roman, un vers échappé d’un poème, une méditation si évanescente, si fluide que l’on ne pouvait faire l’économie de la méditation de Victor Hugo : « Jamais créature vivante n'avait été engagée si avant dans le néant». Comme si le néant, soudain, différait de sa cruelle abstraction pour livrer la forme d’une énigme. Insoluble, évidemment.

  Au loin, la mer

  Y avait-il autre chose à faire, alors, afin de tâcher de vous approcher en quelque façon que de décrire l’œuvre de ce précurseur de l’impressionnisme ? « Impression clarté naissante », telle était l’assertion en clair-obscur que me dictait votre surprenante présence. Etiez-vous différente de ce paysage qui figurait tel un calque ? De ces demeures confondues avec la ligne d’horizon ? Je me plaisais à vous imaginer semblable à un territoire dont j’eus pu faire ma possession à seulement le regarder. Le ciel est cet airain que féconde la lumière venue d’un illisible nadir. Les nuages s’y posent avec la légèreté d’une écume. Les maisons sont basses qui disent l’amour de la terre, l’abandon aux racines, la fixation au socle qui amarre et attache les hommes à leur destin. Au loin la mer et ses meutes de vagues sombres, leur couleur de feuilles d’automne, leur tonalité éteinte partant au loin, là où plus rien ne se montre que l’illimité, le hors de toute mesure, le texte-palimpseste mêlant les eaux des abysses, les courants, les dérives. Au plus près les rochers tels des masses antédiluviennes dont on devine le lourd passé, dont on sent encore les confluences de lave et les écoulements pris dans la convulsion de l’écorce refroidie, bientôt une masse obscure trouée de bulles. Tout ceci est si immobile que toute progression s’y illustrerait à la manière d’une intrusion. Temps géologique qui gèle le temps humain, le rend dérisoire.

   Dentelle à peine esquissée

  Mais il faut s’éveiller de cette lourde léthargie. Mais il faut voir plus loin et trouver des idées nomades, des déplacements, des raisons d’entreprendre quelque voyage qui soit en mesure de nous soustraire à cette emprise bigoudène comme si ces rochers étaient le bout du monde, l’aboutissement d’un périple, l’accomplissement d’une vie conduite à son terme. C’est la dentelle à peine esquissée de votre coiffe qui m’a conduit en ce lieu de finistère qui résonne à la manière d’un espace prompt à accueillir l’idée d’une finitude proche. Il convient de différer de cette pensée minérale à la sombre beauté qui aliènerait si l’on se laissait aller à ses accents tragiques. Demander à une autre représentation de l’art de nous hisser un pied au-dessus de notre détresse.

  Une autre coiffe

  Une autre coiffe se dessine au loin dans les brumes de la poésie flamande. Celle, précise, exacte, belle comme un acte de piété que nous donne à voir Rogier van der Weyden, primitif né à Tournai aux alentours de l’an 1400. Non seulement les coiffes sont dans un subtil rapport d’homologie mais, détail bien plus frappant, les attitudes des deux portraiturées se montrent dans un geste identique de méditation profonde, hiératisme nous conduisant aux portes du sacré. Si tout art est d’essence religieuse et l’Histoire nous en rend raison, alors ici la trame est visible qui fait de la peinture l’acte transcendant par excellence. Et qu’est donc la transcendance si ce n’est la sortie hors de soi en direction de cette mystérieuse altérité qui nous dépasse, nous interroge et nous maintient en suspens ?

 

 

« Si avant dans le néant ».

Illustration de gauche :

Portrait d'une dame

Rogier van der Weyden

Source : Wikipédia

*

  Même inclinaison de la tête. Même front bombé où gonfle la lumière. Le rêve semble intense qui fait ses arabesques dans le sanctuaire invisible où, peut-être, habite un dieu ? Comment jamais savoir ce qui se dissimule dans une pensée, se dissout dans le labyrinthe de la mémoire ? Si beau de seulement imaginer, de s’immiscer sous le glacis brillant de l’huile, de traverser les apparences, de connaître de l’intérieur ce qui, jamais, ne nous appartiendra comme une réalité. Seulement l’écart d’un songe, l’abîme d’une intuition. Être l’autre et demeurer en soi comme si un sublime don d’ubiquité nous habitait, lieu inimitable d’un alter ego réversible. Je-suis-l’autre-qui-est-moi. D’un seul empan de la conscience. Comme un acte d’amour en miroir. Alors il n’y a plus de différence. Alors mon langage est le tien. Je vois par tes yeux. Tu sens par mon âme. Je viens à toi par mes jambes. Tu es ce que je suis avant que je ne m’appartienne. Je suis ta vision du monde dont tu me fais l’offrande comme d’une parole ultime.

  Ton image double

  Voici ce que je ressens à ton image double, à ton apparence siamoise. Où commences-tu ? Où finit l’autre, cette réplique venue à ta rencontre du plus loin du temps ? Et le temps quel est-il ? Existe-t-il encore, vu sous le prisme de l’art ? Magnifique osmose qui confond en une même arche brillante cette Dame de la Renaissance flamande et cette Bigoudène que Dongni Hou transporte bien au-delà des contingences contemporaines. C’est une si belle impression de franchir des espaces que l’on pensait non miscibles, des durées que l’on croyait étanches, inconciliables. L’authenticité d’une œuvre se mesure seulement à ceci : la dissolution des catégories spatio-temporelles qui sont les paradigmes grâce auxquels l’homme indique sa terrestre présence. Regarder une œuvre et s’y effacer, s’y noyer comme si, tout autour le monde s’était évanoui, ceci est la marque du rare et du généreux.

   Oui, immense marque de générosité, de don de soi qui définit le lieu où habite l’Artiste. Esquissant, traçant les signes originels de son dire sur la toile, rêvant à son projet fou (l’art est une folie ou bien n’st pas !), posant les premiers mots de sa fable, ici une nuance couleur de chair, là la courbure rose d’une pommette, là encore la douce pulpe des lèvres, plus loin l’ovale précieux du menton, la fuite du cou qu’estompe le nuage d’une inaccessible présence, Celle qui crée nous installe bien au-delà du monde ordinaire où règnent les soucis et bourdonnent les contrariétés. Tout s’ouvre. Tout se dilate et s’orne des lumières infinies d’une allégresse. C’est une ardeur qui fait sa rubescence au creux de l’âme et plus rien ne compte que cette levée du sens parmi les ténébreux corridors qui courent d’un horizon l’autre.

  Bonheur infini du regard

  Comment ne pas être fascinés par tant de grâce, par tant de simplicité, cette empreinte des choses justes ? Face à nous, dans le plus grand dépouillement qui soit (qui, paradoxalement est l’idée du luxe portée à son acmé), jouent en écho deux grâces infinies. Toutes deux nous disent en mode pictural le bonheur entier du regard lorsqu’il sait se faire l’exact découvreur de ce qui est à connaître. Regarder n’est nullement le fait d’une perception, fût-elle habile, entraînée à faire naître des sensations. Regarder c’est, contemplant jusqu’en sa chair ultime la beauté partout apparente, la porter au devant de soi et l’y maintenir le temps de sa propre métamorphose. Oui car l’art est le médiateur par lequel monter dans l’échelle des tons et découvrir le sien, le ton fondamental avec lequel nous avons à nous entendre.

  Ces deux personnages à la douce carnation sont l’exact contraire des visages de cire d’un musée Grévin. Ils sont la vraie chair, plus vivante, plus réelle encore que celle que l’on rencontre habituellement dans la pente habituelle des jours, dans l’agonie de l’heure. Ceux-ci sont touchés par la corruption, ils se fanent, s’altèrent et sont marqués par l’irréversible force de l’âge. Ceux-là dont l’art est la révélation sont intemporels, inaltérables. Ils sont la chair du monde. Ils sont notre propre chair quintessenciée. La chair de l’amour lorsque, allégé de ses fardeaux de soucis et de peines il devient si diaphane qu’on peut le comparer à la belle œuvre d’Antonio Canova, l’Amour et Psyché dont le marbre transcendé flotte à une immémoriale hauteur. Ici est atteint l’empyrée et le dieu devient invisible.

« Si avant dans le néant ».

Antonio CANOVA
(1757 - 1822)
Psyché ranimée par
le baiser de l’Amour
(vue de dos)
Marbre

© 2010 Musée du Louvre / Raphaël Chipault.

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26 mars 2020 4 26 /03 /mars /2020 08:48
Enigme d’un visage.

Visage.
Œuvre : François Dupuis.

 

 

 

 

D’abord il n’y a rien.

 

   D’abord il n’y a rien. Il y a la nuit seulement et nulle autre présence. C’est de cette illisibilité native dont il faut partir et progresser sommation après sommation afin de faire émerger ce qui, de la peinture, doit devenir visible. Comme on le ferait des eaux d’une sombre lagune dont se hisserait, petit à petit, l’éternelle Cité flottant sur le dôme liquide. C’est toujours de leur propre fond que les choses apparaissent. Un socle est présent sur lequel le sens dépose ses ineffables nervures. Jamais de lecture simple, immédiate du réel. Ce dernier est seulement une levée s’actualisant au feu de notre imaginaire, une invitation aux subtiles associations des sèmes symboliques qui nous traversent sous la ligne de flottaison de la conscience. Ce qui nous fait face se soustrait toujours au surgissement d’une donation directe qui, dans sa promptitude même, annulerait son mystère et nous reconduirait à la vision d’un objet privé de ses fondements. Chaque touche appliquée par l’Artiste est un peu de sa propre chair qui se fait jour à même la trame du subjectile. Elle est son lexique existentiel, sa forme singulière selon laquelle sa rhétorique se sépare de lui pour nous rejoindre, nous les Voyeurs, qui n’avons nullement à faire effraction dans l’œuvre, à la brusquer, mais à en prendre acte comme d’une chose essentielle, vivante, un souffle, une palpitation, un frisson courant sur la toile de la peau. Celle, externe toujours préhensible, visible, mais aussi, mais surtout celle interne, impalpable, cette âme qui brûle en secret de connaître, de se faire connaître. Or qu’y a-t-il de plus précieux que l’œuvre d’art pour nous inviter à cette subtile liaison ? La peinture comme médiation entre une conscience unique et la pluralité d’autres qui s’appliqueront à regarder. Oui, à un REGARDER Majuscule, qui s’efforce, au travers de la texture opaque du réel, de repérer quelques fils de trame qui en révéleront le sublime ordonnancement.

 

Glisser sous la lame d’un glacis.

 

   Nous disions partir du fond. Partir du noir, de l’ombre et remonter vers la lumière, donc vers la compréhension. Rideau infiniment nocturne duquel émerge une forme. Un ovale d’abord, pareil au dessin de l’ellipse d’une comète. Cheveux fondus dans le substrat qui les a fait naître. Subtile indistinction qui ourle de secret cet indicible de l’essence humaine. Se révélerait-il, cet indicible, et l’on aurait, devant soi, l’exister et l’immanence dont il est affecté, lesté à la manière d’une irréversible destinée. Et l’on aurait n’importe quelle manifestation d’une contingence déroulant ses confondants anneaux. Peut-être une simple broussaille à l’orée d’un champ, la découpe d’un nuage sur un ciel d’orage, un bouquet d’algues flottant entre deux eaux dans la confusion. Nous n’aurions nullement cette coiffe abritant les traits d’une présence humaine. Alors il faut noyer les choses dans la matière qui les fait être, les situer aux limites, aux franges, aux lisières, estomper, glisser sous la lame illisible d’un glacis, lisser la pâte jusqu’à l’extrême pointe de sa diffusion, de son inapparence. Visage se disant à même sa fuite, son retrait, son voilement. Le visage est toujours empreinte de l’âme se montrant sous la pellicule de peau. Pour cette raison il lui faut cette réserve, cette presque dissimilation, ce voile qui l’amène au jour dans une manière d’aube ou bien de crépuscule. Les lumières zénithales sont trop tranchantes, scalpels entaillant le territoire d’un secret toujours préférable au discours disert, à la faconde volubile qui ne s’accorde qu’à la comédie, à son burlesque, à ses facéties.

 

Esthétique de l’effacement.

 

   Ici, en mode discret, se dit la constante tragédie dont le visage est le plus visible sémaphore. Succession de joies et de peines qui ne sont que les harmoniques d’une finitude annoncée puisqu’il en est ainsi de la condition humaine, mortelle en priorité. D’un bonheur l’on n’est jamais sûr. D’un malheur l’on craint toujours la lame damoclétienne. De la mort nous connaissons la cruelle vérité qui toujours affleure tel l’incompréhensible qu’elle est. Pour cette raison l’épiphanie d’un visage, dans sa profondeur, est porteuse de cette lourde et angoissante sémantique. De cette ombre qui étend ses ramures sur la plaine des joues et cerne le front d’étranges lueurs. Tracer un portrait qui envisage (au sens strict de mettre en visage) la réalité de notre devenir ne saurait s’actualiser qu’au regard d’une esthétique de la disparition, de l’effacement, de la plongée dans des eaux abyssales. Figuration humaine dans la plus exacte densité qui soit : esquisse d’une palme refermant ses rémiges à la façon d’un envol amorçant son point de chute. Nulle négativité dans une telle représentation. Nul pessimisme qui tutoierait quelque désir de faire apparaître les noirceurs de l’existence. Simplement la venue au jour d’une image qui fait sens à concevoir un espace métaphysique et non seulement le confort rassurant de la quotidienneté. Peindre le visage n’est pas seulement en livrer ses qualités formelles, fussent-elles remarquables. C’est franchir le pas en direction du Rubicon, c’est dépouiller les certitudes de vivre et les ramener à de plus justes proportions. C’est oser fouiller le sol à la recherche de vestiges archéologiques. Souvent sont des tessons épars, plus rarement la belle poterie avec ses formes généreuses, la plénitude de ses couleurs, le chiffre de la joie dont elle est supposée être le contenant.

 

Visage insulaire.

 

   Donc un ovale émergeant d’un fond. Donc une chevelure absente. Les sourcils sont deux arcs charbonneux qui, avec l’arête du nez, la joue droite ombrée, le cou en partie dissimulé jouent en mode de réserve la partition d’une possible fuite. A moins qu’il ne s’agisse d’une présence non encore venue à sa totale profération. Tout est dans le blanc cerné de cendres, tout est crépusculaire qui annonce la nuit proche, sans doute le chant des étoiles, les songes gris, le marécage de l’inconscient où grouille l’indistinct pareil à une lourde menace. La bouche, ce monticule d’un rubescent désir, cette porte où brillent les mots du langage, voici qu’elle ne se livre que dans sa forme atténuée, ce rouge éteint qui semble annoncer la survenue d’un éternel silence. Visage éminemment insulaire flottant sur les eaux noires de l’incertitude.

   Visage étonnamment lumineux, éclairé de l’intérieur, pareil à un photophore, ce porte-lumière qui voudrait dire le luxe intérieur, la richesse confrontée au dénuement du dehors, à son agitation perpétuelle, à son inévitable légèreté. Et les yeux sans éclat, sans la moindre lunule, sans la plus petite faille ouverte vers le dedans, sans le crépitement de l’étincelle qui dirait la proximité de l’âme dont ces yeux, précisément, sont censés ouvrir la fenêtre. Non, tout est en réserve, tout est lexique retourné vers le massif de chair, tout est reflux en direction des plis de la conscience, des circonvolutions de l’esprit. Echappée soudaine d’une lueur vers le bas du corps comme pour dire son luxe, son incroyable présence, le lieu de la pure joie dont il peut être le centre d’irradiation. Mais, aussitôt découvert, voici la chemise sombre qui en referme la scène, sorte de praticable où le jeu du monde ne peut avoir lieu que dans l’occlusion, l’esquive, la mutité. Un spectacle prend fin qui nous arrache à nous-mêmes car, l’intervalle d’une vision, ni l’espace, ni le temps n’auront fait leur incessant bourdonnement, leur tumulte d’enfants agités dans quelque cour de récréation. Ceci signant, à l’évidence, la qualité d’une œuvre belle.

 

D’énigmatiques visages.

 

   Cette peinture, si elle mérite amplement notre attention, nous qui la regardons avec fascination, ne saurait trouver son complet achèvement qu’à être envisagée dans l’absolu d’une chambre noire, sans clarté aucune, à la manière d’un processus uniquement symbolique. Bien évidemment nul ne la verrait, ni le dormeur occupé à rêver, ni les possibles Voyeurs que nous sommes. Cependant nul doute que son rayonnement discret ferait sa tache subtile quelque part sur l’anonymat d’un mur. Peut-être même son Modèle nous apercevrait-il, nous les Curieux, penchés sur un mystère qui nous interroge ? Ne s’est-on jamais posé la question de savoir ce que deviennent ces étranges personnages de pigments lumineux et d’ombres denses dans le calme d’un Musée lorsque celui-ci, vidé de ses Visiteurs, sommeille pour la nuit ? Peut-être alors y a-t-il d’étranges présences qui flottent entre ses murs blancs, d’énigmatiques visages qui consentent à livrer quelques unes de leurs esquisses ? Peut-être ! Ceci, cette vision hallucinée d’un monde absent comme un signe avant-coureur d’un univers sans forme, sans contenu. Mais aussi le rêve illimité qu’il est permis de poursuivre lorsque, confrontés à l’art questionnant, nous ne pouvons nous soustraire à son pouvoir étrange de séduction, d’illumination. Il suffit, une fois, une seule, d’avoir croisé l’un de ces regards aux pouvoirs illimités, en avoir éprouvé l’ivresse, rencontré le visage au détour d’une salle blanche emplie de la douce coulée du jour pour porter au-dedans de soi les stigmates de la beauté. Jamais douloureux. Epreuve seulement d’être dans le monde aux magiques confluences. Nous sommes prêts à recevoir. Oui, à recevoir avec la piété nécessaire. Car toute œuvre en son destin est d’essence religieuse. A savoir elle nous relie à ce qui est notre manque, l’altérité, sans laquelle nous ne serions même pas présents à nous-mêmes. Regardons jusqu’à l’épuisement de l’être de l’oeuvre. Là seulement est l’accomplissement d’un chemin.

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