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11 novembre 2020 3 11 /11 /novembre /2020 08:55
Habiter, une nécessité pour l’homme.

« Assis devant la maison ».

Œuvre : Laure Carré.

 

 

   Avant toute chose, sans doute n’est-il pas nécessaire de dire que cette œuvre est belle. Elle l’est par son esthétique heureuse, par son thème, la vérité avec laquelle il est traité. Cette toile nous est directement familière, nous y sommes de la même façon qu’elle est en nous. Entre elle et notre conscience il n’y a même pas l’ombre du moindre doute, il n’y a pas la cendre d’une vision troublée ou bien inquiète. Le dialogue s’installe avec simplicité, naturel, spontanéité. Quoi de plus proche, en effet, de notre perception du monde que cette image apaisée nous livrant la plénitude de l’être assis devant ce qui l’accueille, le réconforte et lui assure luxe et pérennité. Oui, « luxe », car il y a luxe à habiter, ici et maintenant, sur ce coin de terre, face à l’immensité du ciel, à la démesure de l’abîme qui pourrait surgir si, d’aventure, la maison disparaissait de notre horizon. Comme à l’accoutumée, l’étymologie nous est d’un grand secours afin que se précisent les significations originelles d’un mot. « Habiter » : « occuper une demeure », puis « celui qui vit dans un lieu ». Ici tout est dit de l’essentialité du terme, lequel reconduit l’homme à « demeurer », autrement dit à se projeter dans son propre espace, à vivre dans ce « lieu » qui est la quadrature de son être sur Terre.

Habiter est l’essence de l’homme. Seul l’homme habite. L’animal s’abrite et se terre, la pierre gît sur le sol, sans refuge, exposée à l’immensité qu’elle ne peut connaître. Toujours l’homme a habité. Depuis le dépliement de sa première aventure dans l’espace fœtal jusqu’à la dernière station dans le creux de terre qui l’accueille et le retient en son sein, en passant par la grotte, la hutte de branches, l’abri en torchis, le moderne appartement. Et, malgré les apparences, l’homme n’est jamais loin de son habitat, aussi bien le sédentaire qui demeure à résidence que le nomade qui emporte avec lui les ustensiles de son attachement à un lieu, la toile de tente au sein du désert, la yourte dans la vastitude de la steppe de Mongolie. Et que le contemporain voyageur ne se fasse aucune illusion, ses bagages, les « objets transitionnels » qu’il emporte avec lui, son téléphone mobile, un livre aimé, une photographie d’un être cher sont autant de fils d’Ariane le reliant au labyrinthe de son logis, à la coquille en spirale à laquelle il ne cesse de penser dès la pérégrination entamée. La soi-disant liberté du voyageur est un leurre, la vraie et seule liberté qui soit, celle de trouver abri et refuge au sein d’un foyer qui fonctionne à titre de signifiance et de repère spatio-temporel. Quant au symbolique dont l’homme est toujours en quête, fût-ce à son insu, c’est des mêmes fibres dont il est tissé. L’eau est un écho de celle, matricielle, dont il fit son premier élément. La terre le situe dans la mythologie de sa propre genèse, cette boule d’argile dont il fut façonné. L’air il ne le connaît qu’à la manière d’Icare, à savoir dans l’orbe d’une chute qui le reconduit à un sol premier. Le feu, s’il s’en approche parfois avec crainte dans les premiers balbutiements de l’humain, il le maîtrise et le place au centre du foyer, dans l’âtre rubescent dans lequel il se ressource. Et, non seulement l’homme habite, mais il est habité par nombre de prédicats qui le définissent comme la singularité qu’il est parmi la multitude. Ainsi Nerval était-il habité de mysticisme, Lautréamont de fantastique, Artaud de folie, Nietzsche de philosophie et de génie, Picasso de formes. Les déclinaisons pourraient être poursuivies à l’infini à l’aune des grandes figures qui ont traversé l’Histoire comme des météores.

Mais sans doute, ici, les motivations de l’habiter doivent-elles laisser place à une juste appréciation de l’œuvre. Qu’y voit-on, en effet, qui complète cette approche et parle la langue de l’art ? L’homme y est présent, mais en mode discret, comme si habiter ressortait tellement à l’intime que ceci s’énoncerait selon le mode du murmure ou de la discrète profération. Visage doucement teinté de bleu, cette eau, ce ciel, qu’un quadrillage de vert, cette herbe, cette forêt, vient rehausser de sa subtile présence. Le regard est au loin, dans un voyage qui dit plus le spirituel qu’une sourde matérialité. Le siège, assise du lieu, est plus évoqué que représenté en tant que motif. Il se relie à la maison dans la confidence, trait de sanguine à peine esquissé dont la fragilité nous dit le précieux de l’habiter, le lien indissoluble de l’existant avec le cadre de son exister. La maison quant à elle est simple émergence du fond, ce vert océanique où se dessine en une succession d’emboîtements (la transparence du dessin des jeunes enfants, cette transgression du réel qui cède sous les coups de boutoir de l’imaginaire), d’autres espaces, d’autres logis, la dimension de l’altérité puisque habiter est être présent au monde de ceux que nous côtoyons, avec lesquels nous avons affaire afin que surgisse du chaos originel le cosmos du vivre ensemble.

Tout ceci est dit dans une dimension se situant à mi-chemin d’un néo-impressionnisme (impression se levant à même la simplicité du dessin), à mi-chemin d’un résolu modernisme procédant par touches aussi économes que décisives, l’esprit de finesse côtoyant en permanence l’esprit de géométrie. Finesse et rareté de l’humain s’inscrivant dans la géométrie heureuse de la maison à la manière de notes trouvant leurs harmoniques à partir de leur singulière résonance. Pour nous, voyeurs de l’œuvre, est initiée la constante relation de l’homme à ce qui assure sa présence sur Terre, cette demeure sans laquelle il ne différerait guère de la marche hasardeuse de l’animal sur un chemin de poussière ou bien de l’anonymat et de la mutité de la gemme dormant dans le silence de l’ombre. C’est d’un agrandissement dont il est question, d’un déploiement. Observant « Assis devant la maison » et déjà nous sommes loin alors que, toujours, le proche nous interroge comme notre plus immédiate sensation.

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6 novembre 2020 5 06 /11 /novembre /2020 09:58
D’une chair l’autre

 

François Dupuis

 

***

 

   Nous visons l’œuvre et nous la pensons d’emblée contenir tous les sèmes qui la définissent. Comme si l’entièreté de sa rhétorique se limitait au cadre qui l’enclot et totalise son être. Mais le réel pictural est bien différent de cette vue qui le réduirait à n’être que ceci qui vient au phénomène face à notre propre présence. Il faut un empan de signification plus large qui le contextualise et le place parmi une constellation d’autres signes. Cette toile que je nommerai, avec l’indulgence de l’Artiste ‘Chair 1’, fera nécessairement signe en direction d’autres que nous pourrions définir comme ‘Chair 2’, ‘Chair 3’ et ainsi de suite jusqu’à un possible épuisement du sens. C’est donc, non seulement en elle que nous devons chercher ses déterminations, mais aussi en dehors, dans des perspectives spatiales et temporelles plus étendues. Rien n’est jamais soi en ses propres limites, tout est toujours débordé par un halo, une aura dont nous ne percevrons la forme dissimulée qu’à aller la chercher là où elle se trouve.

 

   Chair dans sa teinte

 

   Toujours l’aspect en sa teinte dominante nous rencontre de façon initiale. Ainsi peut-on parler, à propos de l’Histoire de la peinture et singulièrement de celle de Picasso, de ‘période bleue’, de ‘période rose’, les notions mêmes de ‘bleu’ et de ‘rose’ ne se limitant au choix d’une touche colorée qui en constituerait la fin, mais pointant vers la mise en forme d’un paradigme formel aux multiples et riches ramifications. La palette de François Dupuis, telle qu’envisagée selon quelques unes de ses œuvres, je la nommerai ‘période brune’, tant le chromatisme est une variation autour de cette valeur. Je citerai pour mémoire, mais la liste n’est nullement exhaustive, les beiges, bruns, chaudron, tabac, feuille morte. Si l’on veut, une climatique automnale qui confère à cette peinture toute sa profondeur et son mystère. Parfois les feuilles mortes ne dévoilent qu’une partie de leur réalité, c’est donc à nous de combler la part manquante d’en saturer le sens afin que nous n’éludions le contenu en sa plus évidente positivité. Mais, avant de développer, il convient de décrire afin de circonscrire à l’aune d’un premier regard ce qui peut l’être. ‘Chair 1’ se donne à la manière d’une variation subtile sur des coloris qui s’enchâssent l’un l’autre, jouent selon une complémentarité, une harmonie. Il n’y a nul écart de ton au gré duquel pourrait paraître une césure, pire s’annoncer une rupture. Ici tout se donne de soi dans la mesure et la pudeur. Comme si l’évanescence des choses de la nature morte était le motif essentiel à communiquer, à offrir dans l’à peine irisation, le tremblement contenu. Nécessité d’un flottement que la touche d’une brosse généreuse en matière porterait au relief. Manière de voilement/retrait si l’on voulait employer les termes familiers à l’approche phénoménologique. Oui, car ce qui se montre semble aussitôt se retirer dans le silence de son être. La coquille au premier plan accroche la lumière mais la laisse glisser sur le granuleux de la table, la laisse se diffuser à l’ensemble de la composition. Ainsi se dégage la fragrance d’un luxe contenu. Ainsi nous sommes conviés à goûter l’infinie beauté du simple. Et nous sommes hélés vers d’autres œuvres qui jouent en mode complémentaire, identiquement à des harmoniques se développant autour d’un thème fondamental.

 

   ‘Chair 2’

D’une chair l’autre

François Dupuis

 

 

   Ce ‘Nu au fauteuil’ (nommons-le ainsi), rejoint en quelque manière la posture automnale de la nature morte. Les teintes y sont identiques, certes plus ombrées, semées de touches plus légères mais c’est une identique présence des ‘choses ‘qui s’y laisse lire. Mêmes effleurements délicats, même lumière poncée qui coule sur le corps, l’enduit d’une éphémère clarté. Même peinture du silence et de la méditation. Non de brusques affirmations, mais des suggestions, des invites à découvrir ce qui n’est jamais visible, à savoir une efflorescence intérieure qui ne fera résurgence qu’aux yeux attentifs, disposés à recevoir l’émergence souple d’une conscience. On pourrait demeurer des heures à contempler dans le doute heureux d’une lumière solsticiale, avant même que le somptueux hiver ne vienne tout recouvrir d’une palme blanche, peut-être un premier frimas qui, en quelque sorte, serait la retraite dont nous devrions disposer afin d’apercevoir l’essentiel. Nulle parole ne s’éléverait à l’intérieur de soi car les mots seraient impuissants à prononcer la mesure d’une juste faveur, d’un don destiné à emplir notre âme des plus intimes certitudes. A nous disposer face à ‘Chair 1’, ‘Chair 2’, nous sommes déjà dans une entente de nous comme si ces toiles avaient semé en notre propre corps les graines d’une heureuse plénitude.

   Mais il nous faut élargir le cercle, trouver d’autres polarités qui jouent en mode complémentaire car nous ne saurions nous satisfaire de demeurer auprès de ces œuvres sans qu’elles ne rayonnent au-delà de leur être propre.

D’une chair l’autre

   A cet effet il convient de mettre en relation ‘Chair1’ avec l’une des natures mortes de Giorgio Morandi. Bien évidemment ces deux interprétations du réel ne sont nullement superposables. Du reste, jamais deux œuvres ne le sont. Ce qui est à considérer ici, c’est, au-delà des formes et de la manière du traitement pictural, une climatique de nature convergente. Dans les deux toiles, les teintes sont douces, simples camaïeux qui tirent leur élégance d’une infime variation de la couleur. Geste automnal de la peinture aux ambiances chaudes. Elles font penser à la robe de la châtaigne sur son lit de feuilles mortes alors qu’une lumière crépusculaire les visite et les accomplit en totalité : on ne saurait mieux dire. Toute parole rajoutée serait de trop qui introduirait dans ce silence, dans cette ouate quelque chose de l’ordre d’une déchirure. Parfois les choses ont-elles à demeurer dans la trame souple de leur propre nature. C’est de là qu’elles rayonnent telles les singularités qu’elles sont.

 

   Chair dans sa structure

 

   La teinte était la préhension d’une visée immédiate. Une fois cette dernière décryptée, c’est la structure qui apparaît, que nous devons questionner. Comment ne pas la placer, cette œuvre,  en vis-à-vis de cette peinture de Jean Dubuffet tirée de ‘Messes de terre’ ? Il y a plus qu’une parenté dans le traitement de ce qui se donne comme ‘terre’. Si, indubitablement, le sol lui-même, apparaît de façon évidente dans la toile de Dubuffet, combien cette attache à la glaise fondatrice d’un sens agraire se montre chez François Dupuis ! Oui, la terre est la riche palette sur laquelle l’automne pose ses bucoliques teintes. Tout dans l’or et le cuivre, tout dans les valeurs d’un clair-obscur qui précède de peu la longue nuit hivernale. Automne, heure des labours, des terres retournées, des glèbes qui brillent au soleil, des mottes qui hérissent les champs, de la matière qui se donne à profusion. Alors, si ces peintures sont bien automnales, comment pourraient-elles faire l’économie de cette belle granulation qui se lève partout, annonçant le dernier chant de la Nature avant que tout ne tombe dans le sommeil de la froide saison ? Car la terre parle, car la terre profère son poème immensément matériel. La terre est compacte, ductile, infiniment malléable, préhensible, elle nous dit le réel en sa plus essentielle vérité. La terre ne ment pas. Elle se donne d’emblée comme l’élément qu’elle est, une profusion que rien n’épuise, un constant ressourcement sous la poussée des saisons. La terre est charnelle, infiniment charnelle. Sa texture est telle, son toucher ressemble au corps féminin en son plus généreux bourgeonnement.

D’une chair l’autre

C’est ceci qu’il faut lire, aussi bien dans le sol mouvementé de Dubuffet que dans celui, subtilement travaillé en son fond, chez François Dupuis. Certes ce dernier Artiste ne représente pas la terre en son premier degré de visibilité. Mais dans son second plan de surgissement formel. Le travail de la table, celui de la coquille sont des irisations telluriques, de minuscules séismes internes qui façonnent la matière depuis son intérieur, lui donnent corps, l’animent, la font paraître telle cette réalité que nous rencontrons, dont nous ne pouvons nier qu’elle soit ici, dans son projet le plus immédiat. C’est bien là la force d’une œuvre lorsque, maîtrisée, elle vient à nous avec sa figure infrangible, définitivement aboutie. Rajouter quoi que ce soit, ôter quoi que ce soit, ce serait tout simplement annuler la manière dont elle vient à nous. Elle vient nous dire l’être-des-choses par lequel le nôtre se justifie et trouve ses propres assises.

    Je repense, en cet instant, au beau livre consacré à l’œuvre de Per Kirkeby, ce géoloque-peintre ou ce peintre-géologue, puisque, aussi bien, ces deux statuts sont chez lui intimement réversibles. Le titre de ce livre en langue allemande ‘Die Welt ist material’, ‘Le monde est matériel’ en français. Certes, avant d’être quoi que ce soit d’autre, un imaginaire, une utopie, une poésie, une œuvre littéraire, un rêve, le monde est matériel. C’est bien là le prédicat qui lui convient le mieux en une première saisie physico-perceptive. Or, si ce monde existe selon sa substance, son substrat organique, ses accidents et reliefs divers, il faut bien que sa représentation se fasse géologique, physique, sensible, pareille au frisson sur la peau, au gonflement du désir, à la turgescence de la vie partout où elle pousse ses racines, déploie ses anneaux, déplie son architectonique. Que l’on nomme ce souci ‘réalisme’, ‘naturalisme’, ‘positivisme’ peu importe, ce sont la tension, la pousséée inhérentes à l’œuvre qui comptent, non un classement catégorial qui découle du seul concept au détriment de la sensibilité, de l’émotion, de la sensation. De la terre, ou de ce qui en tient lieu, nous ne voulons voir que sa germination, son fleurissement, nous ne voulons sentir en nous, dans le profond de notre chair, que la turbulence, le mouvement, l’effusion qui nous font hommes parmi cette nature qui nous accueille et demande qu’une complétude - l’Art pour ne pas le nommer -, nous installe dans l’exactitude de notre être. Qui se nomme ‘joie’, ‘plénitude’ ou bien ‘silence’, tant ces mots sont synonymes.

  

   Chair dans sa posture existentielle

 

   Si Dubuffet devait être convoqué afin que l’analyse de l’œuvre trouve de justes assises, Jean-Paul Sartre doit l’être aussi au motif que la toile possède aussi une silhouette ontologique. De l’être y est inclus, autrement dit du souci, de l’angoisse, de l’interrogation sur la vie, sa factualité, sa contingence. Car nous ne saurions regarder une œuvre et nous limiter à sa valeur de surface. La vérité, souvent, aime la profondeur, le crypté, le non immédiatement saisissable. Ce qui veut dire que ces teintes, ces granulations ne sont pas seulement des notations objectives au gré desquelles tout serait dit. D’autres paroles habitent le versant subliminal. Il nous est demandé, en tant qu’hommes, de les percevoir, d’en tirer des conséquences, peut-être un style de vie, une façon d’aimer, de voir les choses, peut-être même une éthique. Ici devient nécessaire, une fois encore, de citer le texte de Sartre extrait de ‘La nausée’, tellement les réflexions qui y sont contenues sont exactes pour comprendre l’essence de la modernité.

     Antoine Roquentin, le narrateur, assis sur un banc dans le Jardin de Bouville, fasciné par une racine de marronnier, tire de cette observation une des leçons essentielles qui vont traverser l’existentialisme : la notion de contingence.

   « Et puis voilà: tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour : l'existence s'était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s'était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. »

   Dans ce texte d’anthologie, j’ai accentué quelques mots et exressions qui me paraissent déterminants : « la pâte même des choses », « pétrie », « des masses monstrueuses et molles ». Ceci me paraît consonner avec cette peinture qui, avant tout, est travail sur la matière. Ces reliefs, ces vigoureux empâtements, ces minces excroissances, ces saillies peuvent être considérés comme l’équivalent pictural du lexique sartrien. Si l’on y regarde de près, si l’on observe à la loupe ces phénomènes têtus du réel, que nous disent-ils de différent que Sartre n’aurait déjà dit, à savoir « Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux semblant, une apparence qu'on peut dissiper; c'est l'absolu. » ? L’absolue nausée qui résulte de la rencontre avec ce qui est là posé sans raison, qui aurait pu avoir lieu ou non, tout comme nous qui ne sommes qu’un hasard posé à la face du monde. Car à bien regarder la matière, à s’immerger dans sa chair sans qu’une pensée heureuse, une modeste joie n’en viennent altérer la rigueur, alors c’est le nihilisme qui surgit avec sa charge de désespoir.

   Qu’ici, après une félicité évoquée à la rencontre de cette toile, vienne se superposer le nuage noir d’une tristesse n’est nullement contradictoire. Ceci résulte de l’adoption successive de deux niveaux de lecture. Un premier regard se surprend à s’expérimenter dans la cadre d’une émotion esthétique. C’est la beauté qui nous rencontre et nous soustrait, précisément, aux morsures de la contingence. En un second regard, c’est de profondeur dont il s’agit. Nous ne nous contentons plus d’appréhension esthétique mais questionnons l’existence en son fond. De la même manière que Roquentin était saisi de vertige à contempler la racine, le marronnier, les feuilles, nous sommes réquisitionnés à questionner l’abîme. Rien ne peut jamais être longtemps observé sans que ne surgisse sur la toile de fond de la conscience le pourquoi des choses. Pourquoi la racine ? Pourquoi la peinture ? Pourquoi la mienneté ? Pourquoi l’Art ?

   Mais je ne clorai nullement ce texte sur une note pessimiste. Cette œuvre est belle, tout comme le sont les propositions de Morandi, de Dubuffet, comme l’est la réflexion philosophique de Sartre. Ce qui fait la saveur de l’exister, ce sont bien ces constants passages d’une valeur à l’autre, d’une teinte à une autre, d’une climatique à une autre. Joie que remplace la tristesse, béatitude que grise une mélancolie, enthousiasme que trouble le doute. Nous sommes des êtres variables, infiniment soumis aux caprices du temps, aux régimes des vents, aux humeurs solaires irradiantes, aux éclipses, aux marées,  aux équinoxes, aux amours débordantes ou bien contrariées. Tel jour nous apprécions tel paysage qui, le lendemain, nous laisse indifférents. Tel jour nous aimerions avoir pour maîtresse la poésie, que la luxure supplante le jour qui suit. Nous sommes des êtres du paradoxe. Comment ne le serions-nous pas, nous qui dansons ééternellement entre Charybde et Scylla, qui faisons nos pas de funambules entre Eros et Thanatos ? Comment être dans la lumière et effacer l’ombre ? Lire, peindre, dessiner, aimer, marcher, travailler, méditer. Voilà où s’inscrit notre marche, où s’illustre notre humaine chorégraphie. De n’être pas libres, précisément, nous sommes infiniment libres !

 

 

 

 

 

 

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27 octobre 2020 2 27 /10 /octobre /2020 08:38
Cela se dit depuis le sombre

                                                                          Sculptures

 

                                                                     François Dupuis

 

***

 

 

Cela se dit depuis le sombre

Cela se dit en ombres et lumière

Cela se donne en clair-obscur

Cet éclair de la conscience

Où tout surgit de la Nuit

Où tout s’octroie

Dans la pure joie

D’être au monde

Cela appelle

Et se retire

D’un unique

Mouvement

De l’être

 

*

C’EST

Soudain

Et il n’y a plus rien

A ajouter

A retirer

C’est dans la Présence

Là devant la sphère lisse des yeux

Cela questionne

Et se dissimule

Au creux du secret

Cela fuit en-deçà

De qui nous sommes

Au hasard des rencontres

A la confluence des chemins

 

*

Egarés on l’est un peu

Car on ne sait à QUI on a affaire

La raison de cette Terre levée

En sa plus réelle hauteur

Ce Visage d’ébène

Nuitamment arrivé

Cette Forme de plâtre

Au rictus salutaire

Aux yeux emplis de vide

Au corps torturé

 

*

Faut-il que nous soyons absents

À nous-mêmes

Pour n’y point reconnaître

Notre propre icône

Dans le Temps qui vient

Creuse nos orbites

Évide notre crâne

Ce Temps fossoyeur

Qui nous prive de notre être

Lui destinant pourtant

Cet immédiat avenir

Par lequel il se dit au monde

 

*

Et cette Déesse de bronze

Aux athlétiques rumeurs

Cette Illuminée depuis

Son intérieur

- Mais quelle source votive

Se dissimule donc en elle

Quelle majestueuse rosée

Dont elle fait offrande

A notre corps désirant -

Cette Suppliciée

Que la clarté visite

Que la nuit enrobe

De son mortel silence

Que le jour porte

À son mystérieux projet

Bouquet de cheveux

Que touche la grâce du jour

 

*

Ici tout contre les reflets

Assourdis du tain

Se détachent de divines 

Et miroitantes postures

Plus accoutumées à la discrétion

D’une chambre lunaire

Qu’aux tumultes solaires

 

*

Elles ces idoles matérielles

Qu’ont-elles à nous dire

Qui étancherait notre soif

De connaissance

Rassasierait la pliure mortelle

De notre plaie à l’âme

Nous en sentons la nécessité

Mais ne trouvons nul mot

Pour en célébrer ici

L’infinie constance

 

*

Soudain la lumière s’éteint

La ténèbre envahit tout

De son voile gris

N’émerge que  l’onde

De l’imaginaire

Sa confondante errance

Sa manie spoliatrice

Du Réel

 

*

On avance à tâtons

On suppute ici la passée de l’être

Là le glissement d’un spectre

Ou le brouillard d’un songe

Que sont devenues

Ces petites figurines

Ces modestes apparitions

Parlent-elles hors de nous

Dansent-elles une gigue dionysiaque

Prient-elles un dieu absent

Honorent-elles Apollon

Sa lyre en corne de tortue

Qui vient « dissiper les noirs chagrins »

Ou bien confient-elles leur destin

A Hypnos celui qui endort

Tous les dieux

Zeus et Océan confondus

Se change en oiseau

Sème au firmament des Hommes

Les étoiles du rêve

Les délices du rien

Où tout vogue dans

Une bienheureuse inconscience

Cette antichambre de la Mort

Qui nous tient éveillés au seuil

De notre propre Visage

Ne serions-nous simple épiphanie

Du Néant

En attente d’être

Qui donc pourrait le dire

Hormis les muets

Qui donc

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14 octobre 2020 3 14 /10 /octobre /2020 09:13
L’infinie douceur des choses

‘Courge et poire’

Huile sur Arches, 43X35 cm

François Dupuis

 

***

 

   Ce que, d’abord, il faut faire, se reporter aux hautes lumières d’un été encore présent, en ressentir les lames de chaleur, en éprouver jusqu’au profond du corps l’océan de clarté, le grésillement d’étincelles. On est tout imprégnés de cette onction lourde, on est immergés dans ces ondes qui nous clouent à la falaise inhospitalière des murs. On cherche un refuge hors de soi, on le cherche en soi mais on ne trouve jamais qu’une manière d’abattement, de spirale de feu, de langue mortifère qui pourrait nous conduire à trépas si elle persistait en son être. On cherche, sur le palimpseste usé de sa mémoire, le souvenir d’une fraîcheur, la réminiscence d’une source, la poussée d’un frimas qu’un vent nous apporterait afin de renaître à nous-mêmes.  On est hébétés. On ne comprend plus rien au mouvement du monde. On se tient immobiles dans son esquisse de chair au cas où quelque chose d’aimable voudrait bien se montrer. On se hisse sur les ailes du songe.  On attend.

   Voici, l’automne est arrivé en avance. Il a effacé tous les mauvais souvenirs des mois privés d’R. Il nous a ressourcés à la confluence de ses eaux lentes, attentives à l’éclosion du jour, à son aventure fondatrice de joie, au tremblement de sa lumière d’or, au frissonnement de ses feuilles dans l’eau étale du ciel. Ce que l’on voit, c’est ceci : un tableau d’immédiate félicité. L’instant, qui aurait pu être pétrifié par les gerçures de la chaleur, le voici qui s’annonce sous des voiles d’éternité. En lui nous sommes immergés comme l’est la brindille dormante sur l’eau qui la berce et la conduit sur les rives d’un large estuaire, là où tout est ouvert qui profère le libre jeu des choses et des hommes.

   Nous observons et nous voyons, sur le dais apaisé de la toile, la neuve rutilance du temps. C’est pareil à une ombre qui se serait vêtue de la parure d’une immatérielle présence. La marche sur le bord d’une margelle, un bruissement au contour d’une épaule, un à peine scintillement sur le cercle d’une clairière. Le fond est de pure connivence avec des restes nocturnes, à moins qu’il ne s’agisse des prémisses du jour, les ténèbres s’éclairent déjà du motif de leur disparition. De ceci qui est occulté, qui est muet, se laisse voir le cuir fauve d’une courge. Son attache est une courte spirale qui appelle, demande la courbe légère d’une amitié. Des méridiens plus soutenus en traversent l’écorce à la manière d’un chatoiement, il n’y a nulle blessure à ceci, le simple effleurement d’une ligne d’affection, un trait qui unit, jamais ne partage, un mot d’amitié gravé dans l’écorce des jours, le clignotement d’un iris dans la nuit de l’œil. Ça bouge à peine. Ça a la grâce d’un monde lent. D’une eau de lagune sous l’étain du ciel. D’une amitié qui accueille et sourit. Une ombre légère s’allonge qui dit l’être du fruit en sa native faveur. Un double silencieux, une irisation, une voix voilée dans le calme d’une crypte. Ce fruit si majestueux n’est pas seul. Une belle poire à la forme incurvée s’y repose en confiance. Appui contre appui. La poire, en son vert lumineux, presque phosphorescent, diffuse lentement sa clarté, la communique à qui veut bien la prendre. Or, ils ne sont que deux au monde, les deux fruits-compagnons que relie la touche légère des affinités. Nul besoin de parole. Nul besoin de mouvement. Présence contre présence. Amour contre amour. De Poire à Courge, nulle distance. Mariage d’amour plus que de raison. Deux cœurs battent à l’unisson sous le velours de la peau. Diastole pour diastole. Systole pour systole. Des battements tissés d’harmonie. Des battements à l’unisson.

   Nous avons dit, en mode langagier, le doux surgissement de ces deux êtres tissés d’infini. Qu’en est-il maintenant, de la perspective picturale, de cette beauté qui se donne en partage de la même façon que le fait la source en son mince clapotis, l’oiseau en son battement d’aile, le ciel en son unique transparence ? Car il s’agit de peinture avant tout, de son lexique, peut-être de souvenance car toute œuvre joue en mode pluriel avec les autres œuvres du monde. C’est ceci même qui fait, tout à la fois son individualité, sa singularité et son caractère indissolublement universel. Si elle n’était ceci, alors il lui faudrait renoncer d’emblée à se placer dans le cadre des manifestations esthétiques. Se limiterait-elle à sa pure forme autarcique et elle tomberait dans le premier nihilisme venu, la schizophrénie en sa coutumière geôle.

   Il ne peut qu’y avoir échange, transitivité, reconnaissance réciproque. Telle œuvre particulière fait écho avec telle autre, sur le plan formel, à la hauteur de ses significations internes, de ses conceptions du monde. L’art est une constellation en laquelle s’inscrit toute tentative suffisamment accomplie pour mériter cette épithète. Il y a nécessaire spécularité, renvoi, réverbération, confluence des thèmes et des manières de peindre. Ceci ne veut nullement dire que la trace dans une œuvre, d’une empreinte antérieure, serait pure mimèsis, travail de copiste. Non. Tout Artiste s’est livré avec passion à la tâche, non de reproduire ses Maîtres, bien plutôt de les reconnaître pour tels. Et ceci est heureux au simple motif que les œuvres artistiques doivent constituer une architecture unique au sein de laquelle chaque individu vient apporter son obole. Un genre de Tour de Babel picturale édifiée, pierre à pierre, au cours de l’Histoire.

   Comment cette belle peinture, au subtil chromatisme automnal, peut-elle s’inscrire dans la polysémie de l’Art ? Comment peut-elle témoigner pour elle, mais aussi pour les autres puisque, je viens de le préciser, elle est nécessairement une parmi la symphonie des natures mortes, des portraits, des nus, des scènes pastorales, des paysages bucoliques ou romantiques ? Sans doute, comme toute interprétation, y aura-t-il des approximations, des hypothèses confluentes là ou d’autres ne verront que divergences, des identifications ne reposant que dans le lit d’une pure subjectivité. Et quand bien même, ce qui vient à nous le fait sous le sceau de la multiplicité, de la foule bigarrée, de la vêture d’Arlequin. Et il est heureux qu’il en soit ainsi. Rien n’est pire que la monotonie, le conformisme, la mode suivie d’une façon toute grégaire.

   Dans cette œuvre de François Dupuis, je perçois comme des présences anciennes, des classicismes picturaux, des coloris fonctionnant sur le mode de l’analogie, des inspirations, sans doute plus inconscientes que conscientes chez un Artiste dont l’œuvre est vraie, ce qui ne peut que lui éviter des écueils ou la reprise à l’identique de quelque chose qui fut et trouverait ici, les conditions d’une apparition nouvelle. Je reconnais, convoquer les grands noms de la peinture est toujours geste risqué, parfois même entreprise iconoclaste. Ici je ne propose nullement des recouvrements d’œuvres, je ne procède nullement par homologies qui seraient inappropriées, j’essaie d’extraire des œuvres ce qui peut faire sens commun : une lumière, une ambiance, un état d’âme, la douceur d’une climatique, l’émotion devant ces chefs-d’œuvre que la Nature nous offre, que les Artistes magnifient de l’extrémité de leurs brosses. Du fond généreux de leur passion.

   Ici dans ce que nous pourrions nommer du terme générique ‘d’automnales’, j’aperçois les motifs d’un identique ressourcement. On regardera ceci en guise d’hommage aux Maîtres, non à une quelconque sujétion. Regardant ‘Courge et poire’, je pense aux clairs-obscurs Du Caravage ou de Rembrandt pour ne citer que les plus connus, au jeu subtil de l’ombre et de la lumière qui en constitue la trame. Je pense à la palette terre de Sienne, grège et paille assourdie des ‘Glaneuses’ de Millet. Je pense à la ‘Nature morte à la pastèque’ de Luis Eugenio Meléndez, pour le motif qui y est représenté. Je pense aux couleurs des terres naturelles de certaines peintures rupestres du néolithique. Je pense enfin à la tonalité nocturne de quelques natures mortes de Chardin. L’Art ainsi, pareil à des ruisseaux issus de la même source, coulant vers d’identiques estuaires. Ici il n’y a plus de hiérarchie à reproduire, de choix à effectuer puisque tout participe d’une même intention, donner au beau un cadre pour sa manifestation. Que pourrait-on souhaiter d’autre qui serve mieux la cause de l’Art ? Je suis sûr, pour ma part, qu’en nos songes d’automne, ce multiple flamboiement nous visite. Au réveil l’on ne se souvient plus de rien. Pourtant ces choses ont existé. Nous en portons la trace au fond de nous. Elles sont ineffaçables. Elles ruissellement à bas bruit. Essayons d’en deviner le précieux. Qu’aurions-nous d’autre à faire qui soit si pressé ?

 

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11 octobre 2020 7 11 /10 /octobre /2020 08:13
Exactitude blanche

‘Pado-Modular 7’

bronze patiné

Pietrasanta 2016

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

   ‘Exactitude blanche’. Comment donner un autre titre à cette œuvre, infiniment présente, de Marcel Dupertuis ? ‘Exactitude’ en direction de cette Vérité qui l’habite. ‘Blanche’ au motif que la blancheur est le seul degré qui puisse, d’emblée, se porter vers une origine, tracer le signe d’une virginité, imprimer le chiffre d’une pureté. Nulle utilité de commenter l’exactitude-vérité, le sujet est trop ample, cette notion un absolu que le langage ne saurait atteindre qu’au gré de l’intuition. Mais la blancheur, ne la voyons-nous ruisseler depuis la crète enneigée des montagnes, surgir du miroir des rizières, venir à nous depuis les collines étincelantes des salins ? Certes, nous la voyons mais nous ne pouvons guère en fixer l’essence car, montagnes, rizières, salins nous échappent au moment même où nous les regardons. Déjà l’ombre les recouvre que la nuit enveloppe de son étole noire. Parlant de ‘Pado-Modular 7’, nous pouvons, par un simple jeu de métaphores, la dire de neige, d’écume, pareille aux plumes du cygne. Pour autant nous serons-nous approchés d’un iota de son être ? En connaîtrons-nous mieux la nature ? Apprendrons-nous les motifs au gré desquels cette œuvre vient à nous dans le tissu infiniment soyeux des affinités ? Certes non. Nous aurons raisonné par analogies, c'est-à-dire que nous serons restés à la périphérie de son être, sans parvenir à déceler le caractère qui la fonde et nous la présente en tant que remarquable. Il nous faut aller résolument du côté de sa signification interne, de sa plénitude. Là seulement est une possibilité de l’approcher.

   Alors il nous est demandé de procéder à une inversion du regard, de réaliser une manière de torsion de la perception, de passer par l’expérience du chiasme, ce retournement des choses qui n’est rien moins qu’une nouvelle optique, une nouvelle ouverture à ce qui se dit de l’être lorsque, exactement abordé, il consent, non à nous apparaître dans sa totale nudité (toujours l’être se voile derrière l’étant, disparaît derrière le phénomène), mais à nous livrer quelques lignes de son architecture secrète. Nous dirons ici, que, d’emblée, « Pado » parvient à sa forme idéale, accomplie, sans qu’il soit utile de chercher une complétude en un ailleurs du soi-de-l’oeuvre. Ce que nous voulons exprimer, c’est que cette forme est immédiatement douée d’autonomie, qu’elle manifeste, à même sa présence, ce qu’il ne faut pas hésiter à nommer sa ‘conscience’, cette marge d’illimitée liberté dont nul ne pourrait la déposséder. Affirmant ceci, nous ne voulons pas signifier l’existence d’une pensée magique, naïve, qui métamorphoserait chaque chose du réel, la pure matière devenant douée de vie, habitée des processus qui y sont associés, un métabolisme, une croissance.  Mais, afin de mieux comprendre ce dont il s’agit dans cette remise d’une conscience à la chose, il est nécessaire de passer par un nécessaire détour. Et de considérer deux strates différenciées. A savoir, première strate, les choses ustensilaires à visée pratique : la table, la chaise, le bol. Nulle trace d’âme en leur simple et refermée contingence. Leur rôle est d’usage, non de représenter une idée, de servir de support à une pensée. La chose ainsi faite demeure dans l’opacité de sa matière. Elle est une réalité amorphe, un adjuvant des activités humaines. Elle n’en est nullement le moteur.

   La seconde classe d’objets, ceux en qui a été insufflé le motif de l’art, possèdent d’une façon évidente un statut totalement différent. Ils portent en eux, de manière d’abord morphologique (ils ont été informés, soumis à une volonté, inscrits dans un dessein porteur de sens), puis de manière symbolique, une intention, la trace du geste humain, l’empreinte d’une sensibilité, le signe d’une existence qui se projette dans la matière, terre puis bronze. Ces nœuds de ‘Pado’, ses creux, ses oscillations formelles sont le pur recueil d’une conscience à l’œuvre, celle de l’Artiste lequel, à l’instant de la création (ce geste éminemment démiurgique), a transmis un fragment de sa propre substance à celle qu’il modèle et remet au soin de montrer la vérité profonde d’une stance temporelle maintenant écoulée mais qui, si nous l’entendons bien, témoigne de cette fusion, de cette osmose, de cette rencontre singulière, rare.

   Observant ‘Pado’, nous sommes invités à instiller en nos consciences le geste primitif, fondateur, qui fut accompli, c'est-à-dire à nous livrer, nous-mêmes, à une sorte de ‘re-création’ car nous sommes les témoins de cette belle temporalité qui fut qui, ici, se présentifie à nouveau. Rien de l’esquisse originelle ne s’efface jamais. En elle se sont créées des tensions, se sont levées des énergies, se sont constituées des lignes de force. Elles ne pourraient être abolies qu’à la destruction physique de l’œuvre qui, en même temps, serait son annihilation ontologique. De l’être s’était dévoilé, s’était donné dont nous déciderions, par un quelconque caprice, la simple annulation. Mais même dans ce cas de figure extrême, rien n’aurait été dissous de la subtile alchimie, elle poursuivrait son chemin dans l’inapparent, elle aurait eu lieu et temps, elle témoignerait encore dans l’esprit de l’Artiste à titre de réminiscence. Mais aussi dans l’esprit des Voyeurs qui en auraient pris acte.

   Rien ne peut être gommé de ce qui, étendue simplement facticielle, hasard des apparitions/disparitions a été porté au-delà de sa propre occlusion, pour rayonner, se déployer, surgir de soi dans le domaine des objets transcendants. Peut-être faudrait-il préciser un contenu de pensée qui risquerait de demeurer flou. Le concept développé par Le Clézio dans son essai ‘L’Extase matérielle’, de « conscience nerveuse de la matière » nous paraît suffisamment explicatif de l’enjeu à proprement parler existentiel de ce qui nous questionne. L’objet d’art se met à exister, tout comme existe l’homme qui lui a donné naissance. Nécessaire coalescence du créateur et du créé. Fluence de l’un à l’autre. Réversibilité des systèmes, des forces en présence. Si l’œuvre s’est trouvée grandie du geste de l’Artiste, l’Artiste, identiquement, a puisé, dans son geste de création, la pâte même de l’œuvre, sa chair, ce par quoi il se fait Artiste. L’oeuvre vient à paraître et sera connue en tant que ce qu’elle est : le prolongement de la belle geste humaine, la parution d’un mot signifiant parmi l’inépuisable lexique du monde. Dans cet horizon de la signifiance ne peut se manifester aucun état de déshérence, comme si, une fois l’objet créé, nous pouvions le laisser à son sort et il retournerait aux choses purement matérielles, s’abîmant dans les rets de son propre dénuement.

   Les modules de cette série font toujours intervenir une forme qui est le tenseur entre un espace qui se développe autour d’elle, la forme, et un vide qui en constitue la figure opposée, en quelque manière la sensation d’un vertige néantisant jouant en contrepoint des cercles de signification. Il existe, ici, une réelle homologie du processus plastique avec le fonctionnement situé à l’intérieur d’un écrit. La forme (si tendanciellement proche de la ‘ligne flexueuse’ à la Léonard) constitue le motif d’une énonciation où elle tient lieu de relation entre mots (dilatations et contractions comme autant de valeurs lexicales différenciées), que sépare, tout  en les assemblant, le vide, l’espace, la césure, tous éléments constitutifs du sens total qui en résulte. Sans doute, dans ‘Pado-Modular 7’, l’écart supposé entre les mots (la forme et le champ spatial en lequel elle s’inscrit) se trouve-t-il augmenté de la blancheur comme silence, de la blancheur comme intervalle. Cette œuvre foncièrement ascétique s’élève de sa propre terre, de son socle de matérialité à l’aune de cette limpidité d’une vision pouvant, aussi bien, recevoir le prédicat de ‘hiératique’. Tout Voyeur de ‘Pado’ est conduit au recueillement, à la méditation, à la plongée en soi, tout comme le lecteur attentif d’un beau poème se retient sur le bord de l’hémistiche qui scinde en deux parties, devenant soudain abyssales, le désir dont il est envahi de connaître enfin la dimension d’une complétude, sinon d’une joie. C’est toujours l’attente de, le sur-le-point-d’arriver, la presqu’immédiate livraison des choses élues qui crée ce vide anticipateur autour duquel gravite la spirale du bonheur. Tout sens exacerbé s’organise, précisément autour d’un exil, d’une faille, d’une lézarde qui traverse notre psyché tout comme les raphés médians réunissent les deux parties complémentaires de notre anatomie, les suturent.

   Si nous faisons une lecture plus concrète de ‘Pado’, incontestablement nous lui trouverons de fermes correspondances avec le réel, puisque ce large pied qui le précède et semble en annoncer la forme à sa suite, nous dit quelques préoccupations terrestres, sinon terriennes. Ce pied dont la figure prosaïque n’est pas sans évoquer le destin irrévocable des lourdes attaches qui nous rivent, telles des racines, à la glaise donatrice de vie, ce pied donc ne s’en développe pas moins selon des arabesques, une spirale dont l’aérienne finesse, l’envol vers de plus satisfaisantes hauteurs nous récompense d’avoir plié la nuque sous le poids des ‘fourches caudines’ des événements ordinaires. Cependant, en Regardeurs conséquents, nous verrons bien là où s’articule ce que nous pourrions nommer ‘l’esprit de la forme’. Il est à la jonction de deux mondes : le chtonien empêtré dans ses contradictions, ses tellurismes, ses lignes de faille ; l’ouranien avec ses ascendances, ses trous d’air parfois, ses horizons bleus ouverts sur l’infini. Nous sommes à cette intersection, entièrement inscrits dans cette pliure même de l’exister. Une spiritualisation de la matière. Une matérialité de l’esprit. Nous ne sommes, en tout état de cause, que cette confluence qui est aussi partage. Nous sommes deux en un et souvent nous ne le savons pas !

   Qu’en serait-il si ce pied était ôté de l’œuvre, que nulle attache ne le reliât à la forme à lui soudée ? Verrions-nous l’esprit même sous sa forme lisible ? Et qu’adviendrait-il de nous, les Regardeurs ? Serions-nous purs esprits pareils au souffle des vents ? Serions-nous ? L’être nous serait-il dévoilé comme le serait le ciel vide de nuages ? Une transparence sans horizon. Un vide occupé de soi. La chute inaperçue d’une feuille sur la margelle du monde. Verrions-nous les belles volutes de l’Art en leur plus ample signification ? Enfin, serions-nous parvenus à la pleine conscience de qui nous sommes ? Aurions-nous troqué nos habits d’Errants pour de plus exactes vêtures ? Il y a tant de questions qui se posent, résonnent contre le socle sourd de la Terre, contre l’immense plaque vide du Ciel. Tant de questions ! Ce que nous voulons, en réalité, l’Exactitude Blanche. Tout le reste est rature, redondance, illusion. Vérité Pure s’énonce ainsi. Qui donc pour nous la révéler ? L’œuvre, elle seule, en sa muette supplication !

 

 

  

 

 

 

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6 octobre 2020 2 06 /10 /octobre /2020 08:58
Autoportrait : poser les contours de l’être

Croquis pour un autoportrait.

Huile sur arches, 45 X36 cm

François Dupuis

 

***

 

   Regarder une œuvre est toujours la prendre en soi, la soupeser à l’aune de sa subjectivité. Il n’y a pas d’autre ressource que celle-ci, nous sommes cloîtrés à l’intérieur de nos propres frontières, ces dernières fussent-elles poreuses. Cependant ceci ne veut nullement dire que nous devions porter sur les choses un regard purement subjectif, sinon tendanciellement orienté, irréductible à sa propre visée. Prenant acte de ce bel ‘Autoportrait’ de François Dupuis, nombreux seraient ceux qui pourraient l’interpréter en tant que simple valorisation de l’Artiste par lui-même montré, selon telle esquisse qu’il aurait choisie. Autrement dit, l’autoportrait, chez les Artistes, ne serait que pur décret solipsiste, mise en évidence d’une singularité qui, par son rayonnement, effacerait bien des choses alentour. Œuvre égotiste en quelque sorte. Je crois ce type de jugement entièrement fallacieux car il ne prend en compte qu’une perception au premier degré qui, toujours, est parcellaire, sinon partiale. A notre regard, il faut un nécessaire recul. Le réel correctement visé ne se donne que dans la mesure d’un écart, d’une faille à creuser entre ce qui nous fait face et notre propre conscience.

   Existe-t-il, chez l’Artiste, une différence fondamentale de nature entre le traitement d’une œuvre quelconque - nature morte, paysage, nu -, et celui qu’il destine au motif de sa propre représentation ? Si la réponse à cette question est affirmative, si l’autoportrait est valorisé, surexposé par rapport à l’ensemble de l’œuvre, alors on peut craindre, chez tel Artiste, une tendance à vouloir briller au détriment de toute autre chose qui végéterait dans l’ombre et ne mériterait que cette part nocturne. Bien évidemment, cette référence ne constitue qu’un cas d’école saisi à des fins de démonstration. Dans la venue au jour de l’œuvre, quelle qu’elle soit, il ne saurait y avoir de hiérarchie pour la simple raison d’une nécessaire analogie de valeur : toute création en vaut une autre car c’est la notion même d’Art qui est en question. Ecartons donc, d’emblée, toute commedia dell’arte, toute tentation de jonglerie contingente, toute falsification d’une matière qui ne peut se montrer que dans la perspective de son exigence. Mais regardons deux autres œuvres de François Dupuis et tentons d’y déceler ce qui y figure en filigrane, à savoir une même volonté de dire l’exactitude du monde aussi bien que la sienne. Ceci se nomme ‘Vérité’, demande une constance, appelle une éthique.

Autoportrait : poser les contours de l’être

La coquille, gravure de François Dupuis.

Plaque taille 5.9 ′′ x 3 ", 2020.

 

   Chaque jour qui passe, cet Artiste trace infatigablement les lignes et les formes qui constituent son œuvre. Cette belle régularité ne peut se fonder que sur une passion réelle, alimentée par un impératif de tracer un sillon qui ne déroge pas à une visée première, de fournir du monde, une image aussi précise, détaillée que possible. Donc un souci de réel qui est, de facto, souci de vérité. Une telle assiduité en est la mesure formelle. Nul ne peut longtemps demeurer dans la contrefaçon sans, un jour, ôter son masque, se mettre à nu.

   

   Les enjeux de la représentation : une coquille, un nu, l’autoportrait

 

   Ce que je voudrais monter ici, la nécessaire implication d’altérité qui traverse chaque œuvre de la même manière. Or, s’il y a altérité, y compris dans le traitement de son propre portrait, ceci signifie que l’Artiste place le tout de sa création dans une perspective unique au centre de laquelle l’épiphanie de son visage n’est nullement réductrice à un problème d’ego, qu’elle contribue à sa façon à la poursuite d’une même quête artistique, le souci premier étant l’Art et non ce qui pourrait en tenir lieu si quelque complaisance pouvait se déceler dans telle ou telle figure. Nous-mêmes, en tant que Voyeurs des énoncés plastiques, nous sentons bien qu’il y a une homologie de traitement de tous les sujets. ‘La coquille’ se montre à nous dans la pureté de sa forme qui est pureté de son être. Elle surgit de l’ombre de l’inconnaissance, vient à nous avec ses reflets de nacre, son bord finement ourlé, ses avancées, ses retraits, ses zones d’ombre et de clarté. Le plat qui la recueille n’est pas seulement un reposoir, il est un exhausseur de sa présence, il joue avec elle en mode de relation. Rien n’est laissé au hasard qui voilerait notre perception, nous conduirait au doute. Bien évidemment, ‘La coquille’ est le tout autre de l’Artiste, une chose du quotidien qui a croisé son regard, a jeté son appel afin d’être reconnue parmi la complexité du monde. Elle est cernée d’une évidence qui nous la fait adopter intuitivement comme un objet de notre propre univers.

   ‘Le nu’, en sa composante humaine est le presqu’autre de l’Artiste, une manière de décalque de son propre corps, une vibration à l’entour de son être, un satellite de son aura, une projection de ce qu’il pense, de ce qu’il est. Bien évidemment le coefficient de proximité est ici proche. Le nu pourrait être un nu réel tissant, dans la vie de l’Artiste, la trame pulsionnelle d’un amour, la résille dense d’une relation. Qu’il le soit ou non n’a aucune importance pour l’Artiste lui-même, pas plus que pour nous les Voyeurs puisque l’horizon est celui de l’Art, donc de l’universel qui s’oppose au singulier, au particulier. L’Artiste, traçant au fusain le geste flou du visage, la chute des épaules, l’éminence de la poitrine, la fuite des jambes, trace, en quelque sorte, l’écho de sa propre forme, il rejoint la grande marée des Existants, cette altérité complexe, multiple dont il est l’un des fragments. Toujours en lui, dans le moindre de ses gestes, l’immémoriale présence de la condition humaine.  

  

Autoportrait : poser les contours de l’être

Vingt Septembre

 

   Et, maintenant, qu’en est-il de lui-même ? Comment son Portait peut-il façonner, en quelque manière, la silhouette de l’altérité ? Ceci paraît si étrange. Soi comme un Autre. Oui, c’est bien de cela dont il s’agit, d’un déport de soi, d’une distance, d’un intervalle au sein desquels la conscience conduit à se percevoir soi-même en tant que différent. Se doter d’un regard qui ne soit nullement convergent, autocentré, mais d’un regard divergent, lequel passant par la figure de l’Autre vienne se poser sur lui et lui faire reconnaître son architecture intime, peut-être même le faire naître à qui il est, être d’éternelle incomplétude. Comme nous tous qui sommes fragmentés, divisés, en retard sur notre propre être. En quelque sorte une déclinaison du « Je est un autre » rimbaldien où il faut chercher à l’extérieur de soi les motifs d’une unité propre, d’un possible équilibre, d’une espérée harmonie. Car, si nous voulons nous inscrire dans l’essence de la vérité de ce qui est autre, cet autre, il faut en avoir fait l’expérience dans l’insularité qui est le don qui nous a été originellement remis. Un truisme qui est rarement aperçu, sinon jamais énoncé : ‘Jamais je ne verrai mon propre visage, pas plus que mon dos ou l’entièreté de mon corps. Seul l’Autre le peut qui me place sous la totalité de son regard’. Or nous savons bien, au moins depuis Sartre, que le regard de l’Autre, aussi bien me détruit qu’il me constitue et que je ne pourrais m’en passer qu’à me réfugier dans ma propre folie.

  

Donc soi comme un autre donc cet ‘Autoportrait’ de François Dupuis.

 

Autoportrait : poser les contours de l’être

De la même manière que l’Artiste trace sur le papier les figures de ‘La coquille’, du ‘Nu’, il projette sa propre image sur la surface de la toile. Résumons : tout autre de ‘La coquille’, presqu’autre du ‘Nu’, Soi comme autre dans ‘Autoportrait’. L’Artiste ne se voit pas lui-même, mais, à proprement parler, ‘son Autre’, cette image que lui renvoie le miroir, ce mirage, ce spectre identiques à ceux qui hantent les profondeurs de la ‘Caverne platonicienne’. Se peignant, que fait donc l’Artiste, sinon saisir de soi ce qui peut l’être, soustraire au Néant une figure qui en provient, y retournera dans cet illisible et inconcevable Absolu ? Tenter d’arrêter le fugitif, fixer l’instant, mettre un terme provisoire à la confondante impermanence. Au fond, le Peintre doit faire face à une réalité bifrons à la Janus : une altérité que l’on pourrait qualifier ‘d’objective’, les rayons renvoyés par le miroir ; une altérité ‘subjective’, celle dont il trace la figure sur la face du subjectile. Altérités en abyme, si l’on veut, chacune reflétant l’autre et leur synthèse s’abreuvant à la personne même du Peintre.

   Surgissement d’un être polyphonique, d’un chant à plusieurs voix, Sujet situé au carrefour même d’une parole ciselée par de purs cristaux kaléidoscopiques dont l’étrangeté aussi bien que la source sont bien difficiles à cerner. Esquisses composites dont toutes ont prétention à indiquer une Présence humaine, l’image joue en écho avec la peinture, avec le corps de chair. Sans doute y a-t-il prévalence du corps pour de simples notions physiologiques, mais le contenu ontologique, lui, est pluriel, hautement symphonique. Nous sommes aussi des représentations, des symboles, des allégories. S’il n’y avait ceci, notre propre statue se lézarderait sous les coups de boutoir de la facticité et nous ne nous distinguerions ni de l’animal, ni du végétal.

 

   Lecture lacanienne du soi comme autre dans cet ‘Autoportrait’

 

   Rien plus que la théorie lacanienne du ‘Stade du miroir’ (notion récurrente dans mes textes, au titre de son universalité), ne saurait mieux nous faire comprendre la dimension initiale de l’altérité en soi, puis de l’autre en tant qu’autre s’imprimant dans la conscience du petit enfant. Observant d’abord son image dans le miroir, il la prend pour la présence réelle d’un autre enfant dans sa zone de perception immédiate. Puis, petit à petit, il apprivoise cette image jusqu’à la faire sienne, décréter son Moi, entrer dans le principe d’individuation qui le conduira, en des étapes successives, jusqu’à la plénitude heureuse d’une conscience plurielle de qui il est, parmi le peuple des autres Existants.

 

Autoportrait : poser les contours de l’être

‘Stade du miroir’

 

 

   Or ce paradigme de la connaissance de soi, il faut en poser l’hypothèse, contamine d’une manière positive, non seulement le rapport que nous entretenons avec nous-mêmes, mais aussi avec nos semblables. Si bien que toute création de nature spéculaire, ici l’image de l’Artiste reflétée par le miroir, ne fait que réactiver ce processus natif par lequel une première visée du monde, de soi dans le monde, se donnait à même cette perception princeps, matrice réelle de toutes nos sensations futures d’ipséité. ‘Je suis moi, semblable certes à l’autre, mais dans mon unicité, mon essentielle non-reproductibilité, le foyer de mon être’. Superbe conjonction des esprits : l’interprétation lacanienne rejoint la sublime intuition rimbaldienne. Si l’autre de Rimbaud est la poésie, qu’il cherchera toujours fiévreusement à rejoindre, d’une identique façon, l’autre du tout jeune enfant est le premier nom qu’il portera, qui l’individuera, manière d’initiale inscription poétique au fronton du monde.

   Si nous reportons ce schéma ontologico-existentiel à la sphère de l’Artiste, nous n’aurons guère de mal à énoncer que l’Art en tant que son autre est ce qui mobilise toute son attention, toute son énergie. Bien plus que sa propre image déposée de manière singulièrement égotiste sur la toile, il s’agit de débusquer, à travers cette tension spéculaire, aussi bien spéculative du reste, les linéaments, les lignes de force qui traversent une esthétique et la portent aux cimaises d’une création. Toute une constellation de signes qui concourent à une identique présence, de l’enfant avec son univers à portée de la main, du Poète avec ses voyelles colorées, du Peintre avec son propre microcosme qu’il projette aux limites du dire. Tout, en réalité, est question de langage, au sens étendu de ce qui signifie, pour nous les hommes

   . Nous sommes des mots devenant phrases, devenant textes. Nous sommes des notes de musique sur une portée musicale. Nous sommes des touches de couleur sur une palette. Ainsi le monde se constitue-t-il de gestes d’enfants, de rimes et de vers, d’huiles et de fusains. L’Autoportrait est l’une des déclinaisons de ces modes d’être. Certes il n’en épuise nullement la perspective de donation. Il en témoigne. L’Artiste prend le premier modèle offert sous sa main, à savoir son propre corps. Ni tentative sacrificielle, ni exultation de quelque vanité personnelle, le portrait nous interpelle au plus profond puisqu’il met en jeu qui nous sommes, des incarnations au travers desquelles se laisse saisir l’esprit de l’Art. Une façon contemporaine de destiner une partie de son être à la figuration du monde est entièrement contenue dans l’art du tatouage, parent proche des stigmates et autres scarifications rituelles, il prend valeur sacrée, sinon religieuse et dit notre appartenance commune à la Terre et au Ciel.

   Merci François Dupuis d’avoir prêté visage à ces bien trop rapides méditations. Votre belle œuvre témoigne en permanence de ce souci de tout Artiste de rejoindre son corps éthéré qui, bien évidemment, n’est que celui de l’Art.

 

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3 octobre 2020 6 03 /10 /octobre /2020 08:32
Nuit, là où brille le génie

La Nuit étoilée (1889) au MoMA à New York.

 

***

 

1889 - Saint-Paul-de-Mausole. Asile d’aliénés.

 

   8 Mai - Vincent quitte Arles. Il sait qu’il n’a plus d’autre solution. La démence frappe à sa porte, des hallucinations l’assaillent, des visions le harcèlent. Lui qui a tout peint, veut encore s’essayer à tenter l’impossible en peinture : peindre LA NUIT. Cette pensée de la représentation de l’invisible ne le laisse nullement en paix. Son sommeil, ou ce qu’il en reste, est zébré de la rapide lumière des étoiles qui se détachent sur la suie nocturne. Mais qu’est donc sa folie ? L’excès de lumière qui rongerait son corps de l’intérieur ? Ou, au contraire, s’agirait-il des impalpables mains de la nuit qui le saisiraient, menaçant de le conduire à trépas ? Lui seul pourrait le savoir mais sa conscience est altérée, sa raison vacille sous les coups de boutoir de la folie. Il sent cette ‘folle du logis’ tourbillonner tout autour de lui, menacer de le conduire à la cécité et alors plus rien n’existerait puisque la peinture elle-même - son oxygène - serait dissoute, partie dans l’illisible contrée de l’absurde dont il redoute tellement d’être la prochaine victime.

    

   S’appeler Vincent ?  Être possédé de la couleur, du rythme des formes. Tout simplement la vocation à une disparition prochaine. Vincent souhaite-t-il mourir ? A la vérité il ne pourrait rien dire sur sa propre disparition. En tout cas, ce qu’il voudrait, c’est une illumination, le pur jaillissement d’un feu de Bengale, un ruissellement de lumière plaqué sur l’ombre de la nuit. Comme l’éclat d’une conscience s’exilant du Néant, appelant la raison, la lucidité, la plénitude du regard face à l’incompréhensible destin du Monde. Il a une arme pour cela. Elle s’appelle PEINTURE. Elle est sa maîtresse la plus fidèle, mais aussi la plus exigeante. Se nommer Vincent, c’est peindre ou mourir. Sans ses tubes de couleur, sans sa palette maculée d’huile, sans son chevalet, Vincent est réduit à n’être qu’un spectre qui ne se détacherait nullement des ténèbres, s’y confondrait bien plutôt, les épouserait et alors il y aurait indistinction, Vincent serait la nuit, la nuit serait Vincent. Alors, avant d’en rejoindre la mortelle hébétude, il veut lancer un cri, faire flamboyer au plus haut du ciel l’étendard de l’Art. Il n’est Vincent qu’à cela : broyer des pigments dans l’huile, plonger ses doigts dans la pâte onctueuse, couvrir la toile de ces mille et un signes qui la révèlent, la toile ; le porte au jour, lui, le Peintre.

  

   Donc la nuit, non seulement dans sa nature opposée au jour, non dans sa fonction de nourrice des songes, non dans la parure qu’elle offre à la Terre. Non, la nuit comme dernier refuge de la Peinture, comme dernier flamboiement avant que les yeux clos ne puissent plus percevoir que l’infinité d’un chemin sans horizon, sans portée, sans avenir. Un chemin perdu, en quelque sorte, égaré dans le pluriel fouillis de l’Univers. La nuit comme obsession. Dernière, en réalité. Mais ceci il ne peut le savoir, son état de santé est trop altéré pour qu’il puisse prendre le recul nécessaire à une juste considération des choses. Comme toujours sa correspondance est soutenue. A ses correspondants il s’ouvre de ses derniers tourments, de ses constantes hantises. Il veut représenter ces fameux « effets de nuit » sans lesquels sa peinture n’aura trouvé nul aboutissement, un simple bégaiement de thèmes qu’il veut outrepasser, porter son œuvre à cette incandescence qui est la marque du génie, mais aussi sa souffrance, sa brûlure dont rien ne saurait venir à bout, sauf la création tutoyant des monts élevés, arrivant à son acmé, un indépassable en quelque sorte.

  

   Ecoutons ce qu’il faut bien considérer comme des implorations, des conjurations. Au travers de l’œuvre nocturne, c’est soi-même qu’il faudra dépasser, transcender sa propre nature, connaître la flamme, l’éclair, le coup de semonce du tonnerre, après il n’y a plus qu’un silence éternel puisque tout aura été dit du monde, que ses limites auront été franchies, qu’il se sera disséminé en millions de fragments plus lumineux les uns que les autres. Un Soleil étincelant sera la seule Réalité, la seule Vérité.

 

   Des lettres donc :

A son frère Théo :

 

« Il me faut une nuit étoilée avec des cyprès ou,

peut-être, au-dessus d'un champ de blé mûr. »

 

Au peintre Emile Bernard :

 

"Mais quand donc ferai-je le Ciel étoilé,

ce tableau qui, toujours, me préoccupe ?"

 

A sa sœur :

 

"Souvent, il me semble que la nuit est

 encore plus richement colorée que le jour. »

 

      

       Une nuit de Mai 1889

 

      Vincent est dans sa petite chambre de l’Asile. La pièce est blanchie à la chaux. Elle est de dimensions modestes, mais suffisamment grande pour que Vincent y entrepose ses dernières toiles, y dispose un chevalet, y range ses tubes, sa palette saturée de couleurs. Il est assis sur son lit étroit bordé de ferrures noires. D’une main distraite il éprouve le rugueux de son couvre-lit de coton, des franges retombent vers le sol de tomettes rouges. Vincent est en méditation. Il est planté au cœur du silence comme une épine serait fixée dans l’opaque d’une chair. Sa respiration est calme, mesurée. Elle paraît coïncider avec le grand rythme de l’Univers. Ce soir la nuit est plus un clair-obscur qu’une sombre étole. Vincent, de temps à autre, regarde par la fenêtre aux battants ouverts. La nuit entre en lui, tel un fleuve qui s’écoule dans sa rainure, sans peine, avec discrétion, mais avec la certitude que, bientôt, l’estuaire sera rejoint, que commencera la fête immense de la course maritime. Lui, Vincent, entre en elle, la Nuit. Il en sent la consistance d’étoupe, les douces fluctuations, les flux et les reflux, ils sont pareils à ses états d’âme, ses soudaines marées, ses retirements, ses étiages parfois quand l’angoisse frappe à sa porte, s’insinue dans les fibres serrées de son corps. La nuit, étrangement, il la sent fraternelle, disposée à l’accueillir, tout comme elle reçoit les rêveurs, les astronomes aux yeux inquiets, les jongleurs d’impossible, les elfes diaphanes, les esprits de l’ombre. La nuit est, en quelque sorte, l’écrin dans lequel sa folie, au moins provisoirement, trouvera à se poser, ultime exutoire avant que la tempête ne se déchaîne, qu’elle ne déracine le Peintre, signe sa dernière toile des stigmates de la souveraine Mort.

  

   Soudain, Vincent a quitté son lit, s’est approché du chevalet qui se trouve tout juste devant la fenêtre grand ouverte. Un instant il respire fort, s’emplit des effluves immenses de la nuit. Il en sent la belle fragrance cheminer en lui, une manière de serpolet odorant qui viendrait des hauteurs de la garrigue voisine, planerait infiniment, le féconderait de cette ablution florale infiniment délicate. Sous la clarté du ciel, le paysage s’ouvre à lui. On dirait l’illustration colorée d’un livre pour enfants. Du reste, Vincent habité de nuit, ne sait plus s’il est un enfant, un adulte, un fou en son Asile, un homme en prière, un saint en contemplation, l’architecte de ce monde qui s’offre à lui avec toute l’intensité des choses sublimes.

  

   Oui, c’est bien de sublime dont il s’agit. A la manière de l’effroi des Romantiques face à l’Insondable, à l’infiniment déployé, au vertige de l’abîme, chacun pourrait y disparaître, comme requis par le lointain cosmos. Où donc est la folie de Vincent en cet ici et maintenant prodigieux ? Existe-t-elle encore ? Ne se confond-elle avec l’acte même de peindre ? Est-elle l’envers du génie comme beaucoup le prétendent ? Qu’importent ici, la Raison et son souverain principe, la Folie et ses assauts meurtriers, ses coups de dague, ses essaims lumineux ? Ici, c’est de peindre dont il s’agit, de devenir, soi-même, ce fragment rutilant de l’Art, de devenir une brillante comète en quelque sorte. Ensuite, advienne que pourra. L’événement aura eu lieu, le phénomène aura trouvé l’écriture de son accomplissement.

 

    La nuit est ouverte, infiniment ouverte aux effusions lyriques des fous et des créateurs. Elle ne comprend, n’entend, que ceux-ci et les rêveurs d’impossible, les magiciens aux mains d’albâtre, les tout jeunes enfants qui rient aux anges, les Déracinés de la Terre, ceux qui dorment sous les étoiles et refusent qu’un toit leur serve de refuge. Ils veulent être des Sans-Abri dans l’essentialité de leur communion avec la quintessentielle Nature, la donatrice de tout ce qui est, vit, respire, chemine ici et là dans les cannelures fixées par le Destin, une fois pour toutes. Liberté de vivre sous le ciel malgré les décisions de ce dernier, le Destin, d’orienter les hommes de telle ou de telle manière. Liberté immense de Vincent de tutoyer la Nuit, cette ivresse, cet éthylisme, cette ‘Noire Idole’, ce narcotique puissant dont s’abreuvent les Amants au plus fort de leur passion, cette sublime ambroisie que ne connaissent que les esprits occupés d’Infini, puisant à la margelle fascinante de l’Absolu.

  

   Qu’importe la souveraine raison lorsque le feu et la flamme surgissent au bout du pinceau, que les yeux deviennent des diamants qui incisent l’inconnu, que le carrousel des mains, leur étonnante chorégraphie, posent sur la toile les signes les plus patents d’une Vérité ? Oui, d’une Vérité. Elle ne se montre qu’aux Aventuriers des formes, aux thaumaturges qui changent la cendre en braise, qui métamorphosent l’immanence en transcendance, aux esthètes qui décryptent dans le réel tout ce qui peut faire sens, tracer les lignes d’une esthétique. C’est là, au plein de la nuit, dans le creuset d’ombre que se créent les grandes œuvres. Elles sont tissées de silence en même temps que leur chant emplit l’univers de son ineffable splendeur. Vincent est en-lui, hors-de-lui. Vincent est le fils de la Terre qui vogue au Ciel. Vincent est une vive lumière inondant de son flot la gorge étroite des ténèbres.

  

   Le ciel est haut, très haut, le ciel est un tourbillon, une giration infinie. Le ciel appelle et fascine, le ciel est pur miracle, sustentation de l’esprit au-dessus des soucis immenses des hommes. Il oscille du gris de lin, aux touches turquin plus soutenues, en passant par la gamme aérienne des rehauts pervenche, des fluides glacis lavande. Sous les pulsations du pinceau, comme surgies du Néant, naissent des étoiles, des myriades d’étoiles. Elles font un étrange halo lactescent, les pleines pâtes jaunes, solaires - soleil, le signe le plus patent, l’emblème le plus affirmé de Vincent -, les pâtes donc vibrent de l’intérieur, flamboient, écument, irradient, traversent leur être pour rencontrer celui du Peintre, attiser sa folie, combler sa recherche de l’Illimité, du Sur-réel, de l’inouïe présence des choses. Les auréolins fusent, les orpîments crépitent, les pailles brûlent comme au milieu des chaumes de la Provence. Le croissant de la Lune, ce vif orangé, diffuse des ambres, des mousses, des vert-de-gris. L’immense champ du ciel est parcouru de la griserie, parfois du délire des Étoiles. Vincent est parmi elles, au centre même de la fusion corpusculaire, dans l’œil du cyclone, là où tout fuse à la vitesse des comètes. Sa folie s’abreuve à la nuit que la nuit étanche avec une belle fougue. Folie humaine contre folie nocturne.

 

    Les flammes vert-bouteille des cyprès gagnent le ciel, l’obscurcissent en partie. Sont-elles le symbole des maux terrestres, des insuffisances et des trahisons des hommes, ? Sont-elles le chiffre du Mal dont nul n’est encore venu à bout, dont vingt siècles de civilisation n’ont suffi à atténuer l’ardeur ? Vincent lui-même le sait-il ? Ou bien sa peinture outrepasse-t-elle sa capacité de savoir ce qui se loge au cœur même de son œuvre ? Ce qu’elle veut signifier en son fond, si elle est plus que la sombre métaphore de sa tragique condition existentielle ? Les montagnes violettes escaladent le ciel, couvertes, dirait-on, des lignes régulières de champs de lavande. Des boqueteaux vert-olive et bleu moutonnent au fond de la plaine. Des maisons se fondent dans le paysage comme si elles en étaient une simple émanation, une fable en quelque sorte, des logis sans âme puisque personne n’apparaît que la Souveraine Nuit en ce que l’on penserait être son ultime monstration.

  

   La flèche d’une église s’élance vers le haut, dans une manière d’inutile prière. N’est-ce pas nous, Spectateurs muets, qui nous abusons sur la signification de cette terrestre contrée ? Peut-être ne voulons-nous voir les maisons qu’en tant que maisons, les arbres qu’en tant qu’arbres ? Nulle indication de ceci. Le réel est aboli, usé jusqu’à la trame par le génie de l’Artiste. En effet qu’importe à Vincent l’olivier dans sa parure avec ses troncs tortueux, ses feuilles vernissées d’argent ? Qu’importent les demeures ? Qu’importent les hommes, eux qui ont condamné le Hollandais à la faible lueur de la compréhension de l’œuvre, la pensant celle d’un fou ? Oui, d’un fou, mais d’un fou au regard qui portait loin, bien au-delà des sentiers des Existants, là où brûle le pur magnésium de la création, là où l’alchimie connaît son oeuvre au Rouge, la transmutation sublime des éléments, la pierre devenue gemme rare dont l’éblouissement n’est supportable que pour les êtres de tulle du Ciel, les penseurs des profondeurs, les explorateurs d’abysses. ’Van Gogh, le suicidé de la société’, avait énoncé Antonin Artaud, un génie s’inquiétant d’un autre génie. Deux flammes qui se rejoignent par-delà le temps et l’espace, sous le verre de la lampe magique de la création.

  

   Le temps est venu d’abandonner Vincent à son sort, ce que, du reste, le Temps lui-même a amené à son entière complétude. ‘La Nuit étoilée’ est terminée. Le jour ne tardera à se lever sur l’Asile de Saint-Paul-de-Mausole où les Déshérités sont encore dans leurs rêves étroits, pareils à des camisoles de force. Ils ne savent rien du monde. Le monde ne sait rien d’eux. Ils sont quelque part, dans le recoin obscur de la mémoire des hommes. Leur part nocturne, si l’on veut. Ils meurent en silence sous le chant des étoiles, tout comme Vincent que son génie a consumé jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Il a lui-même cerné son tombeau, à coups de brosses vigoureux, à coups de pâte pareils à des flagellations du vivant, à coups de bleus-marine et d’orangés solaires, à coups de génie qui ne sont jamais que le cristal surgi des plis les plus ténébreux de la nuit. Un an plus tard survient la dernière ‘nuit étoilée’ pour le natif des Pays-Bas. Après avoir peint son ultime toile ‘Racines d’arbres’, Vincent se tire une balle dans la poitrine. Il mourra deux jours plus tard à l’âge de 37ans. Destin en forme d’éclair ! Son génie nocturne (qui n’était que l’envers de celui, solaire, que chacun lui connaît) l’avait reconduit là où il avait toujours été, parmi la rumeur immense des étoiles et la vibration invisible des comètes.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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24 septembre 2020 4 24 /09 /septembre /2020 09:00

     Pierre Anzieux est géographe. Son métier en a fait un incessant globe-trotter, un citoyen du monde en sa vastitude. Pierre sillonne les mers comme il survole le globe, traverse les terres dans des trains, parcourt les rubans de bitume qui quadrillent l’espace. Pierre est fasciné par les multiples formes qui tissent ici les villes, dessinent là le miroir des rizières, plus loin cernent les plaques étincelantes des salins. Quand on est géographe, on aime les lignes, les méridiens et les équateurs, on aime la vaste surface colorée de la Terre, on aime le ruissellement optique des cartes, on aime ces portulans de la Renaissance qui ne sont rien moins que des œuvres d’art. Et, en toute bonne logique, le Géographe aime l’Art selon toutes ses déclinaisons. Il ne manque jamais d’aller voir des œuvres dans les musées, d’emplir ses yeux d’images sublimes, d’offrir à sa peau d’intimes frissons, à son esprit un combustible qui brûle longuement, jamais ne s’épuise. L’art se donne comme une seconde peau, un genre de parchemin sur lequel il pose les multiples étoilements de son désir.

   Aujourd’hui, en mission au Texas à des fins de relevés topographiques, Anzieux est descendu dans un hôtel de Houston. Il visite la ville, admire sa floraison de hautes tours, les rubans de ses autoroutes, les taches vert-bleu de sa végétation qui flottent à l’horizon, dans une brume incertaine. Maintenant, il vient de franchir le seuil de la Chapelle Rothko. Le bâtiment est de béton lourd, de forme octogonale, une lumière zénithale provient d’une mince meurtrière et les yeux doivent s’accommoder à cette demi-nuit, à cette clarté diffuse qui flotte à la manière d’une cendre, d’un grésil gris, d’une eau captive au sein d’une roche. Sur de larges parois blanches sont posées des toiles de grand format à la teinte sombre, presque indéfinissable, entre indigo soutenu aux extrémités et violine, améthyste, prune pour le motif central. Pierre s’assoit sur une banquette de bois lustré, face aux œuvres. Il est seul dans la chapelle à cette heure native. Il se recueille devant ces genres d’icône contemporaines, il éprouve le silence, il écoute naître en lui le chant intérieur de la volupté.

   C’est une grande joie que d’être là, face à la beauté rayonnante, d’en éprouver les flux et les reflux, tous ces mouvements lents d’une lumière tamisée, irisée comme si elle provenait d’un paysage de brouillard, peut-être d’une lagune couchée sous la lumière bleue de l’aube. En une intuition immédiate, en un éclair, le Géographe sait qu’il est en présence de quelque chose d’important qui s’inscrira en lui comme le font de mystérieux hiéroglyphes dans la chair disponible de la pierre. Cela entre en lui, cela fait ses douces onctions, ses paisibles confluences. C’est comme une musique très ancienne qui viendrait des savanes du Plateau Andin, parcourrait d’immenses espaces, viendrait lui dire le rare d’une toile, sa réservé d’énergie, son potentiel de régénération. C’est comme une source venue des profondeurs de la terre, une eau qui porterait en elle sa fable originaire, sa neuve venue ouverte aux yeux des hommes, son cri silencieux d’espérance, son infinie réserve de liberté. Un genre d’hymne à la joie tellement cette expérience de la rencontre est ineffable, sensitive, logée au sein même de ce qui ne parle qu’en mode de réserve, de retrait, une onde à fleur de peau, un chromatisme pour l’âme, un puits d’effectuation pour le libre jeu de l’esprit.

   Pierre demeure en lui, de longues minutes. Il prie afin que sa solitude puisse continuer. Il sait, en son for intérieur, que le nombre détruirait l’harmonie, fausserait le rapport institué de lui à l’œuvre, de l’œuvre à lui. A sa méditation il faut la mesure étroite d’une connivence, le plaisir sans partage d’une confidence, il faut la dimension réduite du mystère. Toute parole détruirait ce fragile équilibre, toute lumière trop vive dissiperait le tissu du songe, le métamorphoserait en une touche du réel bien trop rugueuse, trop soucieuse de calcul, d’intrigue, de spéculation. Pierre veut être au sein d’une épreuve qui le multiplie, le féconde, le remette au plus haut de lui-même. Seul l’art le peut dont il a maintes fois éprouvé les secrets pouvoirs. Comme en filigrane de sa contemplation, les mots de Rothko lus dans ‘Conversations avec des artistes’, font leur doux bruissement :

   « Je ne suis intéressé que par l’expression des sentiments humains de base - la tragédie, l’extase, la malédiction, et ainsi de suite - et le fait que beaucoup de gens craquent et pleurent devant mes tableaux, montre qu’ils communiquent avec ces sentiments-là (…). Ceux qui pleurent devant mes tableaux ont la même expérience religieuse que moi, lorsque je les peins. »

   Oui, dans le cœur vibrant de cette Chapelle, Pierre expérimente la voie d’une ‘religiosité’ au sens large, de ce qu’il est convenu d’appeler, parfois abusivement, une ‘spiritualité’. Mais, ici, le terme de ‘religion’ doit être reporté à ses deux sources étymologiques, à savoir : ‘relegere’ (cueillir, rassembler) et ‘religare’ (lier, relier). Ceci, à l’origine, ne fait nullement signe en direction des dieux d’une religion polythéiste, pas plus qu’en direction du Dieu des religions monothéistes. ‘Rassembler’, ‘relier’ doit d’abord s’interpréter par rapport au Soi du Sujet conscient qui est en voie de réaliser son unité, de connaître le sentier unique autour duquel sa conscience s’assemble et découvre un sentiment de plénitude.

    Être dans la Chapelle Rothko en ce jour, en cette heure, c’est tisser autour de son propre être les fils de soie d’une parure unique, singulière, irremplaçable, c’est se connaître Soi en tant que Soi, sans débordement ni effusion en dehors, vers le monde, c’est demeurer en son essence la plus exacte et n’en nullement différer. L’œuvre d’art, regardée en son principe le plus réel, en sa nature foncière, n’ouvre rien de moins que la voie d’une liturgie athée, genre de processus cérémoniel pour accéder à Soi dans ce qui se donne comme le plus essentiel trait signifiant de notre présence sur Terre. De l’observation de ces toiles emplies d’ombre, finement sculptées par une clarté farouche, il est nécessaire de ressortir neuf, comme après un rite d’initiation de l’âge adolescent : on était encore dans le bain de jouvence de l’enfance, immergé dans ses eaux lustrales, soudain l’on surgit à soi dans sa condition d’homme, l’on sent la brûlure de la maturité, l’on progresse sur un chemin radieux. Changement brusque de paradigme, découverte de la face cachée d’un astre, c’est tout ceci qu’apporte l’œuvre quand elle est visée en tant que l’exception qu’elle est, événement qui n’a nulle correspondance, si ce n’est la survenue de l’Amour dans une âme qui l’attend et se déploie ainsi au plein de sa quadrature existentielle.

   Pierre a longtemps regardé ce qui lui faisait face. Il n’y avait plus nulle distance. Il était la Toile, comme la Toile était Lui. Ils étaient ourdis du même coutil, attentifs à ce qui se donnait là : la pulsation d’un SENS infini, le rythme binaire faisant son doux aller-retour de navette. ‘Je suis Toi, plus que Toi dans l’heure qui s’éternise’. Voici la formule qui aurait pu trouver sa forme lapidaire dans le fronton de ciment de la Chapelle.  Sans doute une énigme pour beaucoup, une révélation pour les peu nombreux qui étaient familiers des belles coursives de l’art. Peu à peu le jour s’est agrandi dans le périmètre de la salle octogonale. Des bruits se sont fait entendre. Des visiteurs rares mais qui, malgré leur relative discrétion, rompent un lien.       

   Pierre Anzieux sait que le charme prend fin. Que, bientôt, la salle propice à la contemplation sera redevenue un lieu de visite parmi d’autres, une simple péripétie au milieu des contingences mondaines. En quelque sorte un lieu profané, rendu à son statut de chose muette, peut-être même d’objet banal, dont on archive rapidement quelques images pour, plus tard, se souvenir, témoigner que l’on est passé dans cette ville, tel jour, à telle heure d’automne déjà teintée de lueurs crépusculaires. Tout près de la sortie, sur un cube de bois presque inapparent, quelques prospectus. Une exposition temporaire, rétrospective des œuvres de Mark Rothko au ‘MFAH’, le Musée des beaux-Arts de Houston. Pierre ne peut que remercier le ciel de lui être si favorable. Il prend un taxi qui le dépose bientôt devant la façade très contemporaine du Musée : grandes plaques de travertin clair que rythment d’immenses baies vitrées. Il est tôt encore dans la matinée et rares sont les Visiteurs. Sans doute quelques amateurs de l’œuvre du natif de Lettonie. De grandes salles livrées à une savante pénombre, un bel art de la muséographie. Les œuvres, comme suspendues dans l’espace, reçoivent la douce lumière des spots. Elles seulement sont visibles, sol et plafond se perdant dans un clair-obscur que Rembrandt lui-même n’eût pas renié. Autrement dit, l’atmosphère est magique, un rien nébuleuse, sustentée à l’aune de la présence des toiles.

   Chaque salle est dédiée à une période du Peintre, selon un ordre chronologique. Pierre s’attarde aux œuvres les plus anciennes datant de 1938. Celles, réalistes, à la façon d’Edward Hopper, puis celles consacrées à mettre en scène des motifs mythologiques, puis celles de facture surréaliste. Vite, le Géographe comprend que toutes ces toiles ne sont que des essais, des balbutiements de quelqu’un qui cherche fiévreusement sa voie mais sans y parvenir vraiment. Certes, dans quelques œuvres de la première manière, se laisse deviner le futur Rothko, le ‘classique’, un Maître de l’abstraction à l’égal de Barnett Newman ou de Clyfford Still. Il faudra attendre 1950 et les deux décades suivantes pour que la première discrète floraison ne s’épanouisse en cette fragrance inouïe, en ce « champ coloré » selon les termes du Critique Clément Greenberg, ce flamboiement qui signe la présence d’un génie, comme toujours tourmenté, inquiet, dont la peinture est le seul et réel exutoire, jusqu’à la signature finale du suicide.

   En cet instant de la ‘révélation’, Pierre Anzieux se souvient-il des notations de la Philosophe Geneviève Vidal à propos de cette période, mots qu’il avait lus et soigneusement encadrés d’un trait de crayon :

   « Pendant vingt ans, Rothko s’en tient à la structuration suivante : quelques rectangles de tailles et de couleurs différentes, l’un au-dessus de l’autre (quelquefois l’un à côté de l’autre), angles adoucis, bords flous, voisinant par un étroit vide intermédiaire, qui, en réalité, émerge d’un fond monochrome. Asymétrie horizontale donc, et symétrie verticale. Le format est souvent monumental. Chaque tableau joue sur un nombre réduit de couleurs, de six à deux, par modulations, plus que par contrastes. Quant aux moyens, ils se répartissent ainsi : un peu d’aquarelle, surtout de l’huile, de l’acrylique, de la détrempe, de l’encre, sur papier et toile. »

   Certes cette description est plus topologique, technique, qu’elle ne met en perspective la climatique singulière des œuvres du Peintre. Elle est utile cependant en ce sens qu’elle précise cette éternelle réitération d’un geste initial qui devient, au fil des ans, la nature seconde du Peintre, un genre de décalque de son âme, une vibration de sa chair au contact de la matière colorée, fluide, intemporelle, tant elle semble flotter à mille lieues du réel, en sustentation dans un espace sans topométrie, un temps privé de ses repères habituels. Une sorte de brouillage spatio-temporel qui n’est pas sans rappeler le célèbre sfumato du Maître de Vinci. C’est ceci, en tout cas, que pense le Géographe au contact de ces toiles à hauteur d’homme qui interrogent la psyché, instillent en elle un genre de doute, une qualité de vision de myope, une atmosphère à la Turner, avec ses lointains flous, ses eaux irréelles, son ciel teinté de pluie. Pierre est totalement fasciné par ces œuvres dont aucun équivalent n’existe vraiment dans l’histoire de la peinture. Devant ces infinis glacis qui se révèlent en même temps qu’ils s’annulent, on ne peut qu’être saisi de vertige. Rien à quoi se raccrocher, ni une ligne, ni l’ébauche d’une figure, pas plus que l’amorce d’une composition. Ici on est dans l’abstraction la plus vigoureuse qui soit, la couleur pour la couleur, le jeu coloré pour le jeu coloré. Anzieux s’étonne de ce prodige, de cette absence de concession à quoi que ce soit, de cette volonté de gommer toutes les références antérieures. Ni symbolisme, ni impressionnisme, ni expressionnisme. Seulement la Peinture en tant que Peinture, autrement dit la Peinture en son Essence. Rothko ne voulait nullement encadrer ses toiles afin que les Regardeurs de l’œuvre surgissent à même la manifestation, sans distance, sans mouvement de recul qui en eût atténué l’effet. Un flux direct de la chair de l’œuvre à celle de qui contemple et se recueille. Rothko ne donnait plus de titre au motif qu’il voulait que ses créations fussent intemporelles, universelles. On sait à quelle tragédie a conduit sa quête d’un Absolu total, impartageable, inaliénable.

   Des Visiteurs dans les grandes salles, mais discrets, visiblement touchés par la profondeur du travail de l’Artiste, sa persistance à être jusque dans la touche colorée du subjectile. Ce que Pierre pense, c’est que le sublime ne s’atteint pas, comme chez les Romantiques, par la contemplation du paysage grandiose, qu’un des traits de la modernité c’est bien d’essentialiser l’art, de faire d’une couleur, d’une forme, le sujet indépassable d’une esthétique. Ces toiles sont admirables de justesse, de sensibilité, elles disent l’âme du monde, elles sont le miroir sans tain où se brise notre volonté de paraître, où se dissout notre ego, où flamboient les premiers mots d’un poème. Ce que pense Pierre, à propos de cette syntaxe minimaliste, c’est que le geste du Peintre est sans doute encore plus décisif que ses connaissances de la perspective, de l’harmonie des tons, des rapports des formes entre elles.

   Il s’agit, tout d’abord et de manière définitive, dans ces vingt dernières années, du déploiement inouï d’un sensualisme dont peu d’œuvres antérieures ont témoigné avec autant de bonheur. En une certaine manière, Pierre pense qu’il n’est nullement abusif de dire que Rothko est le Maître incontesté de l’exploration des sens, vision au premier chef, bien entendu, mais tous les autres sens sont convoqués, toucher soyeux des toiles, goût délicat de fruit exotique, fragrance de peau discrète, tons musicaux aux subtils harmoniques. C’est la totalité de l’homme qui est touchée au travers de ces pulsations qui font penser au rythme diastolique/systolique, au rayonnement solaire d’un couchant, à la levée d’une brume sur l’éclat monochrome d’une lagune.

   Je crois que j’aurais l’assentiment de Pierre si je lui disais, dans un souci de visée synthétique, que ces toiles signent une entrée en présence et un retrait, comme s’il s’agissait de l’être même des choses qui se donnerait, puis se réserverait, demeurant sur le bord de l’étant, à la lisière, à la limite de ce réel qui faseye telle une voile prise en plein vent. Je crois qu’il aimerait penser ces œuvres tels des « phénomènes saturés » pour reprendre la belle expression de Jean-Luc Marion, autrement dit ceux en lesquels s’accomplit pleinement l’essence même du phénomène. Or ici, le phénomène coloré qui se confond avec celui même de l’art, se donne dans sa plénitude même, dans sa forme la plus accomplie. Que reste-t-il donc à dire de la puissance de la couleur après Rothko qui ne soit qu’un appendice dépourvu d’intérêt ? Peut-on aller plus loin dans l’exigence chromatique de dire la pure beauté ?

   Ce que Pierre ajouterait sans doute, que le sens de l’œuvre du Maître survit à la vision qu’on en réalise car il existe une curieuse persistance rétinienne, dans la mémoire, de ces taches colorées comme si, en nous, elles atteignaient aux rives même de notre conscience la plus profonde, là où brasille l’archétype d’un feu, la fusion d’une lumière, l’effervescence d’une chair. Oui, l’œuvre de Rothko est infiniment charnelle, elle est identique à la pulpe des doigts qui effleure le réel et en garde les traces fugitives, à la façon d’une première efflorescence du langage, du dépliement d’un poème dans la conque libre du jour.

Avant de quitter le Musée, Pierre Anzieux s’est longuement abîmé dans la contemplation d’une des rares œuvres de cette période portant titre et date :

« Rouge, orange, orange sur rouge » - 1962

   Cette œuvre est belle de pureté, d’exactitude, elle est l’Art porté à son acmé. Prenant le contrepied du réalisme et de tous les ‘…ismes’ qui ont jalonné l’histoire de la peinture, cette toile nous dit, dans un lexique apparemment étroit, le lieu même où culmine une méditation. Nul besoin d’une figure, d’une forme, d’une ligne de fuite, d’une perspective, d’un sujet, d’un motif. Non, la couleur seule en quelques unes de ses modulations les plus insaisissables. Comme un art de la fugue. « Une voix fuit ou en poursuit une autre », nous précise le Dictionnaire à propos de la fugue musicale. Ici, aussi, dans cette toile, une couleur fuit ou en poursuit une autre. Rouge/orange/rouge comme pour dire, à la fois l’impossibilité de l’art (quand arrêter le recouvrement, quand interrompre la métamorphose que le glacis impose à l’équilibre du tout ?) Et l’épineux problème de la Vérité, où le situer, dans le rouge sombre andrinople, dans l’amarante si proche d’une nuit, le baume d’un nacarat ? Ou bien la Vérité est-elle tout ceci à la fois, ou bien seulement la forme de passage d’une réalité colorée à l’autre ? Sans doute faut-il croire que cette incandescence de la toile brûle de la question qui la traverse, cette étrange fulguration qui, toujours, procède à son exaltation, Rouge, qu’atténue une douceur, Orange.

Rouge, Orange, Rouge, étonnant clignotement du monde, des êtres, des choses !

 

 

 

 

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5 septembre 2020 6 05 /09 /septembre /2020 07:57
Ecrire, peindre, sculpter : Exister

"La fatidique angoisse

de la page blanche..."

 

André Maynet

 

***

 

 

   "La fatidique angoisse de la page blanche...", nous dit l’Artiste en cette énonciation pleine de vérité. Et pourquoi donc est-elle « pleine de vérité » ? Sans doute, d’abord, au gré d’une intuition. Nous sentons que ceci est juste mais il nous faut en deviner la source profonde. Pour ceci il suffit de reprendre chaque mot et d’en faire lever le germe.

   « Fatidique » dit combien le destin est à l’œuvre qui nous appelle à être de telle manière et non d’une autre. Donc l’énigmatique Destin a tracé pour nous la voie de l’art qu’il nous est rendu obligatoire de suivre sans jamais différer de ce qu’il est en sa pure essence, la remise d’une grâce, un don à faire fleurir au plus haut de nos pensées.

   « Angoisse » dit ensuite, sous ce don, la crainte qu’un jour, il puisse nous être retiré et alors ce serait comme un vide, un abîme qui traceraient la dimension de notre perte.

   « Page », oui, parce que, dans l’ordre symbolique, l’art nous tend une page et cette page est comme le devoir dont s’acquitte un enfant sage, recouvrant de milliers de signes sa surface. Or, si nous sommes créateurs, nous sommes invités à vivre dans cet univers de hiéroglyphes, de traces, d’empreintes que nous déposons sur le vergé attendant le dessin, dans le bois ou le bronze sculptés, dans le Journal qui reçoit nos quotidiennes confidences.

   « Blanche », enfin, car cette couleur si absente de toute couleur est la virginale présence, la matrice ouverte à la profusion dès l’instant où se déplie la corne d’abondance dont elle était en attente.

   "La fatidique angoisse de la page blanche..."  trouve donc ici le lieu et le temps de sa parution. Serait-elle ôtée de toute expérience que rien ne pourrait se manifester et que les tentatives esthétiques se réduiraient à de simples formes occluses en elles-mêmes, peut-être ne trouveraient-elles jamais le lieu de leur être. Nous pourrions argumenter ainsi, au fil des pages blanches, accumuler les notations abstraites, développer toute une argumentation conceptuelle qui demeurerait, en une certaine manière, hors de visée, au motif qu’elle n’élaborerait que des contours sans déterminer en quoi que ce soit la substance même qui constitue la trame intime du réel, nous voulons dire, de ce réel si singulier, étonnant, qui aboutit au surgissement d’une œuvre. Et tout ceci est si mystérieux, si magique, que l’Artiste même ne pourrait vraiment dire comment tout ceci a été possible, quelles ont été les sources de son inspiration, quel enchaînement subtil de causes et de conséquences ont abouti à tel dessin, telle esquisse, telle forme brillant au ciel comme une étoile.

       Commentons, simplement. Il n’est nullement indifférent qu’au bord de la question de la page blanche et de son angoisse constitutive se tienne, comme en retrait, ce genre de Nymphe gracile et éthérée qui constitue l’habituelle représentation des œuvres d’André Maynet. Sorte d’étrange posture narcissique selon laquelle le Sujet de l’œuvre se pencherait sur le mystère de sa propre advenue au monde des formes et des esquisses signifiantes. Cette image transposée dans l’univers des métaphores humaines se donnerait telle celle de la future petite Eve qui, du fond d’un illisible univers, scruterait sa possibilité de figuration parmi le fourmillement et l’incroyable diaspora du monde.

   Elle, Nymphe, est située au passé, encore dans le trouble et l’inconsistance du non-être, attentive à débusquer en quelque endroit de ce visage de neige et d’écume, l’image, fût-elle hallucinée, de qui elle pourrait devenir à la suite de quelques tracés de graphite, de quelques coups de brosse, peut-être de passages de gomme ou d’estompe qui joueraient de son apparition-disparition, bizarre clignotement faisant paraître l’exister et le néant d’exister au rythme de la temporalité artistique. Combien le pouvoir de tout Artiste est prodigieux, lui qui,

d’un seul trait,

d’un seul mot,

d’un seul geste,

décide de destinées qui étaient en réserve et s’impatientaient de se connaître en tant qu’existences neuves et plénières. Mais combien aussi ce pouvoir se constitue en source d’angoisses continûment renouvelées !

   Oui, une œuvre existe au même titre que vous et moi. Elle est insérée dans le réel, elle modifie le monde en un certain sens puisqu’elle en métamorphose le cours paisible. En effet, chaque chose tirée de la nasse insondable du néant, a réelle valeur ontologique.

 

Elle est ici et là

en son incoercible présence.

Elle demande à être regardée.

Elle demande à être entendue.

Elle demande à être reconnue.

A être regardée car chaque chose

ne peut venir en présence qu’à être vue.

Ne le serait-elle qu’elle n’aurait plus de valeur

que cette irisation de brume

s’élevant du vallon et se perdant

sur la vitre lisse du ciel,

surface anonyme

qui ne fait face qu’à l’aune

du nuage qui s’y imprime,

de l’oiseau qui en raie

l’immensité océanique.

A être entendue car le langage est le motif

au gré duquel une chose peut se signifier

et dire le dessein de sa venue.

A être reconnue car il est nécessaire

qu’une altérité témoigne d’une chose,

en déploie l’exister si mince,

il pourrait disparaître

au premier souffle du vent.

 

   Regardée, entendue, reconnue, la chose, quelle différence donc avec nous les hommes qui ne pourrions vivre si de tels actes ne nous visaient et ne nous conduisaient à être qui nous sommes, de tremblantes incertitudes qui, toujours, avons besoin de la confirmation réitérée de notre nature, faute de quoi la page serait infiniment blanche et éternellement divisée quant au destin qui pourrait y figurer ?

Visible, Invisible ?

Parlant, Muet ?

 Présent, Absent ?

 

   Les choses, parfois, sont si éthérées, si diaphanes, si transparentes qui nous communiquent leur fragilité de verre, leur consistance de grésil dans le ciel teinté de gris, leur chute de cendre devant les scories du monde.

   Elle qui se penche sur sa propre venue, nous pourrions la nommer « Suppliante », mais alors nous la cernerions d’une inquiétude qui la vouerait aux gémonies pour avoir demandé la vie avec une insistance peu conforme à sa modestie. Nous pourrions la nommer « Curieuse », mais nous apercevrions vite combien ce prédicat offenserait sa naturelle réserve. Nous pourrions la nommer « Désirante », mais nous anticiperions sur un sentiment qui, peut-être, ne bourgeonne point encore chez quelqu’un qui n’est pas réellement née, qui s’annonce seulement depuis les marges éloignées de l’espace et du temps.

   En réalité il conviendrait de ne nullement la nommer, de lui laisser l’entière liberté d’être qui elle sera, dont encore le sceau tremble à l’horizon du pensable sans que, nous-mêmes, soyons bien assurés de penser. Et la Pensée, ce geste à nul autre pareil, est-il en notre possession ou bien est-ce nous qui l’avons posée, là, au bout de notre pinceau, de notre gouge, de notre plume ?

 

Nous redoutons la page blanche

et, en même temps, l’attendons.

Nous n’existons vraiment qu’à en être

le vacillant écho…

écho…

écho…

 

Serions-Nous écho au large des choses ?

L’Art serait-il écho de qui-nous-sommes ?

L’Être serait-il écho de l’Art ?

 

Echos en abyme

qui ne finiraient jamais

de dire le mystère

de la Présence,

oui, de la PRESENCE

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4 septembre 2020 5 04 /09 /septembre /2020 07:47
Forme habitée de formes.

                             « Inondation ».

                   Œuvres : François Dupuis.

 

 

 

 

    Sur le bord d’un vertige.

   

   On ne sait pas d’où ça vient, comment cela naît, ce qui initie le déploiement, la manière dont cela se développe. Ce que l’on sait seulement, c’est d’abord la sensation, l’impression de tourneboulis, la densité du vertige, l’abîme si, d’aventure, tout ceci ne parvenait à exister, à proférer. C’est quelque part en un lieu du corps tenu secret. Peut-être dans la jungle sombre des viscères, dans l’eau océanique des reins, dans les flux séminaux qui font leur continuel battement, dans l’air étroit des poumons, dans les éclats de gong pourpres du cœur, dans le labyrinthe gris du cortex. Cela s’agite, cela demande, cela fait son étrange chorégraphie, ses sauts de carpe, ses coups de boutoir qui cognent contre le cuir de la peau. C’est au bord d’un évanouissement, d’une possible syncope, cela menace telle l’inondation qui abat les digues, défonce les portes, s’insinue partout où un lieu est disponible, mare liquide en quête de son propre pouvoir, de sa puissance parfois démentielle.

 

   Ici et là des pinceaux.

 

  C’est un matin dans la claire lumière, dans l’instant alchimique qui précède toute profération. Il n’y a pas encore de parole et les hommes végètent, quelque part dans les vagues blanches des draps. On est à peine réveillé, un pied dans le songe, un autre dans le réel ou bien à ce qui lui ressemble. Ici et là des pinceaux, des brosses, des spatules, des bouteilles d’encre, des chiffons maculés, des feuilles tachées, des spalters aux cheveux en bataille, des tubes de peinture, des pots de médium, des forêts de crayons,  des bosquets de fusains,  des  bouts de carton, des meutes de papier. Image confuse, chaos dont rien d’autre n’émerge que la pliure hébétée du désordre, la prolifération du multiple. Le silence est là répandu comme une menace. Le silence négateur qui pourrait décider de tout annuler et l’on ne serait plus que le dernier Voyeur d’une apocalypse. Alors il n’y aurait plus rien que cet infini suspens qui s’emparerait des choses et les réduirait à néant. Ceci est si insupportable qu’il faut bien agir, faire se dérouler son corps de gastéropode, pousser son pied vers la clarté, déployer le périscope de ses antennes, allumer le silex de ses yeux dans le globe transparent de la vision. Peut-être n’y a-t-il de métaphore plus juste que celle-ci pour dire le lent dépliement de la conscience, l’acceptation du destin dans le temps qui vient, qui réclame son dû, qui veut voir l’admirable spectacle du monde où tout vient à soi dans la douleur, certes, mais dans la beauté puisqu’il y a coalescence des deux dans une identique amplitude esthétique.

 

   Inciser le réel.

 

   Dessiner, jeter des traits sur une feuille vierge, c’est inciser le réel, c’est perforer la peau résistante des choses, mais c’est avant tout une sortie de soi douloureuse, une effraction qui sacrifie le corps, le jette sur le papier, le contraint à témoigner, à retourner la calotte intérieure, à poser à la face de ce qui est l’immémorial secret de sa mémoire, à déplier les strates du désir, à exposer la gemme ténébreuse des fantasmes, à faire surgir les pierres brutes et grotesques de l’inconscient, à faire fulgurer les boules ignées de la passion. C’est tout ceci qui exulte depuis la citadelle inexpugnable du corps, cet incroyable puzzle, cette géographie fragmentée des instincts, ces archipels du doute, ces ilots d’incertitudes  qui ne demandent qu’à connaître, à savoir le monde dans la clarté de ce trait,  de cette hachure, de cette biffure du crayon, de cette « conscience nerveuse de la matière »  que synthétisera le tableau peint, la sculpture dans la densité du bronze, l’estampe aux mille lueurs, la terre façonnée selon une volonté qui l’aura amenée à révéler le sens ultime dont elle était détentrice à son corps défendant.

 

   Le geste de la main.

 

  Corps défendant. Corps du créateur en sa retenue. Tant que l’œuvre n’aura pas eu lieu la liberté sera totale d’incliner l’esquisse de telle ou de telle manière. Illusoire liberté puisque tout, déjà, est déterminé par une posture singulière, par les ornières de l’expérience, les chemins événementiels qui constituent le lit, ouvrent le moule dans lequel l’œuvre trouvera à s’épandre telle la nécessité qu’elle était de tout temps. Oui : Nécessité. Oui : de tous temps. Car le pur produit de l’Artiste n’est nullement cette constellation abstraite et autonome foulant les herbes souples du ciel, les avenues infinies de l’espace sans contrainte, sans voie selon laquelle affirmer son être. L’être des choses et celui, remarquable entre tous, de la figuration esthétique transcende tous les temps, tous les espaces. Ne dit-on pas d’elle, la création, qu’elle est éternelle, universelle et, disant cela, on lui confère son essence la plus sûre qui est celle de dépasser les trois extases du temps - passé, présent, avenir -, pour gagner un statut d’éternité. Le moment de l’œuvre n’est jamais que la rencontre d’une conscience avec cela qui l’attendait depuis toujours et était impatient de se manifester. De là les flux et reflux du corps, de là les sourdes reptations dans l’antre mystérieux du fortin humain, de là le geste de la main, ce poste avancé de l’être qui dit la présence au milieu des hommes et des choses.    

 

   Porter au jour cette figure.

 

  Seulement à éprouver cette lame de fond, cette crue toujours possible depuis les remous internes l’on n’a d’autre choix que de se disposer à produire des formes, d’autre issue que de tirer de soi ces manifestations qui ne vivent à bas bruit qu’en attente de la rumeur qui en dira l’exceptionnelle existence. Ainsi, tout au long des jours que le destin posera devant soi, toutes les heures que le sablier annoncera, l’obsession sera la même de porter au jour cette figure, de révéler cette forme, de faire résonner cette teinte, de livrer les dialectiques sous-jacentes, de faire émerger les lignes de tension, d’exhausser des motifs polyphoniques qui sont ceux, le plus souvent inaperçus, des phénomènes existentiels, de leur fécondation par l’esprit, de leur mise en lumière sous l’œil attentif de l’art. Nulle échappatoire qui déciderait de laisser ces linéaments  muets, ces architectures abandonnées au silence des pierres, ces peintures dans l’indistinction de leur nuit primitive, ces sculptures dans le désarroi de leur matière illisible. Tout artiste est toujours cette Forme abritant quantité d’autres formes, plastiques, musicales, lexicales, iconiques qui constituent l’armature de son être et le portent à l’avant de soi dans la dimension de la pure joie.

 

   Son luxe de couleurs.

  

  Formes habitées. Ainsi chaque jour demande son lot d’images, son carrousel de lignes et d’empreintes, sa marée de taches et son luxe de couleurs. Il n’y a pas de répit, il n’y a pas de repos. Rien ne servirait de tâcher d’endiguer les flots, de les contraindre à demeurer dans l’orbe étroit d’une apparente quiétude, d’une lénifiante léthargie. Nulle forme en voie de devenir ne saurait se plier à l’ardeur d’une volonté qui s’ingénierait à contrarier l’urgence d’une ouverture, d’un regard à porter sur la beauté toujours vacante d’un paraître. La forme veut être ce qu’elle est en sa vérité, signe d’une présence effective, étincelle d’une signification qui jouera avec ses formes homologues sur la scène plurielle de la représentation humaine. Car son devenir est toujours l’annonce d’un supplément d’âme dans la dimension anthropologique. Nul homme n’est insensible à la poésie des formes, fussent-elles spirales, frises, courbes anatomiques, décor baroque ou bien classique, figues de l’espace et du temps, ces vergetures, ces cicatrices, ces excoriations qui disent bien plus le monde qu’un discours fût-il éloquent ne pourrait prétendre en évoquer la réalité nécessairement polymorphe, métamorphique, en voie permanente d’accomplissement.

 

   Le dessein constant de l’Artiste.

 

  Tous les jours que le destin pose devant lui, le trait d’un dessin qui n’est que le dessein constant de l’Artiste, l’incarnation de son être puisque tout est projection de soi dans les avenues de la durée. Trois mots évoqués, destin, dessin, dessein dont l’étrange paronymie, plus qu’une simple coïncidence phonétique fait sens en direction d’une unicité de leur parution, aucun d’entre eux ne pouvant s’exonérer de l’autre. Un dessin est toujours dessein s’inscrivant dans la ligne incontournable du destin. Car cette figure attendait à l’instar du  « kairos » des anciens Grecs, ce moment favorable à son éclosion qui guettait dans la nuit silencieuse l’instant de son paraître. Maintenant la voilà qui rayonne de tout son éclat dans ce portrait, ce paysage, cette nature morte, cette sculpture qui témoignent toutes de cette réserve temporelle qui l’abritait alors que nous, les Voyeurs, n’attendions que l’instant de sa venue qui est déchirure du non-sens, arrêt de la prolifération inopportune du néant.

 

    Jaculatoire et éjaculatoire.

 

 Tout geste de création s’inscrit dans cette perspective étonnement jaculatoire et éjaculatoire (de nouveau la mission secrète de la paronymie) qui fait son jaillissement de fontaine en même temps que la puissance d’expulsion du désir trop longtemps endigué dans un corps souffrant. Songeons à Picasso-le-Minotaure jetant sa fougue sur ses toiles, ses dessins, ses sculptures qui témoignent de la violence du choc du révélé et de l’irrévélé. Picasso le magnifique se ruant sur toutes les possibilités des postures figurales dans cette belle période du « Jongleur des formes », ces propositions plastiques à mi-chemin des déformations cubistes du réel et des manipulations hors-sol des onirismes surréalistes. L’art porté à son incandescence à la mesure de cet étonnant phénomène des métamorphoses nous donnant à voir, d’un seul empan de la conscience, la totalité d’une généalogie - larve, imago, papillon -, autrement dit plaçant sous nos yeux hagards la temporalité selon son incessant réaménagement, autrement dit encore ce qui, de l’être, n’est jamais visible mais, l’espace d’une œuvre, trouve la quadrature de son exister.

 

   Afin de connaître.

  

 Tout est toujours inondation. Tout est toujours flux. L’œuvre suspend momentanément ce Déluge immémorial, cette longue fuite liquide dont le réel nous abreuve constamment alors que nous souhaiterions faire halte dans la juste mesure du jour afin de connaître. Oui, de connaître. Là est notre seule chance de voir ce qui demeure celé depuis la nuit des temps ! Les œuvres sont là, éparpillées au sol qui témoignent de cette impatience. Que vienne l’heure de la délivrance ! Enfin !

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