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26 juin 2021 6 26 /06 /juin /2021 16:02
L'équation du rêve

 Pablo Picasso

Nu au divan - 1944

Source : Art Gallery Encyclopedia

*

   D'où vient-il que cette œuvre retienne notre attention avec autant d'intérêt ? Nous la regardons à peine, et déjà, nous ne pouvons plus nous en détacher. Nous sommes fascinés. Comme possédés par elle. Car ce n'est plus NOUS qui regardons le tableau, c'est le tableau qui nous regarde et se pose devant nous avec la force des évidences. C'est l'art, cette idée, cette abstraction, qui a pris corps et nous requiert comme ses gardiens. Il s'agit, en effet, de protéger tout ce qui se détache sur le fond du réel afin que ce dernier, le réel, fécondé par un "supplément d'âme" que nous lui apportons, se mette à rayonner de singulière manière. Ce "Nu sur le divan" est donc la représentation de la femme, telle que Picasso l'a vue un certain jour de 1944. Cette femme est donc unique puisqu'elle est la confluence d'un regard singulier, d'une temporalité qui ne se reproduira pas, d'un espace dans lequel la scène avait lieu. Cette femme est l'empreinte d'une subjectivité, le point de convergence d'un désir, la mise en acte d'une intellection. Et ici, bien évidemment, se pose le problème du rapport entre le Modèle et la représentation qu'en fait l'Artiste. Et ici surgit, soudain, comme nous nous y attendons, la question du réalisme en peinture. Les questions ne manqueront pas qui évoqueront les notions de forme, de volume, de proportions, de perspectives, peut-être même d'académisme ou bien de classicisme.

  Mais, poser le thème de la picturalité en ces termes est compromis par avance du simple fait qu'il institue une manière d'a priori constitutif de l'œuvre, lequel prétend qu'elle devrait figurer, l'œuvre, de telle façon à l’exception de toute autre. Or, fixer des règles à l'art, encadrer la création de normes étroites revient à entraver le déploiement de son essence. L'art est liberté, vérité se faisant jour dans la conscience de l'Artiste qui pose sur la toile la subtile alchimie à laquelle il a donné, selon sa propre nature, sa marque personnelle. Et, du reste, afin de mettre en exergue la relativité de la forme de cette création, eût-il réalisé cette œuvre un jour différent, que son aspect en aurait été tout simplement métamorphosé. Car il serait naïf de penser que le Peintre, ayant en sa possession les clés exactes de l'art, ne ferait que les appliquer, mettant ainsi à jour la figure qui, de toute éternité, était commise à venir, ici et maintenant, dans une manière d’évidente certitude. Comme la trace indélébile d'un destin devant s'actualiser en un temps déterminé. Comme si L'œuvre ne pouvait qu’être l’actualisation d'une Idée éternelle, intemporelle, immuable, laquelle fait bien évidemment penser à la conception platonicienne du monde, laquelle trouverait sa projection "naturelle" dans le sensible que représente toute tache colorée posée sur le subjectile.

  Mais si la théorie des Idées est précieuse afin de percevoir les choses selon une intellection, elle ne saurait suffire à rendre compte de sa migration au cœur de cette "pâte" qui est au cœur de l'exister (Sartre), "pâte" que l'homme malaxe constamment, comme un enfant le ferait d'une boule d'argile, cette dernière recevant, dans tous les cas, le prédicat de "vie". Car il n'y a pas à chercher ailleurs, à s'inventer un arrière-monde d'où l'inspiration surgirait comme l'eau de la source. Le monde de la création est entièrement contenu dans les frontières de peau du créateur, même si ce dernier est sous influence, parfois même imite-t-il volontairement ses Maîtres. Mais ce que nous voulons dire c'est que cette toile-ci, dont nous faisons le support temporaire de notre réflexion, est le pur aboutissement d'événements, de factualités dont l'homme est tissé, fût-il porté par nature aux cimaises de l'art.

  L'homme-Picasso qui peint cette femme nue, un jour de 1944, est ce long métabolisme qui l'habite constamment, depuis le lieu de sa naissance même. Picasso est le résultat d'une vaste synthèse : de ses apprentissages de jeunesse, de ses passages par des périodes successives, de ses admirations pour Ingres, Manet, Delacroix, Velázquez, Le Greco, pour l'art africain, pour la corrida, pour les femmes. Et, ici, s'agit-il de Dora Maar, de Françoise Gilot, de Marie-Thérèse Walter - elles étaient toutes convoquées à témoigner pour l'art -, ou bien des rencontres passagères, des visions, de simples projections conceptuelles ou bien la résurgence de quelque fantasme érotique ? Cette femme nue qui nous interroge, qui semble offerte à de bien étranges cérémonies païennes, qui s'offre à la vue de ses contemplateurs, qui est-elle en réalité ? Est-elle la réalité réalisée trouvant sa figure achevée sur ce divan que l'on devine plutôt qu'on ne le voit ? Peut-on la qualifier, la circonscrire, l'enfermer dans une étroite définition et lui attribuer un patronyme qui la définirait à jamais comme telle, dans tel lieu, occupant telle fonction ? Ici, nous sentons bien que notre raisonnement est en porte-à-faux, ne tenant que par des genres de pétitions de principe, de conceptions académiques se situant hors-sol.

  A l'évidence, cette femme de la peinture, moins qu'un archétype qui la conduirait à signifier universellement sous une forme indépassable, cette femme donc apparaît plutôt comme l'équation d'un rêve. Équation parce que toute représentation, même si elle s'affranchit des canons qui en fixent la quadrature, n'en reste pas moins tributaire d'une certaine forme de réalité géométrique. Certaines lignes doivent se croiser, certains volumes apparaître, des tonalités contraster entre elles afin que, sur l'aire de la représentation, une femme nous soit donnée à voir. Certes l'on ne peut s'exonérer des attaches qui fondent nos perspectives humaines. Mais on peut (on doit ?) les transcender de manière à ce que l'équation, fécondée par le rêve, sa liberté, son imaginaire, sa fantaisie, puisse faire de ces points de contact avec le réel des tremplins vers un exhaussement de l'œuvre hors des contingences. Les choses du quotidien nous enferment, nous cloitrent dans un lieu que nous trouvons, le plus souvent, bien trop étroit, aussi serait-il paradoxal que l’art nous laisse en cette place qui nous contraint, alors que nous ne cherchons que l’ouverture, la libre venue du jour, la dilatation temporelle, l’efflorescence même par laquelle notre corps se trouvera plus léger, délié, aussi étonnamment hors-sol que celui que l’Artiste nous tend à des fins de simple ressourcement.

   Sans doute une contradiction facile consisterait à dire que les œuvres de la Renaissance, "La naissance de Vénus" de Botticelli, par exemple, ne s'affranchissant guère des contraintes du réel, n’en laisse pas moins apparaître le sublime dans toute sa dimension. Certes, une première constatation serait de cet ordre. Mais, à y regarder de plus près, nous sentons bien que l'argument souffre d'une insuffisance native. Car, si nous observons de près "Vénus", nous nous apercevrons vite que sa posture alanguie, son teint d'albâtre et de soie, le fleuve roux de sa chevelure, bien loin d'être un fragment du réel, en est la formes quintessenciée, transposée en une évidente idéalité, métamorphosée en pure apparition, en image purement onirique. C'est pour cette raison que nous disons que "La femme au divan" recèle autant de réalité que "Vénus". Mais il serait plutôt exact de dire que toutes les deux, ces représentations de la femme, en sont aussi éloignées que l'image du soleil l'est du soleil faisant brûler sa boule de feu au zénith. Par rapport à cette réalité supposée - rien n'est plus difficile à percevoir que cette plurivocité s'esquissant sans arrêt sous mille perspectives différentes -, cette réalité donc se traduit d'une manière dyssymétrique, aussi bien chez Botticelli que chez Picasso. Seulement il nous reste à constater une simple évidence. Que Picasso n'est nullement Botticelli, pas plus que la réciproque. Que chaque époque se donne de telle ou de telle manière. Que chacun des Voyeurs de l’œuvre la considère selon des motifs pluriels. L’art en son essence est bien ce polymorphisme, cette polychromie incessante, ce renouvellement constant sans lequel il ne serait plus d’art, mais seulement une affligeante mimétique. Que la figure de la femme soit en sa multiple épiphanie. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

 

 

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4 juin 2021 5 04 /06 /juin /2021 16:46
L’espace de la volupté

Nature morte aux pêches

Alfred Arthur Brunel de Neuville

Source : artnet

 

***

 

Volupté : « Plaisir corporel, plaisir des sens. Il y a de la volupté à boire quand on a soif ». 

 

                                                          (Littré)

 

*

 

      Toujours il est difficile de s’aventurer sur le terrain des mots galvaudés à la seule hauteur de leur polysémie. Enoncer « volupté » et, aussitôt, l’esprit s’emballe qui cherche un usage particulier de cette impression dont les contours flous peuvent introduire à la licence aussi bien qu’au péché de gourmandise ou dévoiler l’étonnante joie d’une pensée. Oui, car volupté est, tout à la fois, plaisir du corps et plus particulièrement de l’amour, mais aussi plaisir de l’intellect. Où donc se situe, pour chaque individu, sur la gamme de ses tons propres, cette troublante sensation qui pourrait se confondre avec la pratique de quelque épicurisme teinté d’éclectisme ? Il faut, à la volupté, accorder une attention particulière pour la simple raison que, bien conduite, elle peut éclairer notre existence d’un éclat particulier. Toute jouissance est de nature si singulière que, le plus souvent, elle confine au solipsisme si ce n’est à des pratiques autocentrées dont d’aucuns pourront penser qu’elles coïncident avec un pur onanisme. La sensualité pour soi, rien que pour soi sans qu’il soit question d’en partager la sublime ambroisie avec quiconque. A preuve la conception d’un Malcolm de Chazal :

  “Dans la volupté, suprême forme du plaisir, on copule presqu’autant avec soi qu’avec une autre, la volupté n’étant après tout qu’une masturbation de l’âme.”

   Ces préliminaires étant posés et pour autant non résolus (voir la complexité des attitudes, leur immense chatoiement selon les modes de sentir particuliers), il s’agit de proposer, quant à  la volupté, un visage qui sera la résultante d’une simple hypothèse. Et, puisqu’il s’agit de sensation, interrogeons les cinq sens relativement à leur rapport avec ce sentiment aussi complexe que souvent dissimulé. Nul ne consent facilement à faire étal de ses inclinations en la matière. Donc les cinq sens. Essayons, sinon d’établir une hiérarchie, du moins de dire leur plus ou moins grande proximité avec la volupté et l’objet qu’elle propose à notre désir.

   * C’est la vue qui en est la plus distante pour la raison que, totalisant et synthétisant le réel, elle en assemble les parties sans que l’une d’entre elles ne soit prévalente. En quelque sorte tout a même valeur dans le paysage optique. Aucun objet ne se dégage sur lequel nous pourrions faire porter nos envies légitimes de les posséder.

 * L’ouïe a presque même statut, elle qui se saisit du monde d’une manière globale, sons devenant rythmes, rythmes devenant genre de musique des sphères dont l’origine demeure mystérieuse, sans localité bien précise. L’objet est quasiment absent.

 * L’odorat, par rapport aux deux sens précédents, rapproche l’objet en question d’une manière sensible. Tout parfum situé dans un environnement immédiat sera isolé des autres et approximativement analysé,  telle l’essence qu’il diffuse.  Il sera donc en voie d’acquisition mais nullement acquis pour autant.

 * Le toucher, bien évidemment, s’empare du réel à sa manière, il en dessine les formes, en apprécie la texture, en détermine les dimensions, en éprouve les qualités intrinsèques. Voici un stade franchi mais qui, encore, demeure comme derrière la barrière d’un interdit.

 * Le goût, c’est lui auquel nous attribuons le plus grand coefficient de vérité quant à la saisie de l’objet désiré, à sa subtile palpation, à la saveur particulière dont sa chair est porteuse. Ici, l’objet est introjecté, c'est-à-dire qu’il se donne à même le corps qui le reçoit. C’est du sans-distance, du corps à corps, un échange d’être à être. L’être-goûté et l’être-qui-goûte, sans qu’il y ait quelque part de césure, de hiatus entraînant de séparation. Nous dirons donc que la volupté atteint son acmé dans cette catégorie du goût, comme si elle ressortissait en quelque façon au plaisir du palais, les autres sens ne jouant qu’à titre de présences adventices, renforçant la sensation mais ne la créant pas. En matière de volupté, peut-être ne sommes-nous que des Brillat-Savarin qui la plaçons au centre d’une « Physiologie du goût ».

 

   En quoi certaines œuvres d’art peuvent nous conforter dans notre hypothèse ?

 

   Il s’agira, essentiellement, de repérer le mode de saisie des sens dont chaque œuvre suppose la mise en forme et de voir de quelle manière vue, ouïe, odorat, toucher, goût, interviennent afin de déclencher, en nous, le mouvement de la volupté.

 

   Matisse : loin, la volupté

 

   Le tableau « Luxe, calme et volupté » fonctionne, essentiellement, sous le régime optique. C’est, en effet, le regard qui est sollicité et uniquement lui. De « L’invitation au voyage » de Baudelaire, le peintre ne semble retenir que l’injonction visuelle :

 

« Vois sur ces canaux

Dormir ces vaisseaux

Dont l’humeur est vagabonde »

  

   Et tout ce qui sollicite la vue et, en une certaine manière, la comble :

 

« Des meubles luisants,

Polis par les ans,

Décoreraient notre chambre »

 

 

L’espace de la volupté

Luxe, calme et volupté

Henri Matisse

Source : Wikipédia

 

 

   C’est l’entièreté du champ visuel qui est envahi, à la fois par la dispersion des personnages, mais aussi en raison de la technique divisionniste à laquelle il est fait appel. L’attention se disperse, s’égare, ne trouvant aucun point focal où se fixer. En dehors du titre donné au tableau, dans lequel semble résider le sens entier de l’œuvre, nous avons bien du mal à trouver et faire émerger, de cette scène de baignade, aussi bien le luxe que le calme, quant à la volupté elle paraît si discrète que nous en cherchons la manifestation sans en apercevoir vraiment le motif. L’ensemble de la matière colorée se diffuse en tous les points du tableau et c’est bien plutôt à un sentiment d’ivresse que nous sommes conviés, ne trouvant, à dire vrai, nul repos qui pourrait nous installer dans le genre de paix propice à l’évocation de si agréables sensations.

   Mauguin : approche de la volupté

   Cet artiste, surnommé par Apollinaire,  « le peintre voluptueux », méritait sans nul doute ce qualificatif mais, à notre avis, dans une échelle moyenne des tons. C’est très certainement son sensualisme coloré, d’inspiration fauve, qui lui valut ce sobriquet. Mais, pour comprendre, il faut établir un parallèle avec la toile de Matisse. Ici, l’accroissement est très net qui nous conduit à l’orée de la délectation. Nous ne sommes pas encore dans le vif du sujet, dans l’œil incandescent où rutile la volupté, mais un grand pas a été accompli en sa direction. La présence des personnages est bien réelle, habitée, incarnée, autrement dit nous gagne l’impression de quelque chose de pulpeux qui demanderait une exploration tactile.. Les motifs du fond, ces riches tissus à la douceur de peau, combien nous aimerions en éprouver la souplesse, pouvoir en dire le tissage soyeux des fils, cette parure dont nous aimerions vêtir nos corps afin qu’ils soient conviés à une fête de la joie, à une cérémonie où le mode de l’épouillage, le contact corps à corps serait ce par quoi la relation se donnerait à entendre.

   Tout comme le personnage situé à droite caresse le lourd parchemin des gravures, nous voudrions éprouver l’épiderme des choses, parcourir le corps largement offert du personnage de gauche, en détailler les zones, passer du grain fin de la poitrine à celui plus dense des hanches, longer l’aplat des cuisses, peut-être nous hasarder sur la colline du ventre, y déceler, déjà, une toison musquée. L’odorat serait convié à la fête que l’ouïe ne tarderait pas à suivre, toute caresse est un chant qui glisse sur les picots de la peau et éveille jusqu’aux plus doux frémissements.

 

L’espace de la volupté

Henri Mauguin

Les gravures

Source : Le Progrès.fr.

 

 

   Nous sommes dans un espace intermédiaire entre la vue distale et le goût proximal, dans une sorte de zone frontière amenant une subtile transition car il ne faudrait pas qu’une saveur trop intense n’envahisse nos palais et que le désir ne meure avant que d’être consommé. Combien cette chair du modèle est troublante, pareille à une porcelaine en demi-teinte, comme si un émail vermeil hésitait encore à en préciser l’intense carnation, comme si la glaçure se retenait au bord d’un vertige car, oser la couleur, serait un saut immédiat dans le pli d’une sensualité exacerbée dont, à tout moment, nous pourrions redouter la brûlure. C’est d’un feu dont il s’agit, auquel il faut être préparé !

 

   Modigliani : saut dans la volupté pleine et entière

 

   Ce que les toiles précédentes préparaient à la façon de prolégomènes, « Nu couché » l’accomplit et le porte à sa valeur maximale. Dès lors on ne badine plus avec la volupté, on ne brode plus tout autour des dentelles qui en appauvrissent le destin. On VEUT cette amplification de la sensation au plein de son être. On VEUT que formes et couleurs, en une intense harmonie, déploient une immense danse, telle celle dont Zarathoustra est atteint lorsqu’il découvre l’incroyable scansion de la vie, sa syncope à nulle autre pareille : « Je viens de regarder dans tes yeux, ô vie : j’ai vu scintiller de l’or dans tes yeux nocturnes, — cette volupté a fait cesser les battements de mon cœur ». Oui, il y a soudain comme un suspens qui se manifeste et cloue sur place les plus valeureux, les plus intrépides. Découvrir le profond de la vie, c’est en éprouver cette chair intime, cette « chair du milieu » dont l’on supputait la présence mais que l’on ne connaissait que de manière intuitive.  On a franchi le pas, on a traversé l’abîme et nous voici sur l’autre rive, là où le GOÛT se révèle jusqu’en ses plus incroyables saveurs.

L’espace de la volupté

 

Nu couché

Amédéo Modigliani

Source : Wikipédia

 

 

    On a changé de versant. On n’est plus ni dans la saisie optique, ni dans l’effleurement du toucher, pas plus que dans la perception  auditive ou celle de l’odorat. La fragrance est bien plus soutenue qui nous visite. C’est au plein du palais que tout ceci se passe. Cette chair ambrée, onctueuse, à la belle couleur de pêche mûre (fruit par excellence du sceau de la volupté) nous voudrions la manduquer, en éprouver le suc, en faire notre double intérieur, en tapisser notre zone digestive. Ici, par opposition aux œuvres citées plus haut, c’est de l’intérieur de soi que se fait la connaissance. La chose belle, la femme épanouie et offerte, elle n’est plus différente, elle ne nous oppose plus son inaliénable forme, elle ne nous intime plus l’ordre de prendre distance, elle est en nous, pour nous, elle nous appartient à la façon dont notre œil est notre propriété, notre main  notre domaine inentamable. Cette fusion de deux en un, la voici donc à portée de notre goût. Alors la volupté n’est plus une buée à l’horizon de l’être, elle est réellement une incarnation dont nous avons fait notre bien le plus précieux. Nous étions comme des quidams affamés derrière une vitrine, regardant, fascinés, ces minces « delicatessen » (ces « friandises » que nomme si bien la langue allemande), et nous voici comblés au-delà de nos espérances les plus folles. Du-dehors qu’occupait la volupté, c'est-à-dire un genre de clignotement incertain, une illusion, un simple artefact, nous avons fait un- dedans, la seule manière qu’il nous soit donnée d’en connaître le précieux présent. Peut-être même cette jouissance nous habitait-elle à notre insu ? Nous n’y étions nullement préparés. Une pêche, vite une pêche, nous avons hâte de nous abreuver et de loger, en nous, cet excès que nous demandons au monde qui, souvent nous est refusé. Oui, une pêche !

 

 

  

 

 

 

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1 juin 2021 2 01 /06 /juin /2021 17:03
« En cours de chute »

  Melun, crayon, 1979

Marcel Dupertuis

 

***

« Je vous écris en cours de chute.

C’est ainsi que j’éprouve l’état d’être au monde »

 

René Char

 

*

 

   C’est du fond obscur, c’est du fond mutique que s’enlèvent les traits de crayon qui viennent à nous. D’abord, en une première saisie, on a du mal à en cerner la forme, à en deviner le projet. Sans doute en est-il ainsi de toute esquisse dont la sortie d’un universel chaos nous questionne bien davantage qu’elle ne s’adresse à notre sens esthétique. Si elle n’était que ceci, « une esthétique », elle convoquerait uniquement notre « faculté de sentir », de percevoir le sensible selon ses qualités essentielles. Mais, ici, ce n’est seulement l’expression de notre goût qui est mise en question. « Mise en question » veut signifier qu’au sujet de cette esquisse, d’emblée, nous nous interrogeons. Non tant sur la figure qu’elle est censée représenter que sur la manière dont elle l’est. De toute évidence la forme est humaine, plutôt féminine que masculine, des volumes en attestent, des attitudes en témoignent. Mais peu importe le sexe du modèle, son âge, sa configuration singulière. Il nous suffit de nous enquérir de cette silhouette d’humanité et d’y faire face comme à un imminent danger. Car, à prendre en compte ce qui vient à nous, ces hachures, ces « lignes flexueuses », ces retournements et hésitations graphiques, nous sentons bien un tellurisme sous-jacent, un bouillonnement existentiel, une lave à peine refroidie qui tarde à s’immobiliser dans une manière de néant. Cette représentation, indubitablement, est pur acte de néantisation. Comme si, le contour humain une fois posé, rien n’était plus urgent que d’en dissimuler les traits, d’en biffer l’existence. Des mots auraient été dits, des phrases ébauchées, un texte venant à l’œuvre qu’une action de déconstruction gommerait, comme le nuage efface la lumière du soleil.

   Difficile venue au jour de l’humaine condition. Toute naissance est cri. Toute parturition le lieu d’une incoercible douleur. Donner existence - ce que fait tout Artiste -, est œuvre de vie qui se double d’une œuvre de mort. Le dessin parvenu à son accomplissement, la couleur devenue tableau, la sculpture débarrassée de ses scories matérielles, toutes ces totalités signifiantes  abolissent les fragmentations, les bégaiements plastiques, les essais qui, tous, sont des sauts de nain au-dessus de l’abîme. Ecrire un poème (terme générique pour tout travail de création), consiste à tirer, un à un, chaque mot qui repose dans sa gangue d’ennui, de vacuité, et lui permettre de briller ne serait-ce que l’étincelle de l’instant. Tout est toujours retour dans les limbes. La fin du poème est silence. La fin du tableau cécité. La fin de la jarre, retour dans la matrice primordiale. Ces choses de l’art n’existent qu’à être dites, vues, éprouvées du geste délicat de l’oeil. Lorsque la jarre se sait touchée, du regard simplement, elle vit sa vie de jarre dont le destin est de faire se lever un sens au confluent des rencontres. La nôtre avec celle d’un objet venu à son entière présence de manifestation d’un donné artistique.

   Donc tout ceci, cet écheveau de minces fils, ces emmêlements de lignes, ces bifurcations, ces allers-retours, ne sont que la métaphore d’une « errance » éternelle dont notre sinueux chemin s’enquiert afin que, nullement assigné à l’impensable immobilité, il puisse tracer le signe du destin, baliser les aventures de nos innombrables rencontres. Ici se pose un simple problème lexical. Il consiste en l’emploi du mot « errance » dont l’habituelle destination est de décrire certes l’action de : « aller çà et là », mais aussi « erreur », « action de s’égarer ». D’où l’idée d’une irréversible perte dont nous serions, à notre insu, les victimes. Mais il faut transcender ces premières touches du mot et accorder à « errance » un sens qui aille au-delà de ce simple constat, le porte bien au contraire sur le plan d’une estime. « L’errance », il faut la voir comme notre plus évident coefficient de « liberté ». Au deux sens du terme. D’abord dans l’acception de « libre arbitre » dont le XVIII° siècle l’a doté. Ensuite dans une interprétation de type phénoménologique au cours de laquelle il reçoit une nouvelle valeur, à savoir celle d’un fondement sans fond, d’un abîme qu’habite tout Dasein, dans lequel il trouve la possibilité de son ouverture. Car c’est bien à partir du rien du néant que tout être prend figure et rayonne au plein de l’exister. Ici, « errance », « abîme » prennent portée positive puisqu’ils deviennent tremplin d’un essor. « Exister » : « sortir du néant » = acte de liberté. Sans doute n’y en a-t-il d’autre dont nous puissions faire le lieu d’une vérité. Extirpés du néant nous nous réalisons ontologiquement. Ceci ne suppose aucune infirmation. C’est une apodicticité.

   Donc si nous ramenons le contenu latent de l’esquisse aux présupposés qui en traversent la forme, nous sommes en présence d’une liberté à deux visages : d’abord celle d’un choix infini qui s’offre à elle puisque les traits qui la composent tracent les voies d’effectuations toujours renouvelées. On est dans l’acte anticipateur d’une énonciation graphique. On est en-deçà de son effectivité et le geste de la main-artiste tient en suspens le visage qui sera celui de l’œuvre définitive. La décision de poser sur le papier les signes derniers au terme desquels nul retour ne sera possible se donne à penser comme une restriction du champ des possibles, une fixation à demeure, une empreinte gravée dans le marbre. Le temps qui en précédait le surgissement était un temps en constant devenir, le voici figé dans les rets d’une immobile éternité. La mouvance est devenue inertie. Autrement dit une dissolution de la temporalité humaine, laquelle se dote de deux bornes, début et fin d’une action, et, entre les deux, la richesse des actualisations successives des actes et des propositions. Ensuite cette liberté se montre en tant que ce ressourcement continu du geste artisanal (au sens de « fabrication »), décision démiurgique qui se tient en suspens dans le registre des essences (ces figurations qui ne sont que des « pré-figurations »), tirant de chaque manifestation scripturaire un statut ontologique renouvelé, esquisses pré-signifiantes en attente de leur signifié, cette tournure humaine qui est l’une des propositions de l’exister, dont il ne sera plus possible désormais de faire varier à loisir les multiples configurations. L’œuvre venue à son terme ne possède plus la multivalence des projets qui était encore la sienne dans l’imaginaire mobile de son créateur. La voici remise à son destin qui ne peut être qu’aliénation. Avoir choisi une forme, une couleur, un style, un jeu particulier des traits qui en composent  l’architecture,  la condamnent à n’éprouver que cette mesure figée, inamovible, inaltérable, identique au minéral qui ne subit plus les atteintes de l’érosion. Si l’esquisse s’enrichissait du prodige des variations métamorphiques, le dessin en son dernier statut est comme un renoncement à figurer au-delà de ses propres limites : un chant qui s’exténue et confine au silence.

   Le travail contenu en toute esquisse est l’illustration de ce combat, de cette tension qui tiennent le geste de l’Artiste dans cette sublime hésitation qui ne signe nulle défaite ou bien telle incapacité à résoudre l’équation multiple des choix qui l’assaillent. Ce que cherche tout créateur : être au plus près de sa propre angoisse (l’œuvre accomplie est finitude), fixer dans le trait cette vérité qui toujours fuit à l’horizon et menace de ne jamais se dire. Bien loin d’être tournure négative de l’acte configurateur de formes, « l’errance » est cette réalité qui fait face au vide du Tao, qui se confronte à l’épreuve du Chaos et de sa béance, c’est le parcours solaire taché de nuit d’un Van Gogh, c’est la quête toujours recommencée d’un Cézanne aux prises avec la fuyante et diaprée Montagne Sainte-Victoire, c’est la confrontation de l’art à sa manifestation tangible. C’est une lutte à mort contre la Mort. C’est l’Amour d’Eros pour l’Aimée. C’est l’Amour d’Eros pour Soi. Jamais l’on ne s’exonère de sa propre forme. On lance seulement des grappins. Puissent-ils saisir quelque chose qui participerait à notre complétude !

 

 

 

 

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18 mai 2021 2 18 /05 /mai /2021 16:25
Du-dedans de la ligne.

« Tu dors ? »

Œuvre de Laure Carré

***

   Au début, il n’y a rien, sauf le vide, le silence et le recueillement avant que l’œuvre ne fasse son apparition. L’atelier est ce lieu où quelque chose va commencer à la manière d’un rituel, d’une cérémonie. C’est pour cela qu’il faut le désert et l’attitude quasi-monastique de celui, celle qui ont besoin d’un sanctuaire afin que, de la solitude, puissent s’élever une voix, un poème, un chant. « Tu dors ? » : titre prémonitoire de ce qui est à l’œuvre et n’attend que d’être révélé. Oui, tout est dans le sommeil ou bien dans une étrange rêverie, ou bien encore dans une manière de stupeur pré-apparitionnelle. Cela, cette angoisse du commencement, il faut l’éprouver du-dedans de soi et la porter à l’incandescence. L’être-de-l’œuvre est convoqué en même temps que l’être-de-l’artiste. Deux mondes qui se cherchent, parfois s’affrontent, se livrent à une polémique avant que n’intervienne la délivrance. Oui, la « délivrance ». L’œuvre avant que d’être portée sur ses fonts baptismaux est longue parturition, demeure dans l’obscur, puis soudaine émergence dans ce qui est et attend la révélation. Oui, « révélation » puisque le dessin, l’estampe, la peinture étaient en attente dans quelque corridor de la pensée. Pensée de l’artiste, pensée des voyeurs qui l’attendaient comme possible miroir où projeter leur propre image.

« Projection », voilà le mot lâché qui dresse son architecture à la façon d’une thèse incontournable. Dessin projeté sur l’aire neutre du papier comme stigmate disant la réalité de l’artiste, mais aussi celle de ceux qui en assureront la réception dans le site fermé de leur conscience. Les salles paisibles des musées, les espaces sophistiqués des galeries sont le lieu de cette dramaturgie-là : la rencontre, sinon le choc de deux consciences, celle du créateur, celle du créé par l’œuvre, à savoir celui qui en devient le voyeur en même temps que le gardien. Ceci qui se produit est si rare, si précieux qu’il est nécessaire de mettre l’œuvre en sécurité et l’abriter de ce qui pourrait l’hypostasier et la ramener au rang d’une chose contingente.

   Toute confluence, si elle est authentique, met en présence deux vérités dont l’œuvre est le lieu de rassemblement. Vérité de l’artiste et de son double, à savoir celui qui regarde et renvoie en écho cette supplique silencieuse au cours de laquelle l’œuvre trouve son plein accomplissement. Si l’une des vérités s’absente, alors l’œuvre titube, défaille et chute du socle où elle avait été portée à la force d’une énergie créatrice. Mais qu’en est-il de cette vérité si difficile à saisir y compris à l’aune d’une exigeante intellection ? Jamais nous ne comprendrons mieux les nuances dont elle est la pointe avancée qu’à ramener son problème à celui de la ligne.

   Mais pour cela, il faut revenir avant même la création de l’œuvre, dans la marge d’incertitude qui la précède, dans la perspective matinale de la lumière de l’atelier. Rien ne surgit encore qu’un mince projet, un désir d’actualiser des formes plastiques en suspens depuis l’éternité, attendant le fameux « kairos » des anciens Grecs, à savoir 'le moment favorable' à leur entrée sur la scène mondaine. La main de l’artiste est comme suspendue dans le mystère de la proche parution. Puis, soudain, les premiers traits apparaissent, les premières lignes s’ébauchent. Se donne la silhouette simple d’un visage, la courbure du dos, l’éminence des fesses, le clavier des doigts, la chute de la poitrine, l’amorce d’une jambe.

   C’est l’image d’un nu qui nous fait face dans une manière d’évidence originelle. Voilà que ce qui était retenu dans les limbes nous adresse son lexique minimal et nous sommes pris dans les mailles du dessin comme nous le sommes d’un destin qui nous surplombait depuis sa zone de silence et qui commence à parler. Mais il faut maintenant hausser le débat dans une manière d’exigence quant à la compréhension de l’œuvre et de ce qui y apparaît en filigrane et ne se révèle jamais qu’à marquer une pause, à demeurer dans une connaissance intime des enjeux de l’acte créatif. « L’art est la mise en oeuvre de la vérité », nous dit le philosophe Heidegger.

   On remarquera, au passage, l’utilisation subtile du mot « œuvre », dans son double sens de cela qui est réalisé, à savoir le dessin, la peinture, la sculpture, en même temps que de la puissance qui est engagée - la poïesis des Grecs -, donc l’acte par lequel l’art s’instaure et se manifeste. Mais de quelle vérité s’agit-il là, tant ce concept est général et abstrait ?

   Ce qui est à prendre en vue, c’est la vérité dans une triple acception : celle de l’artiste, celle du voyeur, celle de l’œuvre enfin. D’abord l’artiste. Nous parlions de « projection » il y a peu. Alors imaginons le dessin comme projection de l’artiste. De ses affinités, de ses penchants existentiels, de ses façons de voir le beau, en un mot, de son âme. Artiste entièrement contenue dans la trame qu’elle vient de créer, entièrement circonscrite dans le cadre de ses limites. Lorsque le trait s’affirme, qu’émerge le dessin, il se produit un étrange phénomène : le temps, l’espace, ces sublimes catégories par lesquelles l’existence vient à nous, ces points de repère donc s’évanouissent pour laisser place à cela qui se manifeste et veut surgir en plein jour. L’atelier lui-même ne compte plus, le monde ne compte plus. Sauf le monde que le dessin a instauré.

   Fusion, osmose, indistinction du signifiant et du signifié. Artiste disparaissant à même la forme qu’elle vient de faire naître, qui la submerge, la maintient entre les rives tracées par la pointe de graphite. Vérité de l’artiste proférée du-dedans de la ligne puisque le dehors a été évincé, est devenu mutique, s’est évanoui hors du champ de vision. Afin qu’il y ait art, une condition est indispensable, celle de la coïncidence du sujet de la création et de l’objet créé, soit une vérité en acte. Faute de cela la tentative échoue à signifier et tombe aussitôt dans l’aporie du non-paraître. Elle n’est qu’une manière de pantomime qui n’ose dire son nom.

   Ensuite, les voyeurs ou gardiens des œuvres. Eux aussi sont en quête d’une vérité. Mais cette dernière est de nature radicalement différente. Pour la simple raison qu’elle naît d’un regard sur l’œuvre, non d’un geste qui lui a donné vie. On saisira ici, combien ce terme de vérité dont souvent la philosophie parle comme d’un absolu, se relativise soudain. Tout simplement parce que la vérité de l’artiste ne saurait se superposer à la façon d’un calque sur celle des gardiens de son œuvre. Afin de mieux pénétrer la nature du problème, il convient de percevoir combien l’espace-temps qui se présente aux yeux des amateurs d’art est différent de celui du démiurge dans l’acte même qui le porte au-devant de sa création. Le musée aussi bien que la galerie ne se livrent pas aux mêmes enjeux que ceux qui s’illustrent dans le calme et la sérénité de l’atelier. (On se souviendra que Soulages plaçait un galet devant la porte de son atelier afin de ne pas être dérangé dans sa méditation picturale : le temps vulgaire, l’espace vulgaire n’ont pas leur place dans le secret de la création.)

   Au musée, le voyeur est rarement seul, l’espace qu’il parcourt est par essence un espace commun, le temps qu’il vit n’est pas totalement abstrait des réalités et, parfois, faut-il accepter de visiter dans un rythme que l’on aurait souhaité plus lent, d’autres visiteurs se pressent dans les salles. Tout ceci nous amène à créer, pour les voyeurs, une vérité se situant hors-la-ligne, c’est-à-dire à l’extérieur du dessin qui ne leur est destiné qu’à des fins d’observation. On n’est pas saisi des mêmes vertiges selon qu’on modèle et cuit une céramique ou bien que l’on se contente d’en prendre acte et d’en décrire la glaçure fût-ce sous toutes ses coutures. Tout ceci revient-il à dire que le visiteur de la galerie ne se dispose qu’à recevoir des vérités fragmentaires (qu’il partage avec la communauté des autres visiteurs) alors que l’artiste saisirait, d’un seul empan de son geste, l’essence de sa création ? C’est bien possible qu’il en soit ainsi puisque la vue des gardiens est multiple alors que celle de l’artiste est singulière, embrassant la totalité de ce qu’il a amené au paraître.

Enfin, l’œuvre. Qu’en est-il de sa propre vérité ? Serait-elle à mi-distance de celle de ses habituels protagonistes ? Naîtrait-elle, pour finir, de la rencontre des voyeurs, laquelle féconderait et accomplirait en totalité ce que l’artiste avait commencé dans le lieu mystérieux de son atelier ? Il en est sans doute ainsi pour la simple raison que l’œuvre ne saurait avoir de réelle autarcie. Fût-elle un chef-d’œuvre, elle ne s’alimente pas à sa propre source. Elle est une résultante, une forme de passage entre le geste qui lui a donné lieu et le geste du regard des voyeurs qui en assure la réception et la plénitude. L’essence de la chose crée est à ce prix de ressources dialogiques incessantes entre la voix qui lui a procuré le souffle et la voix qui la reconnaît et la porte à sa propre singularité.

   Le sens, tout sens est toujours ce balancement, ce murmure en écho que les choses se renvoient comme la meilleure façon de reconnaître leur être. Le sens ne se clôture pas sur le dernier trait de la mine de plomb, sur l’effleurement de craie grasse qui souligne une ombre, sur le papier collé qui se présente comme la signature d’une conscience portant témoignage du monde. L’œuvre tient donc sa propre vérité de-la-ligne-même qui n’est jamais que la rencontre du-dedans de la ligne de l’artiste et du hors-la-ligne du voyeur. C’est la métaphore de la ligne qui nous tient en éveil pour nous amener à cerner une réalité qui nous dépasse, celle de l’art, magnifique « ligne flexueuse » à la Léonard de Vinci, ligne qui fonde tout parcours signifiant dans le monde.

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28 avril 2021 3 28 /04 /avril /2021 16:49
L’Objet, de la représentation à l’abstraction

 

Still Life

Giogio Morandi

Source : Tate

 

***

 

 

   Nous ouvrons la fenêtre de notre maison et nous sommes rassurés de découvrir ce paysage familier qui est comme notre naturel prolongement. Combien, parfois, nous sommes perdus au seul motif de notre exil en quelque coin de la terre qui ne nous tient que le langage confus auquel nous sommes insensibles. C’est ainsi, le processus de connaissance, en sa posture logique consiste, à partir du connu à aller vers l’inconnu. Nous avons besoin d’une familiarité avec les choses, ceci est sans doute inscrit au profond de nos gènes. Depuis l’aube des temps l’homme est toujours sédentaire avant d’être nomade. Être sédentaire : connaître les choses en leur coefficient de proximité, qui est réassurance. Être nomade : connaître les choses en leur éloignement, qui est toujours source d’inquiétude. C’est un peu comme si l’être-de-l’homme ne pouvait progresser qu’à l’aune de conquêtes territoriales successives s’ordonnant à la manière d’ondes concentriques aquatiques créées par la chute d’une pierre. Nous sommes au centre et nous nous y trouvons bien, certes la périphérie nous appelle que nous souhaiterions rejoindre mais nous hésitons. Qu’y a-t-il là-bas qui ouvrirait un nouveau sens ? Il nous faut faire un pas en avant, franchir la frontière et décider de connaître un nouveau monde.

   Cette métaphore du proche et du lointain, du familier et de l’étrange, du connu et de l’inconnu n’a d’autre sens que de permettre l’émergence d’une ligne de partage dans le domaine de l’art, selon laquelle se trouverait, d’un côté le figuratif, de l’autre l’abstraction. Si le figuratif nous parle, c’est bien en raison des tournures usuelles qu’il nous propose, tel portrait, tel paysage, tel décor qui sont les diverses scènes de théâtre sur lesquelles nous jouons notre rôle, les Autres jouent le leur, le Monde le sien. L’abstraction, au rebours, nous déconcerte, elle qui semble avoir renoncé à convoquer les habituelles catégories au gré desquelles nous nous situons dans notre environnement immédiat. Une œuvre abstraite nous surprend tout comme nous étonneraient la vastitude et l’anonymat d’un désert ou bien l’étendue illimitée d’une steppe.

   Au mieux, à des fins de repérage, il ne nous est guère fourni qu’un nombre ascétique de lignes, qu’une évanescence de formes, une plage de couleur souvent monochrome. Le lexique pictural est si mince, la sémantique apparemment si étroite, que notre premier réflexe consiste à lancer quelque filin en direction d’une terre intime qui nous dirait le lieu de son être en même temps que sa nature profonde. Il n’est nullement rare, en ce cas, que les Voyeurs ne se livrent au jeu des analogies positives, trouvant ici une climatique océanique, là cette ligne d’horizon, là encore ce nuage flottant librement sur l’eau libre du ciel. Autrement dit, il est le plus souvent demandé à l’informel de nous apporter des justifications, de se vêtir de ce dont, pourtant, il souhaite se dispenser, à savoir de toute référence au réel, de toute allusion à ce qui croît sous l’horizon de l’objectivité et se donne toujours comme la seule et unique possibilité de se lever au jour de l’exister. Ce dont il est question dans la toile, nous voulons en éprouver la sensation vive, en apprécier la texture, en apercevoir le profil, en entendre le son, l’amener au contact de notre joue, le serrer au creux de nos mains. Or l’œuvre non figurative dans sa donation en retrait confisque toujours ce qu’elle semble offrir qui n’est que cet impensable, cet insaisissable fuyant toujours au-devant sans qu’il ne soit jamais possible d’en étreindre l’éphémère esquisse.

    Mais regardons cette nature morte de Morandi. L’expression même de « nature morte » cherche à calmer notre inquiétude en raison de cette fixité, de cet immuable que nous percevons, qui nous rivent ici, en ce lieu, en cette heure, possible effectif de notre présence que, peut-être, pourrait altérer le sentiment, sans doute irrationnel, mais d’autant plus opératoire, d’une fuite, d’une dissolution de ce qui fait le cadre de nos vies. Tout, ici, est exactement dessiné. Bouteille, bol, ramequin, moule se livrent à nous dans l’évidence. Il s’en faudrait de peu que nous ne fussions tentés de saisir l’une de ces représentations, la confondant avec l’objet même dont elle est la fidèle projection. Il y a alors si peu d’écart entre le phénomène réel et son « double », comme une singulière aura ontologique qui glisserait insensiblement de la forme concrète à celle, picturale, qu’elle autoriserait dont, en quelque manière, elle serait le fondement. A tel point que la peinture apparaîtrait ombre portée des choses, simple réverbération, la mimèsis étant le seul procédé au gré duquel faire venir au monde ce qui mérite de l’être, la pureté de cette porcelaine, la douceur toute domestique illuminant le foyer de quelque chose qui serait essentiel.

    Ici, nous sommes d’emblée chez nous, nous n’avons guère à nous poser de questions, nous sommes au centre de nous-mêmes. Cette esthétique de la parution suffit à réaliser l’emplissement dont nous sommes en quête, à savoir goûter la beauté simple de ce qui nous côtoie et ne rien chercher au-delà qui en altérerait l’immédiate profusion. L’objet est affecté d’une incontournable réalité. Il s’agit d’une existence pure en soi qui ne demande nullement que l’on s’exile à l’étranger pour en comprendre le phénomène. Seule est nécessaire une centralité du regard faisant émerger, tout au plus, un réalisme onirique ou bien utopique que suggère l’élégance de cette peinture, genre d’idéalisation de la matière gagnant la sphère d’une possible félicité.

 

L’Objet, de la représentation à l’abstraction

Cruche, bouteille et verre

Juan Gris

Source : Wikipédia

  

   Si, dans le tableau de Juan Gris, bouteille et pichet semblent faire écho à l’œuvre de Morandi, ces objets ne peuvent être rapprochés qu’à titre purement formel, homologie relative de lignes et de teintes, ces gris et gris-blancs qui jouent à la manière d’un brouillard nimbant le réel, ne le dissolvant nullement pour autant. Chaque chose, ici, est à sa place d’objet. Chaque chose, multipliée en sa forme, découpée en pans successifs, révélant sa pluralité d’esquisses, s’affirme au centuple de ce qu’elle nous donne à voir. L’objet est comme projeté en avant de lui, en même temps qu’il nous dévoile quantité de perspectives selon lesquelles le considérer, l’archiver dans la plénitude de notre regard. Le Cubisme, puisqu’il s’agit bien de ceci, ne postule nullement la dissolution du réel, son effacement, sa dispersion en quelque sorte, qui le conduirait de facto dans le domaine de l’abstraction.

    Picasso lui-même ne s’est-il vigoureusement défendu d’aller en cette direction d’une peinture, d’une sculpture qui eussent été simplement conceptuelles, substituant aux choses mêmes l’irisation, le reflet de leur idée ? A un entretien qu’il avait eu en 1928 avec Tériade, critique d’art et éditeur, qui faisait allusion aux soi-disant tendances abstraites du Cubisme :

   « On a prétendu alors que vous faisiez de l’abstraction », le natif de Malaga répliqua vertement : « J’ai horreur de toute cette peinture dite abstraite. L’abstraction, quelle erreur, quelle idée gratuite. Quand on colle des tons les uns à côté des autres et qu’on trace des lignes en l’air sans que cela corresponde à quelque chose, on fait tout au plus de la décoration ». Voici, le parallèle était établi entre abstraction et décoration. Cependant il convenait de faire la part des choses et cette brutale affirmation, sans doute, tenait plus au caractère abrupt de l’Espagnol qu’à une réalité énoncée en sa vérité.

   Ce qui frappe au premier chef dans cette œuvre de Juan Gris, et dans bien d’autres, c’est cette dimension d’objectalité, d’éminente présence, comme si, venus de la nuit des significations, cruche, bouteille, verre surgissaient soudain à la face du monde, dévoilant non seulement leur visage habituel, mais quantité d’autres selon la manière et le lieu dont ils pouvaient être considérés. Ce que nous pouvons alors énoncer, c’est qu’il y a une réelle profusion du réel, une phénoménalité en excès, un visible et irréfutable débord de la chose par rapport à sa forme en son habituelle orthodoxie. Le sens qui était monosémique, bordé de traits exacts, enclos dans un périmètre étroit, voici que tout ceci vole en éclats, que tout ceci s’auréole d’une véritable gloire polysémique. Nous pourrions dire que le réel est porté à l’acmé de son possible, qu’il exulte et nous appelle à la fête inouïe de la donation. Cela a autant de force que l’épiphanie d’un visage lumineux dans l’obscure avancée de l’humanité, de sa sortie des ombres primitives.

   Si les natures mortes de Morandi et Gris étaient des sortes de chorégraphies autour du réel, monosémique pour Morandi, polysémique pour Gris, il convient maintenant de faire un saut décisif qui ne sera rien moins qu’une révolution copernicienne. Si les œuvres précédentes pouvaient en une certaine façon, fût-elle distanciée, faire « allégeance » relative à l’idée ancienne de mimèsis, ce calque du réel sur lequel s’appuie la main du peintre, présentement, dans l’œuvre de Rothko que nous allons aborder, plus rien ne fait signe en direction d’une réalité. La toile flotte en apesanteur dans l’espace, elle ne conserve plus aucune notion de temporalité, elle n’est plus assignable à quelque référence ancienne, elle vit de soi et en soi, elle est la bannière d’une liberté immense, un vaste champ d’autonomie, le lieu sans lieu d’une autarcie. C’est comme si, soudain, l’aventure plastique, picturale, s’étaient affranchies de toute généalogie, répudiant jusqu’à la catégorie académique d’Ecole, inventant ses propres codes, faisant du médium l’aire ouverte d’un champ d’investigation renouvelé. Si l’Art, en son histoire, avait connu maintes ruptures, s’il s’était souvent essoufflé, s’il avait failli perdre la notion même de son essence, l’initiative osée de Rothko, sa confrontation avec le vide et l’envers du subjectile ouvrait non seulement de nouvelles voies mais créait à nouveaux frais l’espace d’un langage fondateur de sens.

    Tout Voyeur confronté pour la première fois à l’œuvre du Maître de « l’expressionnisme abstrait », classification qu’il rejetait du reste, l’estimant « aliénante », est confronté à l’abîme de son propre être.

   

L’Objet, de la représentation à l’abstraction

MARK ROTHKO

Untitled (Red, Orange), 1968

Source : Fondation Beyeler

 

  

   Le champ perceptif est totalement bouleversé. La toile n’est plus la toile. Elle semble située dans un outre-monde aux invisibles frontières, comme si elle débouchait sur l’Infini. Plus nulle place pour la mesure, plus de gradient spatial, plus de référence à quelque mètre-étalon, à quelque amer qui se donnerait comme l’antidote d’une angoisse foncière. On ne regarde nullement un Rothko comme on regarderait un quelconque objet de l’univers pour la simple raison que toute trace d’objet a disparu, que seule l’empreinte d’un Sujet inquiet y a tracé son ineffable passage. Bien moins qu’un geste de saisie artistique, il s’agit ici d’adopter une posture philosophique, de méditer et de contempler métaphysiquement cet être-là, cette présence qui sont étonnamment ourdis d’absence. On n’est nullement face au tableau, on est, à proprement regarder, DANS le tableau et en son envers, cet indicible qui nous toise du plus loin et nous convoque au jeu de l’interprétation. Mais « interpréter » ne veut certainement pas dire connaître une vérité, une apodicticité, une certitude à jamais. « Interpréter » veut dire se situer uniquement, totalement, au foyer de sa subjectivité, à savoir désubstantialiser le monde, lui ôter toute carrure matérielle, le dépouiller de tous ses prédicats, le porter sur quelque fondement originel dont l’on serait, tout à la fois, les créateurs et les destinataires, sans partage, sans médiation, sans autre horizon que SOI. Une liaison de SOI à SOI, condition même de sa propre liberté.

    Nulle fuite ici que permettraient une perspective, un objet, un paysage, un portrait. A toutes ces manifestations du réel on peut adhérer, se reconnaître en elle, lier un souvenir, attacher une mémoire, lancer un projet. Autrement dit s’en remettre à une altérité afin que, la nommant, elle nous nomme en retour et nous installe en quelque endroit du monde : une terre, un ciel, la confiance d’une amitié, la soie d’un amour. Le seul « face à face » envisageable avec « Rouge, Orange », c’est le nôtre, JE avec JE, en une seule et même visée, auteur, narrateur, lecteur si nous voulons ramener ces quelques considérations élémentaires au lieu même d’une écriture.  Nous sommes entièrement remis à notre confondante solitude, notre EGO ne connaît plus que ses propres frontières, c’est pourquoi sa liberté devient un piège auquel il ne peut échapper qu’en fondant cette étrange altérité de l’Absolu-Infini qui, toujours, se décline à la faveur de la dimension spirituelle, économie faite de toute trace qui serait contingente donc refermée sur sa propre stupeur.

   Si les œuvres précédentes avaient encore quelque lien avec le réel, Morandi avec un réel certes quintessencié mais un réel tout de même, si Gris fragmentait ce même réel pour nous le rendre tangible, sensible, sensualisme exacerbé, Rothko nous laisse les mains vides, le corps nu, la chair dans sa nuée de chair. « Inquiétante étrangeté » eût dit Freud en sa psychanalytique terminologie. « Vertige de la tonalité fondamentale » se fussent exprimés les Idéalistes Allemands. « Déréliction », « Souci » eurent pu renchérir les Existentialistes, pointant par là le fait assuré que, ne coïncidant jamais avec notre essence, nous ne sommes que des errances se cherchant à défaut de pouvoir se trouver.

   Ce qu’ouvre largement l’œuvre de Rothko c’est l’abîme creusé entre être et étant, cette différence ontologique qui nous traverse, pareille à une lame autour de laquelle nous bâtissons notre incontournable ambiguïté, nous tâchons d’élever notre esquisse existentielle poinçonnée de finitude. C’est à la découverte de ce vide que nous invite l’œuvre de Rothko au gré de sa belle et non reproductible abstraction. L’abstraction n’est que ceci, une frise, une buée nommant l’être, une symbolique sans pierre de touche réelle, un air qui parcourt le ciel à la vitesse des oiseaux.    

   Toujours nous sommes confrontés à cette face des choses, à ce Rouge, à cet Orangé qui nous invitent à franchir ce voile de la Maya, à franchir qui nous sommes en chemin vers qui nous pourrions être s’il nous était donné, une fois, une seule, la possibilité d’ourdir les fils de notre destin. Les fils sont là, dans ces champs colorés qui font écran, qui nous fascinent tout comme la mort peut nous fasciner en son énigme. Voir l’invisible, seul procès au gré duquel l’abstraction s’adresse à nous, demande une « conversion du regard » qui est la condition essentielle de notre complétude. Ou bien de notre incomplétude. C’est pareil, nous ne sommes que ce balancement entre les deux. Peut-être une simple abstraction !

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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22 avril 2021 4 22 /04 /avril /2021 17:14
Le méta-visible, trois propositions

Source : Google images

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    Qu'il s'agisse du célèbre tableau de Léonard de Vinci, d'une toile de Mark Rothko ou bien d'une œuvre totalement dédiée au noir de Pierre Soulages, nous demeurons sans voix, tout au bord de l'énigme comme si l'étrangeté de telles propositions nous renvoyait en-dehors de nous-mêmes, dans une marge d'incertitude que le réel ne pourrait atteindre. Mais le réel ne serait pas seul en défaut, notre imaginaire, notre capacité à symboliser se soumettraient à une manière d'éclipse et notre vision s'égarerait, portée en un autre temps, située en un espace sans nom. Un genre de dépossession dont nous sentons bien que notre entendement ne suffit pas à en circonscrire les contours. Car c'est bien d'un au-delà des mots, d'un au-delà de la représentation dont il s'agit, identiquement à l'ouverture d'une dimension habituellement inaperçue, dont le questionnement constituerait la plus vraisemblable des justifications. Car comment nommer cette étrangeté qui se fait jour et qui, jamais, ne trouve de réponse ? Mais alors, y aurait-il un lien, un genre d'affinité qui tracerait une lisière commune à des œuvres pourtant si différentes ? Mais il nous faut dépasser quelques apparences afin qu'il nous soit permis d'approcher quelques fondements, d'énoncer quelques intuitions.

Le méta-visible, trois propositions

Source : Musée du Louvre

  Si La Joconde nous interpelle si fort ce n'est pas en raison de l'énigme qui préside à sa réalisation mais, simplement, eu égard à ce sublime sfumato avec lequel Léonard a réalisé ce troublant portrait. Et si le tableau est "enfumé", c'est d'abord pour nous livrer une toile vaporeuse, imprécise, animée d'une certaine modulation, laquelle pourrait se comparer au vibrato d'un instrument à cordes. Il y a, en effet, comme une vibration de la lumière, un jeu avec l'ombre, un subtil tremblement qui entre en résonance avec nos propres affects.

"Les choses sont tellement plus belles lorsque l'ombre les ensevelit à moitié."

                                                                                   Léonard de Vinci

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Le méta-visible, trois propositions

Source : Google images

     

   Maintenant, il s'agit de savoir si l'œuvre de Mark Rothko peut accepter une identique grille d'analyse. Mais d'abord il faut observer ses grandes toiles livrées à un étonnant bi-chromatisme où les couleurs, plutôt que de s'opposer selon une franche dialectique, entrent l'une en l'autre, se diffusent, traçant une invisible frontière, une zone d'indécision, écumeuse, presque pareille au floconnement de l'ouate. Ceci, cette osmose relative des formes, des couleurs dans une manière d'indistinction, cette émergence d'une zone crépusculaire, la réflexion suivante en est la vivante explicitation : "Ceci n'empêche pas Rothko de continuer, parallèlement, jusqu'à la fin, les couleurs vives et pâles, les frontières brumeuses. [c'est moi qui souligne] Cette évolution, ces changements traduisent l'évolution et les variations de la "vision intérieure".

                                     Geneviève Vidal - Mark Rothko, peintre de la nuit rouge                   

    "Vision intérieure" qui se traduit par cette peinture floue, en quête de spiritualité, là où les propositions plastiques semblent refléter les hésitations de l'âme à la recherche d'une possible vérité.

 

"La répétition d'une unique forme abstraite constitue l'une des énigmes les plus passionnantes du travail de Rothko. Il a trouvé ce qu'il cherchait depuis le début : sa peinture est une "poignancy " qui atteint droit la cible du cœur. Par-là, elle s'extrait des limites temporelles, atteignant l'esprit en même temps que l'émotion."

                                                               Geneviève Vidal - Mark Rothko, peintre de la nuit rouge

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Le méta-visible, trois propositions

Source : Google images

 

   Pierre Soulages, enfin, dont les grandes toiles monochromes semblent participer du même mouvement d'apparition-disparition dans une radicalité picturale rarement atteinte avec une telle intensité. Ici, dans ces scarifications où se nervure la lumière, dans le glissement progressif du noir vers le blanc, de l'ombre vers la clarté, tout semble dit de ce que le tableau est en mesure de nous révéler, en même temps qu'il semble s'absenter dans un genre de pure évanescence du monde. Nous sommes au bord d'une révélation, nous le sentons bien, à la limite de ce que l'art a toujours tenté d'exposer selon des déclinaisons plurielles. La force de la peinture de Soulages consiste en ce suprême dépouillement de l'œuvre, en son indigence, son ascèse qui ouvrent comme un abîme. Comment passer adéquatement du noir lisse, compact, sourd à ce fameux "outre-noir", magnifique prédicat inventé par le Peintre voulant faire signe vers ce qui, dans la picturalité, nous est destiné en même temps que s'opère une fuite infinie de ce qui se phénoménalise ?

   Parvenus à ce point de l'exposé, comment ne pas citer la célèbre assertion de Paul Klee :

« L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. »

    Bien évidemment, il est toujours tentant d'isoler cette phrase de son contexte. Et, alors, nous pouvons nous demander vers quoi tend cette affirmation, nous interroger sur ce qui est en question dans cette visibilité. La suite du texte de Klee nous fournit quelques éclairages. Le vocabulaire plastique doit s'ordonner en cosmos, c'est-à-dire en vision ordonnée du monde, afin qu'une signification puisse émerger des formes et des couleurs. Plus la représentation sera dépouillée, abstraite, plus le réel pourra aisément être délaissé au profit d'une dimension qui l'englobe et le dépasse :

   "En d'autres termes, l'art n'est fait que de signes. Mais ces derniers ne prennent sens - ne deviennent symboles, donc - que lorsqu'ils sont combinés de façon dynamique, à l'instar des différentes parties du monde s'associant en un Grand Tout. Le signe n'est qu'un outil dans la quête du spirituel."

(Extrait de "ART" - Paul Klee - Jeu de clés)

    Et, maintenant, si nous nous essayons à une rapide synthèse des œuvres précédemment citées, - La Joconde - Toiles bi-chromatiques de Rothko - Polyptiques noirs de Soulages -, nous nous apercevrons qu'un véritable fil rouge en autorise la mise en relation. Cette dernière instituerait une situation dialogique dont ces œuvres seraient, par-delà le temps et l'espace, par-delà les styles, les figures de proue. Il y aurait donc parfaite homologie entre le "sfumato" de Léonard, les flous créés par la "poignancy " de Rothko, les peintures monopigmentaires de Soulages. En réalité, ce que ces belles recherches plastiques mettent en exergue, n'est rien de moins que l'éternelle quête d'un invisible caché derrière le visible, rien de moins que le passage toujours fugace du signifiant au signifié, du physique au métaphysique, du séculier au spirituel. Or, aussi bien chez Léonard que chez Rothko ou bien Soulages, se devine une telle quête de spiritualité.

  Voici ce que disait, dans une conférence faite à Berlin en 1913, Rudolf Steiner, le fondateur de l'anthroposophie, à propos de Léonard peignant la Cène : " (…) et voilà comment il a quitté ce tableau sans en avoir été satisfait. Cela ressort de sa grandeur spirituelle aussi bien que de toute sa personnalité ; Léonard a laissé ce tableau avec l'amertume de s'être attelé à son œuvre capitale, sans que les moyens accessibles à l'homme puissent lui suffire à l'exprimer."

 Quant à Rothko, toute sa vie témoigne de cette recherche d'une voie empreinte de religiosité :

    "La répétition du même travail plastique ressemble à un rituel. Procéder à quelques gestes, délimiter un espace-lumière. Rothko cherchait une illumination, une extase, un ravissement; parfois, il y parvenait."

Geneviève Vidal - Mark Rothko, peintre de la nuit rouge

     Enfin, chez Soulages, l'impression d'un "outre-monde" pourrait se superposer avec assez d'évidence à son concept "d'outre-noir". A preuve cette citation de Françoise Jaunin, critique d'art : "Ses toiles géantes, souvent déclinées en polyptyques, ne montrent rien qui leur soit extérieur ni ne renvoient à rien d’autre qu’elles-mêmes. Devant elles, le spectateur est assigné frontalement, englobé dans l’espace qu’elles sécrètent, saisi par l’intensité de leur présence. Une présence physique, tactile, sensuelle et dégageant une formidable énergie contenue. Mais métaphysique aussi, qui force à l’intériorité et à la méditation. Une peinture de matérialité sourde et violente, et, tout à la fois, « d' immatière » changeante et vibrante qui ne cesse de se transformer selon l’angle par lequel on l’aborde." 

 

  Ce à quoi tout regard est exposé face à de telles œuvres d'art est une mise en question de ce que nous sommes, nous les hommes, face à la création, face au cosmos dont nous constituons un insignifiant fragment. Constamment, cherchant à comprendre cet univers que nous tissons et qui nous tisse, nous nous livrons à une tâche d'herméneute. Bien des significations du monde qui paraissent occultées sont constamment là, dans une immédiate donation que, souvent, notre naturelle impéritie relègue dans une gangue compacte. Habitués à ne lire, la plupart du temps, que les révélations évidentes, nous nous exonérons de bien des beautés. Pourtant les choses, autour de nous, font leur incessant ballet afin que nous les connaissions.

   Cela que nous désignons du néologisme de "méta-visible" (afin d'éviter le terme de "métaphysique" trop connoté dans ses rapports avec la théologie), nous cerne de près. Mais, toujours, les frontières, les marges, les infimes vibrations pratiquent l'art de la dissimulation, de l'esquive. Elles ne sont que l'intervalle existant entre l'ombre et la lumière, le continuel passage du sensible à l'intelligible, la trace s'effaçant à mesure que l'onde, sur l'eau, dissimule ses cercles. Elles ne sont que le battement subtil qui anime et maintient la tension entre signifiant et signifié, la multiplicité d'esquisses ontologiques dont nous sommes atteints, les menus tropismes que nous portons en nous et que nous feignons d'ignorer. Nous nous précipitons toujours en un en-deçà ou bien en un au-delà par rapport à notre singulière effigie de peur de coïncider avec une possible vérité. Nous épinglons le premier réel venu comme l'entomologiste le fait des insectes sur une plaque de liège, ce réel rassurant auquel nous demandons de contenir la totalité du monde.  Cependant le kaléidoscope qui nous occupe ne livre son entièreté qu'à soumettre ses fragments à une continuelle mobilité. Toujours l'art nous convie à une telle tâche. Ceci est toujours visible, de telle ou de telle manière. C'est à nous qu'il convient d'en faire l'expérience.

  Chacun à leur manière, Léonard, Rothko, Soulages nous invitent à poser la question centrale de toute métaphysique, à la suite de Leibniz : "Pourquoi y a-t-il de l'Être plutôt que rien ?".

    Question fondamentale s'il en est, dont Leibniz se défait par une pirouette de la raison : s'il y a des choses, c'est par la médiation de Dieu, le créateur suprême. Opposons à cette toute puissance divine qui, souvent, paraît indépassable, l'irraison humaine qui fait du regard, du visible, une simple catégorie anthropologique. Si la compréhension du monde passe par cette mesure de la vision, alors il faut bien, aussi, nous référer à ce qui l'excède, dont nous ne déciderons rien, mais dont l'art, les œuvres, le sublime, sont les facettes les plus visibles. Car comment prétendre, face au chef-d'œuvre, être entièrement contenus à l'intérieur même du cadre qui l'exhibe ? Déjà l'imaginaire, le rêve, la fabulation prennent le pas, lesquels, par essence, sont insaisissables. Toujours une aura autour de la peinture, une vibration émanant de la sculpture, un tremblement de l'image poétique. Sans cette manière de transcendance, l'art ne serait pas art mais un simple accident, une éphémère contingence dont nous ne serions pas plus atteints que par les gouttes de pluie qui, parfois, strient l'horizon de leur mince buée !

 

 

 

 

                     

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6 mars 2021 6 06 /03 /mars /2021 18:04
Forme en Solitude.

Œuvre : Laure Carré

 

   Cette œuvre, nous ne pourrons en cerner le contenu qu’au travers d’un chemin de l’imaginaire. Imaginons donc. La salle est claire, munie de hautes verrières où l’artiste a accroché aux cimaises ses créations récentes. Nous pénétrons dans l’enceinte. Nous sommes entourés de figures qui paraissent communiquer entre elles, tellement leur parenté de style est proche. Nous y apercevons des corps, des fragments de corps aussi, des géométries habitées par des hommes, croisement de pignons et de murs, nous y devinons un univers rassurant, une manière d’ordonnancement, entre elles, des choses, une familiarité, un jeu d’harmoniques composant un univers aves ses lois de fonctionnement, ses rythmes internes, ses logiques propres. Il y a apaisement à simplement regarder, à s’installer, soi-même en tant que corps dans cette géométrie pourvue de compréhension, disposant de points d’accueil, de repères pour l’esprit, de ressourcement pour l’âme. C’est ici, au creux de cette expérience intime, à l’écart du temps chronologique et mondain que nous voudrions nous installer. A demeure. Jusqu’à s’oublier, à faire de son corps une simple diversion de l’espace, un rouage huilé de l’heure, une fluidité allouée à sa propre reconduction. Mais de cela nous savons l’utopie et le risque, ensuite, de retourner dans l’existence. Alors nous mobilisons l’être que nous sommes, alors nous nous livrons aux déplacements, alors nous sommes vacants à toute inquiétude qui voudrait surgir d’un événement inaperçu.

Bientôt, l’événement est là qui s’installe dans la douce courbure du jour, y ouvre une entaille soudaine, un abîme dont la vacance est longue, infinie. « Solitude », tel est le nom qui a surgi, s’est imposée comme une impossibilité à être, là, dans le silence du lieu, là, dans la souple immédiateté des évidences esthétiques. Alors nous marchons autistiquement, sur la pointe des pieds, car le réel s’affirme comme une brûlure à laquelle se soustraire sans délai. Hors-sol, voici ce qu’il advient de nous à nous absorber dans la contemplation d’une image qui nous dépasse et nous intime l’ordre ou bien de rester et d’en assumer le risque, ou bien de nous absenter de la scène qui fait face et d’oublier ce que, parfois, la vision a d’insoutenable. Entre la chose qu’on regarde et soi, il y a nécessaire distance, recul afin qu’aucune confusion ne s’installe, qu’aucune fusion n’ait lieu qui nous aliènerait, nous déposerait de notre propre réalité pour nous remettre à celle de l’autre, ce danger.

Mais il faut parler de « Solitude » et procéder à son inventaire. Emettre du langage de manière à ce que cette médiation établisse des plans séparés, des aires distinctives, des discours autonomes. Si « Solitude » nous inquiète, c’est en raison de son étrangeté. Elle ne joue pas avec les autres images, elle ne fait pas écho, elle est enfermée dans sa surdi-mutité, comme l’est l’enfant dans sa « Forteresse vide », cerné d’ombres maléfiques et de clartés qui n’illuminent rien. Tout autour est le vide blanc du néant. Tout autour est la violente biffure de l’être que de sombres lavis assignent à domicile. Tout autour est le mur d’enceinte, cet épais trait noir qui enclot et délimite. Qui contraint à résidence ce qui, d’aventure, voudrait s’exonérer de la geôle originaire. Car, depuis la première parution sur le bord du monde, il y a perdition et renoncement à pousser sa propre effigie sur l’échiquier du destin. Constante dérobade, éternelle effusion au-dedans de soi, dans la citadelle que rien ne visite jamais. Espace monadique s’alimentant à sa propre source.

Mais regardons, mais détaillons ce qui peut l’être et saisissons-nous des bribes de compréhension qui voudront bien se manifester.

Forme en Solitude.

Visage absent, visage privé des sublimes prédicats attachés à son habituelle épiphanie. Nul regard, nulle profération d’une parole fût-elle économe, elliptique, furtive. Repliement sur soi du langage qui ne peut dire l’être-soi pas plus que l’être-autre. Nulle fable à l’horizon qui pourrait naître du mot suivi d’un autre mot. Nulle poésie qui s’élèverait de la puissance de la métaphore : eau des yeux, pupille d’obsidienne, dentelle des cils, pulpe des lèvres pareille à la cerise, plaine des joues que longe la palme du vent.

Visage de pierre, visage gemmatique replié sur son secret, tel le gisant dans la lumière avare de la crypte. Visage fermé aux sons du monde, ce chant venu du cosmos qui nous dit le mythe de l’origine. Visage sans visage s’annulant à même l’informe, l’invisible, énigme hauturière que ne percera ni le vol blanc de l’albatros, ni la dérive du nuage faisant sur le front sa trace de cendre et de sable.

Forme en Solitude.

Poitrine d’éphèbe que n’habite ni la tache sombre de l’aréole, ce signe distinctif de la féminité, ni la courbe du sein, cette image de la plénitude, du don, de la génération. Et ce bras amputé, cette privation du geste, ce rapt de la main qui caresse et salue, qui dessine et écrit, qui sculpte le monde en infinies modulations, en dresse la Carte de Tendre, parfois trace en l’air la forme de l’amour.

Forme en Solitude.

Et cet étrange bassin, ce recueil de la volupté, dont nous ne comprenons pas qu’il nous apparaisse dans sa face postérieure alors que le reste de l’anatomie se présentant de face en supposerait une autre figuration. Y aurait-il, soudain, surgissement de l’image étonnante de l’androgynie et alors notre lecture de ce qui paraît serait brouillée, sujette à de bien étranges errances, comme si l’être dans son irrésolution, tardait à se révéler de telle ou telle manière. Ce sexe que nous attendions comme le prodige qui ouvrirait l’histoire, lui donnerait suite, voici qu’il nous est refusé, tout comme nous est refusé ce pied laissant le personnage en sustentation, alors que l’autre pied, dans son étonnante cambrure, son effleurement à peine ébauché du sol fait signe vers un symptôme quasi-schizophrénique. Sortant du cadre de la peinture, il s’annonce au monde sur le mode de la réserve prudente, sinon sur celui du refus.

Forme en Solitude.

Cette représentation, si elle est esthétiquement belle, n’en pose pas moins la question d’une présence au monde sur un registre d’aliénation, de « folie » pour user d’un mot commun. Oui, sans doute s’agit-il de ceci et c’est pour cette raison que, dans notre choix d’un « musée imaginaire », la figure ici proposée s’isole dans une manière de sublime autarcie. Nu à l’état brut qui semble sortir tout droit d’une cornue alchimique non encore parvenue à séparer l’animus de l’anima, nous livrant cet être hybride qui nous bouleverse, nous interroge et nous place face à notre propre esquisse dans la polyphonie universelle. Comment apparaissons-nous aux yeux des autres ? Comme cette forme inachevée dont la métamorphose toujours opérante ne trouve son achèvement qu’à l’issue de notre aventure sur Terre ? Comme cette forme dont nos contours semblent nous définir avec exactitude, du moins feignons-nous de le croire, alors que le changement, en nous, fait ses continuels remous ?

Le problème, face aux choses du monde, est bien celui de poser la question en termes de « normalité » et de transférer cette vision orthonormée sur l’ensemble de ce qui fait phénomène. Or l’art n’est en rien « normal » et c’est du centre même de sa subversion qu’il nous invite à considérer le réel comme la forme mouvante qu’il est. Comme la forme génétiquement évolutive que nous sommes dont, jamais, nous n’arrêterons le cours qu’à la ramener à la simple abstraction du concept. Oui, nous sommes essentiellement vivants, c'est-à-dire constamment soumis à la remise en question. Parfois à l’intérieur de la citadelle. Parfois à l’extérieur. Et si la seule réalité-vérité était simplement la ligne de partage qui scinde les territoires en deux : forme de passage et rien que ceci ? « Forme en Solitude » puisque est en fuite, toujours, ce que nous approchons.

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3 décembre 2020 4 03 /12 /décembre /2020 11:17
 Fugue de terre

      " Fuga ", bronze, Milan 1987, coll.privée

          Œuvre : Marcel Dupertuis

 

 

***

 

 

                                                                Le 23 Mars 2018

 

 

 

 

                Toi à qui la terre va si bien.

 

 

   Ce qui m’a visité en songe, cette nuit, un signe avant-coureur du printemps, une fuite pour plus loin que soi, une allégorie venant me dire la trace de ma destinée ? Les questions sont si ouvertes que seul l’infini en serait la juste mesure. Sur l’écran de ma nuit, une forme en bronze, approximativement humaine, en marche vers on ne sait où. Le haut du corps est une manière d’ovale fermé qui semble vouloir figurer un torse dépourvu de tête et les bras sont inapparents, à moins que la représentation du buste n’en tienne lieu, La jambe droite prend appui sur un pied largement étalé au sol, écho, peut-être, d’un lointain Giganotosaurus dont nul ne doute que l’empreinte au sol devait être prodigieuse. Enfin la jambe gauche en partie repliée se terminant à la façon d’un pieu taillé en pointe du fait de l’absence de pied. Le tout dans l’allure de la course, silhouette penchée vers l’avant, dynamisme des jambes en mouvement. Voici pour la vision qui ne manquera de te paraître étonnante.

   Sans doute cette description de taxidermiste - comme on exposerait la forme de quelque vertébré dépouillé de ses principaux attributs -, te laissera-t-elle sur ta faim ? Mais, à défaut d’image il ne reste plus guère que la ressource des mots. Tu apercevras combien ce visage déroutant au sens premier  de « priver de route » nous place en vis-à-vis avec l’aporie des existants que nous sommes. « Qui déconcerte l'esprit », selon l’exacte définition de « dérouter ». Mais laissons là ces arguties lexicales et tâchons plutôt de découvrir quelque motif qui nous éclairerait sur notre condition humaine à défaut d’en donner l’exacte finalité. A savoir en fournir une possible sémantique. Car toute chose nous parle, nous adresse son langage secret à la verticale duquel nous demeurons la plupart du temps, incapables d’en bien saisir l’opaque effusion.  

   Toi-même, visitant un musée semé d’œuvres « inquiétantes » (je pense aux Muses éponymes de Giorgio de Chirico, ce si singulier artiste dont les œuvres me passionnent depuis bien longtemps), ou bien découvrant dans la nature telle rocaille anthropomorphe (je pense aux grotesques de la Renaissance, tels les jardins de Bomarzo par exemple avec leurs étranges divinités métamorphiques), ne t’es-tu jamais transformée en déchiffreur de ces codes complexes que nous tend le réel ?

   Mais je crois, « Sol », (combien ton diminutif résonne avec ceci qui se dit ici !) que, désignant « Fuga », nous conviendrons de ce nom d’un commun accord, le sens n’est guère à décrypter à partir de ce qui se présente, mais plutôt de ce qui est absent. Comme si, tout autour, à la façon d’un invisible aura, des magnétismes existaient, des confluences d’ondes, des réseaux complexes et diaphanes dont, jamais, nous ne pourrions saisir l’être qu’à en poser quelque hypothèse vraisemblable. Te serais-tu doutée qu’une partie de la clé de l’énigme semble reposer sur une vision des éléments qui sont supposés entrer comme principes  constituants des corps, dont, pour la plupart, ici, ne resteraient que leur songe éthéré, leurs nervures translucides. « « L’art ne reproduit pas le visible, il le rend visible.», selon la fameuse assertion de  Paul Klee. Et puisqu’il s’agit d’une œuvre d’art - ma vision en atteste -, où se situent donc, respectivement, visible et invisible ?

   Inventons donc une fiction. Affublons cet être logogriphique d’un patronyme étranger, « Hombre » (juste une réverbération de Fuga), celui qui me semble le mieux convenir à cette situation problématique. « Hombre », pour deux raisons au moins. La première réside en sa consonance exotique qui l’éloigne de nous tout en nous le rendant intéressant à titre d’intrigue. La seconde résulte de sa paronymie dont notre vocable français « ombre » joue à titre d’écho. C’est magique tout de même le langage. On dit « hombre » et on a, tout à la fois, un « obscur étranger » dans lequel se mire en abyme une « fugue » dont nous allons faire la figure d’une quête.

   Hombre a parcouru les hauts-plateaux où souffle le vent, parfois la brume d’eau a cinglé son visage, parfois le feu du soleil a tanné sa peau jusqu’à la rendre semblable à une croûte de pain brûlé. Hombre, malgré l’air, l’eau, le feu, progresse en direction de son destin. Son corps de corde de chanvre, de cep noueux, son corps de souffrance avancée il le dédie au seul dieu qui l’habite : être Homme jusqu’au bout de soi, à la limite de l’épiphanie humaine. Car Hombre, au début de sa genèse,  est pareil au très estimable Gilgamesh des Anciens Mésopotamiens : deux tiers divin, un tiers humain. Il porte dans sa haute stature la brillante icône du héros grec, la matrice des vertus qu’il faudra hisser haut avant que faiblesses et imperfections n’en viennent détruire le rutilant édifice. Héros, il voudrait l’être tel Persée en son courage, Héraclès en sa force physique, Ulysse ou Œdipe en leur ruse. Seulement des monstres sont toujours en chemin qui contrecarrent les desseins humains.

   Hombre chemine sur la longue mesa de poussière rouge, laquelle porte vers l’inconnu l’écheveau qu’il dévide à mesure de sa progression aussi naïve qu’inconsciente. Nul ne peut s’approcher des dieux, fût-il tissé pour une part de leur hiératique pouvoir. Car sur la terre où vivent les hommes tout se délite et se fragmente selon l’usure du temps. En réalité, Hombre ne vit que dans son ombre propre, cette part qui lui échoit en tant que mortel. Gilgamesh en fait la douloureuse épreuve dans la perte de son ami - son double -, Enkidou, Gilgamesh qui se croyait immortel, lui dont la plante que lui révèle son ancêtre Uta-Napishtim est subtilisée par le serpent et s’envole avec elle le vieux rêve immémorial de boire à la fontaine de l’éternelle jouvence. Seulement la fontaine est mythique, tout comme l’harassant parcours d’Hombre qui ne court qu’après son ombre, précisément. Qui, vraisemblablement, ne sait rien du tragique ou feint de l’ignorer. Tel Sisyphe qui roule continuellement sa lourde pierre tout en haut de la montagne. En dernier recours la pierre aura raison, immortalité contre mortalité.

   Je parlais des éléments, des principes premiers de la présence, l’eau, l’air, le feu, la terre qui nous font tenir debout le temps d’un passage. Mais, eu égard à la figuration humaine, ils ne jouent nullement à titre d’équivalence. Eau, air, feu, je les range dans la catégorie des invisibles, des puissances divines qui nous toisent depuis l’éternel empyrée. Seule la terre est notre élément réel, celui dans lequel nous inscrivons nos pas, celui qui, mythologiquement, nous constitue comme notre origine. Hombre a beau fouler de son pas de héros les hauteurs de quelque Altiplano, seule la terre demeure, pour lui, la force présente, toujours disponible, toujours matériellement constituée, hautement palpable, immédiatement préhensible. D’elle il est assuré, autrement dit sa mortalité se donne à lui comme cette intangible certitude, ce lent effritement que provoquent ses pas à mesure de son périple. Mais l’usure est contagieuse, elle se transmet du sol à celui  qui le sillonne. Comme s’il y avait dette commune, principe de réciprocité. Toi et moi faits de la même matière qui nous immolons à seulement nous connaître. Une immanence broyant l’autre, se nourrissant de la perte adverse, disparaissant à ne dévoiler que le même, non l’autre qui serait salvateur, planche de salut. Destin terreux contre destin terreux.

   Eau traverse Hombre, en accentue l’aspect, des larmes même peuvent emprunter le chemin de ses yeux puis s’en retirer tel le brouillard de l’aube qui blêmit et se dissipe en son secret.

   Air pénètre Hombre, coule dans ses rides, lisse le massif de son corps, dilate les soufflets des alvéoles, ce vide au centre de l’être qui ne se nourrit que d’un mouvement en attente de suspens. Bientôt le vent tombe qui ne profère plus rien.

  Feu illumine la pointe du désir, lance haut l’étincelle de la gloire, attise la flamme de l’ambition, porte à l’incandescence le métal de la passion. Puis l’ignition se calme, la brûlure rétrocède et s’efface.

   Air-Eau-Feu, tels de fulgurants passages qui emportent avec eux des briques de terre, déconstruisent la Babel qui se targuait d’exister, de répandre la culture, de hisser le majestueux emblème des civilisations. Au hasard des déluges, des rafales de vent, des incendies, la statue humaine qui dressait fièrement aux quatre horizons l’oriflamme de son humaine majesté, voici qu’elle vacille et tremble, voici qu’elle se désagrège, se déracine comme pour mieux rejoindre cette terre originelle qui est aussi son tombeau.  La tête, cette insigne signature a renoncé à paraître. Des bras, ces beaux outils artisanaux, il ne demeure plus rien que leur souvenir. Une faille s’est ouverte dans le tronc qui énonce le vide de l’être, le néant qu’il est puisque nul ne saurait en montrer la présence. Une jambe s’est repliée à angle droit qui a renoncé à posséder un pied, elle fouette l’inoccupé de son spermatique flagelle dont la descendance est absente. L’autre jambe, à demi fléchie, laisse s’écouler sa substance jusqu’à faire, au sol, son immense flaque d’ennui et de désolation.

   Les éléments invisibles, à statut divin, Eau, Air, Feu, dès leur désertion, sonnent le glas de l’être de terre, d’Hombre en son ombreuse matière, de Fuga en sa fuite essentielle. Comme un juste retour des choses, un cycle ontique s’initiant dans le façonnage d’une forme qui porte en elle le germe de sa propre destruction. Peut-être en est-il ainsi, Solveig, les puissances primordiales que sont Eau-Air-Feu, s’assemblent-elles pour assurer la surrection de la terre, ce menhir qui ne paraît indestructible que tant que dure son maintien. Colosse aux pieds d’argile dont l’obole à payer à ses géniteurs, cette corde d’eau, cette tresse d’air, ce tissage de feu, initient ce renoncement à soi que sont toute chute, toute dissolution, tout enterrement. Certes il n’est guère possible d’interpréter au-delà, ceci serait œuvre surréaliste ou bien saut dans une métaphysique aveugle. Mais ceci est, bien évidemment, une tautologie. Comment ne pas éprouver de réelle cécité pour ce qui, ne se donnant jamais à voir, ne saurait s’incarner dans la chair dense du phénomène ?

      Sur le plan formel mon rêve semble presque entièrement contenu dans ce miroir que semble lui tendre Alberto Giacometti dans « L’Homme qui marche » (encore !), cet à peine dégagement des pieds de la matière informe, opaque, dense, qui paraît faire signe vers le chaos originel. S’en extraire semble être condition de possibilité pour l’homme de transcender sa nature, en même temps qu’une lourde ambiguïté, une force magnétique l’attire vers le sol natal, immanence première à laquelle son sort de mortel le destine comme sa liberté la plus essentielle. Oui, liberté car rejoindre le lieu de sa naissance est se ressourcer aux eaux primordiales qui nous installèrent sur les fonts de l’exister. Nul n’échappe à la terre qui voudrait s’en exonérer. Le semblable appelle le semblable. Or nous sommes terre dont l’air, l’eau, le feu dressent la native dramaturgie. Alors, à quoi nous servirait-il de nous insurger, nous les terriens, nous les terrestres ? Nous êtres de pesanteur. Eux, êtres de rapidité, de vivacité, d’esprit. Visible contre l’invisible. Toujours le visible est perdant au jeu du paraître.

 

Que tes songes soient légers, toi la fille de l’air.

« Toi à qui la terre va si bien » : seulement ta beauté de jarre ancienne.

 

 

 

 

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30 novembre 2020 1 30 /11 /novembre /2020 11:17
Du chemin vers la finitude

« Massacre noir »

 Eau-forte, pointe sèche et burin, 40X30 cm

Œuvre : François Dupuis

 

 

 

   Toujours notre contact avec ce qui fuit, dépérit et finit par s’annuler est une épreuve pour notre être de chair aussi bien que d’esprit. En réalité, placés comme le funambule qui progresse à chaque pas avec l’effroi que celui-ci soit le dernier, notre certitude d’être est constamment remodelée par notre condition mortelle. Jamais nous ne pouvons tracer l’esquisse de notre prochain acte, dire notre projet comme définitif, nous assurer que demain sera tel cet aujourd’hui que nous saisissons en en connaissant le prix. Par destination, nous sommes des êtres-jetés, ce qui tresse la couronne de notre déréliction. Notre front que nous aurions souhaité habité d’une éternelle guirlande de lauriers, voici qu’il devient cette cimaise infiniment sujette à l’assaut du premier vent, à la griffure de la gelée, et, parfois, à la morsure de tel ou tel autre aux intentions contraires.

   Nombre de représentations artistiques en sont la mise en œuvre. Car rien ne s’efface qui conflue avec l’intime de notre essence. Cependant les formes sous lesquelles se donne à voir la « mortalité », sont variées, paraissant même parfois fort éloignées, mais c’est le même fil rouge qui en traverse le derme et qui pourrait se résumer en « être ou ne pas être », considérant, en effet, que se trouve bien là LA QUESTION. Toute attitude s’inscrivant au revers de ceci ne saurait être que mauvaise foi, esquive ou bien dénégation de la situation fondamentale de l’homme. Donc ce n’est que la FINITUDE qui se dit en un lexique polymorphe auquel on pourrait attribuer les valeurs de : « pléthorique », « anémique », « fatidique ».    

   Voyons quelles en sont les principales déterminations.

  

   Le mode pléthorique ou de la négation.

 

Du chemin vers la finitude

Femme nue couchée

Auguste Renoir

Source : Wikipédia

 

   Sans doute Renoir est-il l’un des peintres les plus indiqués en vue de dire le « pléthorique ». Le Modèle est voluptueux, la chair capiteuse, la teinte chaude de pêche et de blond vénitien. Ici rien ne paraît troubler qui ferait signe en direction d’une tristesse, d’une menace. Tout se donne et s’épanouit dans une manière de grâce que rien ne semblerait pouvoir entamer. Notre sentiment est tout de plénitude, de confiance heureuse, de disposition au souple et au paradisiaque. Nul angle qui pourrait entailler, nulle noirceur évoquant les sombres heures de l’existence. Nulle autre présence qui pourrait offenser cette solitude plénière, assumée jusqu’en son rayonnement solaire. Rien de moins qu’un air d’éternité se présente à nous, ce long flux de l’œuvre étirant indéfiniment la pulpe généreuse de l’instant. Tel un fleurissement qui n’aurait de terme, le nu ici couché semble totalement voué à une manière de contemplation édénique hors d’atteinte.  C’est un monde clos, auto-suffisant, un genre de cosmos au sein duquel nul chaos ne pourrait faire figure. Comment donc la finitude s’y repère-t-elle ? Simplement dans l’acte de sa négation.

 

   Le mode anémique ou de l’acceptation.

 

   «Il faut vous soigner, monsieur, vous soigner attentivement. C'est de l'anémie, de l'épuisement, pas autre chose. Ces accidents, encore insignifiants, pourraient, en peu de temps, devenir incurables. »  - Maupassant - Contes et nouvelles.

   « incurables », ici, nul besoin d’épiloguer longuement. A cet état ne peut succéder que la mort.

Du chemin vers la finitude

Bœuf écorché - Rembrandt

 

   A ces paroles « nues » de l’Auteur de « Boule de suif », ne peut correspondre, dans l’ordre de la peinture, qu’une toile abrupte, exempte de fioritures, une toile montrant la cruauté épileptique du vivant qui, ici, dévoile sa face de ténèbres. « Bœuf écorché » de Rembrandt, comment dire d’une façon plus incisive la présence de griffes lacérant notre réalité, d’entailles sous-jacentes à ce que nous croyons être - des conquérants -, alors qu’au dessous de notre ligne de flottaison les attaques sont déjà visibles, intensément à l’œuvre. Le naufrage est annoncé quoique non encore consommé.

   Cette toile est, à proprement parler « radiographique », elle fore la peau, se glisse dans le tissu de la chair, découpe les aponévroses, distend les fibres, fait éclater les ligaments. Déjà il n’y a plus de sang, ce fluide vital, ces artères qui sont la pulsation même de la vie. Et ce basculement du corps animal, son éventration, sa mutilation faisant apparaître le « sans-défense », donnant site à l’immolation et cette rupture des membres et cette corde enroulée sur un billot de bois pour nous dire, à nous humains, l’incontournable en son effroyable actualité. « Nous les hommes », car, Regardeurs, comment pourrions-nous échapper au parallèle, à l’homologie des situations, à la fascination de l’image qui nous positionne en lieu et place de l’animal. « L’homme est un animal doué de raison », disait Aristote. Mais où est la « raison » dans cette représentation de « l’écorché vif », il ne demeure plus que l’animal en sa cruelle posture, en sa dernière monstration. Un amas d’ustensiles carnés réduits à un éternel silence. Ceci est déjà une annonce du « massacre noir » dont François Dupuis a tracé la vigoureuse architecture dans son eau-forte.

   Cette touche mortelle, comment ne pourrions-nous pas la ressentir au centuple dans l’œuvre homonyme de Soutine dont la représentation violemment colorée - un rouge éteint pour la viande mutilée, un bleu marine et de France en opposition pour le fond -, nous livre au plus profond de l’insoutenable. « Comment vivre après Auschwitz ?» en serait le pendant, conscience historique confrontée à ses plus vifs abîmes. Car, ici, il n’y a plus de pas de côté, d’écart qui sauverait. Le saut a été accompli qui, de la négation à la Renoir, plonge dans les abysses soutiniennes. L’insupportable en acte, autrement dit l’acceptation sans reste d’une immémoriale condition dont le tragique nous transit dans notre stature même d’homme.

   Nous sommes cloués au pilori, écartelés, tel le bœuf ; nous sommes remis à l’écorché des salles de dissection - cette insoutenable vision de la corruption en son effectivité -, à cet autre tableau de Rembrandt, « La leçon d’anatomie du Docteur Tulp » qui en est la sévère illustration, la précision chirurgicale, le découpage au scalpel.  Il s’agit bien plus d’une sidération que d’une simple curiosité des Assistants du Docteur Tulp. Devant eux, à portée de main, se tient la Mort en ses basses œuvres, la Mort réalisant le lent travail de dégradation de la chair. La peau livide devient aussitôt aperçue, le cercueil du corps, là où se déroule une invisible, lente métamorphose.

   Et l’on pense à la cuirasse tachée de vermine - son propre corps -,  dont Gregor Samsa fait un matin la découverte dans le roman de Kafka. Ce sont les mêmes ingrédients qui courent tout au long des visions de Rembrandt, Soutine et chez l’auteur du « Procès », une modification est à l’œuvre qui travaille en profondeur, une alchimie inversée qui, partant de l’œuvre au rouge, transiterait par le jaune, puis le blanc pour finir dans le noir, ce signe de Saturne qui s’inscrit comme le tout dernier avant la disparition.

  

   Le mode fatidique ou l’accomplissement.

 

   Ici, il faut faire appel à l’étymologie du mot « destin ». Nullement le prendre  dans son acception grecque, laquelle constituant la part revenant aux hommes pouvait être bonne ou mauvaise. En choisir seulement la valeur de « fatum » des Latins, ce poids sans commune mesure posée sur l’épaule de l’Existant, une manière de fourches caudines sous le sceau desquelles tout cheminement dans la vie était la lourde métaphore. Or, comment mieux parvenir à la radicalité d’un destin, à sa touche extrême qu’en convoquant l’image la plus dépouillée qui soit, à savoir celle d’ossements qui sont la forme accomplie de toute corruption, autrement dit dépassée, portée à son point le plus haut. Là le « grand œuvre » est à son terme. Il n’y a plus de matière vile infixée. Tout est arrivé à son exténuation. Tout est dans l’immobilité éternelle. Face à ceci, il nous serait bien difficile de faire l’économie de « Crâne de Chèvre Sur la Table » de Picasso, peinture avec laquelle jouera, en écho, l’eau-forte de François Dupuis.

Du chemin vers la finitude

 

Pablo Picasso

Crâne de Chèvre Sur la Table

Source : Eloge de l’art

 

 

   Faire l’inventaire des traces de la finitude dans l’oeuvre de Picasso reviendrait à poser de constants jalons tout au long de ses polymorphiques créations. « Autoportrait » de Montrouge en 1917 où l’œil teinté de noir semble habité de tragique, jusqu’à l’ultime tableau du 25 Mai 1972 où se devine le regard du peintre mourant (retouché la veille de sa mort), en passant par « Le Baiser » de 1925 (de la Mort ?) et l’incontournable et violent « Guernica » où se consument les derniers feux d’une humanité parvenue au comble de son propre désastre. A l’évidence, l’on ne crée pas sans avoir, en arrière-fond de sa pensée, cet abîme toujours ouvert dont nous savons, qu’un jour, nous le rencontrerons. Que ceci se traduise par le biais d’une nature morte, d’un portrait, d’une reconstitution historique ainsi qu’à l’âge classique, peu importe, l’essentiel est sa permanence, sa focalisation quelque part, peut-être là où on ne l’attend pas, dans la pupille d’un œil, l’éclisse d’un sourire, le creusement d’une fossette.

 

Du chemin vers la finitude

   Donc « massacre noir », comme Picasso en son temps disait : « Massacre en Corée ». Il y a décalage dans la forme, non dans l’intention. Il s’agit de montrer l’insoutenable. Cependant un crâne d’animal mort, tout comme le squelette prélevé dans les sédiments anciens par l’archéologue, sont infiniment moins dévastateurs, plus recevables, pour la simple raison que la corruption ayant terminé son travail de sape, ne demeure que l’architectonique première, ce fondement ossuaire où s’arrime notre meute de chair. Ce qui est douloureux pour la condition humaine (une même chose joue pour les civilisations) est d’assister à la lente dégradation qui fait du visible ordinaire le lieu même de la désolation, du cataclysme. Nul ne peut endurer longtemps le spectacle d’une vie en son dépérissement. L’agonie est toujours une épreuve pour qui la vit, pour qui la voit. Une identique douleur s’empare des cœurs et des corps. Le rocher dont on croyait l’assise ferme, voici qu’il se met à trembler, qu’il nous engloutira bientôt, tel Sisyphe gagné par l’absurde de la pierre qui le reconduit au néant.

   Le beau travail de François Dupuis a su tirer parti et force du médium auquel il a fait appel. Combien alors le terme « d’eau-forte » est situé en référence. Une eau forte de son étrange pouvoir de corrosion. L’acide attaque le métal, le ronge, l’oblitère en maints endroits. Tout ceci renforcé par le geste qui manie le burin, qui guide la pointe sèche. La surface est entaillée, érodée, remaniée comme si une volonté aveugle (un Destin) s’acharnait à en réduire la prétention à exister. Tout un lexique de l’attaque, du délitement, de la destruction en dernière instance. Et ce qu’il fait bien considérer, ceci : la chair du métal est chair de l’homme. La chair de l’homme, chair du monde. De cette tragique équivalence nul ne peut s’abstraire qu’au risque d’y perdre son humanité puisque l’homme est le seul vivant se sachant affecté de mort. Dès notre naissance nous en sommes les naïfs et inconscients impétrants.

   Magnifique allégorie des funestes desseins qui habitent le ciel des humains. Souvent des nuages y déroulent leurs cohortes de gris et de noir. Ici, ce rôle est tenu, de façon extrêmement parlante, par les différentes valeurs de l’encre. Elles jouent la partition du clair et du sombre qui n’est jamais que celle de la joie et de la tristesse en un même endroit emmêlés. Manifeste jeu dialectique par lequel se font jour les oppositions, aussi bien les confluences, les retraits. Dans cette invasion sombre, fuligineuse, l’œil perdrait presque ses repères. Et c’est tant mieux. Qu’est-donc le chemin vers la Mort sinon l’aveuglante avenue du vide raturant soudainement la conscience ?

   « Massacre noir » le bien nommé. Jamais on n’en ressort vivant, fût-on adepte de l’humour « noir » ! Alors nous nous arrangeons de la vie qui nous est échue comme le seul don auquel nous pouvions prétendre. Nous savons le chemin. Nous savons le terme. Nous faisons semblant de l’oublier. Nous marchons les yeux levés au ciel sans égard pour les fondrières qui creusent le sol de leurs dents vindicatives. Nous boîtons parfois, sans vouloir en deviner la provenance. Nous marchons cependant. L’angle de notre bonheur est à ce prix. La mort serait-elle absente et alors, il n’y aurait plus de temps, de religion, d’art et sans doute plus d’histoire. Que servirait-il à l’homme de réaliser des conquêtes en quelque domaine que ce soit puisque, se sachant immortel, il serait à l’égal des autres hommes, un infini qui viserait l’absolu. Voyez-vous le chemin serait long à suivre. Demeurons en nous, déjà nous avons fort à faire !

 

 

 

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25 novembre 2020 3 25 /11 /novembre /2020 10:50
Un lieu où être à soi

La Chambre à coucher (première version)

Vincent Van Gogh - Octobre 1888

Source : Wikipédia

 

***

 

      Parfois il est des livres dont on a totalement oublié l’existence. Sans doute doivent-ils se tapir en quelque lieu de la mémoire auquel nous n’avons plus accès. Quelle joie alors d’en redécouvrir la présence au fond de quelque tiroir poussiéreux parmi des piles d’autres ouvrages, d’anciens manuels scolaires, de feuillets portant des traces manuscrites d’un temps qui s’efface au loin, dans l’illisible songe du passé. C’est donc en faisant du rangement dans ma bibliothèque que j’ai retrouvé ce modeste manuel sur l’œuvre de Vincent Van Gogh, livre au format de poche, plutôt fascicule d’ailleurs que volume digne de ce nom. Sa modestie, aujourd’hui, je la trouve émouvante, une si mince forme destinée à une si grande œuvre ! Je me souviens, dans mes premières années d’adolescence, avoir découvert les tableaux des Impressionnistes et autres Fauves avec un réel bonheur ourlé d’une neuve passion. J’avais acheté, avec mon argent de poche, quelques uns de ces ‘Classiques’ que je feuilletais avec curiosité. Il y avait tant de choses à découvrir sur ces illustrations en couleurs, tellement de rêves à laisser venir au contact de l’art !

   Ce qui me fascinait dans l’œuvre du Hollandais, c’était cette énergie inépuisable dont ses œuvres étaient la mise en scène, la haute affirmation des couleurs, la composition fortement structurée, ces ‘hautes pâtes’ qui s’élevaient de la toile comme si elles avaient voulu affirmer leur viscéral attachement au réel. Tout ce que je découvrais de l’œuvre du Peintre, me plaisait, tellement sa manière de traduire sa vision du monde coïncidait avec la mienne, juste à l’orée de ma propre histoire. J’aimais, au sens fort du terme, tout comme on peut être amoureux d’une jeune fille, ces toiles empreintes d’une forte personnalité. J’aimais ses ‘Mangeurs de pommes de terre’, cette image en subtils clairs-obscurs dont la lumière de résine accentuait la rudesse de la vie du peuple des paysans. J’aimais les ‘Moissons en Provence’, la pluie solaire qui inondait le paysage, le bleu délavé du ciel, les empilements de gerbes, les hautes tiges des chaumes, la solitude du cultivateur dans l’aride plaine de l’été harassée de chaleur. J’aimais ‘L’Autoportrait de 1889’, sa dominante bleue qui faisait ressortir la barbe rousse de Vincent, son regard perdu au loin de lui, la fixité de son être, ce fond cosmique entre ‘Fumée’ et ‘Givre’ qui faisait penser à ses ciels étoilés. J’aimais la singularité de son travail, de son labeur obstiné à creuser son propre sillon, à labourer en profondeur le sol de l’art, à lui faire rendre raison, en quelque sorte, fût-ce au prix de la folie. Et ce fut à ce prix-là qu’il solda sa dette vis-à-vis d’une société qui ne le comprit pas. L’exigence d’absolu qui l’habitait était trop haute, trop forte. Les nécessités de l’Art, il les assuma jusqu’à la dernière extrémité humainement possible. A ses toiles il donna toute sa vie, jeta toutes ses forces jusqu’au ‘sublime désespoir’. Oui, cette expression en forme d’oxymore d’une tragédie qui possède en elle sa propre forme de beauté, bien plus qu’une coquetterie de style, voudrait dire ici la confondante proximité de la Tragédie et du Beau, lorsque l’une verse en l’autre, lorsque celui-ci naît de celle-là.

   C’est bien là l’essence de la vie de ce Peintre génial. Si la notion de génie est souvent controversée dans l’histoire de l’Art, il semble bien que pour Van Gogh on n’en puisse faire l’économie qu’à le priver de ce qu’il a été en propre, à savoir le crépitement d’une lumière de phosphore dans la nuit du monde. C’est ceci le génie : une vive combustion, la pointe de la conscience à l’extrême proue de l’être, un regard visionnaire, une avance sur son temps, une lave intérieure qui ne peut que surgir et, parfois le fait-elle au risque de la maladie, de l’isolement, de la mort. Voyez les destins frappés par la foudre de Hölderlin, de Nietzsche, d’Artaud. Admirables présences dont le commun des mortels n’aperçoit nullement le trajet de comète, la haute exception parmi la communauté des hommes. Ils sont des êtres seuls, de brillants archipels perdus dans l’immensité océanique du vivant, ils sont des sémaphores faisant brûler leur clarté dans la brume opaque de l’incompréhension. Ils n’en sont que plus précieux. Vies de saints, d’anachorètes perchés au plus haut de leurs météores. Souvent ils ne sont reconnus que morts, leur gloire posthume servant d’alibi à ceux qui n’ont pas su ou voulu voir la fulgurance de leur éclair, qui ont choisi de vivre dans l’immanente proximité des choses bien plus que tenter d’apercevoir le rayon d’une beauté, l’effervescence d’une pensée.

   Non, cette digression n’était nullement inutile. On ne peut faire sienne une œuvre telle celle de l’Auteur des ‘Tournesols’, sans précisément se tourner vers le soleil, vers l’irradiation, la combustion qui animent en leur fond toutes les toiles, les portent à nous dans la dimension du pur mystère, du secret un moment dévoilé qui nous précipite au cœur des choses. Ainsi se nomme la vérité pour Vincent : ’Autoportrait au chapeau de feutre’, ‘Route avec un cyprès et une étoile’, ‘Le café de nuit’, ‘La chambre à coucher’. C’est cette dernière, ‘La chambre à coucher’ qui était, en mon âge adolescent, le centre de mon intérêt. Je ne savais encore trop dire pourquoi. C’est la raison pour laquelle, maintenant, il me reste à trouver les justifications de cette séduction qui me poursuivait jusque tard dans la nuit. Rien n’est plus éprouvant pour soi que de ressentir une aimantation dont nulle source ne peut être mise à jour. Mais c’est bien là le lot de notre finitude, jamais nous ne pouvons saisir une chose en totalité, seul l’infini le pourrait dont nous ne sommes même pas sûr qu’il ne s’agisse que d’une buée de l’imaginaire.

    Ainsi cette chambre m’interrogeait. J’y voyais, en creux, la présence de l’Artiste, j’y lisais sa cruelle passion, j’y percevais le drame sous-jacent à cette flamme intérieure qui le dévorait, ne lui laissait nul répit. Alors comment décrire cette chambre en tant que centre d’irradiation de l’oeuvre totale, comment porter mon regard en direction des lignes de force qui en soutenaient la belle et exacte parution ? Certes, lors de mes 15 ans, je ne pouvais mettre entre parenthèses le ressenti que j’avais vis-à-vis de ma propre chambre, des rêves qui l’habitaient, des lectures fiévreuses que j’y faisais. J’essayais de tracer quelque parallèle, d’inscrire mon émotion dans celle de Vincent, de forer, en quelque sorte, le labyrinthe d’une personnalité complexe. Bien entendu mes efforts ne pouvaient se solder que par une interrogation faisant suite à une autre interrogation. Au point où j’en suis arrivé maintenant, toujours se fait jour la question, toujours la fascination s’exerce que je ne pourrai jamais exorciser qu’au prix d’un travail de mon imaginaire. Plutôt que de me livrer à la fastidieuse énumération de ce qui se donne à voir dans la chambre, je vais laisser parler Vincent lui-même, dans une lettre supposément adressée à son frère Théo. Souhaitant seulement que s’y devine un accent de sincérité.

                                                     

                                                                       

                                                                                       Arles, Octobre 1888

 

           Mon cher Théo,

 

   Te voici sans nouvelles de ma part depuis quelques jours. Je dois dire que mon installation dans la ‘Maison jaune’ et les tracas qui y ont été associés expliquent mon silence. Sais-tu, Théo, combien je suis heureux d’avoir trouvé un logement qui me convient. J’y ai mon atelier et cette proximité me décharge de bien des tracas. Tu sais combien ma vie est à ce point liée à l’exercice de mon art. aussi, relier mon lieu de vie et mon lieu de travail constitue pour mon âme inquiète bien plus qu’une satisfaction, un réel bonheur ! Je te remercie de tout cœur pour les 100 francs que tu m’as envoyés. Combien j’apprécie ton geste généreux, il s’inscrit dans celui de l’art. C’est un peu comme si mes tableaux étaient une réalisation commune. Chaque touche de couleur que je couche sur la toile possède l’inestimable qualité d’un amour fraternel dont notre actuelle société est bien loin d’être prodigue ! J’ai mis à profit cette somme pour effectuer un voyage aux Saintes-Maries-de-la-Mer, j’y ai peint des barques, ainsi que l’église fortifiée. Tu ne seras nullement étonné si je te dis que la lumière provençale est une vraie bénédiction pour le peintre que je suis. Elle est si loin des clartés nébuleuses de notre chère Hollande ! Comme tu peux t’en douter je marche beaucoup dans toute la région, peignant ici une scène de moisson, traçant là le portrait d’un inconnu ou bien trempant ma brosse dans un jaune lumineux pour faire apparaître ces fabuleux tournesols, je crois qu’ils sont l’âme de ce pays généreux.

    Mais que je te dise, maintenant, l’un de mes derniers tableaux. Oh, il est bien modeste. J’ai fait le ‘portrait’ de ma chambre à coucher. Je suis impatient de savoir ce qu’en pensera l’ami Gauguin qui ne tardera guère à me rejoindre. Nous parlerons peinture, nous comparerons nos inspirations respectives. Tu sais que je songe, depuis longtemps, à créer ici une communauté d’artistes, mais je te tiendrai au courant de mon projet dès qu’il sera plus avancé. Donc je te présente ma chambre. Imagine un cadre des plus modestes, comment pourrait-il en être autrement ? Aux seuls motifs de ma vie sobre, de mon caractère aussi. Je n’aime pas le luxe, il sonne faux ! Imagine donc ceci : la pièce est petite qu’éclaire une seule fenêtre. Mais cette faible clarté me suffit, c’est sans doute d’elle que j’attends qu’elle visite suffisamment mes toiles et les rende faciles à connaître. La peinture doit être accessible à tous sinon elle n’est qu’une pantomime !

    Les murs sont badigeonnés d’un bleu pâle, pareil à ces ciels lorsque, ici, ils sont balayés par le Mistral, poncés par une lumière basse qui semble envahir les âmes des gens d’ici, les rendre fuyants, eux d’habitude si chaleureux ! Tu sais, j’aime cette couleur, elle est si reposante, un véritable baume lorsque, harassé, je rentre de mes tournées sur les terres chauffées par un soleil ardent. Mon lit est étroit, à une seule place. Mais qui donc accepterait de partager la couche d’un peintre sans le sou, peignant, qui plus est, des scènes si déroutantes pour un esprit tranquille ? Oui, je le confesse, il faudrait qu’une femme consente à partager ma vie, à partager mon œuvre, mais ceci est un rêve de songe-creux.

   Mon lit est étroit, bâti de bois grossier, sans doute l’œuvre d’un ouvrier local. Mais précisément j’aime sa rudesse, son assise paysanne sur les lames disjointes du parquet. Combien ce meuble va-t-il supporter de rêves, de longues méditations sur l’art, sur la vie aussi, elle fuit si vite au-devant de nous ? Souvent tu m’as dit apprécier ce jaune qui va de l’Orpiment au Bouton d’or en passant par le Jaune de Cobalt. Oui cette couleur est belle, éclatante, lumineuse. Ici elle habille les champs de tournesols, les blés en été, les terrasses des cafés illuminées la nuit. Mon cher Théo, il faut être habité de l’intérieur par ce soleil, faute de quoi c’est la mort avant-courrière qui habite nos corps et, déjà, nous ne sommes plus que de noires silhouettes à l’horizon du monde !

   Deux chaises de paille, comme on les fabrique ici, basses, robustes, elles témoignent encore du geste de la main qui les a tressées. Ne penses-tu, comme moi, que la peinture doit porter témoignage des lieux, des gens, de leur dur labeur ? Les mineurs dont autrefois j’ai tracé le portrait, trouvaient là, dans la rudesse de leur existence, leur plus belle justification. Une petite table de bois brun, face au mur, porte le broc et la cuvette pour la toilette. Souvent l’eau y est si fraîche, je la croirais sortie à l’instant d’un puits. Mais je ne saurais me plaindre d’un quelconque inconfort. Je suis d’une nature rude. Et puis un peintre doit être suffisamment amarré au réel pour pouvoir en traduire le vrai caractère qui est toujours brut. La Nature ne vit pas d’artifices, elle nous fait face seulement, à nous de nous y conformer.

   J’allais omettre ce que je consens à nommer ma ‘décoration’ bien que ce terme me paraisse péjoratif, il me fait penser à ces magasins de brocante, il y en a beaucoup ici, qui vendent des vieux outils pour en décorer les murs. Ne crois-tu pas qu’ils seraient logés à meilleure enseigne entre les mains rugueuses des paysans provençaux ? Toutes les modes sont stupides et le conformisme des gens est parfois stupéfiant. Pour ma part je préfère le coutre d’une ancienne charrue au bibelot qui brille de mille feux sur un buffet de cuisine. Les chaudrons anciens ont perdu leur âme, on les récure, on les expose comme des tableaux. Donc j’ai accroché au mur quelques unes de mes toiles, un portrait d’Eugène Boch, un autre de Paul-Eugène Milliet. Ce seront les témoins de mes rêves. Tu vois, Théo, je suis bien entouré. Je me sens bien dans cette chambre. Cela faisait longtemps que je n’avais pas éprouvé un tel sentiment. C’est important une chambre, sais-tu ? C’est elle qui nous a vu naître, c’est elle qui nous verra mourir. Mais Théo, je ne veux nullement assombrir ta journée. Je t’embrasse affectueusement. Vincent.

   PS - Si je pouvais je t’enverrais ma chambre par la poste, ainsi tu la verrais mieux, ainsi tu pourrais te rendre compte de ce lieu de vie qui est aussi, enfin je l’espère, lieu de l’Art !

 

   Voici, je reprends la main après l’avoir laissée à ce Vincent imaginaire, à son frère Théo évanoui dans les lointaines contrées de ce qui fut jadis. Si j’ai fait de ce tableau le lieu géométrique de l’œuvre du Hollandais, si ma conscience a été attirée en ce point particulier, il doit bien y avoir quelque raison à ceci. Et je crois en deviner les affleurements dans les méandres de ma propre sensibilité. J’ai toujours été très réceptif au motif de la chambre sans doute en raison de son symbolisme qui rayonne tout autour d’elle, un genre de magnétisme qui vient jusqu’à aujourd’hui tresser les linéaments de son être irremplaçable. Et, bien sûr, ce ressenti me particularise, mais il contient en lui tout un réseau de connotations universelles. Car la chambre se donne en tant que valeur archétypique. Autrement dit en tant que posture existentielle débordant le cadre du Sujet pour gagner la totalité d’une communauté humaine. Dire que la chambre est abri, lieu de confidence, centre des débats amoureux, tremplin des rêves aussi bien nocturnes que diurnes, ceci sonne à la manière d’un truisme. Qui n’en a éprouvé en soi la dimension de ressourcement, l’amplitude passionnelle, le recueil du secret ? Tous nous sommes redevables à cette mystérieuse pièce de nos plus belles émotions, de nos plus grandes tristesses, de nos plus nobles inspirations.

   J’ai toujours préféré ce qu’il est convenu de nommer ‘roman de chambre’ aux grandes fresques où se croisent des protagonistes multiples, en des lieux également multiples, si bien que n’en résulte, pour moi au moins, qu’un éparpillement mental qui fait se dissoudre les qualités littéraires de l’œuvre. Ici, je dois faire référence à l’un des livres princeps de la littérature-philosophie du XX° siècle, à savoir ‘La Nausée’ de Jean-Paul Sartre. Son roman-essai, je le qualifierais volontiers de ‘roman de chambre’, là où le mot ‘chambre’ prend valeur foncièrement existentielle. Roman de l’enfermement en quelque sorte, roman où se dévoile l’absurde contingence contre laquelle l’auteur de ‘L’Être et le Néant’ élèvera l’oriflamme de la liberté choisie par l’homme pour échapper à son destin. Le héros de l’écriture, Roquentin, fait ses découvertes de l’absurde de la vie, la plupart du temps dans des espaces clos (ils font penser à la pièce de Sartre ‘Huis-clos’), sa chambre, le café, le musée, la bibliothèque et si le Jardin de Bouville, au centre duquel se révèle à lui l’abîme ontologique qui cerne tout parcours humain, ce Jardin, il faut le considérer, symboliquement, comme un lieu fermé, celui où ne se donne que l’ombre du nihilisme. Le thème de la chambre est riche de nombreuses occurrences sur le plan des œuvres, qu’elles soient littéraires ou picturales. Ce que je crois, de manière à établir un lien entre la chambre de Roquentin et celle de Van Gogh, c’est que leurs chambres respectives ont  dû recueillir leurs témoignages, tantôt joie, tantôt tristesse, confidences toujours, lieu unique où peuvent aussi bien s’épancher ‘les intermittences du cœur’ pour employer la belle formule proustienne, que les lumières de la félicité. Nul doute que le caractère tourmenté de Vincent l’ait plus souvent poussé à l’abattement qu’à l’expression d’un bonheur ouvert. L’exaltation du génie se paie souvent à l’aune du sacrifice de sa propre vie. Sans la passion totale, exigeante, l’ouvre du Hollandais n’aurait jamais pu voir le jour. Ses toiles en portent le profond témoignage. La chambre vangoghienne nous convoque à de plus essentielles profondeurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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