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12 février 2022 6 12 /02 /février /2022 09:22
Manzoni, du destin de la ligne

Achrome - 1958

Artnet

 

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   Présentation générale de l’œuvre - « Piero Manzoni – Achrome » - Catalogue d’exposition -Hazan Editeur :

  

   « Sa pratique se radicalise après avoir vu les monochromes bleus d'Yves Klein qui le fascinent, mais qu'il rejette aussitôt en proposant une approche plus radicale : l'absence même de couleur. (…) Mais les Achromes, ces œuvres monochromes blanches auxquelles il travaille pendant les sept années de sa carrière (1957-1963), constituent le cœur de son œuvre, poussant plus loin encore les expériences de la monochromie en choisissant l'a-chromie, l’absence même de couleur. Dans une volonté de remise en cause de la surface picturale et de la gestualité psychologique, qui domine dans la peinture informelle et lyrique de l’après-guerre, Piero Manzoni évacue de l’œuvre couleur et dessin. Ce rejet de la tradition picturale passe par un refus du pinceau et de la peinture au profit de matériaux étrangers à la tradition picturale : kaolin, coton industriel, fausse fourrure, polystyrène, petits pains, cailloux, etc. Lorsqu’il utilise la toile, l’artiste y applique une gestualité minimale : plissage, traçage, couture, badigeonnage, le tout donnant lieu à des formes approximatives : plis, quadrillages, lignes, etc. Les surfaces sont rarement lisses et mettent en avant les irrégularités aléatoires de la matière. (…) Depuis les très célèbres toiles plissées jusqu’aux dernières œuvres en polystyrène, accompagnées d’essais permettant d’appréhender sous des angles inédits l’une des recherches majeures de l’art de la fin des années 1950 et du début des années 1960. »

 

   Cet article du catalogue est suffisamment explicite pour qu’il n’y ait rien à y rejouter. Il constitue une rapide synthèse du travail de cet Artiste singulier. Ce que nous voudrions tenter ici, au cours de cet article, repérer dans la courte vie de Manzoni, disparu à l’âge de 29 ans, la marque insigne d’un fulgurant destin dont les lignes du doigt, mais aussi bien les lignes graphiques déposées sur les supports, tracent à leur manière une existence en sa finitude. Dans les reproductions d’œuvres ci-dessous il n’a nullement été tenu compte d’un ordre chronologique, seulement d’un ordre « ontologique », pourrait-on dire, selon le mode de donation particulier de l’être en ses diverses et souvent surprenantes manifestations. L’investigation, loin d’être plastique et picturale, sera bien plus psycho-philosophique, orientée vers les circonstances de la vie, lesquelles à défaut d’être de simples hasards, suivent bien peut-être une ligne tracée de toute éternité. Mais ceci est, avant tout, affaire d’intuition, donc de mise en œuvre d’un jeu qui détermine ses mouvements comme sur le damier d’un échiquier : de rapides décisions dont, jamais, nous ne pouvons saisir ni le lieu ni le temps de leur provenance pas plus que le mystère qui semble en gouverner les constantes oscillations, les retraits puis, soudain, l’effacement à jamais. Entrelacement de liberté et de censure dont nul ne sait qui prévaut en cette existence toujours à recommencer chaque jour qui passe. Nous évoquerons d’une manière générale le « dessin » que propose toute existence, en tant que symbolisation d’un « dessein » bien plus vaste qui est le lot de toute humanité confrontée aux limites qui en balisent le trajet.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Empreinte du doigt de l’Artiste - 1960

Artnet

 

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   Comment ne pas voir, dans cette forme spiralée, dans ce genre de représentation en vortex, les lignes de la vie soumises aux polarités d’une étrange aimantation ? Vortex-vertige. Vortex-tourbillon. Vortex-béance comme si, sous les pas de l’Homme s’ouvrait la trappe par laquelle connaître l’inconnaissable, connaître son propre fond abyssal. Bien évidement ceci dessine les contours d’une sourde et itérative angoisse. Rien ne semble tenir et l’on songe à ces sables mouvants qui happent les Errants et les engloutissent sous une nappe d’éternel silence. Retour au Néant en quelque sorte. Extinction du langage qui avait habité la cimaise des fronts, avait tressé les lèvres des fleurs signifiantes en leur magique éclosion. Apposant son doigt sur la plaine blanche de la toile ou du papier, l’Artiste avait-il au moins éprouvé cette prémonition tragique d’une Ligne qui, un jour, s’interromprait ? En bas, à droite de l’image, trois lignes rompent l’harmonie d’un bel enroulement. Interprétation d’une rupture, d’une scission, d’une coupure taillant à vif la chair humaine vaincue sous la puissance de forces qui la dépassent.  Interprétations digitales : lignes de Vie, lignes de Mort. Cette empreinte, paradoxalement affectée d’une forme d’œuf, donc de naissance, donc d’ouverture, semble refermer en elle les signes de sa propre condamnation. Œuf rompu, il ne demeurera sur la toile qu’un sang blanc traversé de linéaments d’encre. Une écriture portant en sa signature le motif même qui la détruit. Genre d’encre sympathique, elle a besoin d’un révélateur chimique afin d’apparaître à nouveau. Qui, le révélateur ? Où, le révélateur ? Dieu ? Un Ange ? Un Être indéfinissable ? L’Art lui-même en sa fonction cathartique ? Oui, cette simple forme donne à penser. Oui, cette forme questionne et questionnant, elle nous entraîne bien plus loin que nous, dans quelque site étrange dont nous attendons qu’il nous réconcilie avec nous -mêmes et nous fournisse la clé de notre possible éternité. Toute forme est émouvante dès l’instant où elle pose les contours de l’humain. L’esquisse anthropologique est inscrite en nous depuis des temps immémoriaux et ce n’est nullement un hasard si, devant des taches pareilles à un Test de Rorschach, nous projetons toujours sur elles l’image d’Adam, l’image d’Ève, et partant la nôtre puisque nous ne sommes qu’un écho d’Images Primordiales.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Achrome , vers 1958

Artnet

 

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   Survenant immédiatement après cette figuration cyclonique, cet océan blanc uni « d’Achrome 58 », cette eau dormante sont pur ressourcement de soi à de claires et lénifiantes fontaines. Comme si, après la traversée de signes noirs pareils aux sombres présages d’oiseaux hitchcockiens, succédait le vol libre et souple da quelque colombe de la paix. Tout ce qui était funeste, tout ce qui dessinait de fuligineux horizons, voici que cela s’éclaire et fait signe, sinon en direction d’une pure joie, du moins dans l’orbe d’une accalmie, d’un allègement. Ces plis sont apaisants, ces plis sont empreints d’une onctuosité toute maternelle. Une réminiscence anténatale nous installe au sein du royaume amniotique, là où les mouvements sont diffus, où les sons sont filtrés et harmonieux, où la température se donne sous les caresses d’un doux alizé. Rien d’autre à faire que de se laisser flotter dans une manière de « luxe, calme et volupté ». Enduisant sa toile de kaolin et de colle, lui imprimant de douces et somptueuses oscillations, Manzoni a su rendre à la matière sa part de quiétude, sa disposition à l’accueil. Achrome-conque. Achrome-silence. Achrome-pré-verbal en son pli recueilli. Ce geste si simple, si compréhensif est générateur d’une grande et touchante beauté. Il est pareil à l’ouverture des bras de l’Aimée. Pareil au jeu léger de l’enfant. Pareil au vol du papillon dans l’air poudré de clair pollen. Mais nulle métaphore ne suffirait à en parachever le sens pour la simple raison que le sens naît immédiatement du visible, sans apprêt, sans parole préalable qui en annoncerait la venue. Ce tableau est libre de lui au titre de sa pure immanence. Bien entendu, nous les Hommes, y amenons des sèmes qui lui sont extérieurs, mais ceci n’entame nullement sa vérité, y tresse seulement quelques commentaires sans doute superflus mais nous ne pouvons demeurer inertes face à ce qui est, pour nous, un baume, un motif qui éclairera notre conscience, lui donnera un espoir, l’exhumera pour un temps, de toute cette gangue de suie qui, parfois, exsude de la sourde matérialité de l’exister.

  

 

Manzoni, du destin de la ligne

Achrome - 1962

Artnet

 

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   Comme cette pluie de signes blancs, comme cette neige doucement surgissante est un réconfort pour l’âme ! Alentour se montre une plaine lisse, dense, identique à la joue que nous tend la page d’un cahier d’écolier. Nous sommes un peu intimidés par tant de blancheur donatrice de plénitude. Le tissage est d’essence boréale. A tout instant nous pouvons nous attendre à rencontrer le frisson blanc des bouleaux dans la brume du septentrion, ou bien la mesure presque invisible de la perdrix des neiges, ou bien la parution de l’ours à la fourrure duveteuse. Au centre de tout ce silence, une granulation de blanc, elle nous fait penser au passage de quelque Petit Poucet qui aurait semé sur son chemin des théories de cailloux blancs car, en toute circonstance, il s’agit de retrouver son logis et, partant, de se retrouver, soi, parmi l’éparpillement de la mutité d’aube, un sillage à peine conscient de sa nuée si légère. Assurément cette œuvre est empreinte d’un bonheur simple, immédiat et nous présumons que l’Artiste s’y est adonné avec une sorte d’impatience enfantine, de jeu grâcieux. Au milieu donc, le gravier s’est assemblé sous la figure de la ligne. L’œil se dirige vers sa douce éminence. L’esprit s’y rassemble afin d’y rejoindre son propre souci d’unité. L’équilibre est parfait qui distribue un champ disséminé de présences discrètes et un champ plus affirmé d’un relief qui trace sa voie avec une tranquille assurance.

 

 

Manzoni, du destin de la ligne

 

Linea (frammento) , 1959 -1961

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   Si, jusqu’ici, les œuvres proposées se donnaient selon de souples horizontales, selon la figure spiralée de l’empreinte digitale, voici que le plan de vision s’inverse, qu’il devient brusquement vertical. Surrection qui étonne, surgissement à la manière d’un geyser et cette Ligne paraît tracer la forme d’un destin assuré de lui-même, fier de son prestige, tout entier voué à affirmer son être, à se lever parmi la haute clameur du jour. « Frammento », « fragment », comme si une saison particulière de la vie avait à se montrer pour ce qu’elle est, une lutte contre le Néant, une marche debout face aux apories du monde. Âge de la maturité atteint par Manzoni avant même qu’il n’ait eu à se manifester. Sa peinture à la facture si étonnante, la diversité de ses créations, l’invention pareille à une braise rouge, tout ceci témoigne, en lui, de la présence d’un génie qui le brûle et le consumera bientôt. Cette brusque ascension, cette haute turgescence, ce rebond de tout l’être en direction de plus hautes valeurs nous font irrésistiblement penser au « Zarathoustra » de Nietzsche, à sa séquence, belle entre toutes du « Grand Midi ». Nous citons ce « fragment » d’exception :

   « Et ce sera le grand midi, quand l’homme sera au milieu de sa route entre la bête et le Surhumain, quand il fêtera, comme sa plus haute espérance, son chemin qui mène au couchant : car ce sera le chemin qui mène à un nouveau matin.

   Alors celui qui disparaît se bénira lui-même, afin de passer de l’autre côté ; et le soleil de sa connaissance sera dans son midi.

   Tous les dieux sont morts : maintenant, vive le Surhumain ! » Que ceci soit un jour, au grand midi, notre dernière volonté ! »

    Si, par un simple effet de l’imagination, nous faisons de ces paroles les paroles-mêmes que l’Artiste aurait pu prophétiquement adresser à l’humanité, n’y verrait-on, à la fois, le déclin de cette humanité, le déclin aussi de qui il est, l’Artiste, en route vers sa chute purement occidentale ? En effet, il y aurait bien un dernier soir, un couchant mais dont nul levant ne serait venu relever la chute. Il n’y aurait de « nouveau matin ». Manzoni est trop tôt arrivé « au milieu de sa route » et son « grand midi », bien plutôt que de lui ouvrir la voie du Surhomme, l’a précipité en plein ciel, tel l’infortuné Icare ne connaissant de sa « volonté de puissance » que son épilogue, la fin tragique d’un rêve. Nous faisons la thèse que Manzoni était cet homme d’exception que Nietzsche nomme le « Surhomme » au regard de sa novation picturale, de sa personnalité atypique qui n’hésitait nullement à offrir ses substances les plus intimes à ses « Adorateurs ». Mais écoutons les propos de Gilbert Merlio dans « Le surhomme nietzschéen : un être singulier ou un exemple pour tous ? » :

   « Le surhomme est en fin de compte moins l’image arrêtée d’un type nouveau qu’une métaphore appellative ou performative qui invite l’homme, chaque homme, à davantage de créativité, d’authenticité et de singularité, le convie à conférer un style original ou singulier à tout ce qu’il entreprend et d’abord à sa propre personnalité, à en faire une œuvre d’art. »

   Or Manzoni n’a nullement hésité à faire de sa propre personne le lieu inattendu d’oeuvres que l’on peut qualifier de « performatives », le simple fait de vivre son corps, de faire de son souffle, de ses empreintes, de ses propres déchets des prétextes artistiques, ceci s’inscrivait dans cette visée nietzschéenne déconcertante à bien des titres mais redoutablement efficace sur le plan théorique.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Linea , 1959 - 1961

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   Mais qu’est-ce donc qui ne peut manquer d’advenir après une montée si haute, si vertigineuse ? On ne tutoie les cimes sans réel danger pour soi. Avec la précédente image de « Linea », la dimension verticale, autrement dit « céleste » avait été atteinte. En quelque sorte, l’Art au sommet de sa vocation. Et maintenant, cette autre « Linea » nous ramène à des considérations bien plus terrestres, offusquées en quelque sorte de pesanteur, de matérialité. La Ligne est tremblante, comme peu assurée d’elle-même. La ligne est l’horizon humain avec ses turbulences, ses éclipses parfois, ses brusques évanouissements et nul ne sait plus y repérer l’empreinte lisible de son propre destin. Cependant un espoir se fait encore jour. La teinte de la toile est lumineuse, solaire, rayonnante. Est-elle de la nature des grands flamboiements qui d’abord fascinent puis une fumée monte insensiblement et l’astre du jour disparaît derrière ce voile ? Cette fulgurance de la couleur est-elle prémonition de plus funestes heures ? Nul ne peut le savoir, pas plus que Manzoni lui-même ne pouvait en être alerté. Cette écriture a posteriori possède des éléments d’information, des significations qui, en 1961, ne pouvaient encore y figurer. Aussi notre méditation sur cette œuvre s’alimente-t-elle à une source que l’Artiste ne pouvait soupçonner.

   Nous avons conscience que nos projections sur le chemin accompli par Manzoni ne sont que de pures interprétations semblables à celles du Thérapeute qui essaie de lire, dans le dessin d’enfant, la réalité d’une existence, sa vérité. Toujours la tâche d’interprétation se situe sur ce versant escarpé sur lequel ne peut faire fond nulle certitude, seulement quelques impressions, seulement quelques floculations dans un paysage existentiel, quelques rapides visions, quelques pas sur la pointe des pieds et le sentiment de n’avoir qu’effleuré une vie, en avoir perçu quelques harmoniques à défaut d’en saisir le ton fondamental. Alors que choisir, du silence ou de la parole ? Peut-être dire simplement dans l’authenticité, dans l’immédiat ressenti.

 

Manzoni, du destin de la ligne

Sa dernière ligne - 1963

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   L’intitulé de la toile  « Sa dernière ligne », (le commentaire du Site qui diffuse les œuvres de l’Artiste) est bien plus qu’une simple évocation, il est, à proprement parler, une « mise à mort ». « Mise à mort » veut dire ici, bien plus qu’une sommaire exécution, « la remise à la mort » d’une œuvre en son ultime donation. La Ligne s’exténue, elle est un mince fil qui, bientôt, se rompra. La couleur a chuté dans une manière de crépuscule, dernière touche occidentale dont nul orient ne viendra assurer la relève. Ironie du sort ou bien geste de préscience, cette toile, parmi toutes celles présentées est la seule qui porte la signature de l’Artiste ? Dernière projection d’une matière intime, dernière empreinte digitale, dernier souffle dont nul « Ballon blanc » ne nous dira la tragique vérité. Le sort de tout ballon, remis à sa montée dans le ciel, donc à son propre destin, n’est-il celui de la chute ?

Manzoni, du destin de la ligne

« Corpo d'aria »  - 1959 -1960

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9 février 2022 3 09 /02 /février /2022 11:07
Ryman : l’art et la Matière

« Untitled » - 1964

 

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« Après avoir préféré à la nature les formes qu'on en peut dégager ou qu'on y peut créer, l'art en viendra à leur préférer la matière picturale. »

 

Huyghe - « Dialogue avec le visible »

 

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   Certes, l’Art revient de loin. Comment, en effet, mesurer la distance qui se creuse entre un paysage romantique d’un John Constable et cette toile de Robert Ryman, « Untitled » de 1964 ? Le vide est abyssal qu’une toile d’Henri Matisse « Les toits de Collioure » nous permet peut-être de combler en partie. La touche fragmentée du fauvisme établit une médiation entre le classicisme et l’horizon contemporain. Toujours il y a dans toute œuvre peinte un résidu naturel, telle forme humaine ou animale ou végétale qui s’impose à nous comme le cadre de nos perceptions, lesquelles cherchent constamment à établir des relations, à trouver des points de repère. Car ce qui désarçonne le plus les Voyeurs des productions artistiques contemporaines, c’est bien leur formalisme abstrait, leur matière qui semble avoir perdu toute consistance réelle pour n’être plus que de vagues théories, des pétitions de principe dont la picturalité, autrement dit l’essentialité, est la seule signification qui peut en émerger. Non seulement le désarroi des Voyeurs est patent, mais il est constitutif des œuvres mêmes, il les traduit en énigmes, donc en Art. L’Art a vocation, en son essence, à s’opposer à la Nature, à défier les lois de la physique, à perturber les formules de la chimie, à dresser contre tout rationalisme la dimension de l’imprévu, de l’illogique, à effacer du langage les mots ordinaires, à les remplacer par ce lexique formel et matériel qui anime en profondeur leur raison d’être. Certes, jamais l’art contemporain n’est un site sur lequel déboucher de plain-pied. Il nécessite ce que l’on nommait autrefois une « propédeutique », une initiation et le chemin qu’il faut emprunter pour le rejoindre est, le plus souvent, escarpé. L’Artiste majeur de la scène actuelle, en la personne de Robert Ryman, constitue sans doute l’une des entreprises les plus difficiles à percevoir. Ce que René Huyghe désigne sous l’expression de « matière picturale », le Peintre Américain en fait le lexique commun de tous ses essais plastiques. Et, ici, le terme de « plastique » n’est nullement surfait, mot dont il convient de reprendre la définition canonique : « Qui est apte à donner ou qui donne des formes et des volumes une représentation esthétique. » Donc, ci-après, nous allons tâcher de dresser le portrait d’une esthétique rymanienne telle qu’elle se donne à nous en tant que paradigme majeur d’une approche artistique « moderne », certains diraient « post-moderne », mais la distinction ne pourrait donner lieu qu’à des luttes de chapelle qui sont toujours stériles.

Ryman : l’art et la Matière

CC/Paul Keller

Source : En attendant Nadeau

 

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   Nous aborderons cette œuvre exigeante par une toile exigeante, ce qui semble aller de soi. Qu’un Quidam demeure muet devant cette réalité-ci, qu’un Critique d’art entoure cette œuvre d’un illisible jargon, nous en comprenons parfaitement les raisons. Ni le Voyeur, ni le Critique n’ont plus d’orient stable sur lequel faire porter leur regard et exercer la pointe de leur intellect. Si chacun reste muet face à cette émergence du vide, alors l’Artiste aura atteint son but : nous interroger sur l’Art, et conséquemment, sur-qui-nous-sommes. Bien évidemment, chacun comprendra qu’une description mot à mot de la toile n’aurait guère de sens car, en matière de langage usuel, l’on épuiserait vite le lexique à disposition. Or si la Forme-Matière se voile derrière sa mutité, nous n’avons guère d’autre possibilité que de la faire parler en ayant recours à des ressources situées hors d’elles, confluentes cependant. Et puisque cette œuvre fait le pari du registre soutenu, il nous faut directement aller à la prose poétique et au poème. Là seront les passerelles qui pratiqueront une ouverture dans la nuit conceptuelle qui ne peut manquer de nous étreindre à la vision de ce « champ blanc », ainsi le nommerons-nous, d’une manière suffisamment abstraite afin de ne nullement lui ôter ses intimes prédicats, d’une manière suffisamment métaphorique selon la notion aussi bien spatiale que contingente de « champ ». Tout le monde a fait l’expérience d’un champ, de neige, d’argile, d’une distance mesurée jusqu’à l’horizon terminal du regard.

   D’emblée, ce champ nous le déterminerons à la hauteur de sa blancheur. Cette blancheur est diffuse, irisée, en même temps que rayonnante à la façon d’une écume, à la manière du plumage du cygne. Et voici que le réel paraît à nouveau, mais un réel qui sert à prédiquer cette œuvre-ci, non le mur de notre maison, non le vase en porcelaine posé sur notre table. Nous avons changé nos coordonnées, d’ontiques qu’elles auraient pu être, telle ou telle chose, elles se métamorphosent en polarités ontologiques, cette Chose-Ci qui vient du domaine de l’Art. « Conversion du regard » pour utiliser l’un des mots d’ordre de la phénoménologie. Le titre original, en anglais est le suivant « Robert Ryman : Large-Small, Thick-Thin, Light Reflecting, Light Aborbing 23 », qu’une traduction en français, au plus près, nous conduit à découvrir cette étrangeté : « Grand-petit, épais-mince, réfléchissant la lumière, absorbant la lumière. » On mesure ici toute la difficulté de greffer des mots sur de pures formes, sur une matière apparemment inerte. Le commentaire échoue à dire la vérité de cette œuvre. Il est « du mécanique plaqué sur du vivant » pour employer une expression bergsonienne à propos du rire. Et cette expression si malhabile prêterait bien sûr à sourire. Comme quoi le lexique pictural possède son autonomie que notre langage coutumier ne parvient nullement à cerner. Les constatations sont aussi décevantes que peu informatives, elles ne traduisent que des qualités strictement physiques, nullement artistiques. Toujours mettre en relation des énoncés de même niveau, sinon l’assemblage boîte et « ne tient pas » en termes cézaniens.

    Alors, d’emblée, c’est le « champ mallarméen » que nous investirons car il est le seul qui nous paraisse apte à servir de commentaire à cette œuvre de Ryman, comme pour toutes les autres du reste, car le geste de cet Artiste en peinture et le geste de Mallarmé en poésie coïncident parfaitement, échangent leurs belles et exactes correspondances.

   « Le blanc n'est pas en effet seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie et de sa respiration. »

   Oui, aussi bien le poème que l’œuvre peinte naissent du blanc. Blanc, Texte-Peinture de l’origine. Blanc, Texte-Peinture naissant à sa propre épiphanie. Le Blanc engendre le Blanc. Le Silence naît du Silence. Le Blanc de l’œuvre-Texte, le Blanc de l’œuvre-Toile : matrice primordiale, la juste et seule mesure à partir de laquelle quelque chose comme un mot, une trace pourront se lever et faire sens. C’est toujours sur du Blanc que les significations s’enlèvent, sur le fond de l’être que l’exister vient au jour. Lettres noires sur le Blanc. Empreintes de pinceau sur le Blanc. Loi du fond et de la forme, de la graphie et de son support. Toujours il faut faire fond sur quelque chose : la voix sur du silence, le vol de l’oiseau sur la toile libre du ciel, l’amour sur la joue de l’Aimée. Mais, avant que ces signes ne se lèvent de ce qui les appelle, seul l’appel se rend visible qui est la Blancheur en sa native fondation. Nul cri d’amour ne pourrait surgir du tissu serré d’une foule, seulement une clameur jointe à d’autres clameurs, autrement dit le chiffre de « l’in-signifiant », de ce qui jamais n’advient qu’au titre du confusionnel et de l’absurde. Comme nous le précise l’Auteur du « coup de dés », le blanc est la vie, le blanc est la respiration. L’ôter serait asphyxie, serait mort.

   La suite du cheminement mallarméen appellera « Brise marine » en ses deux vers dédiés à la blancheur :

« Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend »             

 

   mais nous n’en ferons nullement un commentaire classique pointant l’angoisse de l’écrivain devant « la page blanche ». Cette page blanche, il nous faut l’investir de significations plus amples. Ici « le vide papier », « la blancheur » ne témoignent nullement d’une tonalité psychologique mais bien de la tonalité fondamentale artistique dont le vide et le blanc sont porteurs, à savoir la condition même de toute création. L’œuvre entière de Robert Ryman est cette ode à la blancheur, ce nécessaire rayonnement d’un silence sur lequel se greffe toute parole. Mais formulons à nouveau : si la « blancheur défend le vide papier », si la blancheur défend la silencieuse toile, c’est bien au motif de faire surgir cet indicible dont l’œuvre constitue le point d’orgue. Il faut considérer le Blanc comme la couleur native, la couleur source, une manière de « degré zéro de la peinture » qui, à l’évidence,  précède toute praxis artistique (avant le geste, la toile est entièrement étendue dans sa plaine blanche), et c’est bien là la force du natif de Nashville, d’avoir construit la totalité de ses propositions plastiques sur du vide, de la blancheur, du silence  comme si le tout de l’Art pouvait se résumer à un geste avant le geste, à une intention si l’on veut, ou mieux, à une rêverie. Ryman, en une certaine façon, bien plutôt que d’avoir peint des œuvres, lesquelles sont tangibles, affectées de prédicats divers, formes affirmées, couleurs, composition, Ryman donc a osé, dans une sorte de défi, peindre l’Art en son Essence, peindre le Rien, car, à tout bien considérer, l’Art n’est Rien, pas plus que l’Être ou la Nature ne sont quoi que ce soit de visible, seulement des mots que l’espace reprend en son sein. L’Art est une Idée et c’est en ceci qu’il nous questionne et, en même temps, nous désarçonne. Nous voudrions pouvoir dire : « l’Art, c’est ceci ou bien cela » et nos angoisses, pour le coup les bien nommées, s’apaiseraient au travers de la résolution d’une énigme depuis longtemps levée. Mais quel est donc ce mystère qui se nomme Art ? La pure beauté de L’Apollon du Belvédère, la visitation d’un Ange dans un tableau de Piero della Francesca, une nuit de Soulages traversée de zébrures, les blancs « Sans titre » qui courent à profusion dans la genèse rymanienne ?

   Et si nous nommons la « genèse » ceci n’est purement gratuit mais reconduit à cette volonté de l’Artiste de tout ramener à un genre d’aube, de primitivité, de pureté, de grâce avant même que les formes ne se précisent, que la matière ne bourgeonne. C’est bien cette manière de candeur, de réserve, d’attente qui traversent les toiles de Ryman. Il nous semble que les belles remarques de Charles Péguy dans « Le Porche du mystère de la deuxième vertu » puissent servir d’incipit à ce travail de nature si originelle : « Tout ce qui commence a une vertu qui ne se retrouve jamais plus. Une force, une nouveauté, une fraîcheur comme l'aube. Une jeunesse, une ardeur. Un élan. Une naïveté. Une naissance qui ne se trouve jamais plus. » Autrement dit une Nostalgie des Origines pareille à l’innocence des falaises de la « Blanche Albion », à peine une traînée de cendre sur le fil de l’horizon, une simple trace de craie posée sur l’invisible destin du monde. Un simple fil pareil à celui qui, à l’insu de la toile « Untitled 2000 », dessine le trajet de son absence.

 

 

Ryman : l’art et la Matière

« Untitled - 2000 »

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   Et maintenant, poursuivons l’entrelacement du poétique et du pictural, l’un éclairant l’autre, l’autre se donnant en l’un. « Le nénuphar blanc » de Mallarmé viendra apporter sa précieuse contribution. Mais écoutons la parole du « Dictionnaire des symboles » au sujet de ce nénuphar qui se confond avec nymphéa et lotus : « Un grand lotus sorti des eaux primordiales est le berceau du soleil au premier matin. Ouvrant leur corolle à l'aube et la refermant le soir, les nymphéas, pour les Égyptiens, concrétisaient la naissance du monde à partir de l'humide." 

   Oui, il s’agit bien de « naissance du monde », tout comme l’œuvre est naissance de l’Art. Ecoutons Mallarmé : « Résumer d'un regard la vierge absence éparse en cette solitude et, comme on cueille, en mémoire d'un site, l'un de ces magiques nénuphars clos qui y surgissent tout à coup, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n'aura pas lieu et de mon souffle ici retenu dans la peur d'une apparition, partir avec : tacitement, en déramant peu à peu sans du heurt briser l'illusion ni que le clapotis de la bulle visible d'écume enroulée à ma fuite ne jette aux pieds survenus de personne la ressemblance transparente du rapt de mon idéale fleur. »

    Nous disons d’abord que commenter la poésie mallarméenne mot à mot ne peut être que la plus évidente aberration. C’est traiter un poème tel un objet auquel l’on peut affecter des causes et des conséquences, lui trouver des justifications, des attaches avec le réel. La Poésie, loin de refléter le réel, est pur jeu de langage et rejoint en ceci la nécessaire autonomie de « l’art pour l’art ». Rien n’est vrai que ce qui est « clos » pour reprendre le terme utilisé par le Poète dans l’extrait ci-dessus. Pour notre recherche, nous nous bornerons à accentuer les mots qui vont dans le sens de la thèse que nous développons, laquelle dit le Rien et le Non-dit, d’où s’élève l’œuvre en sa plus effective pureté. Souci de primitivité. Souci de radicalité. Donc nous relèverons ceci : « la vierge absence », « leur creuse blancheur », « souffle ici retenu », « la ressemblance transparente ». Ce que nous disons, c’est que toutes ces assertions poétiques pourraient se dupliquer en l’oeuvre de Ryman, sans qu’une seule lettre en soit changée. L’intuition créatrice du Poète comme répondant à l’intuition créatrice du Peintre. Tout ceci est émouvant au titre de ces étonnantes relations tendant leur arche au-dessus de l’abîme du temps et de l’espace. En effet, le « vierge », le « creux », la « retenue », la « transparence » voici de quoi tendre un miroir dans lequel Ryman, l’amateur de Rothko (cet autre Peintre du silence), aurait pu trouver l’épiphanie de son propre visage en tant qu’Artiste.

Ryman : l’art et la Matière

« Untitled » - 1961

artnet

 

      Une œuvre telle « Untitled » de 1961 illustre à merveille les prédicats choisis par Mallarmé. Le « vierge » est ce blanc qui rutile depuis son intérieur même. Le « creux » nait des sillons tracés dans la pâte picturale en même temps qu’il se donne en nous dans le genre d’une inanition (sans doute y a-t-il toujours frustration des Voyeurs face à l’économie, à l’indigence de ce qui fait face). La « retenue » naît de cet angle infiniment pudique qui s’affirme tout en se retirant. La « transparence » est aperçue dans ces taches indigentes de vert amande qui se disent et se retiennent à la fois, se dissimulent derrière un voile.

 

   Les rapports du Minimal et du Structuré

 

   A parcourir le travail de Ryman l’on se rend très vite compte que sa manière joue soit dans un minimalisme sans faille où l’œuvre se donne en tant qu’œuvre et rien au-dehors, aucune mansuétude, aucune faveur qui feraient signe en direction d’une possible forme, d’une éventuelle matière qui dirait son nom au-dessus d’un murmure. Puis une autre déclinaison qui semblerait plus ouverte aux « concessions » : pleine pâte de la matière picturale, apparition de la couleur, exposition de la texture de la toile. Cependant ceci ne correspond à nulle période qui succèderait à une autre. Il y a, entre les deux façons de monter au visible, un constant entrelacement, une manière de syntaxe croisée qui, bien plutôt que d’affirmer quelque contraste, nous livre le sens profond d’une réelle unité.

 

Ryman : l’art et la Matière

 

A gauche : « Test #3 » - 1990 - Aquatinte

 

A droite : « Untitled » , vers 1964

 

**

 

   Les images mises côte à côte rendent visibles les différences. Si « Aquatinte » se livre selon un phénomène discret, « Untitled » ouvre la dimension d’un phénomène ostensible. La constatation pourrait en demeurer là, le Voyeur de ces œuvres en tirant la conclusion d’un genre de dysharmonie, peut-être de rupture. Une rapide analyse nous permettra de voir qu’il n’en est rien et qu’une profonde unité est le signe sous lequel Ryman a placé l’ensemble de son univers plastique. Nous verrons que c’est bien la Blancheur (il eût été plus adéquat de dire la « Blanchéité » en tant que révélation de l’Essence), qui se révèle comme celle au gré de qui tout s’ordonne. Le Blanc en tant que Blanc est le lexique originel qui ne trouve nulle scission, nulle remise en question. Seulement des variations, des modulations de ce subtil vocabulaire pareil à un brouillard, à une nuée, au mur blanchi à la chaux d’une cellule monastique.

    Ce qui pourrait apparaître comme une fuite du Blanc, un retrait, une soumission à quelque décision venue du fond grège de la toile n’est, en fait, que pure illusion. A l’évidence se montre un damier et l’on pourrait ici penser à quelque fonction ludique, à la tentation d’une figuration. Nullement. Bien loin d’affaiblir la valeur du Blanc, le « damier » en renforce la présence en accroît la germination. Le Voyeur s’absorbant en l’œuvre est très vite happé par la force projective du Blanc, par sa puissance de magnétisation. Le Blanc dissout tout ce qui n’est lui, si bien qu’en quelques instants, les empâtements demeurent les seuls à proférer un langage. On ne voit plus que leur somptueuse émergence, leur mystérieux et fascinant tressage. Le peu de rouge qui se laisse apercevoir reçoit le même traitement que l’écru de la toile, il s’ordonne au Blanc et en sert l’évidente surrection.

    Le fond constitue cette réserve éminemment ontique, il ne fait que parler sur le mode prosaïque du « On », il n’est que prose utilitaire, chose plongée dans sa constitutive indétermination, il est Terre-d’Ombre, il ne joue qu’à porter au regard cette Texture-Clairière qui est le site de la Poésie, lui attribuant la totalité de la lumière qui émane de cette vigoureuse pâte, il n'est, ce fond, qu’un prétexte, un support, un prête-nom. Il est effacement et retrait en soi afin qu’advienne ce qui a à advenir : une œuvre d’Art. Il n’est fond qu’à procéder à sa propre chute et s’oppose en ceci au fond des œuvres classiques qui dialoguait avec le reste de la figuration. Il est fond POUR la Matière, POUR la Forme. Il est l’informel qui amène au visible la seule chose qui vaille : le sens en son accomplissement le plus décisif.

   L’épilogue de cet article ne saurait trouver son lieu qu’à citer une nouvelle fois ce que nous considérons comme l’écho mallarméen de la picturalité rymanienne :

 

« Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté

Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté

Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées

Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées »

 

   « La fée au chapeau de clarté » n’est autre que l’Art en sa sublime venue. Ces « blancs bouquets d’étoiles parfumées » sont la lumière et la fragrance mêmes qui montent de l’œuvre, telle que conçue par Robert Ryman. Est-ce un hasard si ce poème s’intitule « Apparition » ? Toute œuvre d’art est épiphanie, phénomène se donnant de soi depuis le pli de sa réserve. Apparition est toujours beauté. Apparition est toujours vérité. Faute de ceci, seulement apparences et fragments « cousus de fil blanc ».  « blanc », La minuscule est ici de rigueur !

 

 

 

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5 février 2022 6 05 /02 /février /2022 10:56
Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

« La terre de Grenade XIV » - 1985

artnet

 

***

 

 

« O prodige! (...) elle [la Sibylle] rompt les barrières du temps et de l'espace,

 et par intuition connaît ce que ses sens et sa raison ignorent... »

 

 Barrès - « Mystère »

 

*

 

“Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

 Le poète se fait voyant par un long, immense

et raisonné dérèglement de tous les sens.”

 

Arthur Rimbaud

« Lettre à Paul Demeny »

 

*

 

  

   « L’œuvre de Richard Tuttle est, depuis les années 1960, protéiforme, multiple, hétérogène, passant de petites constructions sur toile à des dessins au fil de fer, à des assemblages primitivistes en bois, à des sculptures de toiles libres et de tasseaux… dans une grande liberté dans l’approche des matériaux, de la couleur, des dimensions ou des modes techniques. Aussi, aborder, une pièce en particulier pour évoquer ce travail peut sembler un peu boiteux tant cette œuvre est difficilement réductible ne serait-ce qu’à un parcours logique et une globalité lisible. »

   Telle est la perception de l’œuvre multiforme, foisonnante et déconcertante à ce titre qu’en recueille le regard d’Eric Suchère, critique d’art, à propos d’une exposition de l’Artiste dans le cadre du FRAC d’Auvergne. Oui, le regard se perd volontiers parmi l’immense diversité des figures, des fonds, des formes, des supports. L’impression première consiste en ceci que l’ensemble du réel semble interrogé et plus particulièrement, en ce qui concerne notre approche, les objets et matières les plus simples, les bouts de bois, le carton ondulé, le tissu, le papier libre ou imprimé, du vinyle et tous les badigeons, peintures, résines et solvants qui se puissent imaginer. Rarement Artiste a exploré et questionné avec autant de profondeur ce monde qui l’entoure, cette palpable existentialité, cette profusion matérielle, cette densité qui est la trame même de la vie.

    Dans cet article, nous ne chercherons nullement à questionner les motivations conscientes ou inconscientes qui traversent l’œuvre en filigrane, mais à nous situer dans la perspective d’une interprétation de ce vaste Alphabet Formel qui semble pouvoir qualifier avec assez d’exactitude ce travail tout au long d’une féconde carrière d’Artiste. Car, pour tâcher de nous y retrouver dans cette multitude, c’est à l’extraction de quelques significations que nous procèderons, tout comme l’on interroge le rapport des mots dans une œuvre littéraire poétique ou en prose. En quelque manière, les relations des formes entre elles, la sémantique à laquelle elles aboutissent nécessairement.

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Untitled (blue/orange) » -  artnet

 

A droite : « Sand tree 5 , 1988 » - artnet

 

 

   Afin de mettre en exergue l’une des facettes de la pluralité agissante de Richard Tuttle, nous plaçons en regard « Untitled (blue/orange) » et « Sand tree 5 », nous apercevant qu’ici, il s’agit, à proprement parler d’un « grand écart » esthétique et plastique dont nous penserions qu’à son fondement se trouvent deux Artistes différents. En effet, tout est fait pour nous égarer. Si « Untitled » ne recourt qu’à un vocabulaire simple, voire minimal, « Sand tree » privilégie les volumes imbriqués, les tonalités opposées, le surgissement à partir du plan. Passage sans transition du bi-dimensionnel au tri-dimensionnel. Et ceci est si fortement accentué que, dans un premier ressenti, nous avons un peu de mal à saisir en quoi de telles formes peuvent entretenir un réel dialogue, sinon celui d’une confrontation. Et, précisément, notre tâche de Voyeur consistera à nous immiscer dans l’intervalle situé entre ces deux propositions picturales pour en saisir le motif purement syntaxique.

   Mais ici, il nous faut recourir au fonctionnement de tout langage et le mettre en perspective avec cet autre langage qu’est le jeu formel, lequel nous met au défi de le comprendre. Prenons deux mots simples : « craie », puis « blanche ». « craie », isolément considéré, ne nous apporte rien d’autre que son enveloppe phonétique [k R E], c’est-à-dire une suite de phonèmes indifférenciés. Maintenant considérons le mot « blanche », [b l a~ S], ce mot également demeure en sa posture phonétique. Un genre de mutité, de barrière matérielle que nous ne pouvons franchir. Introduisons ces deux mots dans une phrase du type « la craie est blanche ». Soudain tout s’éclaire. La liaison des mots opère le passage de la phonétique à la sémantique, ce qui veut dire qu’un sens se dégage immédiatement de leur proximité. Le langage pictural lui-même n’a d’autre façon de se donner que de mettre en relation la diversité de ses termes. Ce qui est passionnant, faire résonner un écho entre les œuvres, les situer parfois dans un rapprochement, d’autres fois dans un éloignement. Ceci est le mouvement naturel de la vie dont Tuttle nous dit qu’il est « plus important que l’Art », mais, ajouterons-nous, dissocier Art et Vie ne se pourrait qu’au prix d’une perte aussi bien de l’un que de l’autre car la parole du Monde est faite de tous ces accords, mais aussi de tous ces discords.

   Mais alors qu’y a-t-il de si mystérieux qui s’installe entre « craie » et « blanche », identiquement entre « Untitled (blue/orange) » et « Sand tree 5» ? Une seule et unique chose : le SENS qui est la forme accomplie de toute intuition. Sans intuition, sans saisie immédiate de ce qui se donne à la conscience, jamais les significations ne se montreraient, simplement des signifiants orphelins de signifiés. Là est la grande beauté de tout langage, qu’il soit humain, pictural, naturel car la Nature aussi parle, qu’un sens soit contenu partout où une chose peut se rencontrer. « TOUT EST LANGAGE », ainsi peut se déterminer le motif qui nous traverse nécessairement, nous hommes de paroles, nous qui adressons aux divers étants les prédicats qui les portent à l’être. L’acte de prédiquer, de nommer, est le geste éminent par lequel les choses sortent de leur pli obscur pour connaître le dépli unique de la lumière, sa puissance d’éclairement. Merveille des merveilles, que le Monde signifie !

   Si « tout est langage » ceci ne s’actualise qu’à proférer, « tout est passage, intervalles, relations ». Tout est dynamique qui institue la matière même des choses. Rien n’est inerte à la simple raison de l’efficience de notre visée intentionnelle de ceci qui nous fait face. Non, nous ne laissons rien en repos, non nous n’abandonnons nullement le divers à sa mutité. Nous le provoquons et le conduisons à se dire de telle ou de telle manière. Tout comme cela parle en nous, cela bouge en nous, cela s’impatiente en nous, c’est le propre même de notre existence facticielle. Chaque fait rencontré est une question à nous posée, à laquelle nous trouvons ou non une réponse. L’essentiel ne consiste pas nécessairement à donner une réponse mais à poser l’énigme et la laisser en sa qualité d’énigme avec cette tension qu’elle crée en nous, elle n’est jamais que laisser sourdre les linéaments secrets de notre présence ici et maintenant, un sens ultime à donner à qui-nous-sommes, à qui-nous avons été, à qui-nous-devenons.

   Il faut revenir aux « intervalles », ne pas les laisser au repos. Les intervalles entre les mots du langage, les intervalles entre les œuvres de la picturalité. Deux écarts entre deux essentialités. En différer la venue est simplement renoncer à comprendre ce qui, quotidiennement, nous affecte et demande qu’une disposition de notre psyché veuille bien faire halte, prendre le temps d’une méditation. Ici doit se faire jour, avec de plus en plus de clarté, cette intuition sans laquelle rien ne s’élève de rien.  Qu’est donc l’espace entre deux œuvres de cet Artiste au génie pluriforme, s’il n’est déterminé par notre propre emplissement intuitif ? Car, nécessairement, si nous voulons pénétrer plus avant l’œuvre de l’Artiste, notre propre intuition doit rejoindre la sienne.

   Le trajet que nous accomplissons d’une forme à l’autre, qu’il soit su ou insu, s’inscrit au plus singulier de notre être au titre de ce-sens-qui-est-pour-nous, indissolublement et inéluctablement nôtre, dont nul ne pourrait s’approprier, couleur de notre inclination, climatique de nos affinités, irisations de nos tonalités essentielles, cette musique de fond, ces résonances qui nous accordent aux choses et au monde. Toute intuition est particulière, indivisible, elle signe, en quelque façon, notre portrait, elle trace les contours de notre identité. Sa singularité explique en quoi cette forme nous touche particulièrement, alors qu’elle laisse indifférent cet Autre qui, peut-être, ne la perçoit même pas.

 

   Ce qui se donne comme intuitionné

 

 

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

Image du haut : Objets trouvés sur la Colline de Mormont

Image du bas : divers mediums dans l’atelier de Richard Tuttle

 

***

 

   Ce que tente ici le rapprochement de ces deux images, se donner en tant que métaphore du travail intuitif de l’Artiste à partir des deux signifiants que constituent aussi bien les objets à sa disposition que les tubes de couleurs et autres matières dont il fait l’usage, le but ultime étant le signifié comme fusion des deux réalités antécédentes L’essence du processus artistique consiste en ceci, partir du cadre matériel ontique en vue d’aboutir à l’entité purement ontologique qui se lève de toute œuvre accomplie en totalité. Translation d’un étant en direction de son être. Maintenant, si nous regardons de près la nature même de la métamorphose qui affecte ces étants, nous nous apercevrons que tout était inscrit dans les choses à titre même de destin. (Nombre de mes écrits sur le geste artistique proposent la thèse suivante : toute Forme est en attente de sa réalisation. Dans cette optique l’Artiste est un Passeur, un Médiateur, il est celui qui permet le passage du signifiant au signifié).

   Donc les objets sont là dans l’atelier, posés-devant, inertes, opaques, seulement animés, en toute hypothèse, de virtualités internes qui n’ont encore trouvé le chemin de leur épanouissement. L’Artiste, lui, se situe dans une position méditative, intuitive, dont on pensera qu’elle dépasse le simple regard de surface porté sur l’objet, pour rejoindre, précisément, ces virtualités, ces puissances, ces énergies en sommeil gisant dans la nuit de la matière. Intuitionner est ceci : se détourner de l’apparence première afin de faire surgir ce qu’elle dissimule. Intuitionner est ceci : porter au langage ce qui semblait voué au pur silence. Intuitionner est ceci : trouver les accords, les résonances entre les supports matériels, les mediums de manière qu’à leur jonction naisse un sens, se déploie une sorte de révélation. Intuitionner est ceci : porter sa vision au-delà des objets, méditer, initier un jeu conceptuel au terme duquel, en vertu d’un simple retour vers l’objet, ce dernier se verra métamorphosé de ce que nous pourrions nommer « l’illusion créatrice », laquelle modifiera son champ spatial, dilatera sa forme au-delà de sa simple contingence. Passage du factuel à l’artistique.

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

« Z 13 » - 1981

 

***

 

   Ce qu’assurément il y a à percevoir afin de ne nullement demeurer en-deçà du geste artistique, l’essence de quatre réalités qui s’installent au cœur même de la création artistique : le Recel et l’Attente ; le Décel et la Surprise. Le Recel est celui de la chose auquel correspond l’Attente de l’Artiste. Le Décel est l’éclosion de la chose artistique, la Surprise celle de l’Artiste confronté à la pure phénoménalité. Cette expérience, rapportée au langage, situe le Recel en tant que Silence, le Décel en tant que Parole. L’Attente et la Surprise pourraient trouver leur équivalent dans la dynamique du Couple Parents/Enfant, l’Attente étant « l’illusion anticipatrice » des Parents (voir « l’illusion créatrice » évoquée ci-dessus) telle que décrite par le psychiatre René Diatkine avant que l’enfant ne naisse ; la Surprise, les premiers mots émis par l’enfant, autrement dit ses premières créations, ses signifiants originels qui sont en même temps des signifiés s’actualisant dans le monde, que les Parents reprennent comme de pures merveilles, des actes quasiment magiques.

    Instruits de tout ceci, du champ des significations et des signifiés toujours à l’œuvre dans tout acte humain et singulièrement dans le geste transcendant de l’Artiste, sans doute le titre commencera-t-il à s’éclairer à l’aune de l’explication suivante. « Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée » veut montrer l’exceptionnelle disposition de l’Artiste à intuitionner le réel le plus prosaïque, à procéder bien plus par « esprit de finesse » que par « esprit de géométrie », à pénétrer l’essence des choses jusqu’en leur intime subtilité, à débusquer le moindre détail pouvant être porteur de signification, en un mot trouver, sous la touffeur de la cendre, l’étincelle qui y vit de son Attente et de l’espoir de son Décel.

 

   De quelques projections de l’intuition

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Lumière d’hiver » - 1985

 

A droite : « Manières secrètes de rester heureux II » - 1986

 

***

 

    Pour nous, ces deux œuvres entretiennent un dialogue doué d’une pure évidence, si bien qu’évoquer l’une sans l’autre reviendrait à manquer la sémantique qui les traverse. Ces deux œuvres sont co-présentes tout comme sont donnés ensemble les deux membres d’une gémellité. L’une appelle l’autre. L’autre répond à l’une. Alors, si l’on rapproche les dates, 1986 suivant de près 1985, l’on peut supposer une énonciation débutée en un temps qu’un autre temps vient confirmer sous la forme d’une réponse. Comme s’il y avait entre elles, Appel et Réponse, Simple position d’évidence de la « Lumière d’hiver » que viendraient rasséréner des « manières secrètes de rester heureux ». Ce qui se donnait sous la forme d’un Plein, la Lumière, trouve sa résonance dans cette dentelle Heureuse tressée autour d’un Vide. Y a-t-il là l’énonciation d’un art de vivre qui jouerait la légèreté contre une pesanteur relative ? Certes la Lumière est toujours associée à l’idée de Plénitude. Alors le bonheur serait-il une simple hypostase de la Lumière, une forme ne se montrant qu’à être requise sous un principe qui la dépasse et, parfois, projette quelque ombre, ce qui voudrait dire que « rester heureux » serait de l’ordre d’un pur travail d’équilibriste, ces formes somme toute arachnéennes en étant le symbole, l’actualisation graphique ? Ici, nous voyons bien que l’intuitif, plutôt que de demeurer sur le plan de surface d’une compréhension lui préfère le risque d’une interprétation. Autrement dit la voie ésotérique préférée à l’exotérique. Sans doute tout geste en direction de la saisie d’une œuvre consiste-t-il en une tâche herméneutique qui, pour autant, ne saurait être qualifiée de « vraie » ou de « fausse » puisqu’elle est le résultat de la présentation de la chose artistique en son pur jaillissement pour la conscience. Or le pur jailli n’a ni règles, ni morale, seulement la vie faisant subitement effraction dans le réel.

 

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Ceci est une étude pour le noir et blanc » - 1971

 

A droite : « Sans titre » - 1970

 

***

 

   Ici, deux gestes graphiques confluent, tout en s’opposant. Vertu de toute dialectique portant au jour le tissu serré de ses apparentes contradictions. Ce que « Noir et blanc » affirme dans la toute-puissance de ses traits, « Sans titre » semble vouloir en effacer la tellurique effervescence. Les signes viennent dans la discrétion, l’espace alentour est libéré des contraintes inévitables que lui impose l’écriture. En réalité deux Alphabets Formels strictement complémentaires car dire au moyen du trait suppose la variété, genre de Babel hiéroglyphique dans laquelle chacun puisera les motifs qui lui parlent. Ces deux œuvres témoignent du geste immémorial de l’écriture. Elles ne sont nullement des indices gratuits, de simples fantaisies imaginaires. Toute empreinte porte en elle bien plus que son étique figure ne le laisse paraître. Toujours, dans le filigrane du papier le murmure des peuples anciens qui ont tracé la voie pour l’éclosion du langage. Les traces de l’araméen, du cananéen, ces langues sémitiques sur lesquelles nous reposons sans en avoir une nette conscience. Or, si le conscient n’y a nullement accès, c’est seulement au gré de l’intuition que ces essentialités nous seront accordées telles nos propres fondations. Ce que fait Richard Tuttle ici, c’est un travail d’archéologue (un travail intuitif car l’illusion de la découverte anticipe toujours l’acte de la fouille), il porte devant nos yeux ce qui s’est ensablé depuis des millénaires, il vivifie la racine même de notre essence humaine. Å la seule empreinte de son pinceau, il nous restitue cette belle écriture semblable à la phénicienne qui nous demeure aussi étrangère que fascinante. Il nous installe au cœur du mystère de l’écriture, tout aussi bien, ici, au mystère de la peinture, du geste graphique.

Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée
Tuttle, la peinture en tant qu’intuitionnée

A gauche : « Ocre » - 1988

 

A droite : « Sans titre » (Blanc gris pour lumière artificielle) - 1986

 

   Toujours le blanc est la marque du silence, du silence où jaillit la parole. « Ocre », deux obliques comme deux phrases qui s’énoncent clairement, qui viennent se superposer au blanc, au blanc dans son essentielle réserve : distance, intervalle, écart afin qu’une voix soit audible, qu’une prose du monde se dise et, bien plus, qu’une poésie se lève. En contrepoint, « Sans titre », pareil à l’effacement de ceci qui voulait se dire et se troue des points du silence. Le gris s’oblitère de silence, la parole s’espacie, se dilue au risque de sa propre disparition. Splendides variations sur l’essence de la langue. Une fois, la langue fait fond sur le silence, une autre fois le silence se vêt de parole. Qui est originaire, du silence, de la parole ? Qui fonde l’autre ? Ou bien naissent-ils l’un de l’autre, la parole du silence, le silence de la parole, chacun, dans ce croisement chiasmatique, venant à la rencontre de qui l’attend et le porte au-devant de soi ?

   Ce que la parole énonce en mots, la peinture le dit en signes, traces, empreintes. Le verbal rejoint le pictural. Sans doute faut-il supputer que le Sapiens, inclus dans le long silence précédant le mouvement de l’Histoire, émit son premier langage, des signes de morse en réalité, en découvrant la magie de ses premières esquisses sur la paroi de la grotte. La paroi était muette, comme toute paroi et voici qu’elle devenait parlante, que les signes de l’humain inscrivaient à leur nocturne cimaise, d’un seul et même trait de charbon ou de sanguine, la lumière du Langage, la lumière de l’Art.

    En ces temps de fuligineuse mémoire le silence était noir, la parole blanche, elle qui éclairait les bosses sus-orbitales des premiers porteurs de Verbe. Nous aimons à croire qu’une telle intuition a habité, l’espace d’un éclair, le front de l’Artiste, que les points, les traits étaient bien les mots par lesquels il donnait à dire ce qui, de tous temps, habite les hommes au sein même de leur conscience : qu’un mot surgisse, un seul et la peur recule. Oui, la peur recule. L’Art est magie ou bien n’est rien. Or nous voulons croire à la magie. Tels des enfants qui applaudissent des deux mains en regardant les facéties de Guignol, tant qu’il y aura une scène, un décor, de la peinture, des mots, nous serons des Voyeurs comblés. Oui, comblés !

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2 février 2022 3 02 /02 /février /2022 10:45
« 10 empreintes de pinceau No 50 -1973 » Artnet

« 10 empreintes de pinceau No 50 -1973 » Artnet

   Au sein du mouvement polyphonique, parmi le fourmillement polychrome de la peinture contemporaine, Niele Toroni fait figure d’ascète égaré en plein désert et c’est bien en ceci que son parcours force l’admiration. Répéter inlassablement, depuis l’année 1967, un identique geste plastique paraîtrait confiner à une sourde obsession. Mais placer l’acte de cet infatigable créateur au plan d’une simple pathologie serait totalement erroné. Bien loin de ceci, c’est un genre d’exigence héroïque qui déclenche l’acte, une façon éthique de se situer dans le monde. Éloigné de tout mouvement de mode, à l’écart de quelque influence que ce soit, Toroni poursuit son chemin sereinement, s’affirmant bien plutôt « Peintre » qu’Artiste, renvoyant l’Art, au motif de cette attitude, ailleurs qu’en son propre geste, lequel en effet, dans son application, son amour du travail bien fait, peut faire penser au souci de l’Artisan de réaliser un meuble à sa convenance de meuble, de tourner une terre en la portant à la mesure exacte de qui elle doit être.

   Cependant il n’en faudrait nullement tirer de hâtives conclusions qui placeraient ce travail de longue haleine au seul plan d’une praxis, d’une pragmatique trouvant en elle-même les ressources de son acte, loin s’en faut. Si le geste est simple, la théorie qui l’alimente est complexe et s’inscrit entièrement dans une profonde méditation quant à l’événement de l’instauration de toute Forme. Apercevoir une seule fois ces « Empreintes de pinceau n°50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm » et l’on ne peut ni les effacer de sa mémoire, ni feindre de les croire jeu gratuit. La radicalité du projet, non seulement saute aux yeux, mais étonne, interroge, remet en question les certitudes que chacun croyait pouvoir appliquer au domaine de l’Art.

  

   Le Mouvement BMPT

 

   Comprendre les « carrés » (il faut bien se résoudre, faute de mieux, à les nommer ainsi), ou les « empreintes du pinceau n° 50 », ceci ne peut se réaliser qu’à situer la tâche de Toroni dans le contexte des années 1966 -1967, date de la création, en même temps que de la dissolution du Groupe BMPT (Daniel Buren ; Olivier Mosset ; Michel Parmentier ; Niele Toroni). Existence éphémère certes mais dont la fécondité artistique s’est révélée inversement proportionnelle à sa durée. De grandes et belles choses sont nées de ce Mouvement.

   Les « Manifestations » du Groupe BMPT se déclineront selon l’unique horizon d’un parti-pris géométrique, chacun cependant conservant son originalité propre. Chez Daniel Buren une alternance de rayures verticales rouges et blanches ; chez Olivier Mosset un damier bleu et blanc de losanges superposés ; chez Michel Parmentier de larges strates horizontales bleues et blanches ; chez Niele Toroni, déjà et pour toujours, « les empreintes de pinceau de 50 millimètres, intervalle de 30 centimètres ». Si, chez les Artistes du Groupe, l’évolution de leur peinture les a conduits à sortir plus ou moins de la grille théorique initiale, seul Niele Toroni demeurera fidèle à son premier principe, lequel ne fluctuera que d’une manière infinitésimale autour de ce qu’il convient de qualifier de « picturalité », autrement dit la recherche sans fin de cette « essentialité » (le terme est de Totoni), essence que la Forme répétera jusqu’à l’extrême rigueur, dans une manière de souci hautement récurrent. Comme si les fondements de cette Forme reposaient sur une angoisse constitutive qu’il s’agissait d’interroger jusqu’à son hypothétique épuisement. Bien entendu, cette répétitivité sans fin n’est pas sans faire penser au labeur ininterrompu d’un Claude Viallat, posant sur les supports les plus divers, cette Forme de « Haricot » ou « d’Osselet » qui l’identifiera tel l’Artiste singulier qu’il est, tout comme une marque, un logo dessinent l’image de leurs créateurs. Toutefois le parallèle se limitera à l’intention plutôt qu’à la réalité des formes artistiques, Toroni limitant ses empreintes à des supports bien plus circonscrits.  

 

   D’un titre qui nomme les choses

 

   Le titre « La peinture au carré » est investi, le Lecteur, la Lectrice l’auront compris, d’un double sens évident, d’une part il dit la géométrie, son assimilation sans plus à cette figure immédiate et toujours perçue d’emblée du « Carré »,  d’autre part il dit la Forme élevée à la puissance deux, dans le sens d’un exhaussement en direction de cette essentialité-picturalité car ici, nous sommes bien dans la zone où tout converge dans une manière d’irrésistible aventure de l’Art, de l’Art porté au plus haut de son flamboiement, de son rayonnement. La forme en soi au plus près de soi, la modeste, l’inaperçue, devient l’inévitable, le nécessaire, ce par quoi nous interrogeons et trouvons, au moins provisoirement, un soulagement à nos intimes perditions. Car oui, la Forme est thérapeutique, la Forme a des vertus cathartiques qui, le plus souvent, agissent au niveau de notre inconscient, si bien que, parfois, nous ne pouvons mettre de mots sur un subtil bonheur alors que nous en avons oublié la source : telle Forme que nous avons rencontrée puis métabolisée et qui ressort à l’air libre, simple résurgence d’une expérience passée.

   Bien que la dénégation de l’Artiste de reconnaître comme résultat de son geste quelque figure géométrique que ce soit, lui préférant la signification de « trace », « d’empreinte », sans doute dans un souci de creuser au plus profond jusqu’à la racine première de ce qui vient à la manifestation, nous ne pouvons nous inscrire dans ce motif abstractif qu’à nous référer à cette forme universelle du Carré qui est bien celle qui surgit dans notre conscience dès l’instant où nous visons sa pure émergence. Il s’agit d’une procédure simplement phénoménologique en sa spontanéité, identique au geste d’un enfant, le seul à même de saisir ce qui vient à soi dans une manière d’irrémédiable présence. De toute façon, nul ne saurait affirmer qu’il s’agit d’un cercle. La posture toronienne résulte bien plus d’une allégeance au concept sous-jacent des œuvres qu’au pur surgissement qui se donne à la vue du Voyeur selon un geste immédiat de préhension, de captation. Et ceci introduit cette idée infiniment matérielle de l’Objet-Peinture, cette Forme qui s’affirme à la manière d’une simple chose du quotidien que chacun pourrait faire sienne à seulement en rencontrer l’évidence.

  

   L’empreinte « Carré-Terre » comme assise du réel

 « 63 Empreintes de pinceau No 50 (63 works) -1979 » artnet

« 63 Empreintes de pinceau No 50 (63 works) -1979 » artnet

Carré blanc sur fond blanc de Malévitch / 1918  Crédits : Malévitch Source : France culture

Carré blanc sur fond blanc de Malévitch / 1918 Crédits : Malévitch Source : France culture

 

   Le Carré, par nature, est profondément terrestre, ancré dans la plus effective matérialité. Ainsi l’empreinte de pinceau qui le rend visible, nous reconduit en même temps aux valeurs véhiculées par cet archétype constitutif de notre psyché. Si nous tâchons de décrire seulement l’une de ces « 63 empreintes », voici ce qui s’en détachera à titre de signification. Le fond blanc uni du papier, son Ciel si vous voulez, trouve ses cordonnées géodésiques, son immuable par la seule présence de la Forme-Terre.  Cette unique densité qui, s’extrayant du néant, reçoit sa présence réelle, sa factualité telle une chose qui se donnerait à nous pour nous distraire de notre souci métaphysique d’être. Cette Forme nous rassure, son aspect quadrangulaire nous fixe, en même temps qu’elle s’arrime elle-même, la Forme, et pose avec certitude les quatre orients de notre habitat sur Terre. Car, oui, la Forme en sa plus effective énergie, fixe les polarités. Il y a un Nord, un Sud, un Est, un Ouest. Et c’est bien le rôle de tout motif géométrique surgissant au cœur du vide que de nous délivrer les repères au gré desquels nous orientons nos pas, faisons progresser notre être vers ce futur qui, lui aussi, est un amer, une ligne sur laquelle faire converger nos yeux afin qu’un sens se profère, qu’une existence ait lieu.

  

   Les rapports Forme/Espace

 

   Si les supports varient selon triangles, cercles, si les teintes du fond se font moins discrètes, toutefois c’est la Forme « qui a la main », c’est la Forme qui décide de l’être du fond, le ramène à de plus exactes proportions. La Forme est originaire, elle détermine l’Espace et non l’inverse, elle impose son Temps plutôt que ce soit le Temps qui en réalise l’actualité. C’est bien par sa prégnance, par son caractère foncier, irrévocable en quelque sorte, qu’elle dicte le chemin à suivre selon sa propre manifestation. Ôterait-on le fond et rien ne se passerait. Ôterait-on la Forme et le fond, seul surgissant, reconduirait le tout à l’anonymat d’un absolu n’admettant que silence et blancheur. Pas même un gris qui serait de trop, qui trouerait de sa parole cette neigeuse immensité.

   L’Espace-Ciel, considéré en son autarcie la plus évidente, est doué d’une immense énergie, il file à la vitesse des comètes, il n’a nul repos, ce qui seulement convient à ceci même qui est sans limites. Mais les Formes sont là. Mais les Formes se donnent selon la figure éminemment terrestre du Carré, certes du Carré « Empreintes de pinceau n°50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm », mais cette précision, cette nomination à la limite de l’énonciation monomaniaque, bien plutôt que d’en atténuer les effets en renforce la puissance même. Car, déterminées à ce point, insérées dans le réel le plus dense, le plus étroit, ces Formes colonisent l’œil, le capturent et dès lors le fond, l’Espace-Ciel est assujetti, cloué à son propre Destin, il n’est plus qu’une vague buée à l’horizon du Monde. Les Empreintes nous parlent leur langage d’Empreintes, elles nous assènent, en quelque façon, leur rythme singulier, une pulsation cardiaque diastole-systole, elle nous disent la mesure elle-même de cette chair infiniment terrestre, pulpeuse à la manière d’une pêche, elles nous susurrent, nous distillent leur cadence respiratoire, elles scandent leur battement sexuel, leur tempo est foncièrement existentiel, réverbération de l’image des hommes telle que reflétée par un art soucieux de leur nature, inquiet de leur avenir.  Oui, ces Traces sont vivantes, infiniment vivantes. En elles la marque vive du pinceau. En elles la persistance de la couleur. En elles, le geste de l’Artiste, ce geste quintessencié qui est la façon d’une immense générosité à l’œuvre. Oui, il faut être généreux, oui il faut avoir la foi en l’homme, la croyance que l’art peut nous métamorphoser pour consacrer l’entièreté d’une existence à donner la voix à ces formes uniques, anonymes mais tellement douées de sens à qui sait les entendre.

« Empreintes de pinceau N° 50 Répétées à intervalles réguliers de 30 cms 1987 Artnet

« Empreintes de pinceau N° 50 Répétées à intervalles réguliers de 30 cms 1987 Artnet

   Cet art est aussi subtil que doué de puissance. Cet art est fascinant car c’est de nous dont il s’agit lorsque, regardant ces formes, nous confiant à elles, en quelque manière, nous remettons notre sort entre leurs mains. Nous étrécissons à la taille du carré, nous nous immisçons en leur modestie, nous devenons, comme elles, un simple souci de cet étonnant verbe conceptuel-minimaliste.  Il nous conduit à nous enclore toujours plus en cette Forme primitive du Monde, comme si le Tout du Monde, précisément, pouvait se dire à partir de ce lexique si singulier. Nous avons nous-mêmes à cheminer en leur direction, à les rejoindre, à assumer une nécessaire co-présence, elle seule nous permet, nous arrachant à l’impérialisme de notre ego, de nous rendre disponible à ce qui murmure, s’enclot en soi et pourtant irradie tout ce qui vient à elle.

 

 

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30 janvier 2022 7 30 /01 /janvier /2022 09:38
« 67-F-8 » - 1967 Source : artnet

« 67-F-8 » - 1967 Source : artnet

 

   Au XX° siècle, l’œuvre de Martin Barré est singulière à plus d’un titre. L’expression plastique est tout à fait inusitée, les outils qui y conduisent sortent des « sentiers battus » : utilisation du manche du pinceau, peinture directe au sortir du tube, usage de la bombe aérosol et de pochoirs. Mais ceci serait simplement anecdotique si cette pratique ne conduisait en réalité à un renouvellement complet de la sémantique artistique. Si les médiums utilisés, toile, papier, demeurent classiques, c’est leur mise en œuvre sur le support qui se trouve bouleversée au motif qu’espace, forme, ligne se recomposent d’une manière originale, comme si la notion de hasard les distribuait selon sa bonne volonté ou, mieux encore, si ces projections sur la toile s’auto-affectaient d’un genre d’autonomie qui les ferait surgir d’elles-mêmes sans que quiconque n’ait pu en décider le sort. Une totale liberté en quelque façon, traduisant au plus près leur étonnante essence. Si, à l’évidence, un Artiste est à l’œuvre, si c’est bien son geste qui imprime sur la surface de lin sa marque, la pratique barrienne est si discrète, si volontairement abstraite de toute volonté qu’une manière de grâce émane de ses « esquisses », une sorte de naissance dissimulant à peine la trace de son originarité. Ce sont ses œuvres les plus dépouillées qui témoignent de ceci, à savoir d’une pureté dont cet article s’essaiera à recenser les affleurements. Il ne s’agira nullement de parcourir chronologiquement la peinture de Barré (en partie cependant, de sorte que puisse se manifester une logique temporelle d’accomplissement de l’œuvre), mais de chercher à éprouver une puissante tendance de fond qui, toujours, conduit d’une présence effective à une absence ou ce qui y ressemble, la trace de quelque silence au travers duquel peut-être, une œuvre dit encore mieux son être que lors des excès de l’Art qui versent parfois dans la polyphonie des formes ou le recours à une gamme chromatique bavarde.

   Nous essaierons de progresser au travers des motifs selon trois niveaux mettant en exergue leur constante décroissance graphique pour aboutir à ce fameux « degré zéro de la peinture » dont Martin Barré semblait avoir fait le but de sa quête. En fait, ce seront trois stades de cet accomplissement qui se déclineront selon : « L’expansion de la Forme », « La dissolution de la Forme », « Le parcours de la Ligne ». Si l’on voulait synthétiser et établir quelque analogie avec les représentations de l’architecture au cours de l’Histoire, nous affecterions « L’expansion de la Forme » au Gothique Flamboyant, « La dissolution de la Forme » aux épures des Abbayes Cisterciennes, enfin « Le tracé de la Ligne » à la rigueur de la Cellule Monacale telle que Le Corbusier nous l’a donnée au couvent Sainte-Marie de La Tourette. Bien évidemment ces points de repère n’ont en soi de valeur qu’au regard des amers immédiatement visibles qu’ils nous procurent, non d’une mise en rapport terme à terme, laquelle n’aurait nul sens.

  

   Expansion de la Forme

« Sans titre » - 1956 artnet

« Sans titre » - 1956 artnet

 

   Nous sommes encore, ici, dans une facture assez classique. Une composition y établit des diagonales, des horizontales, des verticales. Il y a encore un souci de rejoindre, du moins en quelques motifs essentiels, les références canoniques sur lesquelles repose l’Art en ses plus constantes manifestations. Si ce tableau est loin de faire école, s’il ne peut rejoindre nul courant antérieur, cependant sa manière générale, bien que s’affranchissant de quelques conventions, semble pouvoir rejoindre les grandes tendances des créations contemporaines. Cependant on notera l’économie des moyens picturaux, la gamme de ton peu étendue et, déjà, une certaine rigueur qui se retrouvera et s’affirmera tout au long du travail de Barré.

« Huile sur toile » - 1957 artnet

« Huile sur toile » - 1957 artnet

   Si cette « Huile sur toile » de 1957 semble reposer sur des soucis esthétiques identiques, on s’apercevra vite qu’il s’agit ici d’une radicalisation de « Sans Titre » de 1956. Globalement, des formes de même inspiration s’y retrouvent mais y subissent des modifications dans le sens d’une quasi absence. On y repère un subtil effacement de la couleur, les formes se simplifient au point que certaines se trouvent prolongées par un simple trait, anticipation évidente de ce qui fera Ligne, comme dans cette œuvre « 60-T-51 » de 1960 sur laquelle nous reviendrons. Ici, dans la partie basse du tableau, les aplats de peinture délimitent, par leur arrêt, un carré de couleur neutre qui n’est pas sans évoquer le « Carré blanc sur fond blanc » de Kasimir Malevitch, ceci inscrivant, d’une manière décidée, les vues de Martin Barré dans la sphère unique et exigeante des créations abstraites.

   Et, maintenant, il nous faut citer les propos du Peintre, tels que rapportés par Michel Gauthier, Commissaire de l’exposition Martin Barré au Centre Pompidou :

   « Je ne peins pas des Vénus ou des pommes ou mon dernier rêve ou celui que je pourrais faire, je peins des peintures, des propositions picturales, des questions sur, à la peinture.»

   Les propos de l’Artiste sont clairs et éliminent toute source de confusion, tout paradoxe. Ces propos ne sont rien moins qu’un manifeste du geste artistique tel que considéré par un Artiste qui se veut « engagé » au sein même de sa peinture. En une seule phrase il congédie les Vénus et l’Art Renaissant, il fossilise les natures mortes, il cloue au pilori les tentations oniriques ou surréalistes, pointant seulement l’index en direction de la peinture en tant que peinture, autrement dit une recherche des fondements, des assises de l’acte de peindre et c’est bien en ceci que son parcours est tout-à-fait admirable.

   Si, en un seul empan du regard, l’on parcourt la totalité de l’œuvre, alors se montre avec évidence une pratique en tout point semblable au processus de « réduction phénoménologique », cette très remarquable découverte qui, dépouillant toutes choses des points de vue erronés que l’on porte sur elles, éliminant idées reçues et fausses conceptions, pétitions de principe, ne s’intéresse qu’à la chose en tant que chose, autrement dit à sa donation « en chair et en os » pour reprendre l’un des axiomes majeurs de cette philosophie si féconde. Et c’est heureux qu’il en soit ainsi au motif que dénuement et dépouillement affectant la Forme la ramènent au sein de son phénomène premier, de son apparaître en tant que source à laquelle s’alimente tout Art dès l’instant où, à l’initiale de son nom, il revendique une Majuscule et seulement une Majuscule !

« Sans titre » - 1959 artnet

« Sans titre » - 1959 artnet

   Ici, manifestement, si notre parcours ne se voulait nullement chronologique, le voici soumis à la logique de la temporalité. 1956 pour la première toile, 1957 pour la seconde, 1959 pour la troisième. Ceci suffit à assurer qu’un projet dans le temps trouvait bien le processus de son accomplissement. « Sans titre », peut-être est-ce là, de façon consciente ou bien inconsciente, un essai de dépouillement du lexique pictural qui, subitement, devient anonyme, abstrait puisque innommé, une manière de naissance à venir dont le Peintre assurera la présence dans un acte à proprement parler « maïeutique », faire venir à soi la Forme qui était dissimulée dans les coursives de l’Espace/Temps, laquelle Forme devait advenir, surgir d’elle-même au prix du retrait de l’Artiste, de sa discrétion. Or il est bien connu que Martin Barré voulait toujours tenir sa toile à distance, peignant du bout de ses tubes, projetant une simple buée au moyen de ses bombes aérosol, dessinant ses « Flèches » au travers d’un pochoir si grand et imprécis qu’il ne pouvait nullement anticiper le lieu où la Forme prendrait sens. En quelque sorte l’intentionnalité est mise entre parenthèses, presque totalement occultée, métamorphosant en ceci le geste plastique de l’Artiste lequel, bien plus que d’être l’ordonnateur, l’exécutant de la Forme, en devient le simple médiateur. De cette façon le versant anthropologique régresse, la prétention humaine s’efface devant la Forme qui s’affirme et devient l’élément moteur, la puissance dynamique qui envahit la toile et la détermine en ce qu’elle est : une surrection de l’invisible qui se rend visible.

   Dissolution de la Forme

 

   Cette toile de 1959 est en tous points remarquable car elle se donne à la manière d’un point de basculement de ce qui constituera la saillie même de l’action barienne à venir. La Forme qui, jusqu’ici, paraissait se nourrir encore d’une matière indispensable à sa venue en présence, se gomme à tel point que n’en demeure qu’un genre de ligne hachurée, de taches successives étroites, lesquelles se montrent sous l’évidente espèce de la Ligne. Mais cette Ligne ne vient pas de nulle part. Déjà elle s’annonce dans les propositions plastiques précédentes, en tant que lisière effectuant les contours des œuvres. Percevoir cette lisière ne peut s’obtenir que par un recul et une manière d’inversion du regard. Habituellement, le geste visuel procède par agrandissements successifs du champ phénoménal, partant de la Forme pour découvrir l’espace qui l’enveloppe et la limite. En un processus inverse, se porter dans l’espace et venir à la Forme, voici le mouvement par lequel les yeux rencontreront ce simple liseré, ce seuil à partir duquel prendre en compte les prédicats de couleur, d’intensité, du rapport des plans entre eux, du lexique interne qui constitue la parole singulière de l’événement pictural. Ici, nous sommes entrés dans le dénuement cistercien avant que de connaître l’ascétisme et la rigueur monacales de La Tourette.

« 67-Z-12 » -1967 artnet

« 67-Z-12 » -1967 artnet

Avec « 67-Z-12 » de 1967, nous prenons conscience que s’ouvre un monde encore plus originel que celui évoqué par « Sans titre ». Car, ici, le titre est bien présent mais à la manière d’une équation mathématique dont chacun sait qu’elle tutoie bien plutôt l’Intelligible qu’elle ne s’élève du Sensible. Toute prétention de l’œuvre à se dire sous des mots encore tissés de lin ou de coton, de pigments et de traces de brosse, tout s’évanouit dans une sorte d’irisation, de flou que le trait tremblant sortant de la bombe contribue à accentuer sur le mode d’une pure évanescence. Et cette impression d’irréalité affecte les Formes-Traits d’une apparence se fondant à même l’espace, comme si, au terme d’une identique configuration, une indistinction, une fusion mêlaient dans une sorte de confusion native Forme et Espace dont nul ne pourrait plus savoir qui détermine l’autre, qui est fondement, qui est levée à partir de ce fondement. Le phénomène donc en sa mystérieuse parution. La confondante montée au visible de ce qui n’était que néantisation, voilement, occultation. Une métaphore (qui est apparue dans mes textes à plusieurs reprises), pourrait précisément rendre visible, sans l’expliquer cependant, la venue à l’image d’une Forme photographique montant insensiblement du bain révélateur dans lequel elle est plongée. Nul photographe ne saurait se lasser de ce prodigieux phénomène. Peut-être tout Artiste suffisamment immergé dans le processus de mise à jour des Formes qu’il délivre de leur néant, éprouve-t-il ce frisson délicieux si proche de l’émotion liée à la survenue du numineux !

 

« 64-I-3 » - 1964 artnet

« 64-I-3 » - 1964 artnet

Si le cheminement entrepris par Martin Barré peut s’inscrire tout entier dans cette « peinture à la limite », dont cet article s’essaie à montrer la pure beauté en même temps que la rigueur, alors « 64-I-3 » de 1964 semble constituer, au titre de son retrait, de l’économie ultime des moyens convoqués, le point d’acmé de la recherche, la limite dont aucune postérité ne pourrait assurer le possible. Chez tout Artiste en recherche de ce que nous pourrions nommer par défaut une « figuration de l’Absolu » (bien évidement, il y a contradiction entre les termes), arrive toujours un moment où les Formes ne parviennent plus à assurer l’émergence de leur être, où l’Espace n’espacie plus que lui-même sous une non-apparence, sous un Vide, un Silence infinis. Cet arc-de-cercle, cette boucle en fuite de la toile, cette lettre qui aurait renoncé à être entière, ce hiéroglyphe qui se biffe, cette présence qui est déjà absence, comment leur donner prolongement, si ce n’est à renoncer aux Formes, à détruire l’Espace, à peindre l’Invisible sous les traits d’une toile monochrome sans variation aucune, évocation de l’Être en tant qu’Être, autrement dit simple dentelle entourant le Rien.

   Cette attitude prodigieuse qui affecte l’être-même de l’Artiste, le reconduit dans d’illisibles marges dans lesquelles bien peu peuvent s’inscrire sans dommage. Car, toujours, la folie guette celui qui, parvenu au sein même de la matière autistique-artistique s’y fond, s’y confond au péril de qui il est. Dialoguer avec le Silence exige une force hors du commun, une détermination sans faille. Mais le Réel est là qui appelle et convoque à vivre parmi les hommes. La plupart des Artistes cèdent à l’appel des Sirènes et retrouveront leur point d’appui au prix d’un retour à la figuration, ce que fera Barré, certes avec une grande économie de moyens, quelques figures géométriques se disposant, dans la pudeur, à la cimaise de ses toiles, à la façon d’une « remarque marginale », d’une note en de bas de page, d’un astérisque indiquant qu’encore, il y a du sens à trouver, un chemin à parcourir.

 

  Le Tracé de la Ligne

« 60-T-51 » - 1960 artnet

« 60-T-51 » - 1960 artnet

   Ici, ce travail sur la Ligne redouble en quelque façon celui qui était initié dans les Barres définies par la nébulosité des tracés a l’aérosol. Il n’y a nulle différence d’intention, seulement le choix de vecteurs différents pour parvenir à une identique conclusion : seul le monacal en sa blanche cellule s’enquiert des prédicats minima qui permettent de cerner l’essence de la peinture. En la matière il s’agit d’une attitude profondément « religieuse » dans le sens de « religare », se relier. Se relier à quoi ? Mais simplement et de manière exacte à un sens qui fasse de l’existence autre chose qu’un unique égarement. Certes, ce bouquet minimal de Lignes ne constitue ni un essai de reproduire mimétiquement ou bien une Vénus ou bien une pomme. Le geste est performatif tout au long de l’acte qu’il accomplit. Ce que vise et énonce le Peintre dans son monde intérieur s’actualise sans délai sur la plaine uniforme de la toile. Spontanéité. Saisie de l’instant en quelques Traits réuni. C’est, en quelque sorte, comme si l’Art lui-même inscrivait sur le registre existentiel les motifs de ses secrets essentiels.

   Cependant une essence ne se livrant jamais sur le mode d’une chose subsistante, ce seront prioritairement des couleurs qui viendront se poser face aux yeux des Voyeurs, des directions, une chute enfin par laquelle s’achève toujours tout monde fini, toute finitude humaine. Si cette toile nous fascine (et sans doute le fait-elle aux yeux des Voyeurs attentifs), c’est bien au motif de cette picturalité apparente qui est la face visible, le geste porté en son ultime dont l’écho premier, la donation initiales demeurent celés, tout comme l’événement historique se confond avec les requisits qui sont à son fondement, tout comme l’amour dissimule toujours en ses plis les mobiles qui lui ont donné le jour.

   Ce rassemblement de lignes est étonnamment doué d’une réelle énergie et notre regard aboutit inévitablement à ce nœud, à cette pelote ocre jaune qui est son point focal, comme si cette condensation des lignes, leur cristallisation se donnant en tant que dernier mot avant que l’œuvre ne disparaisse à même son énigme. Qu’est en réalité la quête de Martin Barré, si ce n’est l’acte homologue de l’écrivain cherchant dans un seul mot à rencontrer enfin l’essence du langage ? L’acte du musicien aboutissant à une seule note, laquelle dirait le tout de la musique ? L’acte de l’artisan potier voulant enfermer dans le vide du vase toutes les formes possibles de l’argile ? L’on comprend aisément que ce parcours initiatique ne puisse se donner qu’à la mesure de cette « réduction phénoménologique » dont il a été déjà parlé. Mouvement de réduction qui porte en soi tout autre mouvement de réduction, en abyme, cet abyme étant un sans-fond car il ne saurait y avoir, au bout du chemin, de réponse à l’énigme. Y en aurait-il une et, alors, tout s’effondrerait de ce qui fait la force de l’Histoire, la puissance des Religions, le rayonnement de l’Art. Ceci, tout chercheur d’absolu le sait et c’est bien parce qu’il en a une vive conscience qu’il poursuit la voie entreprise. « Le vrai voyageur n'a pas de plan établi et n'a pas l'intention d'arriver », précise Lao Tseu dans le Tao Te King. Sans nul doute Barré était-il un « Voyageur » au sens le plus strict ! « n’a pas de plan établi » fait signe en direction de la pure intuition. « pas l’intention d’arriver » indique la pure gratuité du geste artistique lorsqu’il se porte aux confins de ses possibles.

 

« 61-t-19 » - 1961 artnet

« 61-t-19 » - 1961 artnet

   Cet article, tout comme l’œuvre de Martin Barré évoquée ici, trouvera sa clôture avec cette œuvre qui pourrait se lire à la manière d’un geste prophétique en même temps que testamentaire. « Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable », avait décrit Romain Gary en son temps, cette œuvre précédant de peu sa tragique disparition. Oui, nous pouvons affirmer qu’une telle toile, parvenue à l’acmé de son dépouillement, porte en elle les signes de la Mort et ceux d’un nécessaire deuil qui s’ensuit. L’Artiste est conscient d’être arrivé au terme d’une aventure qui n’aura, par essence, nul lendemain. L’exposition de l’Art à nu est une tâche non seulement harassante mais constitue l’une des plus vives apories que l’homme puisse connaître. Tel Icare, l’Artiste tutoie le Soleil, avant même que sa chute ne le ramène brutalement aux réalités terrestres. Peindre (mais s’agit-il bien encore de « peindre » ?), « 61-t-19 » de 1961 résonne à la manière du chant du cygne. Et cette fin qui se profile à l’horizon de la toile, ce drame qui se lève de la mutité du tableau, nous les pensons sacrificiels, si bien que surgit en nous l’idée de la fin brutale de l’écrivain Japonais Yukio Mishima se donnant la mort par le geste traditionnel du seppuku, peut-être avait-il atteint un point de non-retour après la publication du quatrième tome de sa tétralogie, « La Mer de la fertilité » ?

   La toile, dénuée jusqu’à l’extinction, indigente sur le plan apparitionnel, le phénomène en son resserrement le plus radical, font plus que nous interroger, ils nous mettent face au défi d’en soutenir l’évidente présence. Sur le fond paraissent, à titre de simple réminiscence, quelques traces jaunes à peine visibles. Retrait en soi du pictural, effacement de l’empreinte humaine. L’abstraction à son plus haut degré. Bien évidemment, à titre de commentaire nous pourrions risquer les interprétations suivantes. La Ligne de gauche correspond au passé, celle du milieu au présent et celle de droite à l’avenir. Mais disant ceci, nous serions entrés dans le domaine des conventions symboliques et des gratuités verbales car rien n’autorise quelque anecdote que ce soit. A la rigueur nous aurions pu hasarder que ces trois lignes dans leur étique parution étaient les restes des trois lettres du mot F I N, tel qu’il se projette sur l’écran du cinéma à l’issue d’une séance. Alors les Voyeurs sont décontenancés, comme si le réel menaçant les extrayait, soudain, d’un rêve.

   Les dernières paroles seront prononcées par Aron Kibedi-Varga, dans « un métadiscours indirect : le discours poétique sur la peinture », ses propos résumant d’une manière synthétique bien des points précédemment évoqués :

   « Pourquoi le dessin plutôt que la couleur, pourquoi la ligne plutôt que le dessin ? La ligne s’inscrit à la fois dans le temps et l’espace, mais elle est sans substance et sans couleur, sans ombre et sans vide, c’est-à-dire qu’elle n’est ni temps ni espace. Elle se situe strictement à la limite comme la poésie d’André du Bouchet. A la limite de l’expérience et des catégories de la perception. La ligne figure sur la page la réduction à l’extrême des caractères imprimés, la page avec la ligne étant le reflet direct de « paroles en l’air. »   (C’est nous qui soulignons)

 

 

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26 janvier 2022 3 26 /01 /janvier /2022 10:23
Otto Muehl, Untitled, 1963   Source : SFAQ/NYAQ/AQ

Otto Muehl, Untitled, 1963 Source : SFAQ/NYAQ/AQ

   [Cet article s’essaiera, prenant appui sur l’exposition “DESTROY THE PICTURE : PAINTING THE VOID, 1949 -1962” au  MOCA de LOS ANGELES, titre dont la traduction en français est « Détruire l'image : peindre le vide », s’essaiera donc à faire ressortir en quoi le Vide est bien, précisément, le fond sur lequel s’enlèvent ces nouvelles et audacieuses innovations plastiques.

    Synthèse de l’exposition telle que pensée par le MOCA : « Détruire l'image : Peindre le vide, 1949 -1962 se concentre sur l'une des conséquences les plus significatives de la montée de l'abstraction dans la peinture du XXe siècle : l'assaut littéral des artistes sur le plan de l'image. Répondant au climat social et politique de l'après-guerre, en particulier à la crise de l'humanité qui a résulté de la bombe atomique, des artistes aux États-Unis et à l'étranger ont déchiré, coupé, brûlé ou apposé des objets sur la toile traditionnellement bidimensionnelle. Peindre le vide marque la première fois que ces stratégies sont réussies comme mode cohérent de production artistique. L'exposition est l'occasion de revenir sur les répercussions profondes de cette démarche dans le domaine de la peinture : premières expériences avec la matérialité du geste, jusqu'à l'expansion du médium pour incorporer des stratégies de performance, temporelles et d'assemblage. L'exposition se concentre en particulier sur bon nombre des premières expériences d'artistes qui ont déplacé le médium bidimensionnel de la peinture vers la tridimensionnalité de la sculpture. »]

 

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   Bien plutôt que de donner une définition abstraite du vide, nous tâcherons de le rencontrer sous les différentes occurrences dont ces œuvres sont le support. Ce qui, d’emblée est à noter, c’est que la succession des œuvres ci-dessous proposées se fera selon des degrés successifs, de la non émergence du vide à partir de « Sacco et oro » de Burri, jusqu’à la saturation du vide tel que manifesté par « Untitled » d’Otto Muehl, en passant par les formes intermédiaires du début de fusion de Klein et des incisions de Fontana. Ainsi se dessinera, progressivement, un effacement de la matière au profit d’une non-matière qui est son contrepoint. Là où se donnait le plein d’une substance, quelque chose fait trou, lequel trou ne saurait apparaître sans nous interroger. En toile d’arrière-fond, le Lecteur, la Lectrice se souviendront que tous ces essais plastiques ne font que s’élever sur le tas de ruines laissé par la Seconde Guerre Mondiale, avec toutes les apories que suppose la barbarie qui en a été le moteur. Notre souci premier se portera sur le triptyque Forme/Matière/Vide et sur les significations sous-jacentes qui y sont associées. Donc le contexte esthétique plutôt que la dimension civilisationnelle et les conséquences sociales d’une immense convulsion de l’Histoire. Chacun, chacune, à sa manière, pourra reporter ces « accidents » picturaux aux événements temporels qui les ont suscités.

Alberto Burri Sacco e oro (MOCA)

Alberto Burri Sacco e oro (MOCA)

Ici, si l’on voulait se référer à la dimension historique, bien évidemment, cette toile de Burri ferait signe en direction de cette terre meurtrie telle qu’abandonnée à elle-même à Verdun à la suite des terribles combats qui s’y sont déroulés. Mais observons la Matière. Si, longtemps, le paradigme de la création artistique s’est fondé sur le lisse et la planéité de la toile, sur l’exactitude d’un cadre donnant ses assises à l’œuvre, l’on se rendra vite compte que le terme de « révolution » conviendrait bien mieux que celui « d’évolution ». C’est, à proprement parler, d’une « révolution copernicienne » dont il s’agit, d’une recomposition du champ sémantique pictural. Certes le vocabulaire est simple, en quelque manière minimal dans sa répétition, si bien qu’une possible monotonie pourrait se lever de ces sacs uniformément couleur terre de Sienne. Seule la texture vient rythmer l’espace, lui donner du corps, nous le rendre visible telle une réalité dont nous ne percevrions guère la nature. Le « tissage » est serré, les empiècements venant renforcer cette impression de densité. Le Vide n’est là présent qu’à titre de simple théorie, de « condition de possibilité », laissant son effectuation pour plus tard, ou bien demeurant en soi tel un paradoxe qui n’aurait nullement déterminé la forme future de son être. A observer cette surface, nulle inquiétude ne surgit, pas plus qu’elle ne pourrait se présenter à la vue d’un sac gisant sur le sol de quelque minoterie. Ce sac est en lui-même tel qu’il est, il ne déborde nullement de soi, les mots qu’il profère sont des mots de sac ne nécessitant nulle compréhension particulière, ne demandant nul appel à une quelconque herméneutique. Le sac en tant que sac pour en résumer l’évidente simplicité.

Kazuo Shiraga, Work BB 45   1962  (MOCA)

Kazuo Shiraga, Work BB 45 1962 (MOCA)

Avec l’œuvre de Shiraga, nous voyons bien que nous avons changé de point de vue, que l’expression picturale s’est emparée de moyens d’énonciation plus « classiques ». On y observe des couleurs, certes sourdes, des rouges carmin, des jaunes chamois, des teintes indéfinies résultant du mélange des nuances. On y repère la trace de la brosse au plein même des vigoureux empâtements. L’effet de Matière est immédiat. L’effet de Forme s’y dévoile avec l’impression d’une rare énergie. Des éclaboussures sur la toile témoignent de la vivacité du geste pictural. Alors, tant que nous restons dans la logique de cette picturalité, peut-être sommes-nous décontenancés par toute cette profusion verbale. Mais en réalité, cet apparent bavardage est une strate qui vient dissimuler un blanc silence. Ce que la Matière occulte, ce Vide dont elle semble provenir, paraissant lutter afin de s’en arracher. Etonnante force d’attraction du Vide, en un seul geste de sa puissance il pourrait réduire à merci tous les efforts de l’Artiste, le déposséder de ses brosses, le laisser muet devant le mystère infini de cet espace vierge. Il serait alors pareil à un étrange Voyageur égaré parmi les sables sans fin du Désert avec, à l’horizon, le tremblement des mirages. Déjà se lève une inquiétude. Déjà s’initie un jeu mortel de questions/réponses, la réponse s’écroulant, en quelque façon, sous la puissance de la question. Si, immédiatement l’œuvre découverte, l’on nous interrogeait sur les impressions que nous ressentons à son contact, il y a fort à parier que notre mutité serait la seule réponse que nous pourrions proposer à ce qui apparaît bien à la façon d’une énigme.

Yves Klein,  Untitled Fire Painting (F 27 I) 1961 (MOCA)

Yves Klein, Untitled Fire Painting (F 27 I) 1961 (MOCA)

 

   Avec Yves Klein c’est encore un degré supplémentaire qui vient d’être franchi, aussi bien en direction d’une radicale abstraction que d’une audace créatrice. La toile qui sert de support devient totalement inconnaissable. Ce n’est plus le subjectile qui s’adresse à nous depuis sa nature même, c’est bien la combustion que se porte devant le regard, le fascine, l’oblitère. Nous ne sommes plus guère assurés de la réalité de notre vision. Tous les a priori sur lesquels se fondait notre acte perceptif s’effondrent, laissant la place à ce Vide inhérent aux questions métaphysiques. Mais qu’a donc fait la flamme pour ainsi provoquer la déroute de nos élémentaires sensations ? Elle a franchi un seuil, elle a traversé un écran.

   Soudain, l’acte de fusion a reconduit la physique des choses à n’être plus qu’une fumée qui passe derrière la toile du réel, nous apercevant avec une sorte d’effroi que plus rien ne tient, que les habituelles polarités se sont effacées, que les amers vacillent, que la logique se dilue, que les certitudes tremblent, que le souverain Principe de Raison oscille sur ses fondations. Ce qui, ici s’est accompli, n’est rien de moins que le dévoilement de la Métaphysique, l’enfilade de ses miroirs, chaque miroir reflétant à l’Infini, toutes les images des autres miroirs, avec des irisations d’Absolu, des flottements d’Eternité, des spirales d’Être.

Lucio Fontana   Concetto spaziale Attese 58 T 2  (MOCA)

Lucio Fontana Concetto spaziale Attese 58 T 2 (MOCA)

   Ces essais de combustion, ces tentatives de faire effraction au travers de la toile, voici que Fontana les accomplit à la hauteur de son geste iconoclaste. Ce qu’il a déchiré de l’icône artistique, ce qu’elle a de plus précieux : le visage qu’elle nous offre, le regard qu’elle nous adresse. En guise d’épiphanie il ne demeure que ces entailles par où nous sommes convoqués hors de nous, dans un étrange domaine qui ne parle nullement notre langue, où les « objets » se sont dépouillés de leurs corps, où l’illisible même est la texture qui nous rencontre et nous soumet à la question. Mais quel surgissement Fontana a-t-il cherché à la mesure de ses vigoureux coups de cutter ? Est-ce sa peau d’Artiste qu’il a incisée ? Ou bien la peau du Monde ? Sans doute un peu des deux car l’on ne saurait aller si loin dans l’élaboration picturale sans faire s’effondrer quelque cathédrale, sans abattre quelques solides arcs-boutants. Ce qui en réalité s’effectue : un passage du dedans au dehors, la perte d’un en-deçà des choses pour leur au-delà, la métamorphose des postures conscientes en leur revers inconscient.

   La coupure fontanienne est l’équivalent plastique des herses de Soulages labourant la pâte noire, y creusant de puissants sillons où ricoche la lumière, simple émanation de ce que la main traçante a décidé du destin de l’œuvre. Ainsi est né ce fabuleux « Outre-Noir » qui est bien un Outre-Monde, une expulsion du senti et de la pensée ailleurs qu’en leur site habituel. Chez Fontana, par la fente se révèlent, mais dans la réserve, mais dans le recul nécessaire, les habituelles figures de la Métaphysique : l’Esprit, mais aussi bien l’Histoire, l’Art, l’Infini, l’Absolu, l’Être et bien d’autres idoles d’une inquiétante illisibilité. Oui, tout ceci sur le mode des Intelligibles. Si l’on peut aisément saisir de petites histoires, de minces événements du quotidien, du sensible donc, jamais il n’est laissé à notre discrétion de porter devant nous la grande Histoire, pas plus qu’il n’est possible d’envisager l’Art en sa totalité, quelques fragments seulement, ici une toile, là une sculpture, ailleurs une encre ou un monotype. C’est donc un essai de sonder l’Art jusqu’en sa plus originaire fondation qui se laisse lire. Le Vide, qu’en une certaine manière, dans les œuvres précédemment évoquées, l’on pouvait qualifier « d’existentiel » en raison de ses attaches encore mondaines, change de nature, s’allège si l’on peut dire, brille à l’horizon à la façon d’une Essence, il devient donc « essentiel ».

 

 Alberto Burri Combustione Plastica Guggenheim

Alberto Burri Combustione Plastica Guggenheim

 

   Et nous voici revenus aux impertinences burriennes, lesquelles s’accroissent d’une pratique artistique encore plus subversive. Ce qu’il est demandé à l’Art, de rendre raison de qui il est, de se dévêtir de ses habituels atours, de nous montrer ses coutures en quelque sorte, de se mettre à nu afin que notre curiosité enfin comblée nous puissions nourrir quelque certitude sur son être véritable et, conséquemment, sur le nôtre, toujours questionnant et tremblant. (Sans nul doute, afin d’introduire une brève réminiscence historique, cette « Combustion Plastica », reflète-t-elle le déluge de feu de Verdun, les trous profonds creusant « Le Chemin des Dames »), mais ce qui est essentiel, de forer plus avant l’intention artistique, d’en déceler la volonté à l’œuvre et de déboucher sur ce sentiment de désarroi qui touche l’Artiste, lorsque, dans le calme et le silence de son atelier, il prend conscience que son geste bouleverse jusqu’en son tréfonds les fragiles vérités humaines.

   Ce qui est déroutant pour le Voyeur de cette œuvre, c’est que le regard hésite, qu’il ne sait où aller, que partout où il se pose, c’est le chaos qui surgit et menace de le détruire, lui l’Observateur passif des apories universelles. Ici, le Vide, bien plutôt que de se donner à nous dans sa positivité, nous le rencontrons dans sa négativité, son absence, laquelle est d’autant plus menaçante qu’à tout instant il peut faire fond sur cette tache noire, dans les plis de la matière convulsive, dans le subjectile chauffé à blanc, enfin dans quelque trou, tous signes avant-coureurs de l’Absurde dans son plus urticant jaillissement. Se donnent à voir, entre les trous, les boursoufflures de la matière, les contorsions épileptiques du réel, notre propre corruption, antichambre de notre singulière disparition. Cette peinture est, en quelque sorte, sacrificielle : son sacrifice est aussi le nôtre, en quoi nous rejoignons le sort commun des choses périssables.

 

 

 

 John Latham, Untitled 1958  (MOCA)

John Latham, Untitled 1958 (MOCA)

   C’est maintenant l’étonnante toile de John Latham sur laquelle nous nous arrêterons. Comme il a déjà été précisé dans le commentaire du MOCA, il y a passage de la bi-dimensionnalité à la tri-dimensionnalité, autrement dit la peinture se fait sculpture. Mais bien plus qu’une simple translation de formes à l’intérieur de l’œuvre, ce qui est à considérer avec attention, c’est que cette tentative définit sans doute un nouveau paradigme esthétique mais aussi l’un des ultimes essais de profération de la toile en direction de ce qui en dissout la matière même, ce Vide ici si apparent qu’il se donne dans le genre d’une bonde d’évier au sein de laquelle un vortex entraînerait toute manifestation située à l’extérieur de ce Néant. Oui, ce Trou violente la toile. Oui, ce Trou est bien le Néant lui-même en sa plus efficiente vacuité. Sa blancheur détruit tout ce qui n’est nullement lui. Comment une chose pourrait-elle se sauver du Néant ? Alors nous pensons à l’essai « d’ontologie phénoménologique » (en clair : faire apparaître l’être) intitulé « L’Être et le Néant » de Jean-Paul Sartre. La conjonction « et », réunissant les deux mots, semble les poser nettement à part l’un de l’autre. Mais, à notre tour, tentons un geste philosophique iconoclaste et, en quelque manière, changeons la relation de ces deux termes en écrivant « L’Être EST le Néant ». Or chacun pourra s’accorder à reconnaître que si nous saisissons des fragments de l’exister, jamais nous ne pouvons atteindre l’Être lui-même, sauf à spéculer à son sujet.

   Mais revenons au tableau-sculpture. Que nous dit-il au travers de ses formes ? Le Trou nous dit le Vide, le Néant, l’Être, toutes nominations strictement équivalentes au motif que ces Entités portent en elles le tissage de leur propre déconstruction, de leur total absentement. Que nous disent les Reliefs forcément existentiels : le chiffon plié en boule, les livres, la pipe ? Le Chiffon nous dit la complexité du Réel. Les Livres nous disent la faveur de la Culture. La Pipe nous dit nos addictions aux narcotiques, autrement dit notre allégeance au Principe de Plaisir. Et maintenant, si nous mettons en relation le Trou, d’une manière singulièrement dialectique, avec le Chiffon, les Livres, la Pipe, nous voyons aussitôt que ce que nous indique le Vortex, c’est l’annulation pure et simple du Réel, de la Culture, du Plaisir. Autrement dit le champ de bataille est ouvert qui apure les comptes existentiels, au terme du combat rien ne subsistera que le Néant, que l’Être, une seule et même chose pour dire la clôture définitive du Sens si l’on prend soin d’interroger radicalement l’esquisse de notre présence sur Terre.

   Tout, en définitive, est soumis au rythme de la contingence, aux nervures de la factualité et, pour citer le lexique princeps de Sartre, tout est voué à la « déréliction », à la solitude. Oui, nous sommes « condamnés à être libre », le premier terme annulant cependant et paradoxalement la valeur du dernier. Nous sommes libres-pour-la-Mort et c’est en ceci que se détermine le destin de notre Dasein. Ce qui veut dire que, regardant les motifs existentiels de l’œuvre de Latham, Chiffon-Réel, Livres-Culture, Pipe-Plaisir, nous sommes aussi regardés par ce Vide-Être-Néant dont en dernière analyse nous sommes l’œuvre toujours-déjà en voie de disparition. Ceci n’est nullement triste. Ceci n’est nullement l’énoncé d’un supposé pathos. S’il en était ainsi, il faudrait dire que le Réel aussi est triste. Or il n’est jamais que ce qu’il est et, « contre » lui, nous ne pouvons strictement rien, sinon le laisser glisser en nous selon la pente de sa propre logique.

  

Otto Muehl, Untitled, 1963   Source : SFAQ/NYAQ/AQ

Otto Muehl, Untitled, 1963 Source : SFAQ/NYAQ/AQ

   C’est l’œuvre placée au début de cet article qui en constituera l’épilogue. Cette œuvre est à la fois belle en son dénuement, synthétique en ce qu’elle résume les points forts de la déconstruction picturale initiée par les Artistes de « Détruire l’image ». C’est évident, le champ spatial que Latham impose à notre vision n’est rien moins qu’un acte de sédition, de rébellion à l’encontre des archétypes qui hantent l’Art depuis des millénaires. Ici, plus rien ne tient : plus de composition, plus de règle d’or, plus de perspective, plus de gamme chromatique. Tout se donne visiblement à part de l’aire esthétique, dans une perspective qu’on pourrait dire « éthique », compte tenu des soubassements existentiels-événementiels qui en traversent la réalité. Nombreux seront ceux, celles qui, face à cette œuvre, se poseront le problème de sa signification, de l’éventuel rapport qu’elle peut entretenir avec le domaine de l’Art. Et si, en effet, ils se posent ces questions, si au sortir de l’exposition ils ressentent quelque trouble, quelque gêne, si leur regard en a été légèrement modifié, alors « Destroy the picture » aura atteint son but : interroger le réel jusqu’en son versant invisible. Peut-être n’y a-t-il guère d’autre conduite à tenir que d’en être troublé sans en repérer clairement l’origine. Jamais les choses ne nous apparaissent dans la clarté d’un donné-une-fois-pour-toutes. Constamment notre existence s’édifie sur les précédentes déconstructions, sur les ruines que, derrière nous, nous laissons toujours fumantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 janvier 2022 7 23 /01 /janvier /2022 09:44
Buraglio : « materia prima »

Agrafage -1966

Source : Centre Pompidou

 

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   Lecture selon l’Objet Déchu

 

   Si l’on considère l’œuvre de Pierre Buraglio déjà ancienne, prenant essentiellement en compte ses « agrafages », les caviardages de ses « carnets »,  ses « Gauloises bleues », ses « Plaques de Métro della robbia », ses « portes », « paravents », « cadres de fenêtres », l’on s’apercevra bien vite que la relation au thème de l’Objet Déchu, non seulement doit être établie, mais que ces divers objets constituent le vocabulaire premier de l’objet déclassé, abandonné, placé, le plus souvent hors de l’attention des Existants, tel que cet Artiste les met en perspective. Comme si la Chose, subitement privée de tous ses attributs fonctionnels, n’existait plus que par défaut, sinon remise à quelque néant qui l’ôterait du champ de la visibilité. Mais bien évidemment, c’est cette non-visibilité, cette quasi-disparition, cette pauvreté qui, sous l’œil esthétique de l’Artiste en font l’essentielle valeur. De ces objets en quelque sorte reniés, de ce dénuement foncier, de cette manière de retour au statut d’une primitivité, Buraglio saura tirer toute la quintessence. Alors naîtra de ces « simples » de ces « modestes » une singulière « esthétique » qui fera de l’indigence, de la pénurie, de la privation, les ressources mêmes au gré desquelles faire surgir, dans le cadre d’une beauté simple, immédiate (pensons à la grâce juvénile du tout jeune enfant, au bourgeon en son éclosion native), l’image qui, par sa spontanéité, comblera ceux parmi les Voyeurs des œuvres qui seront touchés par cette émergence du modeste à fleur de peau de la Chose. Il suffira alors que le Peintre (ne nommait-on à cette époque de son parcours, cet Artiste « le peintre sans pinceau » ?), s’inscrive dans une démarche d’économie picturale, laquelle, n’offensant nullement l’Objet, ne le dissimulant sous quelque fard qui viendrait en altérer la vérité, le restitue telle  la rare et méritante apparition d’une prose du quotidien qui, la plupart du temps, échappe à nos yeux citadins bien trop recouverts d’un vernis culturel biffant les vertus rayonnantes du Simple. L’erreur eût consisté à « embellir » ces Objets, à les recouvrir d’une touche « beaux-arts », à convoquer quelque virtuosité picturale qui en eût détruit le caractère foncièrement « naturel », au sens d’un « retour à la nature ». L’erreur eût été d’inscrire ces riens usés, écaillés, poncés dans une sorte de pseudo-poésie, de lyrisme inadéquat, de passion inutile qui n’eût concouru qu’à leur perte pour le champ de l’art.

Buraglio : « materia prima »

« Assemblage de Gauloises Bleues

et chutes de toiles » - 1982,

Source : Auction.fr

 

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   « Assemblage de Gauloises Bleues et chutes de toiles » de 1982 résume assez bien, à lui seul, la philosophie de l’Artiste. Les choses sont laissées en leur état de choses. Les Gauloises sont des Gauloises. Les Chutes sont des Chutes. Nul débord hors d’elles, nul appel à un principe d’esthétisation obérant leur être. La chose se donne en tant qu’elle-même, dans son évidence première. La chose ne fait appel à rien, elle demeure en soi, en sa pleine autarcie. Elle est chose en tant que chose et seule cette tautologie confirme son être en sa plus effective réalité-vérité. Les choses abandonnées à elles-mêmes sont au plein de leur signification interne, c’est nous les hommes au regard biaisé qui y introduisons valeurs et prédicats dont elles n’ont nulle connaissance pour la simple raison que rien ne s’élève d’elles qui ne serait pas elles. Ici, il s’agit de pure immanence et notre présence est tellement loin de leur « préoccupation » que la transcendance que nous leur offrons à la manière d’un présent ne les affecte guère. Elles ont seulement à être, pour le temps des temps, ces choses remises à une quasi-nullité dont elles tirent tout leur « mérite » et la modestie heureuse de leur étendue circonscrite au cercle de leur propre aura. Leur liberté est à ce prix, la nôtre à la hauteur du regard juste que nous leur adressons, chacun demeurant en soi dans le territoire qui est le sien. Jamais cette Forme ne nous rejoindra que, corrélativement, nous ne pourrons réellement rencontrer. C’est dans le geste d’une réserve vis-à-vis d’elles, d’une pudeur élémentaire que se situera notre conduite qui ne sera vraiment éthique qu’aux prix de cette sincérité de la vision. C’est bien pour cette essentielle raison que Pierre Buraglio se tient à distance, ne modifiant qu’à la marge ces objets, agissant avec parcimonie sur leurs limites, leur aspect, le caractère qui les détermine en propre.  

Buraglio : « materia prima »

Plaque de métro

Source : Galerie Hélène Trintignan

 

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   Regardez donc cette « Plaque de métro ». Belle en sa nature. Déjà arrivée au lieu recueilli de son être. Forme d’emblée présente parmi les formes artistiques. La couleur bleu émail est déjà parvenue « à sa richesse », pour employer la célèbre formule cézanienne. Et sa « richesse » c’est bien ce qu’elle est en son fond : cette couleur inimitable, cette ligne blanche en « L » qui la parcourt et dit le chiffre de sa géométrie, ces écailles qui énoncent la souffrance, l’âge de la matière. Comment, ici, ne nullement faire le rapprochement, mais dans la nécessaire distance, mais dans l’inévitable altérité, avec les rides de la personne âgée, les tavelures qui tachent sa peau ? Il y a une émotion « existentielle » à constater ceci, cependant nul pathos qui inclinerait tout dans la dimension ego-anthropologique. L’art de l’objet déchu doit demeurer art de la distance, touche à « fleurets mouchetés », vol de colibri devant le nectar, démarche de caméléon dont chaque nouveau pas annule le précédent. Faute de cette réserve, nous n’instillerions en l’objet des attributs qu’il ne possède pas, nous en altérerions l’exacte mesure et donc nous le ferions sortir du site de l’art.

 

Buraglio : « materia prima »

Source : pierreburaglio.com

 

C’est à l’ensemble des œuvres incluses dans ce motif de l’objet pauvre (pensez au mouvement de « l’Arte povera »), que l’Artiste appliquera ce que nous pourrions nommer une « morale de l’indigence ». Ainsi les portes récupérées sur des chantiers de démolition, les paravents sauvés de la destruction et de l’oubli, les châssis de fenêtres se verront appliquer d’identiques procédures minimales, seules à même de sauver ce qui peut l’être, à savoir l’authentique en sa singulière donation. Exemple des « cadres de fenêtres » : l’ascétisme y est si présent que n’en pas percevoir la dimension serait geste de pure inconscience ou bien d’un réel désintérêt. Le bois y apparaît naturellement décapé, poncé à vif par l’âge et l’usure. Les chevilles sont apparentes ainsi que les trous laissés par celles qui sont absentes. Ici, nul procédé de « réhabilitation », nul embellissement de ce qui, par nature, confirme sa beauté. Quelque ajout n’apporterait que confusion et ferait ricocher le langage de l’objet en direction d’un verbe qui n’est nullement le sien. Parole au plus près d’une parole devenue originaire par l’intermédiaire des stigmates du temps. La fenêtre usée, du reste son fragment suffit à évoquer sa totalité, demeure en elle-même, il s’agit d’un Objet « tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change » en énonciation mallarméenne. La chose en soi au centre même de son autonome effectuation.

   Chacun comprendra, au motif de cette rigueur, qu’il ne s’agit de rien de moins que d’une recherche d’absoluité, de réduction d’une présence à sa forme la plus épurée, la plus radicale. Immense beauté de ce geste qui, par essence, devient geste originel. Originarité du geste artistique coïncidant avec l’originarité de l’objet limité à son propre soi. C’est seulement de cette correspondance entre la chose oeuvrée et l’acte qui en détermine la venue que ce qui est à voir se donne en tant que ceci, une Forme et non en tant que cela, une forme parmi les formes de l’ustensilité ou de l’usage. Donc « l’intervention » de l’Artiste, bien plutôt que d’une volonté appliquée à même l’objet, constitue une aide à sa montée dans le visible artistique. Une simple bordure de mastic non peint, l’odeur d’huile, pour un peu, parviendrait à nos narines. La découpe d’une vitre noire légèrement arquée vient se positionner tout en haut du cadre, dont l’autre vitre claire s’inscrit à titre de complément à l’intérieur du châssis.

   Devant une telle profération sur le bout des lèvres, l’on demeure soi-même silencieux, comme si l’on se trouvait devant un vitrail de Soulages dans l’Abbatiale de Conques, ce lieu de hautes significations, cette surrection spirituelle au sein du sanctuaire sacré. Ces deux types de démarches s’inscrivent dans le cadre d’un même concept des formes artistiques : laisser les formes venir au paraître depuis l’intime creuset qui est le leur, d’où elles trouveront le site de leur déploiement. Ceci est la marque insigne de l’Artiste au service de l’Art et non l’inverse. Une brève citation de Pierre Buraglio : « C’est la peinture qui fait le peintre, non le peintre qui fait la peinture ». Cette phrase est suffisamment admirable pour qu’elle ouvre l’espace d’une méditation où chacun trouvera sa place à sa juste mesure. Elle appellera un écho significatif dans cette autre phrase énonçant : « C’est le Langage qui fait l’Homme, non l’Homme qui fait le Langage ». Biffer la subjectivité d’un trait de crayon et lui substituer ce caractère d’objectivité qui, seul, peut témoigner de sa vérité.

   Toujours dans ce champ de l’objet déchu ou bien de l’objet passant inaperçu à force de quotidienneté, il convient de relever, avec une attention particulière, le travail effectué sur « deux feuilles de journal "Le Monde", assemblées bord à bord par une bande de papier et collées sur carton », telle est la description que nous en propose Beaubourg. Ce qui est à noter ici, qui saute aux yeux d’une manière très visible, c’est que l’Artiste qui jusqu’alors, dans les œuvres précédemment évoquées, n’avait procédé qu’à de rares ajouts, « Les très riches heures » paraissent s’exonérer de cette dette due à l’objet initial : en maintenir l’être avec des moyens si pauvres qu’ils finissent par disparaître à même le cadre de fenêtre, la porte ou bien le paravent. Mais ceci n’est qu’apparent car l’intention demeure identique, laisser la chose « en son état de nature ». Si, par essence, fenêtre, porte, paravent se donnaient sous la forme d’un lexique minimal, le bois, le verre ne parlent guère, par contre la feuille de journal est le lieu éminent où le langage apparaît comme le vecteur essentiel de ce qui nous rencontre. Alors, pour l’Artiste, comment résoudre le paradoxe qui énonce : « plus de langage, moins de chose » ? Comme si en effet le verbe du journal constituait une strate sous laquelle la chose même disparaîtrait. Et certes, il en est bien ainsi. Or, si l’objet veut demeurer objet avant tout, quoi de plus logique que de réaliser ces nombreux caviardages, ces camouflages au gré d’un ruban noir, tous gestes qui reconduisent la chose à son état de chose. Dès lors, le regard ne cherche plus à lire le texte, dès lors, le regard se focalise en son entier sur ces graphismes, lesquels à défaut de créer une esthétique, s’inscrivent entièrement dans cette belle démarche de reconduire l’objet à sa mutité originelle, à sa passivité, à la part nocturne qu’il diffuse par sa seule présence. Cet habile procédé doit moins être interprété comme un ajout, mais bien plutôt en tant qu’annulation, que régression en direction de quelque site d’origine. C’est en quelque sorte la cible directrice, l’injonction radicale de l’intention husserlienne qui est ici affirmée : « retour aux choses mêmes ».

Buraglio : « materia prima »

Caviardage : "Les très riches heures de P.B." – 1982

Source : Centre Pompidou

 

***

 

   Enfin, nous essaierons de suivre le fil rouge de la Chose en citant une œuvre bien plus récente, « Sans titre » de 2019, laquelle met en scène un mur de briques rouges qu’entoure, à la façon d’un cadre, une bordure constituée d’une simple variation de gris, d’argent à ardoise. A l’évidence, le motif est minimal. Les teintes sont si assourdies qu’elles n’entraînent nulle narration, qu’elles sont l’opposé du bavardage. La Chose-mur vient à nous dans sa plus manifeste nudité. Plus la dépouiller reviendrait à obtenir son effacement même. Ce que le bois de la fenêtre, la transparence de la vitre, nous présentaient, ce que le monochrome de la plaque de métro nous livrait, ce que le rythme répétitif et unitaire des Gauloises nous offrait, voici que tout ceci trouve confirmation dans cette peinture qui est bien plus esquisse que le produit final d’une œuvre qui se fût voulue exigeante sur le plan de sa réalisation plastique. C’est une grande beauté dont il nous est fait le don au travers de ces picturalités élémentaires.

 

Buraglio : « materia prima »

"Sans-Titre" Encre et gouache

sur papier 39.5x30cm,2019

Source : pierreburaglio.com

 

***

 

   En quelque manière, le Peintre procède à son propre sacrifice. Il se retire, s’efface derrière la toile, il réalise une « épochè », (qu’on traduit par « arrêt, interruption, cessation », suspension de la thèse du monde, concept phénoménologique s’il en est !), donc une mise entre parenthèses de son propre ego, il recule d’un pas devant ses œuvres, leur laisse la parole mais sur le mode restreint, à la limite d’un silence ou bien d’une profération qui se voudrait première, si proche d’une origine qu’elle se confondrait avec elle. L’Artiste est renoncement, pure humilité. Bien plus que ce soit lui qui porte témoignage d’un événement, c’est l’œuvre qui s’en charge, qui décline son identité avec des noms qui seraient des fondements, des assises, tels « chose », « objet », « matière » « forme », dans la retenue, car faire venir d’autres prédicats conduirait à une sortie de sa propre essence, ce que ne saurait accepter une toile, une proposition plastique accomplies du sein même de leur propre vérité. La Chose artistique n’a rien à justifier, n’explique nullement le monde qui l’entoure, vit parce qu’elle vit, à la manière de la Rose d’Angelus Silesius qui ne croît que pour croître, dont la réalité est entièrement contenue dans le déploiement de sa corolle, tout essai de profération hors ceci n’est que pure gratuité, geste d’affabulation.

   Il y a, entre les œuvres, comme une complicité, un dialogue feutré, un lien d’amitié, peut-être quelques amours clandestines. Ceci est heureux au motif que, nous les hommes, nous les femmes, sommes hors-jeu, simples témoins d’une phénoménalité qui conserve en soi tous ses secrets. Et c’est bien là leur richesse que de nous étonner, de nous questionner, nous qui sommes des êtres-de-l’abîme, des êtres qui pensons pouvoir nous sauver en ôtant du réel le vernis qui en recouvre l’admirable présence. Mais c’est bien en demeurant au bord de l’abîme de la finitude que nous octroyons aux Choses leur essentielle valeur. Nous sachant Mortels, nous interrogeons, nous nous étonnons, c’est-à-dire que nous dressons le lit sur lequel l’Art peut éclore en ses plus authentiques figures.

 

   Lecture selon la « materia prima »

 

   Si, à nouveau, nous parcourons les œuvres aperçues, nous nous apercevrons que seule une énonciation strictement circonscrite à l’Objet sera conforme à sa nature. De cette manière nous obtiendrons une série de couples analogiques indissociables

 

Agrafages = Toile

Gauloises = Papier

Plaque de métro = Métal

Cadre de fenêtre = Bois/Vitre

Journal = Papier/Encre

Mur = Brique

 

   Ici, ce lexique extrêmement serré est en tous points remarquable au simple motif qu’à sa seule lecture, c’est l’essence même des choses qui se laisse dévoiler et se présente à nous dans cette merveilleuse nudité sans fard. Ce qui se donne en entier, avant tout, se décline sous les auspices d’une évidente et prégnante matérialité. Tout est Matière qui nous livre son être de Toile, de Papier, de Métal, de Bois/Vitre, de Papier/Encre, de Brique. Tout ce qui n’est pas matière est, d’emblée, mis hors circuit. Notre vision de ces œuvres devient elle-même matérielle, saisissant la matière en tant que matière en quelque sorte. Et la nature de cette matière est dense, opaque, condensée. Elle ne laisse passer en soi, de la quaternaire élémentale, ni l’eau qui en est absente, ni l’air qui n’y trouve nulle place, ni la combustion de quelque feu, elle est arrimée à l’élément-Terre dont elle émerge à peine tellement son mode de parution est racinaire, lié à l’humus, attaché à la densité de la glaise. Agrafes, Fenêtres, Portes, Paravents, Mur sont totalement terrestres, terriens, de l’ordre du sillon, de la consistance du pli d’argile au sein même de son silence. Bien évidemment, affirmer que Bois, Papier, Toile sont Matière paraît un simple truisme. Mais il faut conduire plus avant notre méditation afin de lui donner des assises plus affirmées.

   Et, pour ce faire, il est nécessaire de se référer à deux éléments de la biographie de Pierre Buraglio qui seront éclairants à plus d’un titre. Première citation : le père de l’Artiste était architecte. Seconde citation : Pierre Buraglio, au cours d’une interview, confie son appartenance étroite à son terroir, son enracinement dans ce Val de Marne qu’il compare à l’attachement de son ami Vincent Bioulès à son Languedoc. Alors, si l’on évoque cette symbiose avec son milieu de vie, il faut bien que ce dernier ressorte en quelque endroit, montre les nervures de son être.

   Donc, afin de bien pénétrer l’esprit de cette œuvre raffinée, il faut partir du sol, d’une Terre donatrice de présence. Les premières intuitions artistiques sont des radicelles, de fins rhizomes qui cherchent à l’aveugle leur être dans la densité profuse de la matière. Tout est charnel, corporel, en quelque manière, une corporéité de glèbe dont l’Artiste, à la façon dont un papillon s’extrait de sa tunique de fibre, procède à son propre déploiement. C’est un lent travail d’extraction dont le mur de brique est l’élément premier, à la fois fondation de l’édifice architecturé, à la fois fondement de l’œuvre en ses assises les plus matérielles. Pour Buraglio,  créer en peinture est un geste de nature profondément architectonique, artisanal, il s’agit d’assembler, d’agrafer, d’ajuster des cadres, de faire naître des espaces selon la limite d’un ruban, d’organiser la distribution des lieux selon le rythme des Gauloises Bleues. Ne nullement percevoir cette tâche structurelle conduit nécessairement à passer à côté de l’œuvre, à n’en repérer que la figuration « esthétique. » Mais il y a bien plus, avant même de « faire style » (comme il le précise lui-même, mais style non intentionnel, style seulement par l’accumulation de motifs identiques dans un travail au long cours), la façon d’être de ses œuvres se présente sur un mode que, sans doute, il convient de qualifier « d’existentiel » ! Il y va du salut de l’Artiste, il y va du salut de l’Homme. Ce qui, ici, se montre avec le plus d’acuité, c’est l’urgence à habiter la Terre avec le sentiment d’un geste éthique. Jamais l’on ne peut habiter en toute innocence. C’est à l’édification patiente de notre Maison même que nous devons consacrer une partie de notre énergie. L’on ne se construit soi-même qu’en façonnant, pièce à pièce, son immédiat milieu de vie. Forme éminemment osmotique de l’Homme-Maison, de la Maison-Homme. C’est à ce prix, et seulement à ce prix d’une juste habitation que l’Existant peut connaître son propre cosmos et rayonner à partir de lui.

   Donc travail d’Architecte-Bâtisseur. Partir du Mur, de la densité rouge de la brique, édifier une Porte (elle sera refuge en même temps que communication avec l’extérieur de la tâche artistique), poser un Paravent (symboliquement il abrite d’une nudité et l’agir de l’Artiste est une mise à nu des choses qu’il convient de dissimuler avant que les regards des Voyeurs n’en explorent les esquisses), ouvrir une Fenêtre (car l’Art ne peut nullement vivre en autarcie, il a besoin d’une altérité, d’une conscience extérieure qui le vise afin de faire sens). Là, dans la Tour babélienne-picturale, là au sein même du bâti architecturé, la réalité buraglienne trouvera les ressources singulières qui amèneront ses formes au paraître. Là pourront vivre les Toiles Agrafées (un chaos, une fois encore, se lève selon un cosmos), là pourront trouver le lieu de leur expansion ces Gauloises Bleues, ces effigies de papier ramassées un jour au hasard des trottoirs, donc comme des prolongements de la Terre qui en supporte la présence.

   Là se montre le soubassement des œuvres que nous avons synthétisé sous le prédicat de « materia prima ». Cette « materia prima », est la première étape du processus alchimique qui se détermine telle l’épreuve de la Terre. Ce que nous avons voulu montrer, à l’aune de ces termes, une manière de retour aux sources (une « terreité » si ce néologisme peut en saisir l’essence), un naturel attachement, une évidente liaison de tout Homme avec le sol qui l’a porté, matière singulière avec laquelle l’Artiste est en constant débat, parfois en polémique, toujours situé au sein d’une tension. Sous le lexique nécessairement polyphonique de « Terre », il convient d’entendre les divers médiums auxquels celui-qui-crée a recours, aussi bien la Toile, mais aussi le Bois, le Métal, le Verre, le Papier qui constituent les briques élémentaires du jeu pictural dont, la plupart du temps, nous ne percevons que les motifs de surface, telle couleur, telle harmonie, tel rythme, confondant en ceci la Forme et le Fond.

   Notre psyché est fondamentalement enracinée dans cette tonalité binaire dont la perception privilégie toujours la strate de surface, cette forme qui nous éblouit et dissimule à nos yeux les fondements de toutes choses, leur Terre primitive, leur Glaise ductile qui renferme en elle tous les sens de la manifestation des phénomènes. Si l’œuvre de cet Artiste peut se définir en tant que « radicale » (et sans doute l’est-elle en son exigence sans rupture), alors il nous faut privilégier dans ce mot sa valeur étymologique « de la racine, appartenant à la racine ». Or le destin de la racine est de tracer son blanc chemin parmi les sentiers nocturnes de la Terre. Pierre Buraglio est l’un de ces guides qui nous invite à une découverte rhizomatique du monde. Peut-être n’existe-t-il d’autre voie que celle d’une immersion au profond des choses, geste précédant toute mise à jour d’un langage qui nous soit accessible.

 

 

 

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16 janvier 2022 7 16 /01 /janvier /2022 09:52
L’intériorité mise à nu

BLANC OBLICOLLOR  - 1983

 

***

 

  

    Si l’œuvre d’un artiste peut se définir au gré des points saillants d’une esthétique, des signes les plus patents d’une picturalité, c’est bien l’idée de Forme qui nous apparaît la plus adéquate pour tracer l’essentiel du cheminement d’une œuvre. C’est bien une Forme qui tient en elle toutes les potentialités, toutes les déterminations qui frapperont les toiles d’une singularité à nulle autre pareille. C’est elle, la Forme, qui est le support d’un style, d’une manière qu’à l’Artiste de s’inscrire dans le dessin du monde et, par simple homophonie signifiante cependant, dans son « dessein ». En effet, peut-être existe-t-il une manière de loi qui pose en droit, la venue à l’être de quelques lignes qui, le plus souvent, passent inaperçues.  Nous ferons l’hypothèse suivante, que toute Forme artistique, compte tenu de sa configuration essentielle parmi le divers, existe de tout temps, n’attendant que le moment de son surgissement sur le subjectile de l’exister. Elle ne serait, en quelque sorte, qu’une actualisation temporelle de ceci même qui était en réserve, tout comme la pluie actualise le cycle complet de l’eau au rythme de sa propre chute.

   Ici, c’est à l’œuvre exemplaire, à plus d’un titre, de Jean Degottex que ce concept de Forme sera appliqué, tâchant d’en repérer les prémisses, puis l’évolution, au travers de quelques figures plastiques qui sont ses points d’émergence. Cette Forme, nous pouvons la définir en tant que « OBLIQUE », ce titre apparaissant, du reste, comme commentaire de quelques unes de ses toiles. Avant d’en chercher l’essence, nous essaierons d’en retracer la genèse, fût-elle parfois discrète mais non moins chargée de sens. Si nous partons, dans notre parcours, de l’œuvre placée à l’incipit de ce texte BLANC OBLICOLLOR - 1983, nous en chercherons les échos tout au long du labeur obstiné du Peintre que pour notre part, nous penserons entièrement orienté vers cette Forme Oblique dont il faudra faire la nervure essentielle de sa propre quête picturale. Seule cette Forme peut justifier tous les travaux antérieurs et, sans doute, marquer de son empreinte les figures à venir.

 

L’intériorité mise à nu

Les pêcheurs - 1945

 

***

 

   Dans l’un de ses premiers essais, si déjà la tentation d’une certaine modernité affleure, il n’en reste pas moins que la vision est encore globalement réaliste, représentative d’une scène de la vie ordinaire. En effet, la silhouette des pêcheurs se laisse deviner, fût-elle amorcée simplement, bien plutôt qu’amenée à sa pure effectivité. Il s’agit, essentiellement, à l’aide d’une simplification des lignes, de suggérer, non de démontrer. Cependant, si la vision s’affine et se porte en direction de notre thèse, alors se laissent percevoir, dans le motif même du filet de pêche, quelques ébauches de ce qui pourrait devenir les obliques en question. Ce qui, ici, est aussi significatif, c’est le souci de cette couleur monochrome, sans nuances, qui sera l’une des  pierres de touche de la manière future.

      Ce que l’on peut d’ores et déjà préciser, le souci constant de Jean Degottex d’épurer les schémas initiaux, de les débarrasser des prédicats formels qui les désigneraient tels de simples succédanés de ce qui serait trop incarné, chosique en quelque façon. Il faut aller vers plus de simplicité, de spontanéité gestuelle, d’intuition et, en ceci, rejoindre ces affinités à l’aune desquelles prend sens un travail n’empruntant qu’à soi les sources mêmes de sa venue en présence.    

   Maintenant, nous suivrons le « destin » de la Forme au travers de « Suite rose-noir » de 1964 où, déjà, ne font que s’affirmer la libération, l’autonomie par rapport au réel, plus aucune mimèsis ne subsistant en tant que telle. Le titre même de « Suite » est significatif à cet égard. Il ne s’agit plus de faire d’une situation de la vie quotidienne le prétexte d’une œuvre, mais de s’en exonérer au profit d’une libre circulation de la brosse (d’une simple suite) sur la surface de la toile. Alors, geste délibéré de l’ordre de l’instinctif ? Émergence d’une sourde intuition se rendant peu à peu visible ? Pure délibération et résultat d’un travail intellectif ? Rien de toutes ces hypothèses ne se pourrait confirmer et il est de l’ordre du plausible que l’Artiste, dans le feu de sa création, n’en ait rien su. Cependant, pour notre part et afin que notre recherche du surgissement de la Forme en tant que Forme ne subisse nulle distorsion, nous prétendrons que c’était bien la Forme qui, d’elle-même, se présentait, à l’abri de la conscience claire que pouvait en avoir celui qui en assurait l’une des premières esquisses. En effet, nous croyons au hasard, à la pure contingence quant à la venue à l’être du Motif. Nous n’en voulons pour preuve que quelques témoignages de l’apparitionnel en peinture chez Soulages, Viallat, Fontana.

L’intériorité mise à nu

Suite rose-noir - 1964

 

***

 

    D’abord Pierre Soulages expliquant, lors d’une interview sur France-Inter, la survenue de ce qu’il a heureusement nommé « l’Outre-Noir » :

   « Un jour de janvier 1979, je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. Cela me paraissait sans issue, sans espoir. Depuis des heures, je peinais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore et je la retirais. J’étais perdu dans un marécage, j’y pataugeais. Cela s’organisait par moments et aussitôt m’échappait. Cela a duré des heures, mais puisque je continuais, je me suis dit qu’il devait y avoir là quelque chose de particulier qui se produisait dont je n’étais pas conscient […]. Je suis allé dormir. Et quand, deux heures plus tard, je suis allé interroger ce que j’avais fait, j’ai vu un autre fonctionnement de la peinture : elle ne reposait plus sur des accords ou des contrastes fixes de couleurs, de clair et foncé, de noir et de couleur ou de noir et blanc. Mais plus que ce sentiment de nouveauté, ce que j’éprouvais touchait en moi des régions secrètes et essentielles. »

   Ces paroles du Peintre sont à la fois suffisamment connues et sublimes pour que l’on ne s’y attarde longuement. Cependant, ce qu’il est essentiel de noter, ceci : « quelque chose de particulier qui se produisait dont je n’étais pas conscient » Et ce « quelque chose », c’est bien entendu la Forme qui, dans le cas évoqué ici, se traduit essentiellement par des lignes obliques qui, émergeant de la matière ou l’incisant, créent ce fameux « champ mental » où vient jouer la lumière et sa riche et mystérieuse sémantique. On n’aura pas laissé échapper le fait que les « Oblicolor » de Jean Degottex et les lignes diagonales de Pierre Soulages jouissent d’une certaine parenté plastique.

L’intériorité mise à nu

Pierre Soulages, Peinture 181 x 405 cm, 12 avril 2012

Source : Musée Fabre – Montpellier

 

***

 

   Claude Viallat ensuite, lequel vient confirmer la thèse selon laquelle il est bien plutôt l’obligé de la Forme qu’il n’en est le réel inventeur. Propos lors d’une émission sur France-Culture :

   « J'ai trouvé la manière dont les peintres en bâtiment peignaient les cuisines dans le sud de la France. Ils chaulaient les murs en blanc, puis trempaient des éponges ou des tissus dans de la chaux bleue ou rose et tamponnaient régulièrement les murs, de manière à avoir une espèce de papier peint du pauvre en répétition. Et cette technique de répétition était très importante pour moi. Il me fallait trouver un véhicule pour pouvoir marquer une image et c'est une éponge corrodée par la javel qui me l'a donné et qui a donné la forme que j'emploie encore actuellement. »

   Donc la Figure précède l’acte et le constitue au fil du temps en geste artistique, lequel, indéfiniment renouvelé, constituera non seulement un style mais orientera l’art de manière décisive dans un chemin jusqu’ici inconnu dont il faudra explorer les voies secrètes afin de proposer un nouveau lexique, en réalité une métamorphose.

 

L’intériorité mise à nu

Claude Viallat

Sans titre 9 – 2013

Source : Artsper

  

   Enfin, dernier support de la Forme, les toiles de l’Artiste Italo-argentin Lucio Fontana qui s’est rendu célèbre par ses perforations et lacérations.

 

L’intériorité mise à nu

Lucio Fontana, Concetto Spaziale, 1949, papier entoilé

Source : Almanart

 

***

 

   Si, chez Fontana, les émergences de la Forme-Trous, de la Forme-Incision, semblent bien plutôt provenir d’une intuition intellectuelle liée au motif du « Concetto spaziale », donc d’une élaboration mentale, l’on peut toujours se poser la question de l’origine de ce concept, supputer peut-être quelque hasard pictural, quelque accident conduisant aux perforations et lacérations. Toujours, croyons-nous, la Forme excède les simples pouvoirs humains, à commencer par les Formes naturelles qui s’imposent à nous de toute la hauteur de leur puissance. Dès lors, toute Forme ne proviendrait-elle de ce fond matériel, confus, emmêlé, inextricable que constitue toute Phusis, cette surrection permanente d’où sortent toutes Figures, où toutes Figures retournent comme au lieu de leur provenance ? Cependant, la Forme artistique, eu égard à sa nature, serait une Forme particulière ne se confondant nullement avec les formes ustensilaires, banales, mondaines pour tout dire.

   Au cours de la longue et laborieuse genèse humaine et avec l’arrivée des Temps Modernes où l’ego est devenu le seul mode reconnu de surgir dans l’être, sous les coups de boutoir de la subjectivité, l’Homme est devenu le seul point de repère d’une vérité où, tout ce qui n’était lui, était tout simplement relégué au second rang, sinon totalement évacué de l’horizon de la vision. Mais, bien évidemment, ceci sonne à la manière d’une pétition de principe qui ne saurait atteindre la posture idéelle des Formes, car avant même qu’elles n’existent dans la visibilité, elles demeurent en elles, n’attendant que le motif de leur ouverture au monde. En ce cas, la volonté de l’Artiste est seconde, « l’initiative » restant à ces hauts visages attentifs au lieu et au temps de leur propre épiphanie.

 

 

L’intériorité mise à nu

Papier plein obliques 9 - 1976

 

***

 

   Ce qu’il nous paraît important de dire, à propos des Formes, c’est qu’elles déterminent en totalité la signature d’un Artiste dès l’instant où celui-ci, « envahi » par leur surgissement, s’installe en ces Formes et en fait le lieu unique du déploiement de son art. Ainsi, de la même façon que Soulages se confond avec son Outre-Noir, Viallat avec son Haricot, Fontana avec ses Perforations-Incisions, nous voudrions soutenir que l’œuvre de Jean Degottex trouve son point d’équilibre, le foyer de son rayonnement entre les années 1976 et 1987 où ce motif récurrent se décline d’une manière obsessionnelle (mais tout Artiste de ce nom n’est-il ce névrotique obsessionnel qui se donne sous le mode de l’originalité ?), ce même motif donc sur nombre de supports variés avec l’évident souci qu’une unité se dégageât de leur mise en relation. Le tournant des années 1983 semble marquer une sorte de culmination où les productions s’enchaînent avec bonheur et harmonie. Et, pour preuve que ce Motif est bien essentiel, qu’il se situe essentiellement au foyer des affinités de ce brillant autodidacte, l’une de ses dernières œuvres, un an avant sa mort, en 1987, « Bois fendu », semble avoir valeur testamentaire en même temps que cette Forme Oblique y brille d’un singulier éclat.

   [Incise - Ici, il faut préciser en quoi le choix du titre « L’intériorité mise à nu » s’est imposé à nous à la façon d’une évidence. Si, avec la phénoménologie, il paraît opportun de dire que nous sommes toujours-déjà-auprès-du-monde, que nous n’en sommes nullement séparés, que le subjectif et l’objectif, l’intériorité et l’extériorité ne sont que divisions artificielles, que la notion d’une unité est coalescente à l’idée même de monde, il n’en demeure pas moins que ces réalités duelles coexistent au sein de la conscience humaine, que cette conscience la vit comme l’une de ses contraintes majeures, tant la ligne qui sépare ces vécus paraît parfois infranchissable. Ce que nous voulons affirmer avec force, c’est bien qu’il existe une vie intérieure (elle fait signe en direction de la monade leibnizienne), que le geste artistique n’apparaît jamais que sous la double exigence « d’exister la Forme », de la rendre manifeste, celle de l’Artiste mais aussi bien celle, inapparente, qui va s’inscrire dans le destin de l’œuvre. Or ce n’est qu’au prix de la mise à nu de sa propre intériorité, tissée de ses plus proches affinités, que l’Artiste pourra coïncider avec cette Forme qui le questionne au plus haut point, dont il médiatisera l’émergence au prix de cette exposition de soi. Par un subtil mouvement de chiasme, par une inversion de sa propre intériorité qui se métamorphose en cette extériorité, en cette effectivité de la Ligne, de l’Oblique, à la manière dont peut se retourner la calotte d’un poulpe, se révèle au monde cette Forme artistique qui y figurait à l’état latent, comme un possible, ce possible se situant à la croisée des chemins d’une conscience et d’une mystérieuse identité se révélant à elle comme ce don inestimable qui était en attente. Ainsi la Forme humaine se confond-elle avec la Forme Artistique. Ici seulement intervient le point de fusion. Ici seulement l’unité se fait jour et dit le lieu de son être : l’Art en sa sublime présence. Ce qui serait encore à préciser, c’est que le nu de l’homme, autrement dit sa vérité, vient rejoindre le nu de la Forme : deux vérités en un identique creuset réunies : surgissement de l’Art.]

L’intériorité mise à nu

      Les deux œuvres ci-dessus témoignent, chacune à leur façon, d’une maîtrise parfaite de cette Forme Oblique qui, plus que d’avoir le statut de simple Figure, devient l’emblème même de l’Artiste, sa carte d’identité, son double morphologique. Dès lors, de même que Soulages à son Noir, de même que Viallat à son Haricot, le nom même de Degottex s’attachera de manière  spontanée à cette Forme dont il est le Fils, plutôt que le Père, ce que la suite de l’article s’efforcera de montrer. Si « Sans titre de 1983 » s’illustre à titre d’évanescence en des camaïeux de beiges, la Forme y devenant à peine discernable, a contrario cette dernière, la Forme, semble s’enlever du fond avec vigueur dans les matières de pleine pâte striée de « Tracés oblicolor de 1984 ».  C’est moins la manière dont la Figure s’actualise qui compte que l’effet qu’elle produit au simple motif de son apparaître. Deux styles différents, une même émotion plastique chez qui regarde dans la profondeur, en quête, au-delà de l’apparence, d’une invisibilité qui est venue au jour, qui perdurera, non seulement tant que l’œuvre sera présente et témoignera de son être, mais bien plus loin, car une Forme, du plein de son essentialité, jamais ne périt, le feu dût-il en consumer le subjectile. Nécessairement, cette Forme s’est déposée dans la conscience des Gardiens de l’œuvre, recouvrant ainsi une infinie temporalité, car rien ne s’efface qui a connu la beauté.                                                                                                                           

       Le temps est maintenant venu de pénétrer plus avant l’œuvre, d’interroger cette Forme dans ses assises les plus réelles. A cette fin, c’est à la parole de Pierre Wat, critique d’art, que nous nous réfèrerons, mots commentant une exposition de certaines œuvres de Jean Degottex à la Galerie Berthet-Aittouarès à Paris, en 2013 :

   

   « Degottex est un sourcier. Que fait le sourcier ? A l’aide d’un simple bâton, là où vous ne voyez rien, où c’est complètement aride, il y a quelque chose, il y a de l’eau. Je ne suis pas celui qui invente, je trouve une chose qui est déjà là. Et Degottex, c’est la même chose, c’est quelqu’un qui vous dit « regardez derrière vous, il y a une surface extrêmement banale, ordinaire, apparemment rien ne peut surgir de là et, dans le fond, j’arrive à faire surgir de l’art là où on pourrait penser que l’art ne peut pas surgir. » Il donne à penser que les œuvres qui sont là, il ne les a pas faites, il les a trouvées, qu’il serait simplement le révélateur. »

                                        

                                                     (C’est nous qui soulignons)

 

    Ce qui, d’emblée, est à relever dans ces propos, c’est que la Forme précède l’œuvre, précède l’Artiste, précède le geste artistique lui-même. Elle est position dans un espace neutre, temps sans temps, au moins considéré sous l’horizon de l’homme. Elle est Forme en tant que Forme, c’est-à-dire qu’elle est une essence qui attend. Toujours, dans le domaine de l’Art, l’essence attend d’exister. Et c’est bien elle qui sera à l’initiative car le don ne dépend que d’elle, sa mise au jour par l’Artiste n’intervient qu’a posteriori, lorsqu’une étincelle se sera produite qui liera indissolublement le jeu réciproque des affinités. Si, comme l’exprime le Critique, « la chose », autrement dit la Forme est la Source, alors comment ne pas penser que c’est bien elle qui initie le mouvement de sa propre ouverture ? Bien sûr cette conception heurte de plein fouet notre esprit logico-rationnel qui se cabre à la seule idée que l’Homme ne soit plus au centre du jeu. Si la dimension humaine est remarquable, pour autant elle ne doit nullement nous voiler les yeux. L’excès d’anthropos est aussi nuisible que sa privation ou son rejet. Si j’existe selon une évidence qui est mienne, après avoir écarté le doute cartésien, ceci ne veut nullement dire que je sois le Seul à partir de qui tout se détermine. Il y a certes mon ego, puis les choses, puis le vaste monde et l’énumération du divers serait infinie. Il y a quelque raison à demeurer dans la modestie, à observer le monde depuis une meurtrière, avant d’y faire effraction sans retenue.

   Mais revenons aux paroles qui doivent nous occuper et nous interroger. Cette métaphore du Sourcier, à laquelle l’image du Peintre renvoie, bien plus qu’une simple analogie, se révèle des plus fécondes quant à la compréhension de l’œuvre et de cette Forme qui en assure la tension certes plastique, mais surtout ontologique. Pierre Wat s’exprime en termes très simples et c’est sans doute cette simplicité, ce dépouillement, qui nous installent au cœur même de ce qui est à penser. A cet effet, nous voudrions relever le lexique itératif qui fait signe vers « la chose » : « il y a quelque chose », « je trouve une chose », « c’est la même chose ». Bien plus qu’une incapacité du langage à signifier, « la chose » est un autre nom pour la « Forme » qui, à partir d’ici, se donne non seulement comme un « parti pris » de la chose plastique, mais comme la nervure la plus apparente de l’art en son évidente visibilité. Ici, dans l’espace de quelques mots simples, ce n’est rien de moins qu’un saut, par nous effectué qui, du socle ontique contingent, nous requiert et nous dépose dans le site hautement ontologique dont, toujours nous avons rêvé, sans pour autant lui attribuer l’espace d’une possible vision.

   Cet accomplissement est surgissement au plein du processus phénoménologique. Si, encore, quelques adhérences ontiques demeuraient chez Husserl au motif de l’objectité, chez Heidegger au motif de l’étantité, une manière d’allégeance involontaire à l’empreinte de la Métaphysique, avec la notion de « Sourcier » dont nous allons aborder bientôt la fécondité, c’est en plein champ de la donation que nous débouchons, tel que défini brillamment par Jean-Luc Marion dans son livre princeps « Etant donné ». L’une des prémisses essentielles dont il fait le fondement de son essai : « Autant de réduction, autant de donation », peut trouver, dans la Forme Oblique de Degottex l’une de ses plus exemplaires confirmations. Si l’on observe de près cette Forme sous l’angle de « la chose qui se donne », alors nous nous apercevrons vite que « l’attitude naturelle », celle qui, ontiquement déterminée, repose le plus souvent sur de fausses intuitions, se trouve ici remplacée par un régime de réduction qui reconduit tout à l’être même de ce que l’Art peut nous délivrer de plus haut, de plus sublime. Or, pour que ceci se rende visible, il est nécessaire d’éliminer de l’horizon de la phénoménalité, tout ce qui n’est nullement elle, qui grève notre perception de « la Chose » et la rend totalement illisible.

   Si nous considérons, dans le champ uni de notre vision, à la fois la Forme-donatrice du don, le don lui-même qui n’est autre que l’essence de l’Art, le donataire qui est l’Artiste à qui s’adresse la Forme, nous percevons, d’emblée, que le principe de la réduction phénoménologique a tout reconduit à une manière d’évidence et de simplicité premières. La Forme, en tant que donatrice, ne requiert de l’Artiste-donataire, nul échange, nulle transaction quantitative, nul négoce, seulement la ressource de l’oeuvre, laquelle provient de la source à laquelle le Sourcier s’abreuve et porte au paraître la seule « chose » qu’il a à montrer, l’Art en sa ligne la plus effective. Dans cette optique, la Forme pour apparaître, l’Artiste pour la recevoir, le Don lui-même en son épiphanie, n’ont plus rien d’extérieur qui leur soit imposé, nulle transcendance n’est à convoquer, tout surgit à partir de soi dans la forme de la pure immanence.

   Ce qui, ici, en régime de réduction, va à l’essentiel sans que quelque motif logique en sous-tende la parution, ceci, bien évidemment, s’oppose à la vue métaphysique qui ne raisonne que par un enchaînement de causes et de conséquences. Ainsi, une certaine Tradition veut que, prioritairement, ce soit la volonté de l’Artiste, son génie, qui frappent de leur sceau le réel pour en révéler la forme, laquelle en relation avec d’autres formes donnerait lieu à la manifestation artistique. Bien plus qu’une différence de « forme » conceptuelle, il s’agit du réel statut ontologique de l’œuvre d’art. Si la visée phénoménologique libère sa venue de toute dette vis-à-vis d’une quelconque extériorité, lui restituant une liberté qui lui est nécessaire pour accéder à sa propre effectivité ; d’une manière diamétralement opposée, la métaphysique pose au fondement de toute œuvre une conscience qui la constitue en propre, un acte de pure création qui n’est pas sans faire penser à l’acte divin. On est loin du geste du « Sourcier », lequel en sa modestie même, n’a fait que trouver ce qui était dissimulé, que porter au regard cette « chose » qui en elle-même, à partir d’elle-même dresse les motifs d’une cimaise de l’Art. Du côté de la Tradition, une manière de puissance occulte détermine toute venue à la forme. Du côté de la « conversion » phénoménologique du regard, une pure immanence, une pure liberté qui confie son être à celui, celle qui, en chemin vers elle, l’amèneront au paraître. Du même coup la suspicion d’une toute-puissance de la subjectivité, lot de la Modernité, cède la place à un réel qui se manifeste selon la pente de son propre destin, qu’un autre destin, celui du « Sourcier » vient rencontrer, ces destins réunis cheminant de conserve en direction de ce don gratuit, visage que l’Art en sa plus haute vérité, doit nous montrer. Ici deviendrait manifeste le recours à la belle formule de « l’art pour l’art », ce slogan affirmant l’autarcie de l’art, sa valeur purement intrinsèque, son exclusion de toute justification mondaine, qu’il s’agisse de mission éducative, religieuse, morale ou visant quelque fin ustensilaire que ce soit.

   [Incise sur destin et liberté - Ce qui peut poser question, le fait que dans le phénomène qui se donne à l’artiste, sous les auspices de la Forme, le degré de l’habituelle contingence se trouve devoir céder la place à la nécessité, cette dernière impliquant, de facto, une perte de liberté. Comme si la Forme imposait sa loi d’une manière unilatérale. Mais raisonner de la sorte ne pourrait trouver sa justification qu’en raison d’une imposition de la Forme, d’une contrainte subie, d’une aliénation de l’Artiste à la cause même qu’il poursuit avec détermination. Mais ce serait faire la part trop belle à l’idée d’une servitude qui, pour être « volontaire », n’en serait pas moins une servitude. Ce qui sauve l’Artiste de cette fâcheuse posture d’être dominé, n’est rien de moins que le concept d’affinité, lequel par l’attirance et l’amour de la chose qu’il suppose et appelle nécessairement, place l’Artiste, nullement en situation d’obligé, mais d’égal à égal avec le motif de son incessante et passionnée recherche. Et c’est bien parce que l’Artiste cherche continûment qu’il trouve ce qu’il cherche et s’accomplit ainsi en tant qu’Artiste, en sa conduite la plus libre et la plus éthique qui soit. La plus éthique car c’est en vertu d’une vérité de la Forme qu’il s’y adonne avec tant d’ardeur et d’assiduité. Il y a donc un double flux qui s’exerce : de la Chose artistique à l’Artiste qui l’appelle ; de l’Artiste qui se laisse appeler et place la Forme au centre même de ce qui lui est le plus cher. Nul déséquilibre entre les parties. Une relation de confiance d’une-qui-appelle, la Forme, à l’un-qui-est-appelé, dont le seul et unique mérite consiste à être ce « révélateur » de ce qui, toujours l’a questionné et lui répond enfin dans un langage clair et évident. Pareil au Photographe qui, devant son bain de révélateur, sous la mystérieuse lumière inactinique de ses lampes, assiste avec étonnement et ravissement à la montée en présence, à la surrection de ce qui n’était pas et qui, soudain, est devenu ce qui est par la médiation d’une ineffable grâce. Nul, en effet, ne sait, nul ne pourrait thématiser, fût-il des plus avertis, le processus de cette factualité interne qui amène la Chose à cet ineffaçable et prodigieux coefficient de visibilité.]

    Ce qui est à considérer avec la plus vive attention, c’est que ce « concept de Sourcier » qui définit si bien le motif de la donation de la Forme à l’Artiste, inverse l’image du génie, du créateur démiurge qui, en un élan strictement anthropologique, impulse à l’œuvre le motif de sa puissance de révélation. Si « révélation » il y a, elle est bien plutôt du côté de la Forme, donc du potentiel artistique qui toujours se réserve et n’attend que le temps et le lieu de son émergence. Avant même que le geste artistique ne soit promulgué, la forme (que nous prenons soin d’écrire avec une minuscule), était en position antéprédicative, à l’abri de ses qualifications futures, elle se situait dans un statut pré-ontologique qui se métamorphoserait en une soudaine ontologie de la parution lorsque la Forme (avec une majuscule cette fois-ci), parvenue à sa maturité après un long temps d’incubation, trouverait le chemin même sur lequel, de tout temps, elle se situait, pareille à cette eau fossile qui surgit des profondeurs de la terre en un jaillissement quasi-artistique, en tout cas en une émersion pleine d’une essence patiemment assemblée à l’abri de tout regard.  

   Nous croyons à cette nécessité de l’abri, du refuge, seuls lieux possibles pour une entente de l’Artiste avec sa Forme. La plupart des Artistes, sinon tous, éprouvent bien plus que des réticences à créer devant quelque public que ce soit et les « démonstrations » ne sont que des actes qui cèdent à la pression médiatique. Le geste artistique est plein de pudeur, plein de retenue. Il se mesure bien plus à une simple touche, à un effleurement, symboliquement, le geste réel fût-il vigoureux et propulsé par une sorte d’énergie sauvage. Le cheminement avec la Forme est de nature amoureuse et qu’importent la fougue ou bien la danse sur la pointe des pieds, c’est la profondeur intime du mouvement, sa signification interne qui importent.   Comme si, en toute chose, il y avait à fournir une « justification », à débusquer la levée d’une cause efficiente qui viserait une cause finale. Le plus difficile, peut-être, ôter de nous ces réflexes multimillénaires que des siècles de spéculation métaphysico-rationnelle ont déposés en nous, telles des strates géologiques dont notre terre humaine ne pourrait jamais faire l’économie qu’au gré de sa propre perte dans de multiples et insondables apories.

   Face aux œuvres, nous avons à retrouver en nous la spontanéité du petit enfant devant la feuille de dessin qu’il macule de ses traits de crayon sans pour autant se soucier de ce qui en résultera. Le plus souvent, se donnent de cette manière de singuliers chefs-d’œuvre et ces fameux « bonhommes-têtards » valent mille fois les projections laborieuses de leurs aînés, règle et crayon en main, s’escrimant à coïncider géométriquement avec les injonctions des paradigmes de la raison. De manière évidente, le petit enfant est un « Sourcier ». Si nous visons adéquatement l’œuvre d’un Degottex avec ses hachures obliques, les scarifications dans la pâte noire d’un Soulages, l’énergie toute innocente d’un Viallat posant ses haricots sur d’immenses coupons de toile, l’espièglerie qui anime les perforations et lacérations d’un Fontana, ne retrouvons-nous alors, en eux, dans cet appel de la Forme à son advenue, une figure en tous points identique au jeu des plus jeunes enfants qui bâtissent avec joie d’éternels châteaux de sable ? Ne trouve-ton la manière de « magie » qui consiste, pour « le Sourcier », baguette de coudrier en main, à sentir entre ses doigts cette vibration aimantée par la belle présence de l’eau (minuscule). L’Eau (Majuscule) devient alors, par la pure grâce du geste du « Sourcier », cette Forme élémentaire-élémentale qui brille telle une gemme dans la longue nuit humaine.

   Dialoguer avec une Forme dans une manière d’exténuation du corps et de l’esprit, n’est-ce pas cet effort un peu inconscient de faire surgir de l’obscurité native, des convulsions épileptiques de la Phusis, des contradictions humaines, cette Lueur Diagonale qui brille à l’horizon, cet Outre-Noir qui scintille sous la margelle du puits, cette Incision grâce à laquelle le tissu compact du réel entaillé sort de sa léthé et nous dévoile un peu de sa vérité ; n’est-ce pas faire du Haricot ou bien de l’Osselet cette épiphanie du Simple qui est la seule à nous livrer l’être en son unique dimension ? D’une façon souple et amicale, ce que ces Artistes nous dévoilent, par l’entremise de leurs Formes, c’est cette nécessite de mettre notre propre « intériorité à nu », d’accepter en notre fond que notre propre Forme coïncide, au moins l’éclair d’un instant, avec cette autre « intériorité mise à nu », cette Forme artistique qui, un jour, pourrait bien être le seul espace où quelque chose de doué de sens nous apparaisse depuis le massif de sa sourde évidence.

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5 janvier 2022 3 05 /01 /janvier /2022 10:28
L’être en son archaïque posture

Autoportrait

Huile/papier

Léa Ciari

 

***

 

   [Variation phénoménologique sur cette belle œuvre déjà abordée sous le titre : « Quelle est donc cette déshérence ». Sans doute des similitudes ou redites existeront-elles. L’article cité n’a nullement été relu avant que celui qui vous est proposé aujourd’hui ne soit commis. Merci d’avance pour votre indulgence.]

 

*

 

   C’est un bien étrange sentiment que celui d’être confronté à l’image d’une personne dont le visage a été occulté. Nous n’avons plus d’assise réelle, ni pour nous confronter à qui elle est en réalité, ni à qui nous sommes dans notre face à face avec l’Enigme. Car c’est bien de la plus haute Enigme dont il s’agit. Notre rencontre avec l’Autre ne s’accomplit jamais que sous le sceau d’une immédiate saisie dont ses yeux, sa bouche sont les essentielles polarités. Si l’Autre nous détermine en grande partie au motif que son regard nous vise, alors l’absence de ce dernier signifie que nous existons à peine, que nous n’arrivons à notre être que sur le mode d’une tragique incomplétude. Nous nous sentons dépossédés d’une grande partie de nous-mêmes, spoliés en quelque sorte d’une image que nous eussions souhaitée autrement accomplie, ourlée des mille et une grâces qui font de l’humain sa nature unique, non duplicable, une singularité parmi un peuple d’autres singularités. Donc, dans ce traitement partiel du visage, ce n’est seulement l’Artiste en son Autoportrait qui se donne sur le mode d’une privation, mais c’est bien nous (et conséquemment tous les Autres) qui vivons scotomisés, lobotomisés, sectionnés en quelque sorte dans notre prétention à vivre l’entièreté de qui nous sommes sans partage. Toujours le schéma humain fonctionne à titre de réciprocité. Je ne suis Moi que par l’Autre, l’Autre n’est Tel que par ma conscience qui le vise et le pose en tant que cet humain qu’il est, que chacun reconnaît en sa différence, en son unique présence.

   Pourtant nous souhaitons regarder, pourtant nous souhaitons fendre l’armure, traverser le fortin qui nous fait face et, de l’intérieur, en connaître la sublime splendeur. Car nous ne pouvons demeurer face à l’Autre dans le plus étrange des dénuements qui soit : le viser et n’en retirer qu’une impossible situation dialogique. Dans cette optique nous sommes tels ces « chiens de faïence » qui, faute de s’apercevoir, demeurent chacun en soi, comme derrière une vitre ou bien dissimulés sous une glaçure d’émail. C’est comme si rien de soi n’existait, que l’Autre n’était qu’une invraisemblable hypothèse, peut-être un mirage allumé par notre conscience, une hallucination trouant la margelle de notre esprit. Qui nous voyons ici est placée dans une étrange distance sans profondeur. Ce nul visage vient à nous et, en même temps, se réfugie dans la cire de son anonymat, un peu à la manière d’une représentation parcheminée du Musée Grévin. Venue au monde qui, en même temps, est venue sur le mode du retrait, de l’absence, manière de néantisation qui la concerne, elle cette figure, nous concerne par un simple effet d’écho. Si bien que nous sommes interpelés au plus profond de notre condition mortelle. Oui, « condition mortelle », finitude trouvant son tremplin à la hauteur de cette épiphanie tronquée. Ce visage, dont on attendrait qu’il fût plein, rayonnant, voici qu’il se donne en tant que résonnance du vide, en tant que douloureuse abstraction. Or, précisément, cette image traitée de façon contemporaine, ceci est une grande beauté bien plus proche de la rigueur du concept que de la mise en vue d’une simple effectuation plastique, une forme belle parmi tant d’autres, eh bien cette image se dépossède elle-même de son coefficient d’humanité et nous entraîne à sa suite dans le tissu serré et mortifère de l’aporie. Qu’un mannequin de Giorgio de Chirico soit pourvu d’une illisible tête, nous les humains en supportons la valeur artistique car nous comprenons aisément que le Surréalisme se dote d’une vue différente de la nôtre, d’essence logogriphique en quelque façon, ce qui veut dire que le Peintre nous propose de déchiffrer le rébus qu’il nous tend sous la figure d’une provocation.

 

 

L’être en son archaïque posture

Source : Toute La Culture

 

***

 

   Le plus souvent, l’Art, lorsqu’il se manifeste sous des formes inusitées est subversif.  Cependant l’homme n’est nullement un mannequin et la privation de son visage revient à l’amputer de la partie la plus visible, la plus donatrice de sens de son être, autrement dit il s’agit ici d’un revirement ontologique le reconduisant, en quelque sorte, aux premiers balbutiements de l’humain. Sans doute aux prémisses d’une humanité préhistorique. Bien évidemment, il n’y a nulle différence d’essence concernant le traitement du visage, qu’il s’agisse de l’œuvre de l’Artiste Italien ou de celle de Léa Ciari qui fait ici l’objet de notre méditation. Seulement ce qui est à saisir, c’est que l’étude « Autoportrait » sera conduite de manière radicale, comme si, en effet, elle ne faisait que refléter une réalité matérielle indépassable, différente, en son fond, de la simple valeur symbolique que nous pourrions attribuer à cette représentation. Arguons du fait que, si l’Artiste a pris le parti de biffer sa propre image, ceci ne résulte nullement d’un jeu gratuit mais que ceci interroge l’humain en de bien plus décisives profondeurs. Tout ce qui va suivre tout au long de cet article se livrera sous la teinte d’une tragédie affectant les Existants, dès l’instant où c’est la présence même de leur visage qui est remise en question, sinon reléguée dans les plus ombreuses oubliettes qui se puissent imaginer.

   Tout ici fait donc signe à l’aune de l’antécédence, tout ici se doit d’être interprété selon une genèse inversée, comme s’il s’agissait, depuis l’ici et maintenant, de rétrocéder en direction de quelque lieu originel, lequel contiendrait en son germe, d’actuelles postures existentielles dont, à l’évidence, nous serions totalement inconscients. C’est ainsi, le plus souvent nos yeux ne perçoivent que la partie émergée de l’iceberg, la dissimulée (bien plus importante), nous flottons au-dessus en toute insouciance. Sans doute cette marche en avant, les yeux levés au ciel, est-elle la seule qui nous soit, de toute éternité, allouée. Marcher tout en regardant ses pieds est aussi malcommode que semé d’embûches. Avançons dans la joie, il sera toujours temps de se morfondre sur les irrégularités du sol et les failles qu’il dissimule !

   Mais nous parlions de préhistoire et il s’agit maintenant de voir en quoi cette image nous reporte d’emblée au plus loin de l’esquisse humaine. Donc, à partir d’ici, il convient de faire chemin amont, de régresser et de passer de l’homme total, celui que nous connaissons aujourd’hui, dont le visage humain est totalement accompli, porteur des sens qui s’y attachent (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher), qui correspond à la forme la plus évoluée de l’espèce, pour aboutir à sa forme primitive  au sujet de laquelle nous faisons l’hypothèse que le primat du toucher excédait et annulait tout autre sens, les premiers balbutiements de l’humain se donnant à la manière d’une racine, d’un tubercule se confondant presque entièrement avec le sol donateur de vie. En quelque manière une existence terrestre, sinon terreuse, tous les prédicats attachés à la terre, à la glaise, à l’humus, au limon déterminant les linéaments au gré desquels l’homme commençait à se détacher de la matière sans en différer foncièrement. Roc biologique, chair confondue avec l’élément tellurique, encore habité de la sourde rumeur de la lave, des effusions des lapillis, du jet des bombes ignées, des soubresauts d’un chaos ne parvenant encore à s’organiser en cosmos. Âge où le Préhistorique se confond presque avec le Géologique, tout ceci logé en une brume si lointaine que rien de sûr ne paraît, que l’indifférenciation des choses est le lot commun de ce qui vient à l’être.

   Une brève incursion dans la genèse humaine prétendra approfondir cette thèse. Chez Sapiens sapiens, déjà versé dans les premières manifestations de l’art, c’est la totalité des sens qui est mise en œuvre afin qu’un monde s’ouvre et parle le langage qu’on attend de lui. Chez Sapiens, c’est surtout la fonction ustensilaire qui est développée, laquelle nécessite aussi une synthèse des sens mais plus proche d’une praxis, moins intellective. Chez Erectus s’hypostasie encore la fonction de l’esprit pour devenir usage premier dont naissent la maîtrise du feu, les prémisses du langage. Chez Habilis, un degré est encore franchi en direction de l’élémentaire puisque la parole n’existe pas encore et que l’outil est à son âge le plus rudimentaire. Enfin chez Australopithèque, dont le nom signifie « singe du Sud », la fonction humaine est si réduite qu’elle rejoint l’instinctuel animal, le presque végétatif, dont les manifestations essentielles sont des pratiques entièrement gestuelles, locomotion, mimiques, éructations pré-langagières. C’est un peu comme si cet homme archaïque pouvait servir de schéma introductif à l’étude d’une posture humaine dépourvue de visage, la dimension strictement tactile constituant la seule voie d’accès au monde. Et, afin de souligner l’étrangeté de cette figure en laquelle est biffé le lieu humain de son épiphanie, nous la nommerons, provisoirement, sous des mots d’origine étrangère, la distance avec le phénomène s’accroissant au motif de cette nomination : en italien « senza volto », en espagnol « sin rostro », en anglais « without a face », en allemand « ohne gesicht », enfin en grec «chorís prósopo,  χωρίς πρόσωπο ». « Moi, j'ai dit « bizarre, bizarre... comme c'est étrange ! », comment trouver mieux que la réplique célèbre de Louis Jouvet dans le film « Drôle de drame » de Marcel Carné ? Oui, sentiment « d’inquiétante étrangeté » que de percevoir cela même qui se donne comme l’inconcevable, l’inimaginable, une femme, un homme sans visage.

   A la réflexion, toute posture interprétative du monde pourrait-elle, sans doute, reproduire cette genèse de l’évolution humaine, ce qui revient à dire que tout paradigme du connaître, reporté à son horizon sensoriel, franchirait ces étapes, depuis la simple tournure tactile-gestuelle (la plus primitive),  pour aboutir à la pure intellection symbolisée par la saisie visuelle (art perceptif par excellence), en passant par tous les degrés qui se situent entre ces deux pôles, à savoir les différentes captures médianes que constituent odorat, goût, ouïe. Ceci ne saurait en aucun cas constituer une pétition de principe mais le factuel, l’empirique paraissent attribuer à chaque sens une position bien particulière. Donc ici nous confirmons bien cette hypothèse d’une gradation croissante de la sphère perceptive dont

 

le premier degré serait le Toucher,

le second le Goût,

le troisième l’Odorat,

le quatrième l’Ouïe,

le cinquième et dernier

dans l’ordre de l’élaboration, la Vue.

  

   Mais nous souhaiterions rendre cette thèse plus visible en faisant appel à l’expérience perceptive concrète, quotidienne ou bien parfois plus singulière, évoquant ci-après la relation de Paul Cézanne à la Montagne Sainte-Victoire. Dès lors il s’agit de savoir quels sont les degrés de phénoménalité qui se donnent sous une telle visée. Nous reprendrons donc le schéma d’une approche progressive, débutant par une saisie grâce au toucher pour terminer par cette même saisie au gré de la vision.

 

L’être en son archaïque posture

La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus

   Le toucher

 

   Imaginons Cézanne qui, depuis la Carrière de Bibemus, observe la Sainte-Victoire. Ce qu’il faut d’abord comprendre c’est que, chez ce sensitif, cet introverti, cet homme attiré en quelque manière par une solitude proche d’un érémétisme, le réel, la nature se présentent à lui d’une façon que nous pourrions qualifier d’instinctuelle, de donné immédiat dans sa forme la plus brute, la plus rudimentaire. Ce que vient confirmer le mot d’Auguste Renoir : « Cézanne ressemblait à un hérisson. Ses mouvements semblaient limités par une invisible carcasse extérieure… » Ce que Cézanne confirme lui-même dans cette étonnante auto-confession : « Je suis le primitif d'un art nouveau. ». C’est donc sur le mode de la primitivité que le monde s’annonce et se révèle dans toute l’ampleur de son originelle sauvagerie. Donc, depuis Bibemus, ce que Cézanne perçoit tout d’abord, c’est la dimension chaotique, désordonnée, plurielle, luxuriante, polyphonique de ce paysage grandiose qui le questionne tant en son fond quasiment irreprésentable. Le surgisement est toujours tissé de cette structure complexe, fourmillante, foisonnante à tel point que le regard qui s’y porte est comme désarçonné par cette surprenante profusion. C’est au corps propre de Cézanne que la Montagne s’annonce telle cette haute surrection, cette manifestation géologique montant des assises infinies du temps. En réalité, c’est moins la Montagne en tant que telle qui se présente au premier abord mais bien la perspective infiniment déroutante de cet excès de la Phusis en son bouillonnement interne, en son fond animé de pulsations et de convulsions, ce socle dont tout provient et où tout retourne dans un immémorial mouvement de revirement à soi des choses. Sainte-Victoire, c’est en un premier temps pour le Peintre, une irisation sur sa peau, un fourmillement dans le massif même de sa chair, un long écoulement à même son sang, un souffle gonflant ses alvéoles, une impatience formelle s’allumant sur la margelle de son esprit. Dans un premier geste de préhension, la Montagne ne fait signe qu’à partir de sa terre, de ses rochers, de ses arbres quasiment minéraux, de ses nuages tels de gros tampons d’ouate, de ses maisons pareilles à de grossiers jouets de bois. Tout se présente dans la pure matérialité, ce langage de la Nature qui est comme sa vibrante anatomie. Une chair contre une autre.

 

    Le Goûter

  

   Mais Cézanne, dans sa genèse de Peintre, ne saurait demeurer dans ce constat somme toute primaire qui constitue bien vite une limitation à l’acte de peindre tel qu’il doit se présenter. Il faut plus de légèreté. Il faut plus de hauteur. Alors, en un second temps, Cézanne ne peut que « goûter » le paysage qui lui fait face. Bien évidemment ce goûter ne sera nullement d’origine gustative au sens strict,  mais bien plutôt d’essence plastique et sensuellle. Mais ici, il nous faut recourir aux analogies avec la sphère des saveurs, faute de quoi le « goûter » n’aurait plus aucun sens. Cézanne goûte la lumière du ciel telle une mousse aérienne, tout en douceur. Il goûte la Montagne en sa consistance plus étoffée, comme un aliment qui résiste sour la dent, un genre de granité dont il faut écraser les grains afin d’en libérer le suc interne. Il goûte la densité de l’habitat semblable à la texture d’une chair. Il goûte les frondaisons des arbres, comme il le ferait d’un biscuit délicat rehaussé de pistache.

  

     Le sentir

  

    En un troisième temps, ce sont les fragrances musquées, épicées de la Provence qui se montrent, lesquelles ne sont nullement dissociables de l’expérience cézanienne du terroir. L’homme est profondément enraciné dans son sol, il en constitue un naturel prolongement, une sorte d’excroissance qui ne peut que témoigner de l’origine de son fondement. Les senteurs d’ici sont comme des marqueurs de ce sol à la forte personnalité. Tout Peintre digne de ce nom ne peut qu’en porter les emblèmes gravés au sein même de qui il est, ces marqueurs qui, dès qu’ils sont traduits en peinture, assurent la liaision du réel (cette Montagne de rochers), et de la figuration artistique (cette œuvre intitulée « La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus »). De la Montagne réelle à la Montagne symbolique, c’est l’Artiste qui a assuré la médiation, transportant les fragarnces du terroir au sein même de la toile, lui attribuant une manière d’ambiance olfactive au gré de laquelle elle rayonne et se rattache à son socle primitif. Chaque touche de peinture sera l’évocation d’un motif végétal. Initier le jeu des correspondances baudelairiennes devient ici une nécessité. La vue depuis Bibémus se déclinera selon une palette riche mais limitée cependant. Le bleu-parme du ciel reflètera les délicates cynoglosses de Crète ; le bleu à peine affirmé de la Montagne appellera la délicatesse du lys de Saint-Bruno ; les ramures des pins se confondront avec les touffes claires du fumana vulgaire ; le jaune du sol évoquera les tapis de pastel des teinturiers ; l’orangé du crépi des maisons fera penser aux pistils des crocus bigarrés. Une erreur serait de croire cette description gratuite, seulement liée au plaisir de l’évocation. Non, chaque coup de pinceau du natif d’Aix-en-Provence pose effectivement sur la toile ces fleurs, ces végétaux dont la subtile fragrance se laisse approcher pour qui porte à l’œuvre un regard attentif. Un terrien qui peint, jamais ne peut se dissocier du lieu de sa provenance. Bien plus, peindre est un acte d’immersion dans cette terre qui vous avu naître et n’attend que votre retour.

 

   L’Entendre

 

   Et l’ouïe ne saurait s’absenter de cet inventaire du réel. Face à la Sainte-Victoire, face à son énigme qui est tout autant énigme de l’art, Cézanne est à l’écoute de « sa Montagne », il n’en veut rien perdre, la posséder jusqu’en son intime. Ce que les sens évoqués précédemment, lui donnaient en mode restreint (le toucher à même sa chair, le goût en une saisie purement intérieure, le sentir dans un environnement immédiat), voici que l’ouïe élargit tout, s’ouvre et annonce déjà la merveilleuse amplitude du voir.

   Il faut demeurer là, dans sa conque de chair et la laisser s’imprégner de toute cette musicalité, de ce rythme qui surgissent de partout et disent un peu de la symphonie du monde. Attentif au ciel, c’est déjà le vent qui s’y imprime, le majestueux Mistral et c’est bien sûr la crète de la Montagne mais c’est aussi le couloir de la Vallée du Rhône, la vaste plaine caillouteuse de la Crau, mais c’est aussi, sur son flanc occidental, les bourrasques et les colères de la Tramontane. Et les vents dialoguent entre eux et c’est la Rose entière des Vents qui se laisse entendre avec le Grec , le Levant, le Sirocco, le Marin et tous les flux de la terre en un unique lieu assemblés. Il faut se laisser surprendre par toute cette poésie venteuse, en éprouver le ruissellement sur la surface de la peau.

   Puis se rendre disponible aux arbres, écouter la chute des pignes de pin sur le sol durci de chaleur. Alors la touche sera vive, colorée, appliquée en un seul geste de la main. Ecouter la vie de la Sainte-Victoire, ses contractions sous le froid, sa dilatation sous les coups de boutoir du soleil, écouter ses flancs lissés de lumière et le pinceau glissera, léger, avec sa teinte d’aquarelle. Ecouter encore les craquements des vieilles maisons, discerner leur fusion harmonieuse, à peine un chant levé plus haut que le brin d’herbe, et un jaune-orangé glissera parmi les notes du paysage, sans en troubler aucune, un simple écoulement si discret, il faut tendre l’oreille. Ecouter les cigales cymbaliser un peu partout, comme si elles étaient un trait d’union entre les choses, une manifestation particulière de ce beau pays d’Aix. Nul doute que Cézanne ait été un auditeur attentif de ce qui était posé devant lui, dont il devait rendre compte avec ses huiles, ses lavis. Ecouter veut aussi dire être en entente avec les choses, les laisser se manifester à la hauteur de leur présence. Chaque bruit de la Sainte-Victoire était disséqué, puis posé sur la toile qui vibrait et résonnait, vibrant témoignage de cette vie ici réelle, tangible, infiniment tangible.

 

   Le Voir

 

   C’est vraiment à partir d’ici que tout se dénoue, que tout s’organise, que ce qui était séparé conflue, que le divers se donne en mode assemblé. Si, d’une chose, nous pouvons tout dire, c’est bien au motif que la parole prend assise sur le voir, ce même voir qui synthétise tous les percepts fragmentaires qui le précèdent et l’annoncent. Si une chose telle une poterie en terre cuite se manifeste selon sa totalité, c’est bien parce que son toucher lisse ou rugueux, son goût fade si nous y portons nos lèvres pour une libation, son sentir vernissé de glaise durcie au feu, le son qu’elle produit quand on martèle ses flancs, donc tous ses prédicats perceptuels se trouvent reliés d’une manière cohérente par la vue que nous lui adressons. Un aveugle de naissance éprouve certes, au fond de soi, des sensations qui lui sont particulières mais jamais sa vue ne peut lui confirmer la particularité intime des choses. Voir c’est confirmer le réel, lui donner ses assises les plus sûres. Toutes les qualités que nous attribuaons à la chose ont nécessairement besoin d’être mises en perspective selon la lumière du regard. De tel objet dont quelqu’un vous dirait qu’il est granuleux, il y a fort à parier que vous ne pourriez faire l’économie d’un regard porté en sa direction. Ne le verriez-vous nullement et il resterait privé de ce primat essentiel de la vision qui l’accomplit en son être. Vous auriez alors l’impression d’un objet partiel dissimulant à vos yeux l’essentiel de son essence. Nous sommes pareils à des explorateurs du Grand Nord, nous ne voulons pas seulement voir la partie visible de l’iceberg, mais percer le secret de sa partie invisible.

    Mais après ces quelques considérations abstraites, revenons à Cézanne et à « sa Montagne ». Bien évidemment, pour la commodité de l’exposé, nous avons livré les explorations sensorielles les unes après les autres, alors que, dans le réel, c’est bien d’un acte de préhension simultané dont il s’agit.

    Comme il le disait lui-même, il s’agissait essentiellement de peindre « sur le motif ». La phrase qui suit, tirée d’un commentaire de France-Culture, en résume parfaitement le caractère :

   « C'est que, Cézanne aimait traquer sa "petite sensation" en allant en plein air, "sur le motif", regarder au fond des yeux les lieux et les paysages, se mesurer à des arbres hiératiques et à d'anguleux rochers rouges, à la recherche – dit-on – de l'origine du monde ! »

   Oui, c’est bien à cette quête étrange de « l’origine du monde » que se livre le Peintre des « Grandes Baigneuses ». Et cette mystérieuse origine, c’est avec les yeux, préférentiellement, qu’il veut y accéder.

   Voyant à la manière de Rimbaud, « Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant », Cézanne doit se doter d’une vision qui fore le réel en  sa plus grande profondeur, en déploie toute la puissance de manifestation. Devant la Sainte-Victoire, devant la toile blanche, c’est bien la mutité qui doit être dépassée, c’est bien le Poème en sa plus somptueuse épiphanie qui doit se montrer et dire l’origine des choses, leur essence impartageable. Regard scrutateur s’il en est, lequel ne saurait se contenter de la surface des choses, de l’éclat trompeur de leur vernis. Aller au fond des choses, à la racine de leur être.

 

Alors toucher ne suffit plus.

Alors gouter ne suffit plus.

Alors sentir ne suffit plus.

Alors entendre ne suffit plus.

  

   Ces approches sont trop parcellaires, fractionnées. Le toucher est trop local, le goûter un sentiment trop interne, le sentir trop limité à un environnement proche, l’entendre trop soudé au présent en son instantanéité. Il faut arriver aux choses avec tout le souci qu’elles méritent. Il faut arriver sur le ton du surgissement. Il faut désoperculer, désensabler, exhumer, créer les conditions de la germination, faire se lever les épis, broyer les grains, obtenir le beau froment et le disperser à tous les  vents de la conscience, faire rougeoyer l’intellect, multiplier la sensation, déflorer chaque pouce carré de toile et y inscrire l’arc-en-ciel du monde, il est cette immense faveur en attente d’être.

   Que fait la Sainte-Victoire en tout ceci ? Rien d’autre que de déployer son être, de le laisser vacant, à disposition du Peintre qui en sera réellement, tangiblement, illuminé de l’intérieur. Ce sont des gouttes de sève, de résine blanche qui couleront dans ses veines. Ce sont des feux qui s’allumeront dans la nasse de sa chair. Ce sont des tellurismes internes qui le conduiront sur le bord d’une extase et peut-être même au-delà, dans la contrée de l’Art, cette nature de haute venue que ne peuvent connaître que les Artistes  au plein de leur création, que les Voyeurs de l’oeuvre  dans la sublimité qui les atteint en plein cœur et les rend meilleurs qu’ils ne l’ont jamais été.

   Le regard du Provençal est fasciné, en proie à la plus étrange des chorégraphies qui se puisse imaginer. Le pinceau est libre de soi, il court sur la toile, pose ici un bleu tiffany affirmé, là un bleu céleste plus léger ; ici un jaune aurore lumineux, puis un jaune maïs plus ombreux ; puis un rouge-oange qui vibre dans la discrétion, un nacarat proche de la chair ; plus loin un vert sauge, un vert amande pareil à un poudroiement. Alors ici, dans la joie plurielle de l’apparition, comment ne pas évoquer la formule si juste :

 

« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. » 

 

   Ici, il n’y aurait presque rien à rjouter tant cette pensée accomplit, en une seule phrase, le destin de toute création. De la Couleur à la Forme, c’est-à-dire à ce qui fait phénomène dans sa plus haute Vérité, nulle distance, un simple et continu écoulement de la couleur en son autre, la forme qui, maintenant a renoncé à toute altérité pour connaître un unique destin. La couleur est forme en son immédiate venue sur la plaine du subjectile. « Peindre sur le motif », dès lors veut dire « peindre le motif » , peindre la Sainte-Victoire en sa pure beauté d’immédiate présence, peindre ce ciel, ces arbres, ces maisons, ce sol et les donner en tant que ce qu’ils sont : des êtres vivants qui nous font face, qui attendent d’être reconnus et portés à leur entière exposition, un ouvert sans retrait qui ne dissimule rien, la Nature en sa généreuse donation, l’être-à-découvert. Maintenant, décrire la Sainte-Victoire ne servirait à rien. Il lui suffit de se manifester de soi en sa plus effective parution.

   Le moment est venu de faire retour à l’Autoportrait de Léa Ciari, de lui proposer, en une manière d’écho, un Autoportrait de Cézanne auquel nous aurons fait subir le même traitement plastique, à savoir effacer de son visage tout trait qui pourrait le donner en tant que réel. Geste iconoclaste, certes, mais indispensable si nous voulons poursuivre la monstration d’une biffure dont le contenu est plein de sens.

 

L’être en son archaïque posture

Portrait retouché à des fins d’illustration de la thèse

   Ce que nous voudrions exposer, à ce point de l’article, l’idée selon laquelle l’Artiste contemporaine nous inviterait à faire l’expérience du primitivisme, de l’archaïsme, comme si le double regard porté sur l’œuvre, la sienne en l’occurrence, mais aussi l’épreuve retouchée de l’Autoportrait de Cézanne , nécessitait qu’une genèse de l’humain fût à anouveau accomplie, depuis les premiers balbutiements de l’Australopithèque jusqu’aux sophistifications du Sapiens sapiens, en passant par les étapes intermédiaires de l’Habilis, de l’Erectus, du Sapiens. Et, comme il a été longuement expliqué précédemment, à cette nouvelle posture progressive de l’humain en ses habiletés perceptives correspondraient les degrés successifs du Toucher, du Goût, de l’Odorat, de l’Ouïe, de la Vue. La station la plus essentielle se donnant sous la forme d’une longue immersion dans la mangrove anthropologique élémentaire, rudimentaire, comme si le simple et  l’inachevé, l’à peine émergé des brumes et des convulsions du chaos, constituaient le socle nécessaire, inévitable, à partir duquel toute œuvre humaine, et singulièrement la création artistique, s’abreuveraient, alors même que l’origine en demeurerait dissimulée.

   Pour cette raison, nous croyons volontiers que le tropisme cézanien, « le primitif d’un art nouveau », le mettait en contact direct avec cette Nature qui l’appelait comme l’un des siens.  Nous croyons que la sauvagerie foncière de la Phusis, son désordre constitutif, sa sourde immanence, son fond indéterminé d’obscurité native, ses plis abyssaux, son langage convulsif, ses forces indomptées, tout ceci se donnait dans l’entièreté de la manifestation de la Sainte-Victoire, se répercutant, par un simple phénomène d’osmose, dans la quête de sensations brutes dont l’Aixois faisait sa provende quotidienne,  brodant « sur le motif » les plus belles toiles qui se pouvaient imaginer. Un « art nouveau » devait en émerger dont on connaît aujourd’hui la fortune. Toute œuvre contemporaine est nécessairement traversée par cet archaïsme, animée, de l’intérieur, agitée des tellurismes de la Montagne, fondée sur les intuitions cézaniennes.

L’être en son archaïque posture

« La Carrière de Bibémus »

Source : Wikipédia

 

***

 

   Sans doute l’un des tableaux les plus significatifs qui puisse appuyer notre thèse en faveur du primitivisme, est-il constitué par cette œuvre d’une très grande beauté « La Carrière de Bibémus ». En elle convergent toutes les énergies, non seulement des créations  de Cézanne, mais aussi le destin de l’Art, singulièrement du Cubisme, lequel en sa période analytique paraît vouloir reproduire les désordres initiaux du vivant, l’interpénétration réciproque des plans, la confusion des formes, leur foisonnenent faisant signe en direction de ce Toucher instinctif, sauvage, primordial qui structure tous les êtres du monde en leur laborieuse parturition. Nous, les hommes debout, si fiers de notre allure si élégante, reposons sur une structure limbique-reptilienne qui, parfois, traverse la masse grise de notre cortex avec les conséquences que l’on sait. Ces signes sont le pendant des sourds tellurismes qui courent à bas bruit sous les flancs de la Sainte-Victoire, que le génial Cézanne sut si bien mettre en couleurs. Alors, avec lui nous redisons :

 

« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. »

 

***

 

 

Ci-après quelques tableaux en tant que repères visuels

De ce qui a étét précédemment conceptualisé

L’être en son archaïque posture

***

 

 

 

Phénomènes selon l’ESPACE  (Du Proximal au Distal)

 

   TOUCHER ce qui est sous la main

   GOÛTER dans les limites du corps propre

   SENTIR ce qui se donne dans une proximité relative

   ENTENDRE bien au-delà du corps propre

   VOIR en une synthèse largement ouverte

Phénomènes selon le TEMPS (Immédiat/Différé)

 

   TOUCHER dans le présent

   GOÛTER  se souvenir d’un goût récent

   SENTIR  ramener à soi une fragrance déjà ancienne

   ENTENDRE  une comptine du temps de l’enfance

   VOIR  imaginer ce qu’est le temps présent, ce qui a été, ce qui va advenir

 

 

***

 

Phénomènes selon la PARTIE el le TOUT

 

   TOUCHER le site de son propre corps

   GOÛTER ce fruit cueilli dans l’arbre

   SENTIR ce bouquet de roses du jardin

   ENTENDRE ces voix parmi le vaste concert du monde

   VOIR la totalité de ce qui nous échoit dans l’espace d’un regard : vastitude sans   

   fin

 

***

 

Phénomènes selon le PARTICULIER et l’UNIVERSEL

 

   TOUCHER cet objet qui vient à moi en tant que singulier

   GOÛTER cette saveur qui joue avec d’autres saveurs

   SENTIR un arôme partagé par beaucoup

   ENTENDRE la globalité  approchée des discours humains

   VOIR bien au-delà de soi jusqu’à ce qui se donne tel l’infini, cet horizon puis

   tel autre, puis tel autre

 

***

 

Phénomènes selon l’ouverture de la CONSCIENCE cézanienne du monde

 

   Dans l’orbe du TOUCHER - Corps à corps du Peintre avec la dimension abrupte, profondément terrestre, matérielle, refermée de la Montagne. Dimension uniquement monadique, correspondant à une simple germination interne. La vue est encore sur le mode mineur de la pré-éclosion, immersion dans le paysage jusqu’à s’y fondre totalement.

  

    Dans l’orbe du GOÛTER - Une rumeur sur les papilles. Un goût dont le Peintre ne connait pas encore la provenance, mais dont il éprouve la souplesse d’un premier dépliement. Germination initiale qui devient hampe florale mais non encore pourvue de fleurs. Simplement une élévation, un début d’ouverture à ce qui s’annonce.

  

   Dans l’orbe du SENTIR - Ce que le goût annonçait, le sentir artistique en déploie la douce fragrance. Sentir, dès lors, c’est se sentir vivant en tant qu’Artiste, autrement dit occuper le centre d’une conscience qui va témoigner par couleurs médiatrices de l’une des formes du monde dont il faut témoigner avec amour, prémisses d’une passion qui couve sous la cendre. Le bourgeon se déclôt dans la sérénité, les feuilles dessinent les contours de la fleur en attente de sa parution.

  

   Dans l’orbe de l’ENTENDRE - La conscience qui n’était au départ que conscience de soi, voici qu’elle devient conscience de cette altérité dont, du reste, le Peintre n’attend nul éparpillement  car alors l’œuvre lui échapperait et sa singularité se dissoudrait dans les mailles du réel. Non, la conscience cézanienne se sustente de tous ces sons, de cette manière de symphonie provençale qui le nourrit et que, par un juste retour, il sublime au gré des touches posées par son pinceau. Une conscience, l’humaine,  rencontre l’autre, l’objectale,  et un mutuel nourrissage s’ensuit dont chacune s’accroît, prestige infini de l’Art en sa généreuse donation. Maintenant la floraison a lieu, maintenant se déploie la corolle à la manière du Tournesol vangoghien, un vertige s’empare des sens qui sont portés à leur plénitude. Sans doute serait-il exagéré de parler d’extase mais ce qui est sûr c’est que Cézanne, peignant la Sainte-Victoire, dans le feu de la création, est déporté de son être qui plane en quelque endroit mystérieux, une cimaise qui ne se peut quitter qu’à regret.

  

   Dans l’orbe du VOIR - Le travail lent et progressif des sens, voici qu’il trouve son couronnement dans la totale adhésion - peut-être d’adhérence -, à ce qui le constitue en propre dans l’acte de peindre, lequel  est le motif ultime au gré duquel la Montagne culmine à des hauteurs tout à fait spirituelles, moins de corps, plus d’esprit, et c’est bien une sorte d’apothéose, d’éblouissement qui font effraction au sein de la conscience et la dilate aux limites mêmes du monde. S’agit-il de son Origine selon les souhaits du Peintre ? Seul lui-même était en mesure d’en apprécier la vastitude. Oui, vastitude assurément. L’on n’est pas soi-même l’aurore d’une « art nouveau » sans que soit atteinte cette dimension. Surrection, tout en hut de l’éther, de ce qui ne se donne jamais qu’une fois : ce chef-d’œuvre qui hante en secret toute conscience d’Artiste.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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7 octobre 2021 4 07 /10 /octobre /2021 10:09
Art : du chaos au cosmos

« Sculpture en eaux vives »

« CAIRN éphémère »

Source : « Paju » - RTS

 

***

 

   Nous, les hommes, sommes traversés de contradictions, placés sous le joug de continuelles contrariétés, soumis aux puissances des orages internes, gouvernés par nos instincts primaires, cloués au pilori de nos désirs, happés ici par nos soudains appétits, crucifiés là à une sexualité qui nous déborde et nous fait connaître la condition erratique des hordes sauvages. Certes nous avons des milliers d’années de civilisation qui ont poncé notre corps de pierre granuleux, le métamorphosant en cette gemme lisse sur laquelle glisse la belle lumière. Certes nous avons ce vernis, cet émail aux mille couleurs, il atténue en nous le primitif, il efface l’archaïque, il inscrit en nous le passage ustensilaire de l’homo faber à la sapience de l’homo sapiens. Mais le réel est-il si simple qu’il voudrait nous le faire croire ? Ne demeure-t-il en nous quelque empreinte d’une lointaine origine, notre chair ne porte-t-elle en elle, au plein de son secret, ces flux et ces reflux indomptés, ces reptations reptiliennes, ces effusions limbiques dormant sous la ligne d’horizon de notre néocortex ? Jamais nous ne pouvons être assurés de notre être de manière à ce qu’il ne présente qu’un aspect de repos et de calme alors qu’en notre fond nous sentons bien que les choses s’animent d’inquiétants mouvements, de glissements ophidiens, de sombres clapotis qui nous font penser au monde étrange de la mangrove avec son limon visqueux, avec les pinces des crabes prêtes à saisir la proie, à la manduquer sans délai. C’est ainsi, malgré le visage rassurant de notre épiphanie, c’est d’un masque dont nous sommes vêtus, c’est d’une pellicule si mince qu’un simple coup d’ongle fendrait l’armure et ne se dévoileraient alors que des abîmes et de sombres destins portant comme noms : Charybde, Scylla, Sisyphe, autrement dit le lexique de l’absurde en sa plus incontournable réalité

   C’est un matin de douce lumière, Julian s’est équipé d’un chaud blouson, a vêtu le bas de son corps de cuissardes. Il marche dans une sorte de gorge étroite. La clarté est vert-émeraude, semblable à celle qui règne au fond des aquariums et des abysses. Ce genre de clair-obscur porte en lui, à la fois la brillance du jour, la netteté de ses formes, à la fois recèle l’ombre nocturne. Comme une métaphore de la raison se détachant sur fond d’irrationnel, de fruste, de brut, d’initial, de venu à soi sur le mode de l’inaccompli, de ce qui ne s’ordonnera que plus tard, lorsqu’un long métabolisme aura eu raison des conflits internes de la matière, la portant au paraître dans la mesure de l’apaisement. Julian, avançant vers le but qu’il s’est fixé, progresse au-dessus de ce genre de forêt pluviale aux mouvements complexes, il en pressant l’existence sans doute cachée dans le mystère de sa chair, il en éprouve parfois le frisson auquel il ne donne pas de nom, la zone de l’inconscient est une zone de confort dont nul ne peut s’affranchir qu’au risque d’une perte de soi. Aussi convient-il de se tenir deux coudées au-dessus des marécages et des lagunes où grouille la vie inaperçue du peuple mystérieux du plancton, des vers, des mollusques, des crustacés. On sait qu’ils existent, on ne les voit pas, c’est comme de passer près d’un slum et d’obturer ses yeux sur la misère du monde. Il faut, à toute existence, la part d’oubli de l’invisible, sinon elle devient une quasi-impossibilité, une aporie au fond vertigineux.

    Julian s’est arrêté au bord d’une vasque d’eau bleue. De gros rochers en délimitent les contours. De hautes parois s’élèvent en direction du ciel, une chute d’eau y a creusé un canal étroit. Tout autour de la vasque, des blocs de schiste gris anthracite, des quartzites vert-de-gris, des marbres blancs. Julian choisit méticuleusement ses pierres d’un œil d’esthète mais aussi en raison du visage définitif qu’il veut donner à sa sculpture éphémère. L’essentiel, pour lui, édifier un cairn qui, en quelque manière, sera l’empreinte légère qu’il aura déposée sur terre, en ce lieu, en ce temps qui n’ont nul retour, qui ne se donnent que dans l’éclair de l’instant. Longue patience de l’homme confronté à ses possibles, c’est-à-dire à sa propre liberté. Faire face à l’inconnu, le modeler, le réaliser selon telle ou telle forme, voici comment donner sens au monde, l’ordonner selon les images que l’on porte en soi depuis la nuit des temps, qui ne demandent qu’à s’actualiser.

   Cette sculpture qui va venir, cet empilement subtil de pierres, Julian en connaissait la nécessité intérieure, attendait le moment de l’éclosion, l’heure juste où son être pourrait coïncider avec celui de la pierre, autrement dit l’irruption du « kairos », ce moment décisif qui transcende le temps ordinaire, cette merveille des conjonctions dès que deux lexiques séparés par nature, l’humaine, la matérielle, s’assemblent en une rhétorique spontanée, fût-elle brève. Ce n’est pas l’édification en elle-même, ce pur miracle d’équilibre qui compte. Ce qui, par-dessus tout, signifie : la beauté du geste qui fait la matière docile, souple, malléable, surrection d’une configuration mentale prenant la consistance du réel. Le prodige est bien celui-ci : rien n’existait qu’oniriquement envisagé, qu’imaginairement projeté et, soudain, l’invisible est devenu visible, l’art a surgi d’on ne sait où, curieuse alchimie de l’homme qui demande, de l’œuvre qui donne. Pur jaillissement du phénomène en sa texture préhensible. Les pierres patiemment assemblées une à une, « soudées » entre elles dans leurs parties minimales, étroites, défiant le principe de raison, mais aussi de réalité, se montrent à nous dans l’évidence la plus exacte qui soit. Ce qui paraissait hors de portée, totalement inexécutable est posé là devant nous, non par un acte de foi, une croyance mais au simple défi des lois élémentaires de la physique.        Julian sait que le motif durera peu, que sa frêle architecture pourra à chaque instant rejoindre sa forme primitive, ce tas de pierres au bord de l’eau que nul n’apercevra, sinon en tant que l’œuvre de la nature, son fouillis, son tumulte constitutifs.

   C’est par la médiation de la photographie que l’Artiste donnera à son travail une assise durable. Elle sera la mémoire de ce qui aura été. Elle sera le souvenir de cette pointe extrême où un homme se sera atteint dans sa plus évidente plénitude qui n’est que la projection de sa propre vérité. On ne triche pas avec les pierres, on ne peut se soustraire aux lois éternelles de la pesanteur, on ne biaise nullement avec la condition si étroite de l’équilibre, on ne s’absente pas de soi au cours de son ouvrage. On est tout entier, en un seul mouvement de l’âme, près de l’âme de la pierre car elle, la pierre, est sublimée par l’esprit qui a insufflé en sa matière dense la légèreté d’un motif esthétique, en même temps que la rigueur d’une tenue hors des choses ordinaires. La pierre ainsi levée ne demeure pas en sa mutité de gemme, elle s’accroît d’une dimension qui la dépasse et la désigne en tant qu’œuvre, une exception parmi les contingences et les facticités de tous ordres. Irait-on jusqu’à dire que « La Colonne sans fin » de Brancusi est un simple assemblage de pièces de fonte ? Bien évidemment non, dire ceci conduirait à une réification du geste artistique qui ne consisterait qu’à en annuler le rayonnement, l’irradiation.

   L’art est un des rares motifs d’élévation en notre siècle matérialiste et consumériste, alors laissons-le poursuive sa tâche qui peut sauver le genre humain de bien des déconvenues. Contemplant son œuvre, Julian fait ce que font tous les artistes, il apprécie la distance qui le sépare de ceci même qu’il a édifié, dont il a tracé la forme dans l’invisible venue du temps. Ses mains posées sur les blocs, sa conscience attentive à être au plus près de ce qu’il veut atteindre, son exigence d’authenticité, tout ceci l’a maintenu hors des choses communes, à la périphérie de tout souci, de toute inquiétude. Evidente joie que d’avoir porté la nature à sa mesure pleine et entière, à savoir d’être œuvre d’art et de le demeurer pour l’éternité des années à venir. Bien sûr, avant longtemps, le cairn s’écroulera sous le poids irrémissible de sa propre fatalité. Pour autant il n’aura nullement disparu du sens dont il a été porteur, son miraculeux équilibre se sera inscrit dans l’ordre des choses possibles, sa forme aura eu lieu et temps dont témoignera son passage temporel. L’œuvre, dût-elle se montrer au seul artiste, demeurera gravée dans sa mémoire et toute mémoire humaine s’inscrivant dans celle, universelle, de l’humanité en son essence, se dotera d’un avenir que nul ne viendra interrompre. Certes, les choses visibles perdurent, mais aussi les invisibles qui, parfois ont pour nom souvenir, espérance, projet, joie intime d’être.

  

   Digressions adventices sur la venue à soi de l’art

 

   Mais reprenons le titre « Art : du chaos au cosmos » et prenons-le en tant que fil rouge de notre méditation. Ce que ce texte voudrait approcher, le fond inconditionné, abyssal, toujours en gestation de la nature et le mettre en rapport avec le geste artistique qui, à notre avis, n’est que la mise en ordre du monde, à savoir l’émergence d’un cosmos. L’art établit la coupure, la scission entre le sauvage, l’indompté, le farouche, le fougueux et l’ordonné, le civilisé, le raffiné, le poli. Le sauvage en son « état de nature », se manifeste sous la forme débridée, pléthorique, insoumise d’une activité dionysiaque illimitée alors que l’œuvre peinte, les pierres assemblées, le bois sculpté se donnent dans la juste mesure apollinienne dont l’artiste, par son travail, les a dotés. En une certaine façon, une dialectique ordre/désordre qui n’est que la réplique de la genèse du vivant. Les manifestations telluriques du sol, les borborygmes des laves, les tellurismes de tous ordres, les déluges, les débordements peu à peu se canalisent pour aboutir enfin à ces paysages apaisés que traversent parfois, à la manière de la réplique d’une histoire immémoriale, les jets de vapeur des geysers, les éruptions des volcans, les séismes.

   Alors il nous faut remonter loin dans le temps afin de comprendre le sens profond du geste de Julian, « jongleur de pierres ». Les premiers hommes préhistoriques trouvaient abri dans les grottes qui, déjà, constituaient à leurs yeux, une mise en ordre de la nature, un refuge où s’assurer de sa propre existence. Et il n’est guère étonnant que l’ébauche du geste artistique se soit manifestée au sein des grottes. Toutes leurs créations animales, aurochs, bisons, bouquetins, mammouths, si elles conservent bien leur figuration réelle, n’en ont pas moins perdu leur agressivité, leur pouvoir de nuisance. Le symbolisme qu’est tout art en son essence au motif qu’il est représentation, place à distance le danger, le métamorphose en réassurance narcissique. L’homo sapiens avait bien conscience que, mimant sur les parois des scènes de chasse, les cornes des aurochs étaient inoffensives, que leurs flèches ne tuaient pas, mais qu’un acte rituel d’exorcisme était ainsi constitué qui les mettait à l’écart du danger. Identiquement, Julian, assemblant ses cairns pierre à pierre, a bien conscience qu’il ne rétablit nullement l’ordre du monde, témoigne simplement, à son niveau, de ce besoin fondamental que possède l’homme de se sentir en sécurité, de posséder un habitat, image d’un cosmos familier.

   C’est une constante humaine que de vouloir se positionner par rapport à la nature, la canalisant, la domptant en quelque sorte. Ce que les Anciens Grecs nommaient « phusis », ce « tourbillon d’atomes » cher à Démocrite, cette profusion de matière indéterminée, animée de pulsions internes, sourdes, aveugles, cette dimension retirée, informe, toujours dérobée, inquiétante, innommable par essence, qui est le sort commun du chaos, c’est contre ceci que s’élève la raison humaine, c’est ceci que les hommes cherchent à réduire, les artistes à capter, à canaliser, à mettre en forme. Parfois, la dimension « monstrueuse » de la terre en son fond insaisissable, les hommes l’ont-ils représentée sous une forme quasiment surfaite, exaltée, au point même que la représentation à la Renaissance, par exemple, du « Géant Apennin », à la villa Médicis, assemblage grossier de pierres, de brique, de lave, de ciment, paraît si invraisemblable que son caractère inquiétant disparaît à même son exubérance et, si le terme n’était anachronique, nous pourrions dire qu’il s’agit d’une œuvre purement « ludique » chargée d’exorciser la plupart de nos démons qui proviennent en toute vraisemblance, de la présence en nous, du chtonien, de la terre en sa confusionnelle primitivité.

   Tels des arbres, nous les humains demeurons attachés à notre sol natif par nos propres racines qui, certes inconscientes, n’en constituent que des acteurs cachés d’une redoutable efficacité. Il va sans dire que « Le Géant Apennin », à la fois végétal, minéral est le parfait antonyme de l’élévation réalisée par Julian. Ce que « Le Géant » revendique d’appartenance au socle tellurique, « Cairn » l’annule en quelque manière au motif de sa projection céleste, de son audace existentielle. Les autres exemples qui viendraient illustrer par la négative, l’opposition frontale à la démarche du Suisse, ce sont les portraits végétaux créés par Giuseppe Arcimboldo, leur aspect racinaire, tuberculeux, leur volontaire fouillis de rhizomes emmêlés, ceci s’inscrit bien évidemment en faux contre toute tentative de porter un cosmos à jour, de le faire briller dans la pureté de son être.

   L’art, tout art se donne donc comme mise à distance du sujet dont il traite.  Une peinture, fût-elle réaliste, fondée sur une mimésis de la nature, d’un objet, d’une figure humaine, s’en éloigne cependant toujours au motif que le paradigme qu’elle met en œuvre pour parvenir à son aboutissement est médiatisé par la fonction symbolique. La représentation d’une pomme n’est jamais la pomme elle-même, mais sa transfiguration, sa métamorphose, simplement. Certaines œuvres et non des moindres laissent transparaître ce conflit, cette polémique entre la démesure du chaos, la juste mesure du cosmos. « La Nuit étoilée » de Van Gogh est bien le lieu d’un combat entre des forces mystérieuses, d’intenses girations célestes, de nature cosmique, et des vagues terrestres pareilles au déchaînement du Déluge. Mais ici, la force du trait, la violence de la pâte picturale, la maîtrise du geste arrachent l’œuvre au drame qu’elle est supposée représenter, en réalité la folie de Vincent qui perce. L’œuvre s’érige en cosmos à la hauteur du geste artistique qui transcende toutes les catégories, la place en un univers de pure grâce, cette toile est, à proprement parler, hors-sol. Une identique confusion nous saisit face à une peinture de Soutine « Le Bœuf écorché ». Oui, un réel malaise nous envahit et nous prend à la gorge. Quoi de plus chaotique, en effet, que cette dépouille qui nous livre ses chairs sanguinolentes, l’indécence de ses tissus mutilés ?

 

   (INCISE - Et ici, il devient nécessaire de faire une pause : Julian, nous les hommes, tous les hommes, portons en nous cette insoutenable dualité du chaos et du cosmos. Notre visage est immédiatement lisible à la manière des pages d’un livre. Notre peau est lisse, ouverte au soleil, bien délimitée, un genre d’outre à peu près parfaite. Elle est notre enveloppe, l’image que nous tendons au monde, l’épiphanie la plus visible qui nous détermine en notre être. Rien que du parfait en première approximation. A être considérés selon notre face extérieure, tout paraît en ordre, cohérent abouti. Mais nous avons un envers et cet envers est nécessairement chaotique, à témoin les plis et remous de nos chairs internes, les flux de nos rivières de sang, les lacs délétères de nos humeurs, la confusion, l’imbroglio de nos viscères, les pelotes embrouillées de nos nerfs, l’architecture branlante de nos os, les tissus flasques de nos aponévroses. En réalité nous sommes, tel « Le Bœuf » de Soutine, des écorchés vifs, à la seule différence que nous avons encore, pour quelques instants, notre tunique de peau, elle nous abrite de bien des déconvenues. Regardez les clichés de l’imagerie médicale tirés à partir des organes de votre corps : un sentiment d’inquiétude vous saisira pour la simple raison qu’elle vous révèlera mortel, infiniment mortel sous la vitre rassurante des apparences. Ce que je veux dire ici, par ce détour anatomique, ce démontage pièce à pièce, c’est que Julian, assemblant une à une ses pierres, ne fait que reconfigurer son corps éclaté, ce chaos, afin de lui donner site en un cosmos qui lui soit agréable. C’est un peu comme un écorché qui retournerait sa peau afin d’en faire un miroir reflétant l’immense beauté du monde.)

  

   Mais revenons aux artistes, à la nature de leur travail. Donc faire du chaos un cosmos. Le sculpteur attaquant de son ciseau le bloc de schiste, le peintre appliquant ses huiles sur la toile, le tourneur sur bois évidant de ses gouges et bédanes le bloc de chêne, le potier creusant l’argile, tous concourent à un unique but : ôter les éclats de pierre de manière à libérer la sculpture, éliminer les excès de pâte afin que le sujet de la toile se rende visible, éjecter les copeaux pour donner vie à la coupe, retirer le surplus de terre et dévoiler le pot. Eclats de pierre, excès de pâte, copeaux, chutes de glaise ne sont que les signes du chaos initial.  Sculpture, toile peinte, coupe de bois, pot de terre, autrement dit les œuvres portées à leur finalité, témoignent d’une mise en ordre, d’un cosmos qui s’est substitué à l’informel du départ, forme accomplie seule digne de sens. C’est ainsi que tout acte de création, tirant de l’illisible du lisible, de l’informulé du formulé, de l’indistinct du distinct peut être considéré, en son fond, en tant que lutte contre une angoisse primordiale qui trouve son fondement dans les replis archaïques de la terre dont à l’évidence nous provenons, auxquels nous retournerons, délaissant le cosmos pour rejoindre le chaos. Toute vie en ses conditions d’existence suit la même courbe, décrit un cercle identique comme s’il y avait une logique élémentaire partant de l’ombre, surgissant dans la lumière pour s’y abîmer enfin en des contrées purement abyssales.

   Julian, en son œuvre singulière, trace devant nos yeux éblouis les conditions mêmes d’une sortie du néant. Ses concrétions de pierre, fragiles en leur élévation, se laissent percevoir telle une allégorie souhaitant nous dire le précieux de toute beauté surtout lorsque celle-ci est passagère, fugace. Un instant seulement, l’équilibre se donne comme la possibilité de vaincre la puissance sourde du destin. Un instant seulement. Cette temporalité pareille à la vie de l’éphémère, cet insecte aux ailes de tulle, ne fait que renforcer notre amour de ceci qu’il nous donne à voir avec tant de sagesse et de générosité.

 

 

 

 

 

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