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8 octobre 2022 6 08 /10 /octobre /2022 07:58
Du Blanc, du Bleu, le Venir-à-Soi

 

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Nous sommes toujours trop inattentifs à la venue des couleurs, à leur force d’irradiation, à la dynamique de leur symbolique. Nous voyons du Rouge et c’est seulement une teinte parmi les autres, un mot qui se noie dans le langage pluriel du Monde. Alors nous pensons précisément aux choses du Monde qui exposent ce prédicat tel une vêture, nous pensons à la cape du Petit Chaperon Rouge, nous pensons à la muleta du Toréador, nous pensons à la crête écarlate du Coq. Parfois, au travers de nos pensées nous visons, mais dans une sorte de distraction, quelques lignes signifiantes qui en traversent la rumeur colorée : aussi voyons-nous la fraicheur, la naïveté du Chaperon ; la chorégraphie du Toréador ; la brillante aura du coq parmi le peuple de la basse-cour. Nous ne pensons guère au-delà pour la simple raison que cet au-delà nous le redoutons habité de chausse-trappes, visité de l’œil curieux et mortel des couleuvrines. « Mortel », oui nous avons proféré la cruelle sentence qui, derrière notre masque apaisé en surface, recèle en son sein la morsure Mortelle, celle qui, sans ménagement, nous envoie à trépas sans même tenir compte de notre avis à ce sujet. Car, oui, toujours les choses et aussi bien les couleurs dissimulent-elles en leurs revers la fin tragique d’une aventure. Derrière les silhouettes anodines de Chaperon, du Toréador, du Coq, c’est la Mort elle-même qui se profile, ce que chacun, chacune comprendra sans qu’il soit nécessaire de développer une longue argumentation. Mais, à partir d’ici, il nous faut nous éloigner des rivages de l’Achéron pour gagner ceux à partir desquels la vie se donne en ses esquisses premières. C’est donc de naissance dont il va être question, de venue au Monde selon telle ou telle perspective, selon telle ou telle couleur.

   Celle que, par commodité, nous nommerons « Ligne Bleue », vient à l’être sous les traits de pinceau de l’Artiste. Pour l’instant il ne s’agit que d’une esquisse, ce qui du reste correspond à notre intention d’en dévoiler l’aspect de surgissement à neuf. La texture même de l’œuvre, en sa phase initiale, témoigne de quelque chaos d’où le Sujet proviendrait, portant encore en lui les stigmates d’un étonnant désordre. Cependant nous ne sommes nullement désorientés par ces vigoureux aplats, par cette matière dense qui ferait volontiers penser à la consistance d’une glaise, à la matière ductile d’une argile. Ce qu’il est essentiel de comprendre ici, en ce moment de l’œuvre, c’est son attache encore visible au corps du Monde. C’est bien du Monde qu’elle provient, de sa texture, de sa dimension formelle, de sa substance la plus présente qui soit. L’œuvre ne vient pas de nulle part, elle se décline selon une densité structurelle, elle appelle à elle la pâte, elle appelle le Blanc de Titane, le Noir de Mars, la Terre de Sienne brûlée, l’Ivoire, Le Bleu Ceruleum, le Bleu de Cobalt.

   C’est la pâte, ce sont les couleurs qui sont les signifiants et c’est à nous, au gré de nos variations imaginaires, de dévoiler quelques signifiés, certes subjectifs, bien à nous, mais le Monde quelle que soit la forme qu’il revêt, Monde de l’Art, de la Mode, de l’Architecture est toujours Monde-pour-nous et il est heureux qu’il en soit ainsi. En serait-il autrement et nulle singularité, nulle individualité m’émergeraient du multiple et le Monde serait en pleine confusion et nous-mêmes reconduits à un éternel vertige. Afin d’exister, nécessité s’impose que nous créions nos points de repères, que nous posions le lexique grâce auquel les choses se diront avec une exactitude suffisante afin que, nous en distinguant, nous puissions y apparaître sans risque immédiat de nous confondre dans le tissu qu’il nous tend qui, pour être chatoyant, n’en est pas moins déstabilisant si nous ne prenons soin de projeter sur lui quelque lumière qui nous le rende familier.

   Avec l’œuvre, c’est toujours d’un dialogue dont il s’agit. Nul ne peut rester muet devant une toile sauf à renoncer à penser, ce qui revient à renoncer à vivre. Toujours l’œuvre nous parle et c’est nous qui, parfois, dans le constant égarement qui est le nôtre n’entendons plus le chant qu’elle nous adresse, ces variations colorées, ces formes, ces insistances ou ces retraits de la matière. Bien évidemment, si nous posons les « choses » dans la radicalité, la Toile et Qui-nous-sommes, ce ne sont rien que deux Mystères, deux Énigmes qui s’affrontent en une troublante polémique. Il n’y a guère d’autre issue que celle de nous extraire de cette situation qui menacerait vite de devenir aporétique si nous n’insufflions la mesure d’un Sens au sein même de cette relation. Après ces considérations d’ordre général, que nous reste-t-il d’autre à faire que de décrire ce qui se présente à nous tel un message à déchiffrer ? Or décrire est faire venir dans la présence. « Ligne Bleue », qui est-elle ?

   D’abord, il y a un fond d’inconsistance, un fond pareil au « silence d’une rumeur », l’oxymore indique le non-sens qu’il y aurait à ne s’en pas détacher. Toujours il nous faut prendre du recul, éviter l’adhérence aux choses. Le sens ne provient jamais que de l’écart. Mes sens (et éminemment le regard) me tiennent à la fois à distance et, paradoxalement, me confient à l’œuvre au plus près, dans la dimension de l’intime si je m’adresse à elle en conscience. L’œuvre, je participe à qui elle est et, comme elle est un objet d’un Monde qui nous est commun, je participe d’elle, tout comme elle participe à son tour du Monde. Dorénavant, tout ce que je dirai de « Ligne Bleue », c’est comme si je me l’adressais en une manière de retour, d’écho, de réverbération, comme si je le destinais  au Monde lui-même en sa vibrante polyphonie.

 

Je dis la chevelure, sa belle variation

de Terre de Sienne, de Rouille, de Tabac

et je dis aussitôt la colline de terre,

le revers des mottes, le labour d’automne

dans sa « gloire de lumière »,

je dis aussi qui je suis,

le pantalon de velours côtelé

que j’aime porter dans le

versant lumineux de l’Automne.

 

Je dis le Visage, son ovale régulier,

je dis son masque de plâtre

et je dis en même temps,

les carrières de talc ouvertes sur le ciel,

je dis ma profonde mélancolie

lors des jours tristes et brumeux de l’Hiver,

je dis le Visage de Pierrot Lunaire

du Mime Marceau sur son

praticable de planches.

 

Je dis les deux perles des yeux

 et je dis les lacs lumineux des Alpes

dans leurs somptueux écrins,

je dis les pleurs des peuples tristes,

je dis la nécessité de ma vision,

 la tâche incessante de décryptage

du Monde, des Autres.

 

Je dis le feu éteint des lèvres

et je dis les roches magmatiques

qui veillent en silence depuis

le ventre lourd de la Terre,

je dis le brandon de ma passion,

la peur qu’elle ne s’émousse

sous la meute abrasive des jours.

 

Je dis le torse de chaux

et de blanc d’Espagne

et je dis le large plateau des Causses

semé de vent et parcouru des entailles

des pierres de calcaire,

je dis la dimension étroite de ma joie

contrainte par les vicissitudes du temps

qui passe et moissonne tout devant lui.

 

Je dis le ballant des bras

enserrés d’une frontière bleue

et je dis la mesure étroite du fjord

dans la lumière du septentrion,

je dis la teinte de mes sentiments

quand plus un seul espoir ne brille

 à l’horizon brisé des Hommes.

 

Je dis la main pliée devant le sexe

et je dis les parties de la Terre

à jamais explorées,

je dis la fermeture du sens partout

où les libertés sont bafouées,

partout où mon esprit s’abîme

en ses propres eaux,

elles sont insondables tels les abysses

au large des côtes de rochers.

 

Je dis le presque tout de l’œuvre,

le presque tout de qui-je-suis,

le presque tout du Monde

en leur confondante multitude.

 

   Et je pourrais dire encore le long des siècles et des siècles sans jamais pouvoir épuiser la ressource des Œuvres, du Monde et peut-être aussi la mienne si un destin d’Immortel m’était alloué. Mais chaque jour qui vient, mes forces déclinent, le plus souvent à mon insu et les couleurs de l’enfance de vives qu’elles étaient, elles claquaient tels de vibrants oriflammes, voici qu’elles s’atténuent comme si une vitre opaque l’ôtait à ma naturelle curiosité. C’est si bien de voir tout ce qui vient à l’encontre avec sa pleine charge de Beauté. La Beauté est inépuisable, c’est nous les Hommes qui ne savons la voir !

   Ici est le temps venu de reprendre le titre de cet article : « Du Blanc, du Bleu, le Venir-à-Soi ». « Ligne Bleue » est-elle venue à elle ? Je ne sais et sans doute les Lecteurs et Lectrices n’en sauront guère plus que moi. Le Monde, les Autres, son propre Soi, tout ceci est d’une complexité si troublante que nulle image, nulle œuvre, nul langage n’en épuiseront le sens. Et c’est bien cette dimension proprement abyssale qui fait la grandeur de tout ce qui vient au paraître. Ce qu’il me faut dire, en conclusion, ceci : Le venir-à-Soi est toujours un venir-à-l’Autre, c’est-à-dire qu’il ne s’agit de rien de moins que l’effectuation d’une tâche infinie d’unification. La peinture ne viendra à Soi, autrement dit ne se situera au plein de son être que si, corrélativement, nous nous plaçons au sein du nôtre. Il doit y avoir homologie, correspondance et, dans le meilleur des cas, osmose, fusion car toute signification doit trouver son propre écho, sauf au risque de devenir « in-signifiante », ce qui est de l’ordre inacceptable du néant.

   Seule la convergence intime du divers, sa communauté, ouvrent l’espace d’une communication, d’une compréhension. Nous ne pouvons rester extérieurs à l’œuvre qu’à l’insuffisance d’effectivité de notre conscience intentionnelle. De façon à ce que l’œuvre existe en sa plus réelle valeur, il est nécessaire que nous nous disposions à créer les conditions mêmes de sa venue à l’être. Or, dans la « confrontation », qui donc hormis ma propre conscience pourrait se consacrer à la tâche de faire paraître ce qui m’interroge et ne me laissera en paix qu’à l’instant même où, devenant réelle plus que réelle, elle s’imposera à moi avec tout le poids de son évidence ? Oui, nous êtres cloués à notre incontournable finitude, nous avons besoin de nous rassurer à la lumière de quelques évidences. Peut-être, parfois sont-elles à notre portée. Toujours il nous faut questionner l’Art. Notre propre venir à l’être est sans doute à ce prix.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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29 septembre 2022 4 29 /09 /septembre /2022 16:44
En attente de Soi

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

    La salle du Musée est grande, blanche, silencieuse. « Grand », « blanc », « silence », les trois prédicats, les trois unités au gré desquels rencontrer l’œuvre, s’y confier dans le souci, peut-être, d’en percer l’énigme. Rien n’est encore décidé de ce qui va advenir. Le matin est tout juste levé, les voitures font leur glissement d’ouate sur le pavé lisse des rues. Le Musée ? Une grande bâtisse. Une porte encadrée de hautes colonnes. De larges baies par où entre la lumière, mais une lumière filtrée, tamisée. Des ouïes zénithales, des oculi à la cimaise des murs. L’Art en sa pure clarté car il faut que la lumière porte les œuvres à leur accomplissement, les nimbe d’un genre d’aube originaire. C’est comme une naissance à Soi, du jour, des choses, du monde, de tout ce qui vit alentour et doit faire sens. Nullement différé. Immédiat. Les œuvres ne sauraient souffrir quelque vacuité qui annulerait leur présence.

   Pour cette raison la peinture belle est à elle-même son rayonnement, sa puissance d’irradiation, son aura et nul ne pourra se soustraire à cette aimantation qui porte en soi quelque souci esthétique, nécessite un lieu où accueillir, un espace où contempler. Il faut cette zone préalable où la conscience du Visiteur, portée en son repos, guidée par un sûr instinct de l’événement qui va surgir, devienne attentive à sa germination. Des grains sont semés dans l’humus du corps, ils vivent à l’ombre de la chair, un trajet déjà se lève qui les portera à l’évidence du jour, et alors, il y aura éclosion, il y aura ouverture et ceci n’aura nul repos qu’une œuvre n’ait été rencontrée, fertile, plurielle selon ses significations latentes, qu’une œuvre n’ait été portée au plein de Soi, là où cela tremble, là où cela résonne, là où cela fourmille.

   Jeune Visiteuse est là, debout dans l’aire blanche de la salle. Face à face de l’Oeuvre, de la Conscience de Visiteuse. Rien n’existe au Monde que ceci, cette uni-dualité qui assemble et pose,  en un seul lieu, la peinture, la présence humaine, l’inclination à être au plus près, au foyer de ce qui a sens. Afin que quelque chose se dise, de l’ordre de l’essentiel, il faut ceci, cette intime liaison qui ne pourrait souffrir quelque approximation, quelque distraction. Jeune Visiteuse regarde l’œuvre, l’œuvre qui, en retour, la regarde. Regards croisés, soudés dans l’entrelacs, abouchés l’un à l’autre dans le régime convergent du chiasme, dans la rencontre de deux points-source qui ne vivent que d’un unique flux, comme si un étrange rayon en déterminait la coalescence. Dans l’instant qui vient, dans l’orbe de silence, dans la résille étroite du jour, mais combien exacte, Deux Entités n’en font qu’Une, Deux Réalités fusionnent et ceci dit la beauté du geste artistique et ceci dit la beauté de Celle-qui-regarde et parvient à Soi dans la vérité la plus juste qui se puisse imaginer.

   C’est par l’œuvre d’art que l’on parvient à Soi dans le site le plus précieux de son être. Jeune Visiteuse le sait depuis la certitude de son jeune corps, depuis l’assurance de ses yeux, depuis la plante de ses pieds qui touche le sol avec la plus grande légèreté. Car, étonnamment, tout est devenu léger, aérien, dans l’instant même de la vision. Tout est allégie de Soi et se dévoilent le domaine des pensées heureuses, le promontoire des joies simples, le seuil des faveurs infiniment renouvelables. Il suffit de dilater ses pupilles, d’ouvrir leur puits jusqu’à la mydriase et alors l’âme (nullement la métaphorique, l’éthérée, l’hypothétique), l’âme vraie, celle qui ressent, aime, se désespère, s’incline puis se relève, l’âme est touchée jusqu’en son tréfonds. Si bien qu’hors d’elle rien n’existe, sauf des poussières de contingences, des fragments de hasard qui flottent infiniment, peut-être au-delà des frontières de l’univers.

   Jeune Visiteuse a accompli l’heureux périple qui l’a soustraite aux tracasseries de l’heure, l’a exilée des divergences, l’a extraite des mors vénéneux de l’angoisse. Elle est totalement à Soi (sans doute l’acmé de la joie, on n’en peut tracer le dessin, seulement en ressentir la profondeur, en éprouver l’heureux vertige), elle est identique à qui-elle-est, sans partage, sans ligne de césure, elle est Soi-plus-que-Soi : le Temps, c’est Elle ; l’Espace, c’est Elle ; la Forme en sa vérité, c’est Elle. Le ruissellement blond des cheveux de Visiteuse, c’est le reflet des cheveux de Celle-de-la-toile. Le sage corsage blanc de Visiteuse trouve sa confirmation dans la porcelaine des jambes de Celle-qui-est-assise. Le noir de la jupe et des collants, c’est le sac à mains posé sur les genoux. L’attitude attentive de Visiteuse trouve son écho dans le geste de repos qui émane de la toile. Seule la flamme rouge du corsage du Modèle diffère et se donne en tant que foyer autour duquel l’œuvre rayonne et se donne à penser. Mais ceci n’affecte en rien l’unité de ce qui a lieu. Cette « différence » n’est présente qu’à souligner les affinités, à illustrer la fusion, le colloque secret qui s’est tissé d’une présence à l’autre. Parfois faut-il une déchirure dans le tissu du monde pour percevoir son harmonie, le flux apaisé qui en détermine le caractère.

   Pour autant, n’existe-t-il que de la félicité, rien ne vient-il troubler l’ordonnancement idyllique qui semble réunir les deux existences dans une assurance sans faille ? Å l’évidence, Celle-qui-est-assise paraît affectée d’une sorte de lassitude dont témoigne son bras droit soutenant sa tête. Fatigue passagère, moment d’abattement, quelque chagrin éprouvé ? Nous ne savons, mais ceci n’est nullement essentiel. C’est moins le thème et la nature de son traitement sur la toile qui importent que la fascination qu’exerce l’œuvre sur l’esprit de Jeune Visiteuse. Bientôt, dans les salles du Musée, seront les mouvements, les chuchotements, les allées et venues des Existants, le théâtre de la vie selon l’un de ses actes singuliers. Peut-être Visiteuse aura-t-elle quitté le Musée, peut-être se sera-t-elle mêlée à la foule anonyme des rues. Certes, le sentiment unitaire issu de sa rencontre avec la Toile commencera-t-il à se diluer, à s’atténuer et même à se dissoudre totalement, au milieu de l’agitation et du bruit de la ville. Mais ceci n’est rien moins que naturel, banal.

   Pour autant tout aura-t-il été perdu, à la manière d’un objet qu’on égare, que l’on ne retrouve plus ? Bien évidemment non, l’objet-Art est d’une autre nature, il ne se dissout nullement parmi la factualité existentielle. Son pouvoir d’émergence, de diffusion, de nitescence est prodigieux, fabuleux. Rien n’est oublié de qui il aura été l’espace d’un instant dans cette salle « grande, blanche, silencieuse », au contact de Celle-qui-est-assise, avec laquelle un événement singulier se sera manifesté. Un bavardage mondain est vite oublié, relégué dans les corridors ténébreux de la mémoire. Une œuvre d’art, si elle est vraie, ne l’est jamais, elle demeure à la manière du pinceau du phare qui balaie la nuit, en dissipe les ombres, en écarte les sourdes menaces. Désormais, entre Femme-au-sac-à-main et Jeune Visiteuse, un lien indéfectible existera pour la suite des temps. Peut-être se réactualisera-t-il au gré d’un souvenir, d’une esquisse tracée sur le blanc d’une feuille, de la découverte d’un sac à main que l’on croyait perdu. Peut-être !

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25 septembre 2022 7 25 /09 /septembre /2022 09:20
Au centre même du réseau

« Fille assise »

 

Barbara Kroll

 

***

 

   « Fille assise », nous voici rassurés à même le titre de l’œuvre. Toujours face à elle, l’œuvre, nous sommes désemparés, parfois saisis d’une inquiétude. Légitime du reste. Dans notre face à face avec elle, nul intermédiaire qui, par sa médiation, viendrait nous rassurer, nous réconforter. Oui, par rapport aux formes de l’Art, nous sommes comme dépouillés, nous craignons de n’en saisir qu’un fragment privé de sens, son « explication » totale nous échappant et nous plongeant dans les affres de l’incompréhension. Car regarder l’Art ne revient nullement à en toiser de haut la  Cimaise, bien plutôt à demeurer dans un site de pudeur, de retrait, de modération. Et, de cette position qui, cependant, n’est nulle aliénation, respect seulement, considération par rapport à ce qui est oeuvré, nous nous mettons en position d’attente, disponibles au surgissement. Nous craignons, précisément, que rien ne surgisse et que, laissés en rase campagne, nous ne restions au centre de notre solitude, privés de dialogue, à court de paroles. Car rien ne nous assure de quelque évidence et bien des Voyeurs ressortent des salles des Musées, bien plus démunis qu’ils n'y sont entrés, une frustration remplaçant l’attente du comblement d’un désir.

   Les œuvres de Barbara Kroll, en une première estimation du regard, sont totalement déconcertantes. Nous sommes plongés soudain dans un monde étrange qui n’est ni le Réel ordinaire, ni le complet Irréel de l’imaginaire ou du songe, mais un étonnant Monde Intermédiaire dans lequel les Sujets paraissent sur le point d’une venue à Soi, que le traitement pictural rapide, spontané, parfois à la limite d’une violence, semble biffer à même son énonciation. La forme monte à la visibilité mais selon quantité d’esquisses successives qui font se lever le doute et l’incertitude chez-Ceux-qui-regardent. Un Monde paraît qu’un non-Monde efface et ceci constitue la profonde originalité de cette œuvre tout en jaillissement, en feu de Bengale, en crépitement d’artifices. Ici, tout se dit sous le signe de la rature, de la biffure, de l’incomplétude du trait, de l’hésitation de la tache, de la position du Sujet en ses limites, hors ses limites. Une manière de Néant, parfois nous étreint à la vue de ce qui pourrait paraître en tant qu’illusion, hallucination, comme si l’œuvre, nous l’avions créée de toutes pièces en notre monde intérieur, là où ne vivent que les ombres et la matière tubéreuse de la chair, une cécité en réalité, un clair-obscur où l’obscur domine et relègue tout dans le motif étroit d’un non-sens.

   Alors, ouvrant les yeux, affutant le faisceau de notre lucidité, l’œuvre s’effacerait d’elle-même et rejoindrait la brume et l’ouate inconsistante de nos fantasmes, un désir avorté en quelque sorte. Nous serions en l’œuvre hors de l’œuvre et tout serait à recommencer de notre chemin en direction de la sphère esthétique. Å aborder de telles créations, il faut une disposition d’esprit, une attente réelle des significations qui s’y dessinent en filigrane, il faut, tout à la fois, l’exigence de l’Esthète, l’attente naïve du tout jeune Enfant, l’assurance de la Maturité. Seule cette vision polyphonique des choses nous mettra en mesure de coïncider avec cet univers sensible si captivant. Aimer l’Art n’est que ceci, s’aimer en l’Art et que celui-ci, en retour, sème en nous les spores d’une efflorescence. « Efflorescence », un mot qui traverse nombre de mes énonciations, tellement son pouvoir métaphorique est ensemencé de joie, fécondé de croissance, dilaté de l’intérieur vers cette lumière qui l’attire, en réalise l’admirable photosynthèse. C’est un identique déploiement qui anime les œuvres d’art comme si leur vie secrète fonctionnait sur le même principe métamorphique, à la différence que l’action « pollinisatrice » du soleil, ce sont nos yeux qui en ont la charge, notre conscience qui en ouvre la pure dimension de sens.

    Mais revenons à notre nectar, à « Fille assise » qui nous met en demeure de percer son essence, de nous substituer à qui-elle-est, en quelque sorte. Nous n’avons guère d’autre voie que de butiner l’image, pour filer la métaphore, d’en décrire les aspects essentiels. Saisir quelque chose de sa vérité au prix de la nôtre car c’est bien d’un échange dont il s’agit, hors duquel rien ne se paierait qu’en « monnaie de singe ». Le fond de l’image, mais s’agit-il d’un fond ? ne serait-ce plutôt la trace, brossée à grands traits, du sédiment pathique sur lequel repose l’Humain, cette « passion triste » spinoziste qui est « l’épée de Damoclès » qui toujours nous menace et teinte notre bonheur des cendres toujours possibles dont notre destin pourrait être atteint. Oui, cette dilution de gris que rehausse à peine un jaune usé, nous incline à quelque tristesse dont nous déduirons aisément que le Sujet est atteint d’une sorte d’incurable mélancolie. A moins que ce ne soit nous qui projetions, influencés par les taches quasiment tirées des planches du Rorschach. Alors ça papillonne en nous, des ailes s’ouvrent, et il s’en faudrait de peu que nos ambitions d’Icare ne tournent court, nous intimant l’ordre de rejoindre le sol avant même de l’avoir quitté.

   Et le Sujet-Fille, qu’en est-il de son intime complexion puisque, déjà ses entours versent dans l’indigence la plus confondante ? Le plus souvent, il y a adéquation du Sujet au milieu qui le reçoit. Certes l’on peut affirmer sans crainte de se tromper que « Fille assise » est inclinée à la tristesse, son attitude en dénonce l’atteinte au plein de la chair. Comme souvent chez cette Artiste, c’est le sentiment du confusionnel qui domine, rien n’est lisible dans la clarté et le Voyeur de l’œuvre est placé devant une sorte de rébus dont, peut-être, jamais il ne découvrira le dénouement. « Dénouement » ? Certes cette image est une superposition, un enchevêtrement de nœuds dont il semble que personne ne pourrait parvenir à en démêler l’écheveau. En quoi cette peinture est existentielle-métaphysique, ce que j’ai souvent exprimé à son sujet et qui résonne, du reste, à la manière d’un poncif.

      Alors, observant Celle-qui-nous-fait-face, sommes-nous pour autant inquiets, perdus en nous-mêmes, un brin désespérés ? Nullement et c’est bien là la vertu de l’Art que de nous déporter hors de nous, de nous donner des motifs de réjouissance au contact de l’émotion esthétique. L’émotion n’est négative que fondée sur un sol qui se dérobe toujours, dont l’être n’a ni contours, ni dimension rassurante. Or ici, une juste nourriture est allouée à notre émotion, laquelle nous ouvre à la dimension du connaître ou, à tout le moins, nous dispose à éprouver quelque sentiment nouveau, une vision renouvelée des choses. Le corps de « Fille assise » est un lavis de gris, infime variation de Perle à Ardoise avec quelques touches de Lin. Ce gris est manifestement élégant, tout à sa discrétion, à son empreinte légère. Ce gris est unité. Ce gris est onction et baume. Ce gris tient éloigné un Noir qui serait la figure du Deuil, tient éloigné un Blanc qui serait la figure du Néant. Å l’abri du Deuil, du Néant, nous avançons dans les coursives de l’Art avec l’assurance de Ceux, de Celles qui savent qu’ici est une lumière qui écarte les membranes de suie de l’Ombre. Nous regardons « Fille assise » et plus rien ne compte que le rayonnement de cette esquisse. Oui, elle rayonne. Il suffit de se porter au-devant d’elle avec les yeux curieux et toujours émerveillés de l’Enfant. Et, d’ailleurs ne dirait-on le dessin d’un Enfant qui, dès le pinceau posé, n’a de cesse de courir après qui il est : un rayon de joie dans le jour qui se lève !

 

 

 

 

 

 

 

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14 septembre 2022 3 14 /09 /septembre /2022 07:42
Regard de déshérence

Portrait d'un vieillard et d'un jeune garçon

Domenico Ghirlandaio

1490

Source : Wikipédia

 

***

 

   Si le Réalisme a pour tâche essentielle de décrire le réel, il le décrit parfois avec tellement d’intensité qu’il nous place immédiatement face au vertige de la facticité humaine. Regardant ce tableau, il nous sera impossible de prendre quelque recul que ce soit, de nous dérober à notre condition de Voyant. Une lucidité est requise qui nous fige sur place et nous intime au silence. Cette toile est interrogation originaire quant à notre Destin, elle nous cloue sans ménagement sur la plaque de liège de l’entomologie humaine. Tels de simples scarabées, ou plutôt tel ce « monstrueux insecte » dont Gregor Samsa fait la plus étrange découverte dans « La Métamorphose » de Kafka. Ayant vu, bien évidemment, la sidération ne nous quittera nullement, ourdissant la toile de fond de notre inconscient. Peu importe que nous y songions ou non, la mémoire des archétypes est redoutable. Rien ne s’efface jamais qui a été connu un jour.

   Mais, maintenant, il faut dire dans l’instant ce qui se donne à voir ici. Un Patricien florentin, vêtu d’un riche vêtement rouge garance, tient sur ses genoux un enfant dont il est présumé qu’il s’agit de son petit-fils. Mais, en réalité, le lien de parenté est indifférent. Ce qui importe, la relation entre deux personnages que l’âge sépare mais réunit aussi en un sentiment réciproque de reconnaissance. L’atmosphère qui règne dans la pièce est toute de quiétude, un genre d’assurance à l’écart du tumulte habituel du réel. La lumière est lente, elle lisse les choses, elle glisse longuement, elle est dépourvue de quelque aspérité que ce soit. On dirait une lumière d’icône, toute empreinte de spiritualité, une certaine manière d’idéalité à l’abri du souci, du danger, de ce qui pourrait contrarier et infléchir le chemin dans une direction qui ne serait souhaitée.

   Ce qui, de prime abord, retient le regard, c’est l’attitude parfaitement immobile des Sujets, ils feraient presque penser à ces personnages de cire que le Musée Grévin a plongés dans un bain d’éternité. Il y a une sorte de réassurance narcissique primaire à observer une telle scène qui pourrait bien être qualifié « d’idyllique » si la vision du sens se limitait à sa simple surface. Seulement, la plupart du temps, bien plutôt que d’être de surface, la signification s’élève des profondeurs. La vue du paysage à l’arrière-plan vient renforcer cette ambiance de vie simple et heureuse, la route n’est que lacets réguliers, les collines douces et rondes comme celles de Toscane, la montagne céleste, le ciel à peine effleuré d’une eau parme.

      Le choix du Peintre en ce qui concerne ses couleurs, le luxe délicat de sa palette, les formes aimables, les contrastes atténués, fondus en une belle unité, ce choix n’est nullement gratuit. Il est le fondement sur lequel vient se poser le drame humain car c’est essentiellement de ceci dont il s’agit, sous des apparences pourtant flatteuses, apaisantes, balsamiques pourrait-on dire. Sous cette manifeste idéalité sommeille un prédateur qu’il nous faut bien consentir à nommer : le Temps en sa texture existentielle la plus abrupte, la plus inflexible. Alors il faut dire le travail de la temporalité selon ses différentes valeurs. Le paysage de douce harmonie est image de l’Éternité, au simple motif que la Nature ne saurait connaître ni ses limites spatiales, ni ses limites temporelles. Au-delà d’une colline, une autre colline et ainsi de suite pour le compte des jours à venir. Naturelle illimitation qui nous fait entrevoir l’essence du Sublime devant la scène à l’ample donation, l’Infini s’y inscrit contre lequel se dresse notre singulière finitude.

      Et puisque la finitude vient tout juste d’être évoquée, donnons-lui de plus sûres assises. Elle n’apparaîtra jamais mieux qu’à sonder l’attitude du Vieillard, laquelle est signe de déshérence, comme évoqué dans le titre de cet article. « Déshérence » car le personnage ne pourra longtemps succéder à lui-même. La disparition est proche, la maladie qui ronge son nez en est le témoin le plus visible. Attitude d’affliction du Vieil Homme qui semble prendre conscience des bornes dernières dont le Destin lui a fait le don. L’abattement est patent, la détresse palpable. Et où le seraient-ils mieux que dans le regard vide du Vieillard ? En réalité il ne regarde pas l’enfant qui est sur ses genoux. Son regard traverse les choses, ne s’y arrête nullement comme s’il s’agissait de vitres ou bien de lames d’air sans consistance. Le comble du désespoir est ceci, ne plus percevoir du réel que des fantômes, de simples spectres, ne plus trouver nul miroir qui vous renvoie votre propre image. Tout fuit dans une manière de méta-temporalité sans consistance, sans contours, sans assises. Le regard creux, lacunaire, du Vieillard trouve son exact contraire dans celui de l’Enfant. L’Enfant regarde vers le haut avec la confiance dont son jeune âge est l’inépuisable source. Le Vieillard regarde vers le bas, là où plus rien ne se lève que désolation, perte. Le regard de l’Enfant est ouvert, celui du Vieillard est à demi-fermé, crépusculaire, bien près de s’éteindre.

     Un regard qui ne voit plus que sa propre peine, comme si les yeux s’étaient retournés sur l’étrave du chiasma optique, ne percevant plus que l’opacité, le ténébreux, l’occlusion d’un corps ne parvenant plus à proférer les signes de son existence. Mais le dénuement est si patent qu’il ne convient guère d’aller plus avant. Et maintenant, si l’on regarde depuis les yeux de l’Enfant, que voit-on ? On voit certes un visage de bonté, mais de bonté accablée. On voit le signe tubéreux de la maladie, ce nez difforme qui dit la triste mesure de la corruption de la chair. On voit le regard qui ne voit pas. On voit le puits sans fond de la Condition Humaine. Enfant, est-on affecté de ceci ou bien est-on seulement étonné, ne comprenant nullement ce que cette sombre épiphanie dit de sa propre hébétude ? Oui, il faut croire que l’innocence enfantine est le plus sûr bouclier dressé contre les atteintes du Temps.

   Le Temps de l’Enfance est temps de jeu, d’insouciance, temps qui papillonne d’une fleur à l’autre, prélève ici la richesse d’un nectar, là la fragrance d’une corolle. La lucidité est encore en sommeil, elle est une simple luciole faisant son point inaperçu dans la fenaison estivale. Et il est heureux qu’il en soit ainsi. Toujours il sera temps de convoquer ses yeux à la fête de la mydriase car voir dans la plus ouverte clarté est pur bonheur. Son propre corps, il faut le livrer sans délai aux flux incessants des photons, ils sont les ondes magiques par lesquelles nous gagnons le monde et y demeurons avec la conviction qu’une parcelle d’éternité nous touchera, qu’elle fera son scintillement intérieur et que, tel un photophore, nous avancerons dans la nuit en perforant ses membranes de suie, en ouvrant des chemins parmi la touffeur des ombres, en dilatant le corps disponible des choses. D’abord l’on sera Enfant, puis Adulte dans la force de l’âge, puis Vieillard penché au bord de l’abîme. Ceci, cette cruelle Vérité, tout le monde en est ensemencé quel que soit son stade d’avancée dans la vie et chacun l’assume à sa manière qui ne peut être que singulière.

   Regardez autour de vous les mouvements diaprés de l’existence. Vous y verrez l’insouciance de l’Enfance qui parait se sustenter à son propre motif. Vous y verrez la belle assurance de l’Adulte. Vous y verrez les premiers signes d’une lassitude lors les inévitables assauts de la vieillesse. Vous y verrez le surgissement de la déshérence comme chez ce Vieillard florentin qui n’a plus pour paysage que la demeure étroite de son corps. C’est tout ceci, et encore plein d’autres choses discrètes, que nous dit ce beau tableau de Domenico Ghirlandaio. Jeune, nous n’y voyons que le naturel cheminement de la vie. Vieux, nous n’y voyons que ce regard de finitude dont nous espérons qu’il ne sera jamais le nôtre. Voir est pure joie. Cette œuvre, évident support du tragique, est belle. Ceci voudrait-il signifier qu’il existe, aussi, une beauté du tragique ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 septembre 2022 4 01 /09 /septembre /2022 07:37
Quoi donc face à Soi ?

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   La pièce est vide, nue, blanche. La pièce est silence et, corrélativement, interrogation. Nul encore n’est entré dans le Musée. Les Autres sont hors la lourde porte d’airain, celle qui trace le partage entre l’Exister toujours contingent, et l’Art qui ne connaît que les cimaises. Une frontière est dressée qui délimite les aires, l’étrangeté de la Rue opposée à l’étrangeté du Lieu où sont les œuvres. Qui est dehors, ne perçoit nullement les œuvres. Qui est dedans ne perçoit nullement les Esquisses plurielles qui longent les trottoirs de ciment. Un fil invisible, mais ténu, pareil à la corde de l’arc sépare les deux Mondes, les rend non-miscibles, les porte au-devant d’une étrange polémique, nous voulons dire d’un combat pluriséculaire, l’immanence et la transcendance n’ont jamais fait bon ménage. Il y a entre elles, le vertige d’un abîme. Cependant une étonnante similitude. Être à la Rue, suppose une appartenance totale à qui-elle-est, au motif qu’on est totalement phagocytés par elle.  Être au Lieu de l’Art implique une totale présence à qui il est, au motif qu’on est happés, par lui, en son entier.

   C’est la nature de la dépendance qui est différente. La Rue demande l’adoubement au Réel. La Cimaise exige l’osmose, la fusion dans l’Irréel. La Rue est le signe qui sollicite l’exercice de la Conscience. La Cimaise est l’écho de ce qui appelle depuis ce qu’il faut nommer « L’In-Conscience ». C’est une opposition terme à terme, une lutte pied à pied. Il n’existe aucune passerelle possible, aucun fil qui relierait le Sujet-de-la Rue et le Sujet-de-la-Cimaise. En réalité deux présences monadiques qui ne vivent qu’à l’intérieur de leur monde propre. Être Homme-de-la-Rue, c’est renoncer à l’Art. Être Homme-de-l’œuvre, c’est oublier la Rue et poursuivre en Soi, uniquement en Soi. Nous posons donc la question « Qui donc face à Soi ? » et nous nous trouvons d’emblée dans l’embarras car, le vis-à-vis est toujours une question. Qu’en est-il du Réel ? Qu’en est-il de l’Irréel ? Y a-t-il au moins quelque chose de fondé en Raison qui justifie le Réel et suppose, de facto, que l’Irréel lui soit le miroir inversé ? Toujours les Choses demandent leur contraire, le Jour la Nuit, l’Amour la Haine, la Beauté la Laideur.

   Mais il nous faut avancer dans la connaissance de cette confrontation et, faute de pouvoir l’expliquer, du moins en décrire la double facette. Donc l’Homme-de-la-Rue suppose et demande l’Homme-de-l’Art, et réciproquement. L’Homme ou la Femme. Regardons la Femme. Celle-de-la Rue, nommons-là l’Inconnue ; celle-de-la-Cimaise, nommons-là Silhouette. Bien évidement cette personne est unique, indissociable de qui elle est, une Unité nécessaire la porte au-devant d’elle. Ce qui, ici, est essentiellement à comprendre, c’est comment Inconnue va devenir Silhouette, quelle mystérieuse métamorphose en explique la possibilité. Car passer sans transition de la Rue à la Cimaise ne trouve nul appui dans une explication logique. Si une prémisse pouvait en tracer la venue, alors nous parlerions plutôt d’un Principe de l’Illogique, manifestant au gré de cette étrange formule, que le passage de la Rue à la Cimaise, bien plutôt que de résulter d’une décision en toute clarté, serait de l’ordre de l’impulsion, sinon de la pulsion. Il y a comme un chamboulement, un retournement soudain, comme si le Conscient qui se situait au-dessus de la ligne de flottaison du Réel, se trouvait soudain requis par l’appel de l’Inconscient, par l’exploration des grands fonds, là où gît l’inaccessible site de l’Irréel.

   Inconnue est dans la Rue, toute aux mouvements, aux diapreries de cette dernière. Dans un angle de son champ de vision, une affiche qui porte une Œuvre et le nom d’une Artiste Inconnue, tout autant qu’Elle-qui-passe est Inconnue. Une soudaine lumière s’est allumée dans le fanal de sa Conscience. Des pas s’en sont immédiatement suivis qui conduisent à la lourde porte du Musée. C’est un peu une avancée à l’aveugle, à l’estime et Inconnue se sent irrésistiblement attirée par ce rectangle noir du seuil qui, bientôt, va être le lieu de sa disparition. Disparition de la Rue, disparition à Elle-même. Le langage qui parlait haut et clair il y a peu, voici qu’il devient bientôt murmure, évocation et plutôt songe que mots et plutôt images que concepts. En Elle, au plus profond, en des lieux indéterminés, hors d’atteinte, Inconnue a senti une étrange pliure, sinon une brisure. C’est le moment, à proprement parler magique, où sous l’effet d’un curieux chiasme, Inconnue est devenue Silhouette. Le Réel s’est subitement inversé, un peu à la manière d’un gant dont on retourne la peau, qui ne laisse plus voir que les coutures de l’Irréel et ceci est pure fascination. Comme une étonnante pièce de monnaie dont Elle était l’avers, connaissant en un éclair son revers après que la limite, la carnèle a été franchie. Un nouveau paysage se donne à voir, tels ceux, oniriques, qui se posent à la cimaise des couches nocturnes et papillonnent tout juste au-dessus de la falaise du front. Un oiseau de proie passe qui étend largement ses ailes, on entend le son de ses rémiges dépliées, on en devine la sublime transparence.

    C’est donc bien d’une inversion du quotidien dont il s’agit, d’une immersion dans une manière d’eau de lagune où le corps flotte et connaît l’ivresse de se sustenter sans qu’il soit nécessaire de produire quelque effort que ce soit. Dans la salle claire et spacieuse du Musée, deux seules présences qui, en réalité n’en font qu’une. La Toile, nous la nommerons  « Illusion », en raison même de son flou, du jeu indécis de ses formes. La Toile et Silhouette émergeant tout juste de leur posture nocturne. Un Noir appelle l’Autre. Un Mystère en suppose un Autre. Seul ce Face à Face est possible. Nul Tiers ne pourrait être admis qui fausserait la relation, la rendrait bancale, sinon en détruirait la fragile texture. Nous voulons signifier ici la Face de l’œuvre en relation directe avec la Face de Celle-qui-regarde. Épiphanies certes adverses sur le plan spatial mais uniment assemblées dans leurs temporalités réciproques. Le temps d’Illusion est le temps exact de Silhouette. L'un se nourrit de l'autre, l'un s'accroît de l'autre. Chacun, en sa singulière posture parvient à son propre accomplissement au motif d’une coalescence des regards. Silhouette regarde Illusion qui, à son tour, la regarde. Nulle césure, nul clivage qui placeraient ici la Toile, là le Sujet. Fusion, quintessence alchimique, transsubstantiation des êtres, connaissance de l’Autre par Soi, connaissance de Soi par l’Autre. Une Conscience-Inconscience vise un Réel-Irréel. Pour quiconque viserait la Scène (Primitive ? Un Amour reliant l’Amant et l’Aimée ?), la « perdition » heureuse de l’Un en l’Autre serait évidente, posant la subtile équation :

 

L’Autre = Le Même.

  

   Peut-être y a-t-il à tenter ici de rendre les choses visibles à l’aune d’une description phénoménologique, dernier recours pour faire apparaître le phénomène à défaut de ne jamais pouvoir saisir l’essence ? Le Langage, par nature illimité, puisque totalité, atteint ici ses limites et le descriptif demeure la pointe la plus avancée pour tenter de faire que les mots, ouvrant l’intuition, se libèrent de leur enveloppe charnelle, phono-graphique, pour atteindre ce qui, sous le discours, le sous-tend, à savoir l’être-des-Choses, nous en sentons, tout autour de nous, l’aura invisible. Silhouette. Silhouette telle qu’en elle-même l’Art l’effectue en sa plus belle promesse : coïncider avec Soi, fût-ce dans l’éclair d’une jouissance. Intellectuelle-charnelle. Ça bouge à l’intérieur du Corps. Ça allume ses feux dans la coursive de l’Esprit. Ça fait sa belle chorégraphie dans la chambre intime de l’Âme. Triade Corps-Esprit-Âme, une seule et même fluence dans la face immobile du Temps, un seul point fixe dans la quadrature de l’Espace.

   Des formes libres d’Illusion se détache un chant subtil, les mots d’un poème déplient leur corolle. Tout essaime en Tout, les spores de la beauté. Plus d’extérieur, plus de portes d’airain, plus de Salle douées de dimensions, plus de coordonnées, d’abscisses et d’ordonnées, plus de géométrie, seule une libre pensée esthéticienne qui façonne le jour, agrandit le motif du Rare, pose l’Essentiel comme la seule chose qui, sur cette lointaine Terre, possède encore un Sens. Ici est la Clairière largement ouverte où tout conflue. Sauf les soucis des Hommes, leur naturelle vindicte, l’hubris dévastatrice dont ils sont les porteurs le sachant ou à leur insu. C’est ainsi, c’est une vérité indépassable, il faut parfois se dévêtir de la Rue, de ses mensonges, de ses faux-semblants, se revêtir d’habits légers, de simples voiles, exposer son corps à la pluie douce, bienfaisante de l’Oeuvre, percevoir en Soi, le songe de l’Art et y demeurer le plus longtemps car c’est au contact des Choses authentiques et simples que nous pouvons devenir Hommes, Femmes libres d’eux traçant leur chemin dans l’orbe d’une possible Joie. Oui, ceci est possible. Que les œuvres soient notre viatique, la voie selon laquelle, aussi souvent que possible, nous ressourcer et ne point désespérer du Monde. Il y a tant de chemin à parcourir ! Tant de chemin !

 

 

   

 

 

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23 août 2022 2 23 /08 /août /2022 07:57
De quel visage est-elle la figuration ?

« Dis toujours ce que tu ressens,

Sois qui tu es au plus plein »

 

Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

   La douce pudeur que nous offre le Modèle de cette toile est une réelle onction pour l’âme. Il y a beaucoup de repos, une infinie sérénité et nous ne pourrons détacher nos yeux de cette scène qu’à l’aune d’un vif regret. Pourquoi tel être nous est-il indifférent, alors que tel autre nous retient, que tel autre nous enchante ? Sans doute les affinités parlent-elles dans l’élection de nos choix dont, au demeurant, nous serions bien en peine de déterminer les causes, d’en situer l’origine et les motifs secrets. Il y a d’étranges magnétismes, des confluences de polarités qui sont d’autant plus troublantes qu’elles sont ourlées de mystère. Cette Inconnue qui vient à moi, je la nomme « Pudique », c’est cette essence même qu’elle offre à celui qui la découvre avec bonheur. Oui, avec bonheur et je n’imagine nul Quidam qui en aurait croisé le chemin, se détournant d’elle avec ennui ou tristesse. Certains Existants diffusent, alentour, une aura qui les nimbe de toute la grâce du Monde. Å peine découverts et déjà ils répandent leur douce fragrance, et déjà ils voilent nos yeux d’une brume de joie. Pour autant, nous ne souhaitons ni les connaître plus avant, ni surgir dans leur intimité, ils sont trop précieux tels qu’en eux-mêmes. Jamais il ne faut altérer une eau de source, la laisser bien plutôt à sa vertu native.

   Avant que je ne découvre cette tempera, je n’avais nulle idée qu’un tel rayonnement pût exister et, cependant, quelque chose me disait, en sourdine, qu’il brillait en quelque endroit, qu’il se manifesterait nécessairement, comme si, du plus loin du temps, une rencontre devait avoir lieu. Pour cette raison mon étonnement est modéré, mesure d’une intuition qui en avait annoncé la venue. Un peu comme un cadeau se révèle à vous, dont vous supputiez la forme. De cette attente presque déjà comblée d’avance nait le sentiment complexe d’une plénitude qui demande que nulle vacuité ne vienne en entamer le multiple don. Curieuse posture qui me place tel le Connaissant que je suis, continûment en quête d’un plus complet accomplissement. Une anticipation avec ses heurs et ses malheurs dont nous demandons au présent qu’il vienne confirmer un versant positif, nullement son contraire. Lecteur, Lectrice, si vous pensez ma complétude en voie d’être atteinte, vous aurez raison bien au-delà de ce que votre imagination peut vous offrir. Mais il me faut cesser de placer au seuil de ma belle découverte des prémisses qui pourraient en atténuer la portée. Qui donc ai-je rencontré ?

   Pudique est enchâssée dans un bel écrin de bois doré aux moulures armoriées. Déjà l’élégance du cadre annonce l’élégance de celle qui y figure sous la lumière d’une belle Vérité. Si j’affirme ceci, l’authentique qui se dégage de cette toile, cette posture n’est guère originale puisque chacun sait, pour l’avoir appris ou simplement éprouvé, que Vérité et Beauté sont synonymes, que l’une ne va nullement sans l’autre. Le surgissement de l’Être est justesse, fidélité, ne le serait-il et l’on n’obtiendrait jamais qu’une imposture, un faux-semblant, une supercherie. Les choses droites n’ont nul besoin de parler, d’émettre des justifications, d’énoncer la logique qui préside à leur parution. Tout coule de source, si l’on peut dire, et ce qui eût pu être étonnement, se métamorphose soudain en certitude.

   Avec Pudique, je n’ai nullement à ruser, à m’annoncer sous le carton d’un masque, à vêtir mon corps de quelque ornement. Tout avec elle se donne immédiatement, sans apprêt, une spontanéité en appelle une autre, une simplicité se reflète en l’autre. M’approchant de Pudique, je ne peux qu’être moi-même et le demeurer aussi longtemps que notre muet dialogue durera. « Sois qui tu es au plus plein », tel est le commentaire que l’Artiste donne à sa toile. Ce qui veut dire : au plus plein de l’œuvre doit correspondre le plus plein du Voyant. Une lumière en appelle une autre. Une conscience se déverse en l’autre. Une sensibilité suppose l’autre. Une coalescence des intentions, une confluence des sentiments. Il n’y que cette manière de liaison dialogique ouverte, naturelle, qui peut créer les conditions d’une situation esthétique exacte, au plus près de ce réel, de cette représentation qui cherche à en rejoindre le visage au point le plus exact de sa nature.

   Nombre de Regardeurs de cette belle œuvre ne manqueront de s’étonner, sinon de s’irriter, au motif qu’un portrait de dos sort des conventions du genre, « paie en monnaie de singe » une attente qui eût souhaité un visage de face avec ses mimiques, ses émotions, tout le contenu d’un sens que la vue d’une simple nuque ne saurait donner, une natte artistique pût-elle y déployer son invention et ses souples arabesques. Certes, ce motif de désenchantement est recevable, légitime et l’on peut comprendre la levée de quelque frustration. Mais ici, il faut reprendre, en une manière de leitmotiv, le sous-titre de l’œuvre :

 

« Dis toujours ce que tu ressens,

Sois qui tu es au plus plein »

 

   C’est là, je crois, que se situe l’explication de la posture de Pudique, vue de dos et non de face. Je crois que l’on peut faire l’hypothèse suivante, quant à l’intention de l’Artiste. Si le visage, sa belle épiphanie, sont indubitablement le point de déploiement de la dimension humaine et, partant, d’une nécessaire Vérité qui doit en émerger, ce visage est aussi, à la clarté d’une éthique insuffisante, le lieu de tous les dangers les plus extrêmes. La cimaise du front dissimule, parfois, de bien vénéneuses pensées. Parfois, les yeux, bien plutôt que d’être les « fenêtres de l’âme », sont les puits de quelque vice sans fond. Parfois, les lèvres n’articulent-elles que de fausses vérités, si ce ne sont mensonges majuscules. C’est toujours le visage qui est, soit le héraut des plus hauts faits, soit le cénotaphe des perversions et des taches les plus confondantes. Certes, rien n’empêche l’Artiste, au gré de son génie, de rendre un visage aimable ou bien arrogant, antipathique, à la seule hauteur de sa technique. Le parti pris de Dongni Hou est intéressant au prétexte qu’il biffe, d’un seul geste, toute possibilité de tirer d’un visage quelque interprétation morale. Apercevant l’envers du visage, c’est à nous, Voyeurs, qu’incombe la tâche de projeter du visible sur de l’invisible. Par simple déduction, en vertu de notre propre imaginaire, nous attribuerons à Pudique des valeurs dont nous supputerons qu’elle est l’emblème. Au risque, bien évidemment de nous tromper. Mais peut-être alors, nos erreurs nous reviendront-elles en propre. Comme nous sommes des Janus à deux faces, il faut bien que ces deux dimensions de notre être soient signifiantes, sinon nous ne serions que d’étranges incomplétudes, de bizarres symboles qui chercheraient leur partie manquante à défaut de pouvoir la trouver.

   Ce que je vois, immédiatement, sur « l’envers » de Pudique, la dimension heureusement cathartique de sa posture, sa Sagesse, en réalité, l’équanimité de son âme, la justesse de son existence. L’on ne trompe nullement son monde lorsque l’attitude est si altière, sans doute douée des plus belles vertus qui se puissent imaginer. Le platine des cheveux fait son feu très doux que lisse une belle lumière cendrée. La clarté est zénithale, céleste, tissée de pur éther. Une large et souple tresse s’épanouit sur le haut de la nuque, l’enveloppant d’une touche de tendresse toute maternelle. Sur son subtil entrelacs, se joue l’alternance de l’ombre et des reflets. Deux mèches descendent lentement de part et d’autre du cou, lianes discrètes et rassurantes, une eau de fontaine qu’immobilise la venue du jour. Une tresse double, elle fait penser à ces romantiques « Wasserfalls » alpestres qui bondissent, joyeux, se perdent, tout en bas, dans un jaillissement blanc de gouttes. Un mince jonc noir, sans doute un velours, souligne la délicatesse du Sujet, sa naturelle simplicité. Un nœud d’identique texture retient le bas de la tresse avant que la nappe de cheveux ne trouve le lieu de son épanouissement. La robe, toute de discrétion et de noble retenue, un lin blanc je suppose, laisse apercevoir les vagues subtiles des manches, une encolure que dessine, à peine, un fin liseré. Sur tout ceci, le jour est une fête tout en délicatesse, une joie feutrée, on dirait la phosphorescence d’un galet sous le ciel gris d’Irlande, le long de ces grèves serties de songe dans l’immuable du temps.

   A me placer auprès de cette tempera si équilibrée, si délicate, sous cette lumière de clair-obscur, je n’en peux ressentir qu’un généreux sentiment de paix et je crois bien que ma plénitude en est atteinte qui, longtemps, me dira le centre de mon être, la quête d’un accroissement qui connaît sa résolution, au moins l’espace d’un regard. Tout le temps qu’aura duré mon immersion, plus rien du Monde ne sera venu à moi que cette touche de simplicité doublée d’une juste félicité. Toujours les œuvres de Dongni Hou ont cette immédiate profondeur au plus près de ce que l’Art a à nous manifester, une joie rayonne qui nous appelle. C’est à nous d’y répondre depuis le plus juste de qui-nous-sommes.

 

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4 août 2022 4 04 /08 /août /2022 10:28
Vous dont le corps…

« Femme sur la plage »

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Vous dont le corps est cette pliure sans nom. Vous la Dolente que voici abandonnée à l’immense solitude d’une anatomie sans attache. Vous n’êtes que ceci, une forme sans contenu, une ligne qu’aucun pinceau n’a terminée. Vous êtes en voie de… Mais en voie de quoi ? Le savez-vous au moins ?  Tous nous sommes des êtres jetés dans l’exister, des sortes de Ravaillac démembrés. Un bras perdu ici qui n’a plus la mémoire de son dernier geste. Un autre bras ailleurs, il ignore la réalité de son jumeau. Et les jambes ? Elles ne sont que des rameaux secs, des genres de brindilles, elles font penser aux parties d’un insecte que la mort aurait roidies, les abandonnant à leur immense solitude, à moitié manduquées. Il sera toujours temps de continuer une autre fois le festin. Mais peut-être pensez-vous que j’exagère, que la chaleur a dissout une partie de mon cerveau et que, par conséquent, c’est moi qui suis aliéné, condamné à ne proférer que des mots dont le sens demeure crypté, inaperçu.

   Le Fou, c’est toujours l’Autre, ceci est le genre d’apodicticité dont nous meublons notre conscience afin de nous sauver, du moins en nourrit-on l’espoir. Visant celui-qui-nous-fait-face, nous nous allégeons du faix que nous déposons sur ses épaules. Plus il est dans la « pesanteur », plus nous sommes dans la « grâce ». Mais de cette situation, nous ne nous tirerons à si bon compte. Le chargeant, lui faisant courber l’échine au motif de notre seule volonté, c’est la Condition Humaine qui est visée, autrement dit, ce poids dont nous pensions nous délester, nous revient en plein face, à la manière d’un boomerang. Nous le pensions déjà loin et il était tout juste au-dessus de nos têtes. Et il était en nous. Mais il y aurait trop de tragique à remettre cette question « cent fois sur le métier ».

   Vous dont le corps est cet abandon à soi, abandon au Monde. Votre corps, identiquement au geste de la Prostituée, vous l’avez jeté en pâture à qui voulait bien le prendre. Et ce geste de pure donation est admirable. Nullement condamnable. Qui donc l’offrirait ainsi, sans arrière-pensée, don pour le don, geste sacrificiel où l’Autre est celui qui vous détermine, étend sur vous son empire, vous soumet à l’imperium de ses désirs, de ses manies, de ses plus cruelles obsessions. Oui, vous regardant, c’est bien la figure de la « Fille de Joie » que vous me tendez. « Fille », certes, mais « de Joie » ? Oui, « de Joie » car vous ne parvenez à vous-même qu’à vous donner, à vous fondre en l’Autre, à devenir, en quelque sorte son jouet. Votre corps est un terrain de jeu, et c’est ce jeu même par lequel vous arrivez à vous. Bien plutôt que d’être condamnée au simple régime de votre condition, vous ne vous reconnaissez que dans cette violence, cette furie qui habitent vos Amants de passage. L’acte qui les exténue et les laisse livides au bord de votre couche, c’est ceci même qui vous accomplit bien au-delà de ce qu’ils pourraient imaginer.

   Dans l’acte tragique qui vous réunit l’espace de quelques instants, ils se prennent pour les héros dont vous seriez l’innocente victime. Mais combien leur réflexion est à courte vue. C’est eux qui s’aliènent et brûlent leur âme au centre de la convulsion vénale. Pensant n’exister que par eux, en réalité, ils n’existent que par vous. La part de ciel à laquelle ils prétendent, c’est Vous et seulement Vous qui leur accordez. Dans la fougue de l’acte sexuel (c’est uniquement de ceci dont il s’agit, un simple corps à corps, au moins dans la saisie directe d’un premier regard) pensant vous posséder, ils ne se possèdent jamais qu’eux-mêmes puisque, aussi bien, leur acte est position de pur auto-érotisme, manière d’onanisme où la fournaise de votre centre se substitue à la violence de leur intense solitude. Ce qu’ils veulent, le suspens d’un bref éclair, se prouver qu’ils existent, retenir un moment l’épée de Damoclès de leur finitude. Ce qu’ils perdent dans le feu de l’action, vous en recevez les fruits immédiats.

   « Post coitum omne animal triste est », énonce la formule antique. Certes, vos Amants sont tristes. Ici se joue une inversion du sens de l’acte entre qui-vous-êtes et qui-ils-sont. Pendant la relation, ils n’avaient de rapport qu’à la Mort dont ils voulaient dissoudre le spectre à l’aune de cette terrible confrontation. Vous étiez à l’opposé puisque c’était bien le négoce de votre corps qui vous permettait de Vivre, d’échapper, en quelque sorte, aux affres existentielles. La totalité de votre vie était contenue dans ces actes à répétition qui, s’ils se déroulaient sous le visage du négoce, n’en constituaient pas moins un acte de générosité. On ne confie nullement son corps à l’Autre sans plus de souci que si on lui remettait un objet dont il aurait la garde provisoire. Le corps à corps n’a rien d’un geste gratuit, il n’est uniquement une chair contre une autre chair, en son fond c’est la rencontre d’une âme avec une autre.

   La dimension humaine outrepasse toujours la dimension mercantile. Au plus fort de l’événement, pour Vous, pour l’Autre, la conscience ne s’efface pas, elle se majore d’un sensualisme sous lequel, toujours, veille une vigilance. L’acte d’amour, fût-il vénal, est toujours un acte humain, il engage la réciprocité des regards, des ressentis, il se double toujours d’un motif éthique. N’en serait-il ainsi, ce serait chose contre chose et l’animalité originaire effacerait des millénaires de civilisation, de culture. L’acte de prostitution n’évacue nullement les sentiments, sans doute les met-il entre parenthèses le temps d’un éclair et encore faudrait-il pouvoir en repérer la manifestation « à bas bruit » si l’on peut dire. Toute relation est toujours chargée de sens, toute rencontre est le lieu d’une fusion. Bien évidemment, des siècles de morale judéo-chrétiennes ont façonné les attitudes, ont créé des réflexes qui sont nécessairement devenus inconscients.

   Toujours une morale bourgeoise (une « moraline » aurait dit Nietzsche) vient perturber notre vision des choses, y déposant une couche de préjugés sédimentés qui nous exonèrent d’être objectifs. Ainsi toute relation de prostitution est-elle marquée au fer de l’infamie, confondant en un seul creuset, aussi bien le vice de l’Actante que celui de l’Actant. Mais ceci est pure gratuité. Dans bien des relations conjugales ayant reçu l’assentiment de la société, les rapports se situent-ils dans des jeux de rôle pervers où chacun essaie de « tirer son épingle du jeu » au détriment de l’Autre. Étranges rapports Dominant/Dominé où chaque posture est bien davantage jugée dans la perspective d’une image d’Épinal que d’une réalité estimée selon son objectivité. Bien des couples, en dehors d’une façade à exposer à la société ne fonctionnent que sur de constantes hypocrisies, de délétères jeux de dupes où, bien évidemment, chacun s’estime la victime, ceci revenant, en dernière analyse à savoir qui de la poule ou de l’œuf…. Ceci est un cercle sans fin.

      Vous dont le corps est le lieu de toutes les joies et toutes les peines, vous que j’ai amenée dans le quartier de la prostitution, avais-je réel motif pour en décider la brutale réalité ? Je ne sais et personne ne pourrait savoir à ma place. C’est ainsi, parfois les images nous présentent-elles un réservoir infini d’esquisses inconscientes qui s’actualisent de telle ou de telle manière. Peut-on aussi facilement diriger ses pensées ? Et, du reste, ceci est-il souhaitable ? Non, il faut laisser les pensées flotter et, a posteriori, leur trouver, non des justifications, seulement tâcher d’en percevoir quelques significations. Cette peinture de Barbara Kroll qui a été le déclencheur, sobrement intitulée « Femme sur une plage », sans doute l’ai-je brusquement sortie de son contexte pour l’habiller d’un sens qui y est sans doute latent. Si j’essaie d’analyser mes projections mentales sous le signe de la Raison, voici ce qui se dessine de façon claire. Vous dont le corps est ce genre de cuir fauve cerné de noir, vous qui êtes censée profiter d’un substantiel repos, vous dont le hâle est pareil à celui d’une poterie ancienne, vous qui peut-être rêvez au soleil, qui peut-être dormez au plein de votre innocence, voici que je vous ai déportée de vous, vous ai attribué le visage de la prostituée. Sans doute êtes-vous bien éloignée de cette pseudo-réalité que j’ai esquissée à grands coups de brosse.

   Voyez-vous, ce qui m’a conduit à vous dire et vous éprouver telle une Fille de Joie, il faut aller le chercher du côté de Picasso et de ses célèbres « Demoiselles d’Avignon ». Je ne sais si la forme selon laquelle la peinture de l’Artiste Allemande se développe dans le cadre de cette toile est volonté consciente de rejoindre l’Artiste natif de Malaga ou bien si l’influence est une simple loi du hasard. Cependant la confluence me paraît si évidente, que je ne la considère nullement fortuite. Le thème de cette œuvre, véritable fondement de l’Art Moderne est, on le sait, celui d’un lieu de prostitution, autrement dit d’un Bordel.

 

Vous dont le corps…

Si l’on prend soin de rapprocher les deux œuvres, il me paraît évident qu’un air de parenté les fait se rejoindre d’une manière peu contestable. Mêmes teintes sombres saturée en couleurs. Mêmes visages inscrits dans un ovale presque parfait, dont la perfection même signe cette « inquiétante étrangeté » qui sera l’un des paradigmes selon lesquels la Modernité trouvera à se fonder telle la violente interrogation de l’Homme face à son Destin. N’oublions pas que cette œuvre importante dans le domaine de la figuration esthétique, porte en soi de manière virtuelle, les grands drames de l’humain, elle ne préfigure rien de moins que les atrocités de Guernica, les abominations de l’Holocauste. L’oeil gauche de chacun de ces Modèles est comme biffé, enduit de bitume, fermé sur les constantes apories du Monde.

   Ici, ce n’est nullement mon regard qui crée le tragique, c’est le tragique qui crée mon regard. Ce tragique, non seulement nous devons l’apercevoir, mais le porter en nous de manière à témoigner des atrocités de l’Humanité, faire tout ce qui est en notre possible afin que ne se reproduisant plus, enfin notre esprit puise reposer en paix. Les bouches sont de pourpre éteinte, comme ensanglantées, identiques à des blessures qui auraient atteint le Langage au cœur, le réduisant au silence. En plus, à la façon d’une figuration « surnuméraire », le visage de « Femme à la plage » est empreint d’une gravité christique si bien que les cheveux pourraient se donner en lieu et place de la couronne d’épines. Certes, ici, nous sommes aux antipodes des figures de proue contemporaines de femmes libérées de corps et d’esprit, agitant haut et fort le pavillon de leur autonomie, faisant claquer, contre vents et marées, l’oriflamme de leur indépendance. Cette figure semble aliénée, son visage réduit à n’être qu’ombre et nuit, signe avant-coureur de sa finitude.

   Cependant, dans mon texte, j’ai pris soin de peindre les traits de cette possible Prostituée de façon bien plus claire. Ôtant cette part d’obscurité qui, toujours enténèbre les actes prétendus immoraux, c’est au seul motif de réhabiliter ces Figures toujours rabaissées au sous-sol de la Condition Humaine. Or cette vision des choses, hormis le fait qu’elle n’est nullement juste, coupe à la racine tout motif, pour qui que ce soit, à se réclamer d’une humanité, à l’assumer, sinon selon son coeur, du moins selon son corps, cette liberté fondamentale de tout individu, son bien premier et inaliénable. Qu’une femme se donne par amour, intérêt ou monnaie son corps, ceci est affaire de conscience individuelle, et aucun jugement n’a à être au pouvoir de la société, laquelle, parfois, est bien loin d’être exemplaire. Les destins sont tracés de telle manière que serait bien malin qui pourrait en changer le cours. Il n’y a pas de petit et de grand destin, seulement un chemin à emprunter. Plurielles sont les pistes, singulières les décisions. « La liberté n’a pas de prix », ceci, au moins, devait-il être reconnu comme le beau geste de l’humain. Mais, parfois les gestes sont-ils entravés. Il faut les délier, ceci est la condition pour faire échouer les dogmatismes de toute obédience. Ils sont nombreux à notre époque qui se pense, narcissiquement, parvenue au plus haut, alors qu’elle connaît bien des étiages. Oui, il est grand temps de remonter vers la surface ! De telles œuvres nous y invitent.

 

  

 

 

 

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11 juin 2022 6 11 /06 /juin /2022 13:28
Elle, Rêveuse en son retrait

 

Peinture : François Dupuis

 

***

   [Avant-texte

 

Quelle forme d’expression destiner à la Peinture ?

 

   Regarder une peinture n’est pas simple affaire de vision, de perception, comme si l’on observait une chose puis on l’abandonnait à son être de chose sans plus s’en soucier. Regarder une Peinture, en une certaine façon, c’est accepter de s’y immerger, de s’y immoler, de faire que notre être rejoigne son être. Car, identiquement à nous les Hommes, nous les Femmes, les choses ont un être dont jamais elles n’abdiquent qu’à l’aune d’un regard inadéquat les visant et les laissant tels de vulgaires objets. Le problème d’un langage dédié à l’Art est toujours celui de son adéquation à l’objet dont il traite. Ou bien l’on s’engage dans une prose dite « savante » et l’on bâtit des hypothèses sur l’œuvre, créant, en quelque sorte, une œuvre au second degré dont la pertinence, parfois, laisse à désirer. Ou bien l’on se contente d’énoncés prosaïques, quotidiens, si l’on veut, mais alors on risque de sombrer dans la première immanence venue. Ou bien encore, et c’est le parti-pris du texte ci-dessous, l’on s’essaie à « poétiser » et l’on risque, tout simplement, de se situer à côté de l’œuvre, d’en réaliser une copie qui ne soit nullement conforme à son essence. On voit combien ici, se pose une difficulté dont les termes sont de nature métaphysique. « Métaphysique » au sens d’un « au-delà », d’un « en-dehors » de ce qui est à considérer, telle Toile, qui ne pourra plus reconnaître son portrait dans les traits qui seront censés en représenter la réalité.

   La « réalité », voici où le bât blesse, car comment pourrions-nous parler de « réel » pour une œuvre qui, précisément, tâche de s’éloigner d’une simple mimèsis, d’une reproduction du visible pour témoigner de l’invisible. Oui, de l’invisible car si cette Peinture se donne à nous au terme d’un procès de visibilité, (il faut bien que la « chose » fasse phénomène afin que nous en apercevions le motif), elle ne peut pour autant prétendre demeurer dans ce statut qui la ramènerait à la condition d’une existentialité, par exemple à la fonction d’un outil et de sa mesure utilitaire. « L’Art est inutile », disait Ben en son temps, et c’est bien cette « inutilité » qui désigne sa grandeur et l’exception qu’elle est pour un œil qui sait voir.

   Mais revenons au langage et à sa forme. Un texte d’allure « poétique » convient-il pour rendre compte d’une forme plastique ? N’y a-t-il décalage, usurpation d’identité ? La soi-disant « poésie » se donnant en lieu et place de la Peinture dont elle est censée faire apparaître la nature ? Certes, sans doute la voie « poétique » paraît n’être pas la voie la plus indiquée. Mais, en vrai, nul commentaire d’une œuvre ne nous assure de sa parfaite cohérence. Et même un langage intérieur, né d’une contemplation de l’œuvre, est déjà interprétation, est déjà cette manière d’irisation, de tremblement, d’écho qui miment la Chose de l’Art sans en bien respecter la sincérité, la vérité.

Penser est déjà déformer

Ecrire est déjà métamorphoser

 

   Tout ceci pose le problème des « correspondances », si bien évoqué par Baudelaire. Les Choses se répondent-elles vraiment ou bien est-ce seulement une vue de l'esprit ?

 

« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».

 

   Je ne sais si « Rêveuse » répond et à quoi elle répond, comment elle répond. En tout cas, pour moi, en ce matin estival, « Rêveuse » se donnait sous le vague intitulé de « poétiser ». Je ne sais si les Lectrices et Lecteurs répondront à ceci qui est pure subjectivité, affinité avec ce qui se présente et qui, au cours des jours, selon les inclinations du moment, se décline de telle ou de telle manière. Merci en tout cas à François Dupuis de m’avoir confié sa belle Peinture. Puisse-t-elle trouver un écho quelque part.]

 

***

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Elle ne pourrait nous laisser indifférents

Il en est ainsi des êtres de mystère

Ils nous interrogent bien au-delà

De nos minces effigies

Elle Rêveuse en sa discrétion

Comment pourrions-nous rester en silence

Ne pas lui faire face 

Elle est Elle à seulement nous mettre

Dans l’embarras de qui nous sommes

Elle est Elle au gré de sa simple présence

De l’immobile en Elle advenu

Elle est Elle, qu’un aimable Destin

A placée sur notre chemin afin que

De la Beauté nous connaissions la venue

Nous admirions l’irrémissible don

Alors nous visiterait à jamais

Une image dont notre mémoire

Ne pourrait se distraire

Qui se placerait au foyer

De notre juste souci

Bien des événements se présentent à nous

Dont nous ignorons la subtile valeur

Le plus souvent nous cheminons

Å la pointe de nos êtres

Insoucieux de ce qui autour de nous

Porte le signe de l’ineffable.

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Hommes distraits nous le sommes

Depuis notre naissance

Nos perceptions ne sont qu’illusions

Dont la Mort seule biffera la trace

Méconnaître la Beauté reviendrait

Pour les Antiques à ignorer les dieux

Mais peut-on longtemps

Se détourner de l’Empyrée

Et poursuivre sa route

L’esprit serein, l’âme tranquille 

Nous voyons bien qu’à ignorer ce qui fait Sens

C’est nous-mêmes que nous condamnons

Å nous égarer dans l’erreur

Å nous détourner de la Vérité

La seule Lumière qui allume au fond de nos yeux

La lucidité, la nécessité de vivre en accord

Avec notre conscience, nullement de la renier

 

Alors, sûrs de ceci

De l’impérieuse loi du regard juste

Nous nous attardons longuement

Sur Celle que nous nommerons « Rêveuse »

Car il semble bien que ceci se donne

Comme sa possibilité immédiate d’être

De faire face au Monde, de tracer son sillon

Parmi les vagues toujours renouvelées de l’altérité

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Nous nommions les Antiques il y a peu

Et ceci n’est nul hasard tellement Rêveuse

Paraît Trouver son écho dans ce portrait dit du « Fayoum »

Comme si Elle et son Antique Modèle illustraient

Ces « Demoiselles d’Antinoé », ces mythes féminins

Ces pures beautés dont on pense

Qu’elles sont issues du rêve

Que si nous voulions les approcher

Elles s’évanouiraient tels les fils d’un songe

C’est bien en ceci que la Beauté

Est rayonnante

C’est bien en ceci que la Femme

Est l’Inaccessible

Qui nous regarde depuis

Le plus loin de son énigme

Combien cette Toile est belle

Å l’allure d’encaustique

Cette matière si pleine, si chaude

Si rassurante, si maternelle

Elle a le lustre d’une patine ancienne

La lueur d’une résine, la douceur d’une argile

Elle vient à nous pareille au semis d’un pollen

Et l’air se tisse de soie et les mots improférés

Résonnent à nos oreilles

Å la manière d’une généreuse confidence

D’un secret à nous destiné

 

Oui, Rêveuse parle en Elle

Comment pourrait-il en être autrement 

Les êtres de pure intériorité

Ne peuvent entretenir qu’avec eux-mêmes

Ce colloque dont ils s’abreuvent

Comme l’abeille le nectar

Parler haut serait consentir

Å détruire ce trésor, cette richesse

Parfois les choses gagnent-elles

Å être dissimulées

Et les flammes mouchées

En disent bien plus

Que les impétueux brasiers

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Le lit de sa chevelure est une cendre légère

Å peine une ondée sur un chemin de poussière

Le front est haut, lisse, bombé

Lui qui recueille les chastes pensées

Certes nous pouvons y lire l’inquiètude d’exister

Mais loin d’être une retenue, une menace

C’est l’enclin métaphysique qui l’habite

Qui fait son murmure de source

Comme si son origine même était

Sur le point de sourdre, de se révéler

L’arc des sourcils est une parenthèse

En laquelle les yeux s’enchâssent

Deux billes d’obsidienne

Qui disent la nuit du regard

Ce pur domaine d’un onirisme

Il est une nervure qui prépare le jour

Attend la lumière, suppose l’intelligence

Nullement un coup de fouet

Le témoignage d’une profondeur

 

Le nez est droit qu’effleure

Une ligne de clarté

La bouche est discrète

Les lèvres à peine visibles

Elles disent le silence

Le précieux qu’il renferme

La douce poésie qu’il recèle

Une joue reflète un jour économe

L’autre s’allume d’un délicat clair-obscur

Ici les minces reflets nous disent

La joie qu’il y a à vivre dans le simple

Dans l’immédiatement éprouvé

Dans la sensation alanguie

 

Une perle orne l’oreille gauche

Presque inaperçue

Métaphore de Rêveuse

En sa native modestie

Le cou s’orne d’une dernière

Vague de douceur

Un fin chemisier entre Coquelicot

Et Nacarat clot le portrait

Coquelicot, cette fleur si discrète, si éphémère

Nacarat, une touche de velours, une empreinte de satin

Ces souples étoffes, en une certaine façon

Parlent le langage de Rêveuse

 

Une brise court sur l’eau sans la toucher

Pas de deux de gerridé, vol de libellule

Ce qui, léger paraît, a une inoubliabe saveur

Å peine le goût en effleure-t-il le palais

Il n’en demeure qu’une illisible trace

Une présence a été

Pareille à la nuée

D’une encre sympathique

Nul effacement n’en guidera le destin

Ce qui, une fois seulement

A prononcé le mot « Beauté »

Se teinte d’éternité

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

 

***

Épilogue

Elle, Rêveuse en son retrait

                                      « Rêveuse »                        « Portrait du Fayoum »

                                  François Dupuis                        Source : Odysseum

  

 

   Ici, comme indiqué dans la chair vive du « poème », j’ai mis en relation « Rêveuse » de François Dupuis et « Portrait du Fayoum » tel qu’apparu au IIe siècle après J.-C dans les parages de la cité antique « d’Antinoé ». Je crois à une évidence des « correspondances » faisant se rejoindre, au-delà du temps, au-delà de l’espace, deux œuvres fécondées d’une identique empreinte. L’encaustique sur bois de cèdre et doré, de la représentation antique, vient confluer avec l’huile tout en douceur, tout en nuance que nous livre dans son somptueux écrin la délicatesse habituelle de François Dupuis. Même texture, même palette de tons chauds, terriens, lustrés, pareils à l’argile d’un vase millénaire, même douceur songeuse du regard, même interrogation qui traverse les Siècles, traverse les Toiles et nous bouleverse dans notre essence d’Hommes, de Femmes.

    Ici se dit, en quelques touches savantes, une part d’éternité. Si l’Art a bien une fonction, nous conduire à notre propre oubli, transcender l’espace et le temps, nous déposer ailleurs que là où nous sommes sur une Terre de pure Idéalité, alors voici son but atteint, nous en sentons la magnétique puissance au creux même de notre chair.

 

Y aurait-il plus belle lumière que celle-ci ?

Qui donc répondra en premier ?

Qui donc répondra en Vérité ?

 

   Nous sommes ici si près d’une Origine, nous percevons son bruit de source, nous nous abreuvons à sa claire évidence. C’est là qu’il nous faut demeurer, immobiles tels des Gisants, mais des Gisants atteints de Passion, sans doute la plus belle chose qui soit sous ce Ciel sans limites, sur cette Terre dont un jour nous avons émergé pour dire quelques paroles et retourner au silence.

 

Ce qui dit le plus : le Silence,

à condition qu’il soit habité.

Silence

 

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7 mars 2022 1 07 /03 /mars /2022 21:26
Lichtung

"Lichtung", lavis, Pontivy 2009

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

                                                                                             Le 10 Mars 2018

 

 

 

                            Ma Lumineuse.

 

 

   Que je te dise, aujourd’hui est le premier jour après ces rigueurs hivernales où la lumière me visite avec une belle et nouvelle ardeur. Lorsque, ce matin, j’ai poussé mes volets, j’en sentais déjà le flux vibrant tout contre les vitres. C’est un luxe à nul autre pareil que de sortir de l’ombre, de sentir la nature partout présente, disponible, vouée à toutes les floraisons possibles. Eh bien je crois même que les pierres qui parsèment le Causse de leurs éclats blancs se dilataient de l’intérieur. Il me semblait entendre leurs craquements, leurs subites élongations et ceci était d’autant plus réjouissant qu’il semblait n’y avoir nulle limite à leur sortie dans le monde. Oui, elles consentaient à franchir leur propre paroi, à ouvrir leur être, à se mêler à l’arbre, au ruisseau, au vent qui essaime ses écailles  dans ce pays du peu, du rien, souvent de l’inapparent, sauf aux yeux des indigènes qui en connaissent la courbure, parfois les sautes d’humeur lorsque l’orage s’annonce et que le ciel vire au gris. C’est dans ce pli singulier du temps météorologique que trouvent place les photographies les plus esthétiques, les dessins au graphite les plus exacts, les natures mortes à l’encre avec leurs sublimes hachures, leur quadrillages, leurs taches. Vois-tu c’est cette ouverture de l’espace à la manifestation artistique qui constitue l’un des phénomènes les plus émouvants de la rencontre de l’homme avec ceci qui l’accueille afin que, des choses, une parole soit dite. Connais-tu, toi aussi, ce genre de frémissement devant la pullulation des signes ? Car, oui, tout est signe et singulièrement les traces de la lumière au milieu des grains d’argent, les traits du crayon, les arborescences de l’encre qui viennent à nous afin que nous en saisissions la fragile réalité.

   L’arrivée du jour ce matin : une flaque claire dans la nuit, un grésillement presque inaperçu, une vibration à l’orée du bois de chênes-rouvres. C’était comme si, du sein de l’ombreux mystère, un cercle de présence s’était levé qui élargissait son onde, écartait les balais des ajoncs, poussait les épines des genévriers, ménageait sa place dans le concert à peine affirmé du tableau. Sans doute auras-tu pensé à cet espace privilégié de la clairière qui déploie son être au sein de la confusion. Et combien tu auras raison. Tout espace qu’enclot une végétation, qu’enserre une barrière, que délimite un pli de terrain et voici que se donne à voir un lieu de tension des opposés. Tout ce qui contraint et cloître apparaît sous la figure d’une servitude. Tout ce qui tâche de s’en distraire revêt aussitôt le beau visage de la liberté. Constamment, existentiellement, nous vivons sous le régime de cette double contrainte. Où bien nous connaissons l’enfermement, ou bien nous transgressons les obstacles et débouchons dans le vif de l’heure comme si, depuis l’éternité, il nous attendait de manière à ce que nos yeux soient fécondés, ne demeurent infertiles.

   « Clairière », à n’en pas douter l’un des plus beaux mots de notre langue. Et combien l’usage métaphorique de ce terme prend une majestueuse ampleur sous la plume  de Jules Renard dans son Journal : « Penser, c'est chercher des clairières dans une forêt ». Magnifique proximité de notions confluentes, pour ne pas dire synonymes : « Clairière », « Pensée », « Être ». Si être est penser, comment penser sans l’éclaircie ? Ceci est une telle évidence. Sortir de l’ombre et tracer une voie. La sienne propre par laquelle seulement on devient homme afin de correspondre à son destin. Sans doute en es-tu consciente, Solveig, toi qui chemines, solaire - le secret de ton beau prénom -, certains mots portent en eux la marque d’une insigne beauté.

   Ainsi « Lichtung » - qu’on traduit habituellement par « clairière » -,  qui rayonne de lui-même, d’abord en raison de sa consonance germanique, ensuite à la force de ses deux syllabes claires, sans doute devrions-nous dire « cristallines », tellement une pureté s’en dégage, une légèreté y paraît. Mais quelle légèreté, sinon celle de l’être-même, des marcheurs que nous sommes qui, en forêt, ne cherchent jamais que l’espace ouvert de la clairière, le « lieu où se libère, où s'affranchit », nous précise Heidegger dans la Conférence « L'affaire de la pensée »,

« elle octroie la présence-même », précise le philosophe à propos, précisément, de la clairière. Une signification multiple s’y inscrit, celle de lumière, celle de légèreté, d’ouvert surtout dont on peut retrouver le pouvoir de fascination dans les pages de Rainer Maria Rilke. Ouverts en quête d’être sauf que la démarche rilkéenne est d’ordre subjectif, genre de forme « mythopoétique du narcissime moderne », selon les propos de Jean-François Mattéi, alors que pour Heidegger elle est plutôt d’ordre « objectif », l’être étant toujours déjà ouvert, ce qui suppose l’économie d’un passage du dedans à un hypothétique dehors. L’être est toujours auprès des choses, d’autrui, du monde. Mais nous n’épiloguerons nullement sur des notions, à proprement parler, « abyssales ».

   Nous nous en tiendrons à cette idée générale d’ouverture, d’éclaircie, de clairière, de lumière aussi qui en émane, qui s’y déploie, là où seulement il y a de l’être qui se laisse approcher. Non se rendre visible puisque seul l’étant supporte le phénomène en tant que se montrant au regard.  Le Dasein en l’homme se définit en tant que son ouverture aux choses comme telles. Et rien n’en sollicite plus la présence, du Dasein,  que l’œuvre d’art qui, instituant un monde,  fait séjourner dans l’Ouvert de l’étant. Le monde, en tant que clairière, s’ouvre, faisant « ek-sister » le Dasein, c'est-à-dire le tirant hors du néant, de l’obscur, d’une aporie constitutive même  de sa condition.

   Mais tu te seras aperçue combien la pensée circule sur une mince ligne de crête dès l’instant où la lisière même entre la forêt et la trouée devient ce fil ténu qui, à tout instant, menacerait de se rompre. Tout ce long et exigeant prologue pour amener une œuvre de Marcel Dupertuis dont le titre, précisément « Lichtung », contient en sa réserve tout ce qui vient d’être évoqué. Alors la question légitime à se poser maintenant : de quel type d’Ouvert s’agit-il ? Rilkéen, heideggérien ou bien sous la vision d’Henry Maldiney, tant cette notion d’obédience phénoménologique a fait florès. Il en est ainsi des mots dotés d’une certaine originarité - des mots de « naissance » en réalité -, que leur destin se décline nécessairement sous l’amplitude du « poly » : polyphonie, polyrithmie, polymorphie et la liste serait infinie des variations sur le mode du « multi », du « pluri », du « nombreux».

   Sans doute sera-t-il utile de s’orienter également vers une conception maldinienne de ce concept forcément vague. La nature même du mot « ouvrir », son empreinte étymologique dont je citerai trois occurrences suffiront à pointer son infinie polysémie : «faire que ce qui était fermé ne le soit plus» ; «déplacer ce qui empêche le libre passage» ; «donner accès à». Nul commentaire ne pourrait en préciser davantage l’évidente vastitude. A partir d’ici, il conviendra d’emprunter de larges citations d’un article de Jean-Pierre Charcosset, ancien élève de Maldiney, afin de décrypter une pensée majeure dans le domaine de l’art. Qui ne saurait être que le domaine de l’Ouvert.

   Oui, Solveig, certains sujets méritent que l’on s’y penche, puisque parlant de nous, nous ne parlons, de facto, que d’ouverture, d’art, cette dimension quintessenciée en laquelle l’homme-artiste trace la voie d’une possible rencontre : de l’être-homme, de l’être-œuvre. Tout confluant dans le même sens d’une compréhension du monde. Mon propos, immédiatement, fera de l’ouvert cette étendue infiniment plurivoque se déclinant sous quantité de facettes. Tout comme un quartz que la lumière traverse, se diffractant en des milliers de signes dont nous serions bien en peine de faire l’inventaire. Le problème avec de telles notions soumises au « grand écart » conceptuel, c’est de se perdre soi-même dans des corridors qui, plutôt que d’être éclairés, se vêtent d’ombre à mesure qu’on en parcourt les dédales. Ici se pose la question sans doute fondamentale de la manière dont on doit aborder de tels sujets sans courir le risque d’un éparpillement, d’une production d’hypothèses invérifiables.

   Doit-on parler de l’Ouvert selon Rilke, Heidegger, Maldiney, ou bien selon soi ? Peut-être s’agit-il d’en réaliser une synthèse, d’adopter une attitude syncrétique qui emprunte ici une image, là une idée, plus loin une visée esthétique ou bien la pente d’une « vision du monde » ? Lorsque nous émettons un avis, développons une théorie, nécessairement elle ne peut être que nôtre. Qu’elle soit réaménagement d’une conception ancienne, nouvelle mouture provenant d’anciens matériaux recyclés, ceci importe peu. L’essentiel : que ce dépliement de l’Ouvert s’inscrive telle une vérité qui nous est propre, suite d’une intuition authentique, manifestation de ceci même qui nous concerne au plus proche et épouse les contours de notre être. Le plus souvent, et en toute solitude, mes écrits se placent sous le sceau d’une « libre méditation », seule empreinte sous laquelle je puisse  apporter une ouverture qui me soit propre

   Commençons donc, Sol,  par quelques phrases de Matisse (citées par Jean-Pierre Charcosset), relatives à la peinture de Turner :

   « Turner vivait dans une cave. Tous les huit jours, il faisait ouvrir brusquement les volets, et alors quelles incandescences ! Quels éblouissements ! Quelle joaillerie ! »

   Mais, afin de ne demeurer dans l’abstrait, reportons-nous à une toile de Turner, « Tempête de neige en mer ». Comment y inscrire les mots de Matisse, sinon à se livrer à leur commentaire, à entreprendre une brève description phénoménologique ? Pour l’auteur de « La Joie de vivre », l’Ouvert est initialement désocclusion de l’ombre, surgissement dans la lumière. Comme un phénomène d’abord optique, resserrement de la pupille en sa myose, puis brusque éclatement en sa mydriase. Autrement dit Ouverture est d’abord « éblouissement ». Pas seulement physiologique, lié à la sensation mais, sans doute, révélation subite d’une surréalité qui viendrait à la rencontre de l’artiste, phénomène mystérieux, inexplicable, dont le pinceau aurait à connaître de façon à ce que cette lumière vienne frapper la toile, la doter de ce rayonnement sans lequel elle ne serait qu’une anecdote.

Lichtung

« Tempête de neige en mer »

Joseph Mallord William Turner

Source : Wikipédia

 

 

      C’est bien là, du centre de clarté diffusant son onde, que tout s’ordonne et prend sens. L’Ouvert est pareil à un œil qui se trouverait dans l’épaisseur du médium, spiritualisant l’œuvre, l’amenant au paraître alors que tout autour girent des nappes d’ombre aux allures menaçantes. Donc ce phénomène de surgissement est lié à une inquiétude première, à une néantisation toujours possible dont les ténèbres seraient investies depuis la nuit des temps. Immémoriale polémique de l’être et du non-être. La toile ne tient ses ressources que de l’Ouvert, y déploie sa mesure, y inscrit son espace et son temps. « L’incandescence » dont parle Matisse est sustentation de l’œuvre au-dessus de ce qui pourrait bien être sa négation, à savoir que nul regard humain n’en visite la parution. Car voir, fondamentalement, est ouvrir, amener à la présence, connaître ce qui fait face au travers de sa manifestation. Quant à la « joaillerie », Sol, une gemme ne peut briller que délivrée de son obscur filon de terre.

   Mais suivons le décryptage de l’auteur de l’article. Dans « l’ouverture », il aperçoit ce qu’autrefois Maldiney communiquait sous le terme générique de « naissance », qu’il éprouvait selon « les directions significatives de l’habiter », notamment dans le mouvement que suggère le verbe « é-clore » (sortir du clos, du fermé). C’est ce que la poésie de Rilke montrait sous les espèces de la floraison de la rose, dans le chant de l’oiseau comme sortie au plein jour d’une mélodie intérieure. Regardons un extrait du poème « Les Roses » avec la juste vision qui convient à leur ouverture et accentuons-y ce qui est à retenir :

 

« Été: être pour quelques jours

le contemporain des roses ;

respirer ce qui flotte autour

de leurs âmes écloses. »

 

« C’est toi qui prépares en toi

plus que toi, ton ultime essence.

Ce qui sort de toi, ton ultime essence.

Ce qui sort de toi, ce troublant émoi,

c’est ta danse. »

 

   Le mouvement de l’éclosion est danse, mais quelle danse ? « L’ultime essence », « âmes écloses ». Comment pourrait-on mieux signifier l’essentiel en son indicible, l’être en sa pureté originaire ? Ce qui en atteste la présence, non une chose, un pétale, une corolle, mais une mobilité, un geste, l’orbe d’un déploiement. L’être est ceci qui accorde son ton à même son retrait. Jamais nous n’en pouvons saisir que le reflet, l’évanouissement, l’effacement dont tout étant n’est que le visible et préhensible écho.

   L’article, ensuite, cite un texte de Maldiney consacré à la peinture de Tal Coat : « Quand l’épaisseur de la forêt s’entrouvre comme une déchirure de l’espace, l’espace bien tissé de notre attente se déchire aussi en nous. C’est l’instant de la Réalité ».

   Merveilleuses notes du philosophe en charge de nous dire la singulière et inimitable rencontre d’une peinture (d’une œuvre au sens large), avec le Regardant. Sans doute, dans un premier mouvement de notre observation la figure de la toile ne nous fait signe que depuis l’énigme de son opacité. Toute relation est, d’emblée, chargée de cette non-manifestation, tout s’y tient en réserve, rien ne s’y décèle qu’une surface qui, aussi bien, pourrait réverbérer notre être, le renvoyer à « l’in-signifiant », autrement dit à quelque chose privé de langage. Métaphoriquement le sombre de la forêt qui ne livre de sa nature qu’un indéchiffrable hiéroglyphe. Il faudra l’éclair, la déchirure, un genre de foudroiement au terme desquels notre attente (notre angoisse de n’être point comblés), se dissoudra sous le frémissement de la clairière. Quelle clairière, est-on en droit de se demander ? Celle de « la Réalité ». La Majuscule à l’Initiale doit nous alerter. Nous ne sommes nullement en présence d’un simple fait contingent, lequel, en sa nature, aurait pu se produire ou non. Ici est la lumière d’une transcendance, la légèreté (les deux sens de l’ouverture sont présents), au terme desquelles confluent l’être-de-l’homme et l’être-de-l’œuvre. C’est là, au point de fusion que se situe l’évènement-ouvrant. Il n’y en a pas d’autre. L’homme s’ouvre par l’œuvre et ouvre l’œuvre à même sa destinée de Dasein. Être-le-là, c’est fondamentalement être ouvert. Hors ceci la réalité n’est plus humaine, seulement organisme vivant dénué de conscience.

   Alors, sais-tu, Solveig, pour terminer ce tour d’horizon philosophique, une fois encore, nous donnerons la parole à Henri Maldiney dans un de ses plus beaux textes, des plus significatifs sur l’entrecroisement de l’homme et de l’art, là où se donne l’Être sans doute dans une de ses plus hautes acceptions :

   «L’ouverture d’une œuvre d’art est une avec notre ouverture à elle. Elle nous ouvre l’Ouvert, qu’à connaître avec elle nous reconnaissons en nous. De l’Ouvert nous sommes passibles. (…) L’être-œuvre d’une œuvre d’art est une auto-genèse qui ouvre le où de son avoir-lieu. Elle ne s’énonce pas. Elle se montre. Sa signifiance est une avec son apparition. Son épiphanie ne va pas sans l’autophanie de celui en présence duquel elle « s’apparaît ». Surgissant en co-présence, cette œuvre et moi, tous deux uniques, nous nous rencontrons dans le où dont son moment apparitionnel est la révélation… »    (« Ouvrir le Rien »).

   Sans doute l’une des plus belles anthologies au sujet de l’œuvre qu’il nous ait été donné de lire. Tout part de l’œuvre, tout part de l’homme comme si une rencontre au sommet (Henri Maldiney était un alpiniste pratiquant) devait inévitablement avoir lieu. Concomitance des surrections. L’œuvre n’assure sa propre transcendance qu’à faire s’épanouir celle du Regardant. Hommes, nous avons à soutenir l’Ouvert, il en va de « notre salut ». Maldiney, ici, emploie à dessein ce lexique juridique de « passible », lequel semble résonner de consonances théologiques tellement le sens de « peine », de « châtiment » s’y dessine en filigrane. L’être de l’homme « riche en monde » ne saurait se dérober à cette haute tâche de l’Ouvert qu’à y perdre son âme. Il est le seul parmi la multitude qui en connaisse le prix. Ni l’animal, ni la plante ne déclosent leur être avec cette conscience aiguë en vue d’une fin à accomplir. Combien, aussi, ce concept « d’auto-genèse » appliqué à l’œuvre trouve de belles résonances. L’œuvre concourt à sa propre manifestation et c’est seulement en cela qu’elle peut rejoindre le projet d’ouverture de l’homme. Serait-elle inerte, dépourvue de faculté auto-réalisatrice et alors elle demeurerait en silence, au fond de sa terrestre matière sans pouvoir prétendre s’arrimer au ciel qui, seul, peut la délivrer de son originelle pesanteur.

   Superbe intuition dont la force  communique à la chose d’art son exceptionnelle valeur. « Son moment apparitionnel » coïncide avec celui de l’homme toujours déjà ouvert à ce zénith où deux épiphanies se reconnaissent en tant qu’entrée en présence de ce qui toujours se retient, ce ruissellement de l’être dont la « co-présence » témoigne à même cette fusion. L’ombre du matériau a soudain cédé sous la survenue de la clairière. Elle est devenue lumière légère, onde à peine visible mais qui rayonne depuis son intérieur. Un « où » s’est levé qui est cet espace sans lieu mais cependant ontologiquement révélé. Là où il y a art, il y a être. Sans doute ceci est ce qui se rend le plus visible dans le phénomène du face à face. Chaque épiphanie se dévoilant rend possible l’autre. Peut-être le Rien et nullement autre chose. Puisque l’Être est le Rien.

  « Une œuvre, dit Malevitch, doit sortir de rien. Elle ne procède d’aucun étant, même d’un néant étant, mais du rien qu’elle ouvre. Sa manifestation a lieu dans l’ouvert pour autant qu’elle s’ouvre en elle sous la forme du rien. »

   « Ouvrir le rien, l’art nu », tel est le titre de l’un des derniers ouvrages d’Henri Maldiney. « Ouvrir le rien », combien cette formule est ambiguë. Mais comment faire coïncider les mots du langage avec cette impalpable « réalité » de l’art. Toujours se pose le problème de l’adéquation du langage à l’objet auquel il s’applique. Il n’y a nul fac-similé possible qui ferait que l’ordonnancement des mots se superposerait avec exactitude à cette constante fuite de ce qui est à décrire, à penser. Alors, le plus souvent, nous nous saisissons d’un « rien », nous en faisons un sujet sur lequel dissiper notre angoisse. « La nature a horreur du vide » disait Aristote. A « nature » nous pourrions substituer « homme » sans que pour autant notre propos soit celui d’un sophiste. Une incontournable vérité. A voir avec quelle ardeur les plus grands artistes se sont précipités sur les œuvres à réaliser, nous pouvons comprendre combien ils meublaient de « rien » leur solitude existentielle. Œuvrer est méditer sur le rien puisque l’art ne saurait être un objet. Œuvrer : chercher l’éclaircie parmi les ombres. Y aurait-il une autre alternative à cette errance infinie ?

   Sol, tu te demanderas avec raison ce qu’est devenue l’œuvre de Marcel Dupertuis dans ce taillis qui s’est métamorphosé en forêt. Où la clairière ? Où la trouée par laquelle connaître ce simple et beau lavis autrement que parmi des layons qui nous égarent plutôt qu’ils ne conduiraient à la demeure ouverte du sens ? Certes. Le sens est toujours au bout du chemin. Ici peut commencer à s’annoncer avec quelque clarté un lieu signifiant.

 

Lichtung

   Cette œuvre, portons-là à nouveau au regard. Nous ne la verrons plus de la même manière pour la simple raison que toute une constellation de sens est venue en poser le soubassement. A nouveau il faut interroger, se questionner sur cette mystérieuse « Lichtung » dont nous avons fait le centre de notre vision. Une première approche consisterait à en réaliser une lecture formelle, à y deviner, par exemple, un cercle d’arbres en périphérie, lesquels cerneraient une clairière parcourue de sentiers. Une seconde approche y verrait des déclinaisons sur le mode plastique, la densité d’une encre que trouerait un aplat de jaune. Une troisième y inclurait des déterminations visuelles, une zone claire venant buter contre une zone foncée, le tout jouant à la façon de simples contrastes.

   Certes  aucun de ces points de vue ne serait faux, seulement inadéquat à rendre compte de l’œuvre en son essence même. Toutes ces démarches fondées sur la représentation d’une supposée réalité échouent à en saisir la nature. Tracer les traits d’une clairière, celle-ci en devînt-elle évidente, ne suffit pas à délivrer d’emblée sa Lichtung. Car la Lichtung n’est nullement une chose, mais un être. Alors comment faire paraître l’être puisque celui-ci ne saurait se montrer ? Ricocher par l’étant qui, seul peut en dévoiler la présence. La Lichtung ne relève pas d’une simple entreprise de monstration, elle ne peut trouver son fondement qu’à la lumière d’une ontologie. Ce qui veut dire qu’au travers d’un signifiant, ces traits, ces couleurs, ces formes, leurs rapports, leurs dimensions respectives, leur aspect en définitive, se lèvera, soudain, le signifié, l’être dont toutes ces nervures sont les différentes donations dans le monde des apparences, des prédicats concrets.

  

Lichtung

La Montagne Sainte-Victoire

Paul Cézanne

Kunsthaus de Zurich

Source : Wikipédia

 

 

    J’en conviens, Sol, il faut procéder par analogies afin que les choses s’éclairent mutuellement. Prenons le célèbre exemple de la « Montagne Sainte-Victoire » peinte par Cézanne, laquelle a donné  lieu à de savantes herméneutiques. Notre propos sera nécessairement plus modeste. Mais pourquoi donc le peintre a-t-il réalisé près de quatre-vingts œuvres de ce sujet ? Tu auras compris que la thèse psychologique obsessionnelle ne tient guère. L’art n’est jamais obsession mais « mise en œuvre de la vérité », selon la belle expression de Martin Heidegger. Or de lieu de vérité, il n’y a que celui de l’être. Tout le reste n’est qu’affabulation. La Lichtung, dont les déterminations essentielles se rapportent à « lumière, légèreté, ouverture », en quoi est-elle présente dans ce tableau de Cézanne ?

   Reprenons la formule d’Henri Maldiney, dont je reconnais qu’elle sonne à la façon d’une supposée énigme : « L’ouverture d’une œuvre d’art est une avec notre ouverture à elle ».  Cependant l’énigme n’est patente que pour celui aux yeux desquels une ouverture fait défaut. Ceci fait signe en direction du trait éminemment subjectif  qui nous place dans l’œuvre ou bien nous y soustrait. Sans doute est-il nécessaire d’une longue fréquentation  des œuvres de manière à ce que notre familiarité nous ouvre le plain-pied de son accès. Ici nulle intellection ne saurait remplacer l’expérience esthétique unique en son essence.

   « Se laisser saisir par l’œuvre », voici, sans doute, la formulation la plus exacte qui soit. On ne décide nullement de son rayonnement auprès de nous. Elle rayonne ou non. Il n’y a d’autre subterfuge qui y conduirait. Eprouver en son être la Montagne c’est dire ce qu’en nous elle trace, les sillons qu’elle ouvre, l’espace qu’elle introduit dans notre propre chair. Efflorescence à la manière dont l’anémone de mer déplie ses tentacules, la rose épanouit la corolle de ses pétales. Seul le langage métaphorique peut nous tirer de ce mauvais pas car il possède l’épaisseur et le rayonnement de l’image dont notre langage est dépourvu. L’image, en quelque sorte, emplit les interstices laissés vacants par les mots. Tout le monde a éprouvé, un jour où l’autre, la difficulté de rendre compte de la rencontre avec une belle toile, une sculpture, la richesse d’une fresque.

   Dire la Montagne. Les nuages sont hauts, levés dans le ciel. Le ciel glisse derrière les nuages, infinie vibration qui les soutient, les porte au devant d’eux. Où s’arrête le ciel, où commence la montagne ? Tout est si léger dans la confluence des choses, dans l’emmêlement des êtres. Et la lumière, où est-elle la lumière ? Elle naît des choses mêmes, elle est leur nuance, leur dire au plus près d’une naissance, la voix de la nature. Oui, tout naît de soi et y retourne dans la simplicité d’une harmonie. Les boqueteaux, les maisons, les taillis sont tissés d’une identique texture. Tout est à soi et à l’autre. Rien ne se distingue de rien et l’unité partout présente est comme l’intime ruissellement de ce qui est. Une réverbération, un écho, une trille de notes claires qui se donnent sans affairement, sans brisure. Les motifs s’enchâssent les uns les autres et nul ne finit qui ne s’attache à la présence contiguë, la demande, l’attire comme sa propre effusion.

   Appliquer son regard, c’est déjà être soi-même partie prenante, c’est avoir fait le saut de son être à celui de l’œuvre. C’est nous qui espaçons, amenons les blancs, ménageons l’ouverture au gré de laquelle, de la Montagne à Nous, de Nous à la Montagne, la fluence sera inaperçue, simplement une mutuelle diction du monde. Alors le sans-distance s’établit. Dans la parole silencieuse du musée espace et temps ont basculé et les hommes sont loin qui font leur bruit d’orage. Ici est le temps en son origine, l’espace en son épiphanie la plus réelle. Car il y a deux espaces-temps : de la quotidienneté et du hors-mesure. Face à la toile nous produisons un temps singulier, nous déployons un lieu unique. Être-soi, être-œuvre, comment faire la différence ? La ferions-nous et nous serions évincés de la terre de l’œuvre, de son ciel aussi, des polarités au gré desquelles elle se manifeste.

   « Comprendre » l’œuvre c’est au sens premier la « prendre en soi » et la porter au lieu de son être, c'est-à-dire là où, brillant de son pur éclat, nous saisissons soudain ce que veut dire « ouvert, « clairière », « Lichtung », un ultime éblouissement au-delà duquel le Rien reprend en soi cela même qui lui avait échappé, cet être que nous invoquons désespérant de jamais pouvoir en étreindre l’illisible présence. Jamais aussi actuel qu’au moment de son retrait. Nous sommes nous-mêmes des êtres du peu et du tout. Nous sommes oscillations tout comme la Sainte-Victoire se donne dans l’effacement de sa profusion. Toute donation est perte au moment de son geste. Ceci se nomme « beauté ». N’est beau en soi que le rare, le disparaissant, l’ineffable. Quelques éclairs dans le profond des yeux.

  

Lichtung

« Lichtung » de Marcel Dupertuis, en termes plus abstraits, n’en pose pas moins les mêmes exigences que la Sainte-Victoire. L’abstraction n’est que l’affalement de la voile du réel dont il ne demeure que les lignes essentielles à sa compréhension. S’ouvrir en l’œuvre ne consiste nullement à se placer en vis-à-vis dans une relation sujet/objet. Cette attitude trop entachée d’objectité ne fait que réifier, raidir la représentation et la poser en tant qu’un inatteignable possédant son corps propre, son espace/temps, son lexique nécessairement fermé. Regarder « Lichtung » en lui demandant de nous faire le don de sa présence revient à l’investir du centre même de sa clairière, de sa pulpe originaire, ce signifié qu’elle est en son propre, dont elle ne porte au-devant d’elle que son signifiant.

   Pour chacun des Regardants le sens est toujours à redécouvrir à neuf. Chaque jour qui passe. Chaque fois que l’oeuvre est à nouveau rencontrée. Pour la simple raison que le sens est mouvement éternellement recommencé. Toute tentative, telle la lecture de la Thora par les religieux juifs, est réaménagement des significations dans un constant progrès qui en justifie la connaissance. Rien ne se donne d’emblée comme la chose qu’elle est. Tout est infiniment disponible à l’Ouvert, lequel se nomme « liberté ».

 

   Avoue, Solveig, qu’il ne saurait y avoir plus belle « clairière » au terme de notre cheminement.

                                                    

                                                                  Que tes journées soient claires.

 

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23 février 2022 3 23 /02 /février /2022 10:16
Carl André : l’Art et le Réel

« La Voie Est et Sud » - 1975

3 blocs de cèdre rouge de l'Ouest,

2 horizontaux pointant respectivement

vers l'est et le sud,

adjacents à la base de 1 vertical

artnet

***

   L’art de Carl André est déroutant à plus d’un titre. Un rapide survol de son œuvre indique avec la plus grande fermeté que cet art sera sans concession, qu’il serrera au plus près une intention de se référer à quelques principes initiaux qu’il conviendra de respecter à la lettre, comme si une parole édictée ne pouvait trouver son lieu à même son actualisation qu’à la stricte condition de n’en pas différer. Ceci est tout à fait remarquable, s’en tenir à une énonciation première. C’est la marque, à la fois, d’une personnalité bien trempée, mais aussi l’empreinte d’une œuvre qui se dira dans l’unité, dans la fidélité à quelques formes simples, infiniment répétées. A cette aune d’une constante répétition, nombre d’Artistes pourraient se voir affectés du prédicat de « monomaniaque » mais, outre que cette remarque fait signe en direction d’une négativité, elle manque la profondeur du geste artistique. Ce qui, lors d’un premier examen, pourrait se lire en creux, en déficit, en renoncement, est bien plus le témoin d’une source vive qui anime celui qui l’a conçue en tant que nécessaire. Car il faut bien percevoir que le décret d’une forme itérative est bien plus que le fait d’un simple hasard, il est la condition même d’une manifestation artistique qui, sans elle, la répétition, serait demeurée au bord de l’abîme sans possibilité aucune de jamais pouvoir le franchir. Or créer est enjamber l’abîme du non-sens pour se retrouver au-delà, là où un sens se donne à la manière d’un réel indépassable.

    Sans ces processions de dalles à l’infini, sans ces rubans de bois qui montent vers l’horizon, sans ces rythmes de métal suivant d’autres rythmes de métal, Carl André n’eût jamais été Carl André et le Réel eût été affecté d’un vrai déficit. C’est bien le Réel en toute sa puissance qui est la cible même sur laquelle cet Artiste joue, lui appliquant seulement (mais le « seulement » est geste positif) un art de la mise en place, de la situation, de l’installation, une juste estimation des rapports des éléments entre eux, un art de l’architecture de manière à synthétiser ceci qui vient à nous dans ce pur bonheur d’être. Si le Réel est bien ce qui nous fait face dans la pureté de son évidence, alors André est celui qui s’est colleté au réel, lui a imposé sa force créatrice, l’a organisé selon les lignes de force de sa conscience intentionnelle. Rien, ici, n’est laissé au hasard. On peut même parler de rigueur mathématique, de souci arithmétique, de postulat géométrique. Pour cette simple raison, à ceux qui poseraient la question naïve de savoir ce qui différencie un espace urbain de dalles alternées et les dalles de Carl André posées à même le sol d’un musée, eh bien, c’est évidemment le musée qui fait toute la différence, ce lieu qui consacre forme d’art tout ce qui en pénètre le site. Si les dalles urbaines ont une fonction bien précise, permettre aux passants d’avancer en toute sécurité, les dalles de l’Artiste américain se donnent dans le cadre infiniment libre d’un jeu gratuit. En d’autres termes « l’art pour l’art », c’est là que s’établit, en profondeur la dialectique du réel qui porte en lui-même, à la fois les conditions d’existence et les conditions d’essence. L’art : condition d’essence. Les dalles du trottoir : conditions d’existence. La ligne de partage est bien celle-ci : d’un côté la forme contingente qui eût pu advenir ou bien demeurer en-deçà de son être, de l’autre côté la forme nécessaire, cette forme artistique par laquelle l’homme affirme sa propre essence et l’attribue aux choses selon la valeur respective qu’il leur attribue. Or ceci est pure évidence, en dehors d’une vague homologie formelle, trottoir et assemblage des éléments de « Voltaglyph 26 » n’ont nulle parenté, ici la césure est nette qui scinde le réel en deux aires non miscibles : le fonctionnel et le ludique. Oui, nous annonçons l’art en tant que forme ludique puisque le jeu des formes est la fin en soi et se clôture à cette seule exigence. L’art se doit d’être autonome sinon il n’est que la variante d’une factualité, l’ombre projetée d’un objet, un simple simulacre, une silhouette floue de la Caverne platonicienne.

 

Carl André : l’Art et le Réel

« STILLANOVEL (page 63) » -1972

Estampes et multiples, épreuve livre,

 impression offset sur papier, recto-verso

artnet

***

    Si l’on porte le regard sur l’une de ses premières œuvres précédant les grandes installations, « STILLANOVEL » de 1972, déjà s’affirme le profil profondément architecturé qui sera celui de l’œuvre future. Dans cette très belle estampe, le graphisme constitué de pavés de lettres (X-W-F…) plus ou moins accentués selon leur encrage, ceci anticipe, avec la plus grande exactitude, les géométries modulaires qui se donneront à voir dans l’exploration horizontale de l’espace, pavés de cuivre et zinc dans « Voltaglyph 26 » de 1997, mais aussi dans la spatialité verticale telle que proposée dans les 3 blocs de cèdre rouge de « La Voie Est et Sud » qui ouvrent cet article. On l’aura compris, c’est bien la mesure de l’art spatialisant les lieux et, au-delà, l’étendue infinie du monde qui interroge cet Artiste matiériste, tant la matière, reconnue en tant que telle, bien plus qu’esthétisée, est le centre de cette préoccupation, redonner aux choses, dans le sens le plus tactile, visuel du terme, leurs lettres de noblesse qu’un consumérisme pressé, indifférent à la poésie du réel avait reléguées à l’arrière-plan du visible.

    En effet il y a une inépuisable beauté à reconnaître, dans l’ordonnancement des choses simples, la dimension d’une harmonie qui, sans nul doute, reflète cet inaccessible cosmos dont nous provenons mais auquel nous opposons une surdi-mutité-cécité native. Comme si nous étions des sortes d’embryons baignés dans un océan primordial, vivant au rythme d’un balancement interne qui nous priverait d’aller voir au-dehors ce qui se passe. Tout le « travail » que nous avons à effectuer en matière d’art, c’est bien cette percée herméneutique au sein même des choses que nous rencontrons, de manière à les faire nôtres, à les placer sous le regard de notre intelligence, sous la loupe de notre entendement. Toute forme d’art, pour être correctement saisie, implique une longue tâche en amont des œuvres. La fleur n’éclot jamais qu’après un long temps d’incubation. Voici ce que semble avoir oublié l’humain dans sa course en avant. Bien plutôt que de les voir en leur essence de choses, les choses, il les dépasse et ne s’interroge jamais sur leur être. Parfois l’inconscient précède-t-il le conscient !

Carl André : l’Art et le Réel

« Voltaglyph 26 » -1997

Cuivre et plaques de zinc

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   Nous allons bientôt voir en quoi le paradigme de l’art s’enrichit, avec l’œuvre de Carl André, d’une nouvelle perspective aussi féconde qu’étonnante. Ce qui, traditionnellement relevait du domaine de l’artisanat et de l’industrie, ceci se trouve fertilisé de telle manière que nous ne pouvons plus douter un seul instant que nous sommes bien, avec ces installations, au sein même du propos artistique. De la même façon que les estampes de STILLANOVEL laissaient apparaître un alphabet primaire, simple, élémentaire, la disposition strictement rationnelle de « Voltaglyph » (nul lyrisme ici, nul pathos : le réel en tant que réel), avec ses alternances de plaques de cuivre et de zinc, détermine une sorte de langage premier, tout comme à la naissance, à l’émergence d’un monde. Il s’agit bien d’une naissance, d’un travail de parturition dont le sol (la terre-mère) nous livre un nouveau-venu, le surgissement d’une forme dont, jusqu’ici, nous n'étions nullement avertis, dont le moindre mérite est de nous imposer sa naturelle évidence, si bien que nous pourrions dire que cette forme, nous l’attendions de toute éternité, qu’un génial Passeur a conduit au-devant de nous, emplissant, en un seul geste, notre attente esthétique.

Carl André : l’Art et le Réel

« Cyprigene Sum » - 1994

Sculpture, 36 unités en cuivre

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   Maintenant un point important est à évoquer afin de pénétrer la genèse de l’œuvre, de percevoir d’où elle vient. L’Artiste Carl André s’est toujours revendiqué tel un disciple de Constantin Brâncuși. Ce qu’il faut faire, mettre en perspective la célèbre « Colonne sans fin » de l’artiste roumain et les œuvres d’André. Sitôt une évidence saute aux yeux qui touche le traitement de la spatialité. Ce que Brâncuși dressait bien au-dessus de l’horizon, André le rabat au sol dans un geste qui pourrait paraître sacrilège sinon sacrificiel. La « Colonne sans fin » qui, par définition, se proposait de tutoyer l’infini, voici qu’elle connaît brusquement la base, la fondation à partir desquelles elle s’élançait, bien au-delà d’elle-même, dans un essai de dépassement des audaces artistiques. Ce que la « Colonne » trouvait au plan élémental, au rythme de sa surrection, la légèreté de l’air, la touche de feu du soleil, l’eau des nuages, le natif du Massachusetts en replie la vive prétention, ne retenant de la chute que la stricte dimension de la terre, laquelle se donne symboliquement sous la forme récurrente du carré.

   Une interprétation de style hölderlinien nous permettra de mieux saisir l’essence du parti-pris de Carl André qui, s’il est minimal, n’en est pas moins foncièrement agro-racinaire. Au vu de l’élévation de la « Colonne », au vu de sa perte dans l’indétermination d’un ciel vide et c’est l’idée même d’exil qui surgit et s’impose à nous de manière indubitable. Cette « Colonne » n’a plus de réelle attache, elle n’est, pour employer le titre d’une œuvre de romain Gary, que « racine du ciel », elle a perdu son socle, elle flotte dans l’éther sans possibilité aucune de retour. Par la radicalité de son geste, le Sculpteur américain ramène la forme à ses attaches terrestres, contact direct de la matière avec ce sol qui l’attire et la réclame tel son dû. Si l’existence du Poète Hölderlin est l’histoire d’un exil, aussi bien que sa poésie, l’on sait le motif permanent, dans son écriture, du retour au sol natal comme destin de Celui qui, toujours, a vécu à l’étranger. Il faut avoir connu l’exil afin que le natal retrouvé parle avec la force des choses essentielles. Dans cette perspective, le travail du créateur de « Cyprigene Sum », ces plaques de cuivre intimement mêlées à leur support, ce travail donc est de nature hestiologique, il chante le retour au foyer, il restitue l’être-de-l’œuvre à un fondement originaire,

   On aura remarqué que les matériaux, bois, cuivre, briques, dalles de pierre, de métal sont les matériaux ordinaires avec lesquels s’élève la maison. Alors, comment ne pas comprendre que le langage formel élémentaire utilisé par cet Artiste fait signe en direction de la maison, du « domestique » tel que défini par le Dictionnaire de l’Académie : « Emprunté du latin domesticus, « de la maison, de la famille », de domus, « maison ». Oui, au sens strict, il s’agit bien d’un « art domestique » et ceci n’a nulle valeur péjorative. Du reste, les installations in situ, dans de grandes salles aux parquets cirés, sur des pelouses jouxtant des musées ou des centres d’art contemporain, tout ceci nous indique avec certitude que la maison est au centre du jeu, que, tous les jours, nous foulons des dalles identiques, rencontrons les mêmes matériaux, les mêmes configurations. Seulement ce réel est épars, disséminé au hasard des constructions, il n’est nullement aménagé, ordonnancé par un jugement esthétique, si bien qu’il n’apparaît pas, qu’il demeure celé en sa naturelle réserve.

Carl André : l’Art et le Réel

« 3-PART WOOD INVENTION » - 2016

Sculpture, 2 unités verticales sur 1 unité horizontale,

affleurant aux deux extrémités, au sol

artnet

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   A l’instant nous parlions d’esthétique domestique et ce n’est pas « PART WOOD INVENTION » de 2016 qui viendrait contredire notre propos. Combien cette forme en bois pourrait trouver sa place heureuse dans le cadre de nos maisons. En tant que piètement d’une table contemporaine, peut-être support d’une assise, élément de décoration pouvant supporter quelque objet artisanal, une théière en raku, un bol en céramique, quelques simples fleurs d’un ikebana. Si nous parlons d’ikebana, il ne s’agit nullement de hasard. Wikipédia nous dit :    « L'ikebana (生け花), également connu sous le nom de kadō (華道/花道), « la voie des fleurs » ou « l'art de faire vivre les fleurs », est un art traditionnel .. ». Ce que l’ikebana est au fleurs, l’art de Carl André l’est aux matériaux de la maison, un arrangement, un ordonnancement, une « voie » selon laquelle leur donner « voix », aux choses, et les faire sortir de leur habituel mutisme. L’on en revient toujours à la même remarque : l’esthétique est l’art du regard, autrement dit nous avons à éduquer nos yeux afin qu’ils voient ce fascinant Réel, il contient en lui toutes les richesses du monde.

   S’il fallait, sous forme de « litanie », dresser un bref lexique des attributs des œuvres de Carl André, nous dirions que son art est celui de la pure horizontalité, de l’immanence radicale, de la densité formelle. Nous dirions qu’il se limite à ses propres frontières, qu’il est strictement focal, autonome. Nous dirions encore qu’il est un art qui quitte les hautes cimaises pour rejoindre le sol accueillant du musée, qu’il est un art que l’on foule aux pieds, qu’il est encore un art somato-sensoriel dans le sens où chaque Voyeur des œuvres est en étroit contact avec elles, peut les toucher, en sentir la vibration interne. Nous évoquerions ce bel alphabet modulaire-élémentaire pour lequel nulle herméneutique savante n’est à convoquer. Chaque module est un mot, chaque assemblage de modules une phrase, chaque assemblage d’ensemble de modules un texte. Nous dirions encore que cette œuvre, à elle seule, fait monde, un monde concret, rassurant, à la juste mesure de l’homme.

  

 

Carl André : l’Art et le Réel

Dessin de biface en silex de Saint-Acheul

Wikipédia

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  Ce que Carl André parvient à réaliser, à nous faire remonter tout en amont de l’art, bien avant même qu’il ne soit objet de réflexion. Il nous invite à découvrir l’en-deçà des œuvres, lorsque le geste artisanal (celui qui s’exerce sur la pierre, la brique, le métal), et le geste artistique (celui qui fait d’une brique une œuvre), n’étaient nullement distincts, qu’ils se confondaient en une seule et même unité. Les gestes de nos ancêtres, ceux des Homo faber, des Habilis, des Sapiens taillant le silex biface ou la pointe de flèche, déposaient sur les parois fuligineuses des grottes les signes symboliques de la chasse, les arcs, les bisons à abattre, nos ancêtres donc ne faisaient rien de moins que confondre l’art (voyez la pure beauté des silex taillés, des premières ébauches rupestres), avec un « art » que l’on peut qualifier d’instinctuel ou d’artisanal. Là, la fonction rejoignait la signification artistique. Là, la pointe de flèche désignait l’animal et, à travers la représentation de ce dernier, donnait figure aux premières esquisses de l’art.

   Car, à l’origine, et c’est bien là sa vertu, tout était lié dans l’espace d’un identique creuset. L’esprit rationnel n’avait encore divisé le réel en verticales et horizontales, en forme et matière, en extérieur et intérieur. La forme encore vaguement anthropologique était la seule visible et perceptible en ces temps archaïques, la seule qui valait et s’imposait à la réalité. La grotte était le « domesticus », le sol pavé de pierres, le « domus » où, nous, futurs humains attendions que vienne le langage du monde avec ses « Colonnes sans fin », ses dalles carrées, ses briques superposées, ses rythmes de gueuses de plomb. Assurément nous venons de loin, oui, de très loin !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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