Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 avril 2018 6 07 /04 /avril /2018 12:48
L’unique trait de couleur

   "Sans titre", acrylique sur toile, La Mézière 2003

                  Œuvre : Marcel Dupertuis

 

 

***

 

 

Trait rouge attend trait rouge

Trait rouge reçoit trait rouge

Unique trait couleur

Simple être-monde

 

*

 

 

   Une question de lexique

  

   Afin d’entrer de manière adéquate dans cette œuvre exigeante, il faut se dépouiller de soi. Ce qui suppose, corrélativement, de ramener le langage à sa « présence nue » (H. Maldiney). Or, qu’est donc cette mystérieuse présence, si ce n’est d’avoir affaire au langage en lui donnant pour appui le Plein et le Vide des mots ? Oui, car les mots, selon leur ordre, se relient à l’entière densité expressive ou bien s’en retirent. Le lexique, malgré son unité, n’est nullement monolithique, taillé dans une forme qui, partout, serait indivisible. Le lexique est polymorphe et pourrait se métaphoriser sous l’espèce d’un relief karstique avec ses meutes de rochers blancs, ses chaos de lapiés ruinés, ses émergences mais aussi ses dolines et ses avens, ses réductions. Toute une dialectique, du creux et de la saillie, de la présence et de l’absence, de la donation et du retrait. Comme si l’enjeu était de jouer en écho avec l’apparition et la disparition, l’être et le non-être,.

   Mais occupons-nous maintenant du minuscule quatrain placé à l’initiale de cet article et donnons-lui une ampleur énonciative dont, à première vue, il paraît privé. Une réécriture donnerait approximativement ceci :

 

Le trait rouge attend le trait rouge

Le trait rouge reçoit le trait rouge

Un unique trait de couleur

Comme simple être-au-monde

 

   Si les variations peuvent sembler infimes, pour autant elles ne doivent nullement nous abuser. Un simple réflexe logique attribuerait plus de sens à cette deuxième forme en raison d’un accroissement lexical. Mais, en réalité, y a-t-il gain sémantique corrélé à  la multiplicité des signes ? Loin s’en faut et il s’agit, ici, de démontrer en quoi l’économie langagière décuple la force du quatrain.

   Le vocabulaire peut se scinder en deux : d’une part les mots qui seront qualifiés de PLEINS (substantifs, verbes, adjectifs) et les mots VIDES (déterminants, prépositions, conjonctions de subordinations, le plus souvent désignés sous le terme de « mots-outils). Bien évidemment, avoir affaire au Trait, au Rouge, à l’Unique, au Simple, au Monde s’investit d’autres valeurs perceptives et conceptuelles que la rencontre avec Le, Un, De, Comme, Au. L’on sent bien, avec cette dernière catégorie des « mots-outils », combien le dénuement se fait sentir, l’expression demeure pauvre. Ce ne sont que des mots-orphelins qui appellent et font signe en direction de mots-parents, de mots-racines qui les irriguent de toute la puissance de leur nomination. A eux seuls, les mots vides ne prédiquent le réel que par défaut. Ils sont dans « l’in-signifiance ».

 

   Une question de retrait en direction de l’essence

 

   Ce détour par le langage était nécessaire de manière à saisir le geste pictural en son essentielle décision. Entourons-le d’une fiction dont il pourra tirer le principe de son fondement. Le jour est à peine levé, enveloppé dans sa parure d’aube. L’atelier est ce plein mystère au sein duquel rien encore n’émerge. Sauf des virtualités logées au sein de l’ombre. Sauf des lignes potentielles celées dans le clair-obscur. L’artiste s’est habillé d’un vêtement dont la simplicité, l’austérité, font volontiers penser à la vêture du moine ou bien de l’adepte de quelque art martial, cintré dans son kimono blanc. Il n’y a pas de bruit encore, ils sont dans la réserve du monde, quelque part au loin, bleuissement d’une longue attente. La toile blanche est posée au sol, traversée d’une lueur originelle. Elle émerge tout juste de la terre qui la retient en son opacité, en son illisible rumeur. La pièce où va naître ce qui est en attente, ce qui depuis toujours existe et va faire effraction, la pièce est au secret, réservant son dire, retenant sa parole dans la teneur de son germe. Rien ne s’y anime que l’esprit du peintre cherchant l’esprit de l’œuvre.

La couleur est en attente.

Le pinceau est en attente.

Le geste est en attente.

 

  Triple suspens qui actualise un ancestral désir, celui d’être-au-monde dans la plus grande exactitude, dans l’authentique venue à soi du phénomène qui encore s’obscurcit, cherche la voie au terme duquel il sera objet singulier parmi les objets de la mondéité. Ce qui vient dans le recueil est toujours nimbé de sacré. Le poète, le peintre, l’aède en sont les intercesseurs. Cela vient de si loin, bien au-delà de l’Histoire, bien au-delà des civilisations fussent-elles égyptienne ou mésopotamienne, cela vient de la mince lueur pariétale qui fait sa vibration à Pech-Merle ou à Lascaux.

 

C’est un simple trait de sanguine qui porte en sa trace

l’éveil de la première conscience humaine.

C’est un trait d’ocre qui dit le combat pour la vie.

Ce sont des points au charbon qui sont les prémisses de l’art.

 

   Tout créateur réactualise l’entièreté de cette étonnante genèse dans le geste qui va maculer la toile, y poser le destin de l’être-humain ici, en ce lieu unique, en ce temps non reconductible, en cet acte qui sera pareil à une nouvelle naissance des choses.

 

Toute picturalité est éclosion :

 

d’elle-même d’abord en son surgissement,

de l’artiste ensuite qui en est l’initiateur,

du regardant qui la portera à sa complétude,

du monde enfin qui la recevra

 

   en tant que ce signe éminent qu’est toute empreinte décisionnelle, cette ouverture dans la nuit du néant. C’est seulement cela et tout cela. C’est l’humain en sa plus haute signification, en son mouvement touché de transcendance. Effusion de la chose muette en son éclaircie. Exhaussement de l’être de l’homme vers l’absolu. Réel qui pare sa cimaise d’un éclat nouveau venu.

  

Là, au foyer de ce qui va advenir, tout a procédé par effacements successifs.

 

La nature n’est plus,

la société une vague brume à l’horizon,

les compagnons de route des effigies sans nom,

les allées et venues des vivants une manière d’exténuation.

Le lointain est loin.

Le proche est loin.

Le sujet est loin dont la pierre de touche

s’est dissoute à même son projet.

 

   Là, au centre de la pièce nue, seule la rencontre d’un Da-sein avec son propre, avec sa plus haute possibilité, faire advenir ce qui demeurait voilé, autrement dit déceler l’hermétique, lui donner sens, y inscrire la lumière d’une vérité. Toute entreprise hors de cette exigence n’est qu’une façon d’anecdote, dispersion d’une existence renouant avec le crépuscule de l’indicible.

 

   Courir après un spectre.

  

  Être humain c’est parler-lire-écrire. C’est tout aussi bien peindre, façonner un vase, dresser un mégalithe qui regarde le ciel. Non avec les yeux vides des moaïs, ces étranges énigmes de pierre dont la vue se retourne vers le corps pour y connaître son sépulcre. Non, des yeux ouverts, immensément ouverts à la compréhension de ce qui est, à commencer par soi dont il faut sonder l’altérité - l’autreté selon Antonio Machado -, avant d’éprouver celle qui se déploie alentour et vous restitue l’entièreté de votre être. Quiconque a regardé son image dans un miroir - je pense au stade éponyme chez Lacan -, a vu son autreté et la poursuit comme cette ombre qui, constamment lui échappe, dont il voudrait qu’elle soit captive.

   Mais que font donc les artistes sinon courir après ce spectre ? L’actualisent-ils dans une œuvre qu’ils n’ont de cesse d’en éprouver à nouveau le saisissement dans une autre œuvre. Ils marchent sur un Ruban de Möbius, genre d’éternel retour du même où leur propre figure déroule son anneau tantôt de cette manière, tantôt de cette autre alors que l’unicité de leur être y est inscrite de toute éternité. Peut-être, nous les hommes, cherchons-nous ce qui depuis toujours nous a rencontré, cette énergie qui nous anime et vibre selon les changements du temps, les fantaisies de l’espace.

   Sans doute l’angoisse naît-elle de cette constante mouvementation qui nous fait perdre la face, qui nous « dé-visage » au sens strict, à tel point que notre image spéculaire se montre sous l’effet dévastateur d’un étrange clignotement. L’être qui nous habite est à demeure. C’est l’exister en sa facticité qui nous prive de sa perpétuelle « monstration ». Aussi nous enquerrons-nous d’en faire lever le phénomène dans ce qui, le plus souvent, ne sont que de pathétiques gesticulations. Parfois le Ruban fait-il halte pour nous délivrer l’éclat de son chiffre. Alors l’œuvre s’y dévoile en tant que marqueur insigne de toute présence, participant à l’emplissement de cette béance que nous pensions vacuité à jamais. Alors du Vide naît le Plein. Alors nous sommes comblés.

  

   Eclair de la donation.

 

   La lumière  est levée maintenant dans l’atelier, mais dans le rare, dans l’attentif. Elle est cette blancheur qui attend l’heure de sa délivrance. Car il faudra une couleur, car il faudra un signe qui inverseront l’ordre des choses. L’espace un instant clos trouvera son rythme. Le temps un moment suspendu se déplacera selon la scansion de l’œuvre. Ni localité, ni temporalité ne sauraient trouver l’aire où s’accomplir sans cette subtile métamorphose faisant basculer le quantitatif dans le qualitatif.

   Soudain l’éclair de la donation  est là qui frappe et inscrit dans la toile la marque indélébile de son destin. Trait rouge attend trait rouge - Trait rouge reçoit trait rouge - Unique trait couleur - Simple être-monde et voici une forme qui dévoile le monde selon l’une de ses nervures, jusque là inaperçue. Cette forme est maintenant autonome, concourant au soutien de son être dans la vastitude des choses. Cette forme est, à proprement parler, à soi, comme l’on dirait de sa propre voix qu’elle est à soi, voulant par là affirmer son double statut ambigu, d’identité avec elle-même, la voix est voix de soi ; d’altérité, la voix est autre, souvent ressentie comme une étrangeté car elle m’habite à mon insu sans que je puisse faire différer la nature de son être.   Parfois même, enregistrée, ma voix me revient-elle en écho sous le signe de l’insolite, de l’inouï au sens propre.

  

   Vibrato de l’être.

 

   Pour la simple raison que l’être est accordé au phénomène comme le revers de la pièce l’est à son avers, toute venue au jour porte en elle les traces d’une stupeur. L’être est toujours l’être de l’étant. Le vibrato d’une voix n’a d’autre explication que cette invisible présence. Au travers du chant, c’est l’être qui nous atteint en plein cœur, la modulation vocale n’est que le dévoilement de ce voilement. Nous sommes toujours à l’intersection des deux dont nous n’apercevons jamais que la partie émergée. L’essentiel se dissimule sous la ligne de flottaison de la conscience qui n’est nullement l’inconscient mais son contraire, la vigilance ouverte à ce qui doit être interrogé comme étant le plus digne d’intérêt, à savoir l’être.

   Ma voix me marque de sa singularité. M’en passer serait amputer mon exister de l’un de ses tons fondamentaux. Cet « à-soi » est le double visage qui fait tenir les choses debout. Je ne suis à moi-même que dans « l’à-soi » de ma propre parole qui vient y surgir et tracer la modalité qui me détermine. Car je suis langage par lequel rayonne l’essence de tout homme. La forme picturale, identiquement, se rend visible par la voix qu’elle profère alors que son être demeure en retrait. Occulté. C’est pour cette raison que son apparaître se donne tel l’éclair traversant et illuminant la nuée. Trait Rouge était en réserve de soi et  voici que son décèlement est cette surprise qui se nomme œuvre, qui se nomme art.

  

  

   Un trait du réel.

 

   Ce trait rouge n’est nullement une fiction, une projection de l’imaginaire mais un Trait du Réel avec sa propre consistance, sa tension par rapport à l’espace, son inscription dans le flux temporel, toutes significations au gré desquelles il dévoile les contours de son éclosion. Que des regards - du peintre, du regardeur, du quidam de passage - viennent s’y poser ou bien s’y soustraire n’en affecte nullement le coefficient de vérité puisqu’en son effectivité elle est cette indépassable évidence qui la tient à l’abri des vicissitudes de tous ordres. Elle est parce qu’elle est. Ainsi le recours à la tautologie, en dernière instance, vient nous sauver de bien des écueils. Comment, en effet qualifier ce qui, par nature, est inqualifiable ? Toujours sa valeur nous échappe à mesure que nous tentons d’en appréhender l’obscur phénomène.

   Son statut apparût-il contingent à des visions distraites, ce trait n’en conserverait pas moins le don d’une transcendance, cette beauté qui le fait rayonner à partir de sa propre assise. Le feu en détruirait-il la matérialité que rien ne serait changé quant à son degré de présence. Toute œuvre parvenue à son dénouement s’enquiert d’une irrépressible liberté. Elle demeure par le simple fait que son « événement-avènement » (H. Maldiney) est hors s’atteinte car aucune objectité n’en entame l’harmonie. Pas plus qu’une subjectivité - cet excès d’anthropocentrisme de la modernité -, ne pourrait en revendiquer la possession, en pratiquer le rapt. Elle est à elle indivisiblement. Tous les ustensiles de la vie quotidienne ont valeur d’usage, raison pour laquelle ils sont infiniment préhensibles. Bien évidemment Trait Rouge se situe ailleurs en une contrée où les entités se sustentent elles-mêmes, sans qu’aucune chose ne soit nécessaire à leur existence.

  

   D’une absence à une embellie de la présence.

 

   Il n’y avait rien à l’origine. Maintenant il y a, tout, simplement. Nul n’ignorera l’allusion à « l’unique trait de pinceau » dans la manière taoïste d’envisager l’univers, de lui donner forme. « Shitao ramène la peinture à sa forme la plus élémentaire et la plus humble un simple trait de pinceau ; mais un simple trait de pinceau est aussi l'Unique Trait de Pinceau, mesure universelle de l'infinité des formes, commun dénominateur et clé de toute création.» (Les textes chinois cités par Lacan).

L’unique trait de couleur

Shitao

Source : Wikipédia

 

 

   De Shitao à Marcel Dupertuis en passant par Pierre Soulages et Franz Kline, une seule et même exigence, tirer à soi ce Trait qui toujours se refuse et ne consent à paraître qu’au terme d’un combat. Le surgissement de l’œuvre est cet éclat qui déchire le monde, en modifie le flux tranquille, en perturbe la trame au long cours. Ne ferait-elle ceci, l’œuvre, procéder à un jaillissement, et alors son énonciation serait si basse, si voilée qu’elle se glisserait dans la cannelure du quotidien sans en affecter la trop immobile topique. C’est du sein même du Trait pensé en son essence que quelque chose de nouveau peut naître. Créer est introduire un coin soucieux dans les certitudes  paisibles de la matière mondaine. Créer, c’est se déranger soi-même et troubler l’ordonnancement des jours et des heures des autres, ceux qui verront et seront questionnés. L’art introduit une réalité distincte de l’arbre, de la colline à l’horizon, du nuage qui suit son cours dans la limpidité du ciel. Avoir rencontré une œuvre en son « avènement », c’est être marqué à jamais par sa présence.

  

   Incise confidente.

 

   Je me souviens avoir été atteint au plein de mon être par la toile de Picasso « Confidence » dans une salle du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Etrange présence, soudain, qui gagne le cœur de votre être. Je me sentais regardé par l’œuvre, en quelque sorte « possédé » par la force de ces yeux au travers desquels je devinais ceux de Picasso, ce regard noir du génie qui vous foudroie, dont jamais vous ne vous remettez. En évoquer le souvenir est encore, bien des années après, de l’ordre du « trouble », du « frisson » comme si un nouveau paradigme de l’espace-temps s’était immiscé en moi, atteignant le centre pathique où tout résonne à la hauteur d’un accroissement ontologique.

 

   Réduire l’œuvre au trait.

  

    L’unique trait de couleur, l’unique trait de pinceau, un cri jeté au-devant de soi afin que s’ouvre la brume et se déclose l’éternel mystère de l’exister. Ek-sister : « sortir du néant » étymologiquement. Il n’est jamais question que de cela. Tous les autres projets n’en sont que les hypostases les plus visibles, sinon les plus pathétiques. Réduire l’œuvre au trait c’est s’assurer de l’essentiel afin qu’il rayonne, ce trait,  et profère à la hauteur de ce que nous en attendons, être sauvés, au moins provisoirement. D’un naufrage.

 

Trois conditions sont nécessaires à cette recherche :

 

le silence,

la solitude,

le simple.

 

   Pierre Soulages, ce connaisseur des vastes plateaux immobiles et silencieux du causse, dans son atelier de Sète, a fait édifier un mur derrière lequel se dissimule le vaste horizon de la Méditerranée. Peignant dans le plus exact recueillement il donne forme au monde selon ces traits de lumière qui l’habitent, qu’il fait jaillir du noir avec la force d’une chose révélée. Le lexique est simple qui nous fait penser à « Unique trait couleur ; Simple être-monde ». Pour lui la couleur fondamentale est le noir qui est bien plus un « champ mental », selon sa belle expression, qu’une valeur colorée qui ferait signe en direction du réel, de son penchant à la  contingence.

 

C’est une énergie que libère la toile,

c’est un esprit qui s’y dessine en creux,

c’est une âme diffuse qui en parcourt les sillons.

 

   L’ouvrage de l’artiste est toujours animé par le souffle d’une spiritualité. Comment pourrait-il en être autrement ? Car, s’il n’y avait ce souffle, de quelle manière différencier l’œuvre d’art de la simple exécution artisanale, laquelle pour remarquable qu’elle est, s’abreuve à des qualités techniques, à des apprentissages, à des actes mimétiques infiniment recommencés ?

   Le simple, le discret, le modeste, tous termes synonymes sans lesquels l’œuvre risquerait de sombrer dans le convenu, le lieu commun, l’ordinaire d’une vision usée à force d’être confrontée aux mêmes scènes. Tous ces prédicats d’une économie des moyens transparaissent dans la plupart des parcours esthétiques. Lesquels s’originant dans le figuratif et la multiplicité des teintes, aboutissent à une austérité dont l’abstraction constitue, le plus souvent, l’ultime pointe du langage pictural.

  

   Expressionisme abstrait.

 

   Le travail de Franz Kline est exemplaire à ce titre lui qui, parvenu au faîte de son art, à ce qu’il est convenu de nommer « expressionnisme abstrait », ne se réfère plus qu’à des figures quasiment géométriques jouant sur le seul clavier du noir et du blanc. Combien ces sèmes fondamentaux jetés sur la toile sont convaincants. Combien ses expériences plus tardives, mêlant des couleurs à cette exigence d’une bichromie, perturbent l’image, la conduisant à un inutile bavardage. Ce que le minimal portait à son acmé, voici que l’ajout, la surimpression, le lui retirent et la toile perd son bel ascétisme, et la clameur colorée obère la rigueur conceptuelle à l’aune d’une extériorité qui lui est infiniment préjudiciable.

  

   La vérité d’une rencontre.

 

   Sans doute faut-il avoir atteint, dans l’espace de la création contemporaine, la profondeur de la méditation taoïste d’une Fabienne Verdier pour manifester cette sorte d’état de grâce au terme duquel le " principe qui régit toute chose" se montre dans le filigrane de la toile comme son phénomène le plus patent. Peinture-calligraphie qui porte en ses traces l’empreinte même de l’être de l’artiste, tellement le souffle vital qui y sinue ne saurait guère différer de celui de sa créatrice. L’énergie qui y est actuellement présente et qui y demeurera est celle d’un corps inclus dans son œuvre, immense Rorschach disant en encre la vérité d’une rencontre, l’originelle, subjectile imprégné d’humain, humain traversé de cette présence autant ineffable qu’ineffaçable. Témoin d’un temps qui n’eut lieu qu’à se prolonger à partir de l’instant qui en actualisa la forme vers un intemporel qui l’attend et en reçoit le don.

 

   Un cercle qui revient à Trait Rouge.

 

   Il y a là comme un « cercle herméneutique » pour utiliser un terme cher aux phénoménologues. Un cercle où se fondent en un même creuset les sens éparpillés du réel. Comme si les vécus pluriels des artistes, partis de la périphérie, trouvaient à se manifester en un sens commun, là, au centre, identique temporalité dont leurs œuvres seraient la mise en ordre. L’exister humain est si partagé par tous (c’est un truisme que d’énoncer ceci) qu’il semblerait toujours y avoir des points de convergence qui en assemblent les expériences multiples et parfois divergentes. Une manière de sol indivis à partir duquel rayonner, émettre des significations, donner au monde une sorte de vision unitaire. L’énonciation « Trait rouge attend trait rouge » laisserait supposer l’existence de deux traits distincts qui n’attendraient que l’instant de leur fusion. En réalité c’est d’un seul et unique trait dont il s’agit, dont on perçoit l’origine alors que sa fin nous échappe tout en haut du cadre.

   Serait-ce ici la métaphore du destin dont la première borne nous est connue - fût-elle floue et lointaine -, alors que la dernière n’est nullement en vue puisque nous en ignorons le terme. Si cette interprétation est l’une des possibilités de l’œuvre, il faut bien lui attribuer la puissance d’une question existentielle à la limite du dicible.

   Le seul trait de pinceau. Autrement dit, si nous consentons à en accentuer les forces latentes, l’unique en son retrait, le seul en sa sublime et inquiétante autarcie. A partir d’ici les substantifs ne désignent plus que des choses sans contour, les verbes perdent leur forme d’action, les déterminants fonctionnent à vide, les prépositions et conjonctions ne coordonnent plus rien. Il ne demeure plus, sur la vaste plaine de basalte de la vie, que : UN, UNE, l’Indéterminé en sa fuyante esquisse. Image en acte de la troublante déréliction : UN seul trait de pinceau, UN SEUL !

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
8 mars 2018 4 08 /03 /mars /2018 09:57
Opercule du silence

    Zone sensible - Etude - plume, graphite

 Œuvre : Sandrine Blaisot

***

 

 

 

 

                                                                             Le 7 Mars 2018

 

 

 

 

                    A toi qui es en silence.

 

 

   Sais-tu, Solveig, au hasard de mes rencontres, à la confluence de mes rêves, ceci : une forme ovale, une ellipse parfaite, une lunule en laquelle inscrire plus d’une joie, plus d’une perte aussi. Je suis si sensible - mais je sais notre commune disposition -, au clin d’œil des affinités. Souvent bien peu s’en soucient alors qu’elles nous déterminent en notre fond le plus secret. Espace de la rencontre. Comment mieux l’éprouver que dans les salles claires d’un musée, comment en sentir la nécessité ailleurs que dans une œuvre d’art ? Nul ne peut éprouver la qualité d’une toile, d’un dessin,  qu’à y figurer en tant que l’hôte attendu, fêté. Ce qui coïncide avec notre être, ce qui en éploie la membrure, ce qui s’affirme à la façon d’une quintessence, c’est bien notre proximité avec les choses, notre souci d’immédiateté, le plain-pied qui se donne comme notre prolongement naturel. Alors c’est le sans-distance qui tisse les fils grâce auxquels nous sommes en osmose. L’œuvre fait partie de nous comme nous lui appartenons. L’œuvre nous appelle, nous requiert, nous participons d’elle et elle ne vit qu’à être placée sous le régime de notre regard.

   Oui, tu auras remarqué la connotation à dominante visuelle : « clin d’œil », « regard » et ce serait tout de même étrange qu’il n’en soit pas ainsi. D’autant plus que l’étude dont je te parle est une évidente métaphore de la sphère oculaire, Tout y est placé sous le signe de l’optique et de ses corrélats qui ne concernent pas tant le donné des phénomènes que le ton fondamental selon lequel le réel nous apparaît, dont notre « vision du monde » s’empare de nous, parfois à notre insu. Cependant nos comportements en attestent la trace, nos actions en découlent.  Nous sommes déterminés bien plus qu’on ne le croit et les soi-disant détenteurs d’une liberté devraient être plus circonspects.

   Ce qui est à prendre en considération, dans ce travail à la plume et au graphite, c’est d’abord une esthétique, ensuite y deviner une métaphore qui mélange, dans un minutieux tracé, notre propre présence en tant qu’hommes, mais aussi celle de la nature. Le titre « Zone sensible », délimite avec exactitude ce qui appartient à l’une et se retrouve en l’autre selon un genre d’écho. Tu le sais bien, Sol, nul ne peut se détacher d’un paysage : celui qui lui fait face, cet autre qui est le sien propre, à savoir les tonalités qui l’habitent et le font ce qu’il est.

   Ce que l’on remarque en premier, ce jaune qui hésite entre un Nankin et un Paille, en tout les cas une teinte chaude, solaire, qui vient vers nous, se donne avec la nuance d’un bonheur souple. On pourrait s’imaginer au bord d’un lac dans lequel se reflèterait une île de faible dimension que coifferait une végétation, arbres et arbustes, sortes de lianes arachnéennes, le tout figurant une paupière close sans doute attentive à ne pas déranger le destin harmonieux des choses. Donner un autre titre : « Luxe, calme et volupté », voici qui paraîtrait assez bien convenir. « Luxe » pour cette atmosphère raffinée. « Calme », comment imaginer une aire plus apaisée ? « Volupté » enfin car tout silence, tout repos, en sont les inévitables fondements.

   Mais il me faut te préciser ce qui se passe ici, sur ce si nécessaire Causse (« zone sensible » s’il en est !), l’équilibre dont, pour l’instant, il témoigne encore. Pour combien de temps ? Rien ne servirait de « jouer les Cassandre », mais toute attitude en retrait ne serait guère indiquée. Les terres maigres, calcaires, les buttes frappées par le vent, les affleurements de rochers partout présents, l’habitat fortement disséminé, la faible ressource agricole, tout ceci contribue à préserver ce patrimoine naturel. C’est une des raisons pour lesquelles je suis si attaché à ces terres du peu, arides, presque déroutantes, surtout pour un citadin, ces terres isolées qui ne vivent qu’à être oubliées. Vois-tu, il faudrait de nombreux conservatoires naturels (je veux dire simplement décrétés par la sagesse humaine), où, en toute quiétude, plantes et animaux pourraient retrouver une sorte de paradis perdu, un havre de paix dans lequel nulle décision arbitraire ne viendrait s’opposer à la vie en sa simplicité. Seulement du discret, seulement du disponible aux yeux de ceux qui savent trouver, dans la gariotte du berger, dans le muret de pierre sèche, la forme torse du chêne pubescent, l’empreinte même d’une exactitude de leur être. La beauté du Causse ou son équivalant méditerranéen, la garrigue : images d’une authenticité. Les choses y sont vraies, travaillées par le vent, brûlées par la lumière, trouées par le gel, portées à leur paraître sans qu’aucun artifice ne soit nécessaire.

   C’est un grand bonheur - mais je sais que tu l’imagines sans peine, toi la Fille du Nord -, que de cheminer sur le sentier semé de feuilles mortes, de cueillir ici une orchidée sauvage, là de découvrir un érable en feu, encore plus loin de se piquer aux tiges des prunelliers, de se baisser pour prélever une pierre usée dont on fera un presse-papier. Cependant, au milieu de ces remarques sans doute idylliques, commence à percer une inquiétude. Un des arbustes les plus communs de ces sols pauvres, le buis, est soumis depuis quelques années aux attaques de la pyrale, cette chenille vorace qui ne laisse, après son passage, que quelques tiges sèches pareilles aux brindilles d’un antique balai. Mais, me diras-tu, l’insecte rongeur est bien « naturel », il n’est pas invention de l’homme. Certes mais ce prédateur sème un genre de désolation à laquelle il faudrait bien trouver une solution satisfaisante. Je crois aux pouvoirs de la nature de se régénérer, de combattre ses fléaux, de faire succéder à la flétrissure une nouvelle efflorescence. Tout est en continuelle métamorphose sur terre. De cette constatation se lève un espoir. Sans doute la sagesse devrait-elle souffler aux hommes les vertus innées des choses, leur capacité à renaître, tel le Phénix, de leurs cendres.

   L’art porte en soi nombre de modalités thérapeutiques. S’arrêter devant une œuvre, c’est déjà consentir à se laisser transformer. C’est se confier à elle, en attendre une sorte de ressourcement. Autrement, à quoi servirait-il de fréquenter les toiles, de s’arrêter devant une sculpture, de chercher à deviner le langage caché du vitrail ? Ce à quoi nous nous livrons à porter les œuvres à notre regard, c’est bien à en décrypter, précisément, la « zone sensible », autrement dit le côté vulnérable, non immédiatement visible le plus souvent, ce genre de réserve qui ne s’ouvre qu’au prix d’un lent travail de la conscience. Jamais une proposition picturale ne se donne d’emblée telle la chose qui nous fait voir son être. La réalité de toute création est plus complexe. Comme sur les sites sauvages du Causse, la patience conduira le marcheur devant la racine tortueuse qui lui dira le lent et inexorable travail du temps ; face à la touffe de genévrier piqué de ses si belles baies, on dirait l’œil d’un lapis-lazuli ; le long du plateau de calcaire qu’entaille le profond d’un canyon. « Débusquer », est-ce sans doute l’attitude la plus conforme à cette quête du rare et du digne d’être préservé ? Une visite tout en effleurements, une surprise ménagée, l’attente au gré de laquelle cette doline semée de pelouse rare, parcourue de la laine bise des moutons, devient la clé d’un étonnement, d’un déchiffrement des choses et des êtres. Deux artistes semblent pouvoir contribuer, par la nature de leurs travaux, à notre recherche : Henri Michaux et Zao Wou-Ki.

 

Opercule du silence

Henri Michaux La Fuite, 1959

Source : Mearto

 

 

    Ce qui est le plus remarquable, dans l’encre de Michaux, c’est cette vibration, ce suspens, comme si les signes se tenaient seuls dans l’espace, à la seule force de leur énergie propre, genre de combustion interne invisible mais à la limite d’être saisis. On est immédiatement happés par cette étrange présence qui paraît sourdre du papier même, comme si, de sa chair, naissait une cohorte de signifiants pressés mais contenus, cependant, par le pinceau du maître. Sans doute une habileté pour que, d’une non-figuration, surgissent des entités animées dont on ne saurait dire si elles sont végétales, animales ou bien humaines. C’est bien là, cette fusion des genres, des espèces, ce en quoi se manifeste, le plus souvent, la notion de « zone sensible ». A la façon d’un subtil écosystème qui, pour assurer son destin, doit recourir à l’ensemble de ses ressources, ne nullement succomber à la rupture d’une chaîne qui en assure l’essentiel métabolisme.

   Le Causse ne saurait se concevoir sans ses murets de séparation, sans le cornouiller sanguin et les étoiles blanches de ses fleurs, sans ses « cayrous », ces amas de pierre si caractéristiques qui jalonnent, de loin en loin, son horizon, lui confèrent son âme. Pas plus que l’œuvre de Sandrine Blaisot, ce généreux paysage imaginaire - mi-humain, mi-végétal -, ne saurait laisser introduire dans son harmonie la faille qui en ruinerait l’équilibre. Ce qui est précieux, précisément, cette attention de l’homme qui transparaît dans le dessin, y introduit le souci d’une persévérance à être, d’une continuité du vivant, d’une logique qui en traverse la nature. Toute expérience du lien anthropologie-écologie ne se donne que sous les espèces d’une totalité. Chaque fragment ne signifie qu’à l’aune des autres, chaque fragment appelle et suppose l’autre. C’est toujours en quelque sorte d’holisme dont il s’agit, de vision globale hormis laquelle l’édifice ne saurait tenir qu’au prix de vains artifices.

Opercule du silence

Encre - 2000

Zao Wou-Ki

Source : CRAC

 

  

   L’encre de Zao Wou-Ki  s’inspire du même procédé. Dans le semis de l’abstraction, des formes se laissent deviner : humaines, végétales, paysagères. C’est de cette subtile irisation, de ce tremblement, de cette manière d’astigmatisme (il est ici aussi question de regard) que s’élève le « sensible » qui fait « zone », qui fait site pour les existants que nous sommes qui visons, fascinés, l’image du monde qui nous échoit sans que, parfois, il nous soit seulement possible de nous situer dans le concert des événements du monde. Cependant il nous est requis de le faire, de nous sentir reliés, de faire face au firmament criblé d’étoiles, à la galaxie qui file vertigineusement, au cosmos qui s’ouvre comme le lieu de notre habitation.

   Toute zone questionnante est ce constant poudroiement, cet habituel vertige qui nous conduit aux marges de l’abîme. Nous nous y tenons, tant bien que mal, agrippés à nos minces certitudes. Rien n’est plus apparent que l’inquiétude qui nous taraude lorsque nous perdons nos amers, que notre marche titube. C’est ainsi, nous transitons de « zone sensible » en « zone sensible » en serrant dans nos mains des perches de funambules. L’art, loin d’être « inutile » comme le proférait Ben avec un certain humour, est ce rassemblement des choses en un lieu où leur essence est sauvegardée. Nous avons à persévérer dans notre être, tout comme les œuvres ont à nous indiquer la voie sur laquelle cheminer avec le plus de justesse. Toujours le silence s’enclot de mystère. A nous de lever l’opercule qui libère la parole. Nous sommes comptables de ceci : dévoiler la vérité et la soutenir. Les œuvres sont là qui nous regardent !

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
13 décembre 2017 3 13 /12 /décembre /2017 09:47
Endeuillement de soi

      « Rien n'est plus beau que notre propre agonie »

 

                         Œuvre : Dongni Hou.

 

***

 

 

 

On dit soi

On dit l’être

On dit l’être n’est pas

On dit le soi n’est pas

On dit le soi n’est pas sans l’être

On dit l’être n’est pas sans le soi

On dit tout ceci dans le Rien

On dit tout ceci et l’on est

Dans l’intervalle

Du jour

Dans le couloir

De la Nuit

Dans la dérive

Du Temps

On dit

Puis l’on se tait

 

***

 

Noire est la nuit

Sombre le rêve

Qui dérivent au-delà du corps

On en sent l’ineffable présence

La fuite à jamais

L’écume de suie

Qui colle à la peau

Cerne l’esprit

Englue l’âme

Le silence est là

Et la langue est crucifiée

La parole

Sise en son antre

La chair clouée

A son étroit destin

 

***

 

Comment sortir

De Soi

S’emplir d’être

Goûter l’ouverture du jour

Rencontrer l’Autre

On ne sait même pas s’il existe

Si sa silhouette n’est pure illusion

Si le Néant n’en est le contour

Le Silence la retenue de son dire

Cousu à jamais

Dans la toile froissée

Du corps

 

***

 

Comment être et demeurer

Là en ce lieu de visions subalternes

De discours mondains

D’irrémédiables fuites

Le long des caniveaux de l’envie

Des moirures droites du désir

Oh le vent est mauvais

Qui glisse entre les triangles aigus

Des épaules

Fore les os jusqu’en

Leur ultime demeure

Une pliure sans avenir

 

***

 

Dans le poème de la chair

Foulé aux pieds

Dans la prose hantée

De bien étranges compromissions

Dans la lame damoclétienne

Qui déjà entaille

Les grises scissures

De la pensée

Nous le sentons l’acide

Nous le soupesons le trébuchet

Qui décidera de nous

Etre soi

Ne pas être

 

***

 

Sur la peau entaillée de noir

Sur le cercle d’argent des cheveux

Sur l’épaule qu’avive une clarté d’étain

Sur l’anguleux visage que visite

La froide lucidité

Voici que se dit la Vérité

En sa chute la plus tragique

Trois mots résonnent

Dans le livide

Et l’inaccompli

Nos mains sont vides

Notre cœur glacé

Trois mots pareils

A des coups de gong

Dans le silence

D’une forêt pluviale

Trois mots

Qui disent et ne disent pas

Trois mots

Qui parlent

Et demeurent

En retrait

 

Négritude

Finitude

Solitude

 

***

 

Ils sont l’hymne

De la Vie

La résonance

De la Mort

Seule certitude

D’une profération

Verticale

O combien

Verticale

 

***

 

Ils sont le refrain

Logé au sein même

De l’acte d’amour

Cette lame plongée

Au plein du réel

Cette douleur

Ce cri par lequel

L’Homme

La Femme

Se disent

En leur cruelle

Absence

 

***

 

L’Être est là qui clignote

Le Soi est là qui demande

Sur les plaines que la Lune glace

L’Immobile s’est levé

Qui

Jamais

Ne s’arrêtera

Là est son refuge

Là est sa raison

D’être Soi

Et de nullement

Etre

Ainsi vit l’Enigme

De son propre souffle

Le vent est tombé

Qui balaie la plaine

Pour toujours

Oui

Pour

Toujours

Partager cet article
Repost0
4 décembre 2017 1 04 /12 /décembre /2017 11:06
Figure pliée

Œuvre : Marcel Dupertuis

"Figure pliée", bronze,

Lugano 1996, coll. privée.

 

 

 

***

 

Figures droites

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Ainsi les heures claires

Les fêtes et leurs mâts de cocagne

Les geysers

Et leurs colonnes blanches

Appuyées au tumulte de l’air

Les feux rouges des volcans

Leurs bombes qui sifflent

Et tracent dans la nuit

Leurs sillages de beauté

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Ainsi la gloire des Hommes

L’élégance des Femmes

Le jeu des Enfants

Si près d’une innocence

Cette flèche dressée

Dans l’avenir qui chante

L’hymne qui déplie

Sa félicité dans l’immensité

De l’Être

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Aiguilles de cristal bleu

Glaciers

Crêtes enneigées

Montagnes

Hautes vagues

Sur lesquelles se dresse

La blanche voile

De la goélette

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Œuvres d’art

Toiles aux cimaises

Des Musées

Cariatides

Qui supportent les Temples

Poésie qui illumine

Les fronts

Les porte au Sublime

Gerbes transcendantes

Des Idées

Leur chatoiement

Leurs arêtes polychromes

Haute Parole

Des Prophètes

Voix tonnante

De Zeus

Supplication prémonitoire

De Zarathoustra

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

 

   Tout dans le droit, le vertical, l’élan vers le ciel qui accueille et reçoit tel un don le vol unique du milan noir, cette flèche à laquelle nulle résistance ne saurait s’opposer. Seulement le trajet d’une volonté dans l’espace qui vibre et frémit.

  Trace blanche du supersonique, il fend l’air de son étrave d’acier. Brillante. Aiguë. A l’inextinguible pouvoir de franchissement, de réduction de ce qui, là-bas, n’est encore qu’une vague tache sur la toile de l’imaginaire. Le loin qui fond sur le près. Porter l’Homme au-delà de ses propres contrées dans le district où rien n’a lieu que le silence de l’éther, le bleu profond, cette image de l’abysse céleste dont chacun est affecté en son plein, qu’il redoute et affectionne tout à la fois.

   Haute érection de l’aiguille du transept, cathédrale projetant dans l’infini le luxe de sa gloire, l’espoir des Existants en un monde de rédemption et de félicité. Peut-être … Image de la foi qui brûle la pierre, illumine le vitrail, travaille la conque de l’abside en pliures de clarté, cerne le déambulatoire des lueurs de ce qui pourrait apparaître si, soudain, la chair se transfigurait en esprit, si les mots dépliaient leurs germes fondateurs, si, depuis le silence, se donnait à connaître une Parole unique en laquelle les hommes se recueilleraient et, enfin, seraient les dépositaires de la Joie. Celle, la seule, Majuscule qui n’aurait nulle autre raison d’être que la pure présence, la réalité nue, l’évidence d’une voie atteinte et à atteindre encore et encore.

  Tour de verre et d’acier, stalagmite de diamant, cône tronqué, fulgurance de la technique, elle provoque les anges, assoit la royauté humaine, fomente des guerres à l’encontre du ciel. Le déchire de sa suffisance. Le violente de sa puissance éblouissante, le toise du haut de sa richesse. Tour-rayonnante et les dieux clignent des yeux longuement et l’empyrée se lézarde sous les coups de boutoir des Hauts-Levés sur Terre.

   Colonne sans fin de Brancusi aux faces pures, turgescence dans l’air du masculin qui veut le féminin, le déflore à l’aune de sa  force érectile, lutte d’Eros contre Thanatos, piliers funéraires de fonte à la mémoire des Morts, surgissement du sens contre le non-sens dans le ciel épuisé par l’aveuglement des Vivants. Losanges qui veulent dire la paix, réconcilier les forces opposées, abattre les divisions, dépasser les failles, combler les césures, obturer les abîmes.

   Torches jaunes des peupliers tout contre l’air d’automne. Ils s’élancent joyeusement dans la vaste prairie céleste, ils tressent le cantique souple de leurs feuillées, ils balaient les yeux de leur doux nectar. Ils sont une fête à être seulement regardés.

   Lances des cyprès-chandelles qui soutiennent dans la légèreté le verre translucide du ciel de Toscane, ce paysage du bonheur si près des Exceptions Renaissantes, ces Piero della Francesca, Vincenzo Foppa, Domenico Veneziano, toutes Hautes Figures de la peinture, peinture faite grâce, faite rachat de l’Homme, faite cristallisation du Génie en son éblouissante aura, sa magnificence. Comment parler encore après ceci, la Pure Beauté ? Verticalité des Verticalités, profusion de l’Art, Totalité éprouvée jusqu’au vertige. Vertige, ce somment de la connaissance qui se dit aussi Extase, Êtres en une même communauté de sens. Totalement arrivés. Cernés de plénitude. Emplis de nectar.  

  

 

***

 

Tout chute et sombre

Tout se retire dans le mutique

Tout dans l’horizontal

 

La peine des Hommes

Leur marche courbée

Leur descente aux Enfers

Divine Comédie

Dante en a soustrait

Les cercles de médiation

Le Purgatoire

Les cercles de plaisir

Le Paradis

Ne demeure

Qu’une ligne

De basse visibilité

Ne se montre

Qu’un rayon de poussière

Dans le bitume mortel

Ne se révèle

Qu’une ambroisie frelatée

Qu’une boisson maléfique

Par laquelle

Se dit le Tragique

De la Condition Humaine

Peut-être eût-il mieux convenu

D’en tracer la présence

En minuscules

En points de suspension

En simples tirets

Pour dire l’extinction

Du langage

Son incurie à annoncer

Les contes de la joie

A proférer le baume

Le rassurant

L’apaisant

Le digne

D’être entendu

Reçu à la façon

D’une obole divine

Les dieux sont loin

Qui ne jouent qu’entre eux

La partition du Rien

Qui n’ont d’effectuation

Que la risée du Néant

Dans la demeure vide

Du Ciel

Les Hommes les ont mis à

Mort

 

 

Figures pliées

 

 

   L’homme est courbé sous un faix dont la provenance lui demeure cachée. Il ne sait vraiment s’il subit le Péché qui l’a évincé du Paradis, si l’aporie de son sort est coalescente à la profération de la mort de Dieu, si sa mission face au Destin a été insuffisante, fautive, déficiente, si son engagement au regard des autres, du monde n’a été qu’un tissu lâche, une suite de coupables irrésolutions, une dérobade perpétuelle. En connaître la sûre origine, ceci suffirait-il à le réconcilier avec lui-même, à obturer les failles dont il se sent atteint en son fond, à redresser sa confondante silhouette ? Le dessein est si vaste, l’entreprise si difficile, l’avancée sur le chemin du retour à soi tellement ourdie de fils entremêlés, semée de buissons, visée d’étranges couleuvrines !

   L’homme de bronze que nous tend avec justesse de vue et habileté de production Marcel Dupertuis, cet homme (avec une minuscule à l’initiale, signe de son irréversible aliénation)   figure l’exact opposé, mais ô combien complémentaire, de « L’Homme qui marche » de Giacometti. Il en est l’esquisse rabattue, le plan vertical s’effondrant sous une charge qui le dépasse et ne dispose plus son regard qu’à voir la pierre, la poussière, à deviner la marche du bousier, à frayer son chemin parmi les tapis de cloportes et des lucanes à la robe noire,  à la cuirasse d’acier impénétrable. Un monde sans monde semblable à celui dont il est, maintenant, devenu l’observateur médusé, le pèlerin sans espoir, le chemineau sans logis. Mission de l’homme depuis l’origine : « Habiter en poète », seul signe d’une humanité accomplie.

Savoir chanter. Savoir danser. Savoir regarder. Savoir parler.

 

   Voici les quatre impératifs ontologiques selon lesquels demeurer homme et parvenir à la pointe extrême de son être. Faute d’initier une telle cérémonie chantante-dansante-voyante-parlante dans l’ordre du poème (ce qui veut dire aussi de la littérature, de la peinture, du théâtre, mais aussi de l’éthique puisque le beau sans le bien n’est qu’une coquille vide) et alors s’empare de vous la plus sombre des dérélictions et alors le nihilisme en personne frappe à la porte de votre âme et vous êtes un mort-vivant ou un vivant-mort (ce qui revient au même, c’est vous qui choisissez l’ordre selon lequel votre exécution aura lieu). Autrement dit il n’y a guère de voie de salut en dehors de sa propre empreinte d’homme, laquelle est une esthétique que redouble une éthique.

  

Figure pliée

« L’homme qui marche »

Giacometti

Source : Réflexions esthétiques

 

 

   Mais regardons « L’homme qui marche » de Giacometti

 

   Cet Homme en sa forme disante. L’Homme est élancé, visage haut qui tutoie le soleil, allume les étoiles, converse avec la forme libre du ciel, l’ouverture de cette clairière sans laquelle la matière demeure brute, sourde, infondée. Buste incliné vers l’avant du projet, la dimension accomplissante de l’avenir. Bras fragiles, certes, mais allure de quelqu’un muni d’un dessein, animé d’une conscience qui le précède et le tire vers un but au loin qu’il vise comme l’atteinte de ce qu’il doit être. Evidemment la finitude. Mais lorsque celle-ci est envisagée (dotée d’un visage humain) avec la sérénité et l’équanimité d’âme qui lui convient, alors celle-ci n’est nul retrait, donation seulement comme ultime possibilité de l’être d’être-au- monde. Les mains sont solides qui ont caressé, encouragé, trituré la matière, tendu le geste d’amitié, embrassé le cher et le rare. Mains qui sont la proue de Celui qui est dans l’exactitude de l’exister. Et le triangle des jambes amplement ouvert, décision en acte, progression vers l’avant de soi dans la mesure juste de ce qui se montre sans réserve, qui fait don sans retenue. Et la large spatule des pieds fermement rivée à son assise terrestre comme pour dire le sens aigu des réalités, la seule vérité, la marche du destin qui donne et reprend dans un même mouvement d’apparition. Cet Homme est infiniment vertical. Cet Homme est livré à son entièreté sans partage. A son essentiel.

 

   Mais regardons « Figure pliée » de Marcel Dupertuis

 

   Oui, le contraste est saisissant, à tel point que la vision de l’Artiste a dû être traversée de cette antinomie à réaliser en contrepoint de l’œuvre de Giacometti. Comme si un mouvement de transcendance, soudain, devait se plier aux fourches caudines d’une immanence étroite rivant le Sujet à sa plus étrange infortune, fatum des Latins pesant de tout son poids sur les épaules de l’Eprouvé, du Condamné à n’être que cette forme en avant de soi, mais cette fois-ci, non en tant que projet porteur d’une tâche, mais simple signe avant-coureur d’une inévitable chute. « Mais pour quand la chute ?», cette prosaïque question doit miner cet être de l’intérieur, forer en lui de sombres cavités, creuser fondrières et dresser oubliettes, tirer la membrure d’os, son architecture fragile en direction de son cénotaphe.

   La masse est grossière, modelée à doigts rapides, inquiets, ourdis de métaphysique, cherchant à imprimer dans la terre originelle les signes patents de l’angoisse humaine. Dépouillé de ses bras il perd son aptitude à façonner la monde, à saisir l’autre, à explorer jusqu’à la propre planète de son corps. Mais, ici, que l’on ne songe nullement à l’événement de Camus nommé « L’homme révolté ». Ici la révolte est dépassée, toute forme de rébellion abolie. On est bien au-delà d’une insurrection. On est sur le seuil de la dernière mouvance, de la dernière parole, au bord de l’éructation définitive au gré de laquelle connaître la Mort en tant que la Mort, en son effectivité la plus réelle, en sa densité incontournable, en sa grimace la plus grimaçante, en sa glaciation extrême.

   Certes il y a encore une esquisse de pas. Mais au bord du précipice. Mais en vue de l’abîme. Mais au contact du feu de l’Enfer. Un pied déjà dans l’au-delà. Un autre se retenant, s’agrippant à sa plaque de glaise et l’on entend déjà ce bruit de succion, cette musique mortelle du décollement quand plus rien ne tient, plus rien ne fait signe que la bouche édentée du Néant, son blizzard appelant à n’être plus qu’un genre de vent mauvais glissant de vie à trépas. Ici, les « sanglots longs des violons de l’automne » du bon Verlaine semblent une gentille bluette, une blague entre potaches, un pincement sans rire, sans autre fâcheuse conséquence que d’être les vers d’un poème qui s’en va parmi les tourbillons de l’existence, ces feuilles mortes que remplaceront, dans un cycle de l’éternel retour, de jeunes pousses verdissantes.

   Mais ici, rien ne servirait de forcer davantage le trait. Cette belle œuvre témoigne du souci de la modernité qui consiste à nous faire éprouver le frisson pur, nu, à nous faire tutoyer la vérité de la blanche racine qui s’enfonce dans la nuit d’ébène de la terre. Sa finitude à elle, au moins symboliquement, laquelle résonne en écho avec la nôtre, réellement présente à l’horizon de notre être. Ce qui prenait toute sa signification, instaurer une dialectique sans doute abrupte, sans concession : Vertical contre Horizontal, Projet contre Chute, Mouvement contre Repos et hyperboliquement, Vie cotre Mort, pareille à la dernière station du chemin de croix avant que tout ne sombre dans la totale incompréhension.

    D’Homme qui marche à Figure pliée, le chemin atterré de l’humaine condition. « Atterré » puisqu’il s’agit toujours de « terre », de limon, d’humus, l’originel, que reprend la matière artistique, le final que reprend l’existence en son dû. D’une forme l’autre. D’une lumière l’ombre. Du destin debout au destin couché : la courbe d’un Être-sur-Terre.

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
7 septembre 2017 4 07 /09 /septembre /2017 08:25
Toute représentation n’est que de soi.

Un hommage à Norman Rockwell.

Livia Alessandrini.

Villeneuve 2009.

 

 

 

 

   [ En guise de préambule : ceux, celles qui sont familiers de mes textes auront déjà repéré la résurgence itérative de thèmes qui semblent agir à la manière de clés symboliques inscrites dans une « vision du monde ». Au titre de ces clés, par exemple, la référence fréquente à Rembrandt et à son clair-obscur (dialectique du blanc et du noir, de la vérité et du mensonge…) ; l’allusion à Léonard de Vinci et à son célèbre sfumato (ce flou qui s’annonce comme la marge imaginaire du réel) ; le concept lacanien du Stade du Miroir (comme saisie, par le tout jeune sujet, dans sa prime enfance, de sa propre présence au monde). Ces allers et retours, outre qu’ils s’enracinent dans une perception esthétique, se montrent en tant que schèmes fondamentaux qui traversent la psyché humaine, imprimant en cette dernière les arêtes d’un mode d’exister. Rarement pouvons-nous faire l’économie des fluences qui nous animent, leurs sources fussent-elles oubliées.

   Force des archétypes qui gravent en nous la nécessité d’un trajet, d’un cheminement dont nous pourrions penser qu’il ressortit à l’action impitoyable de la lame du destin. Sans doute les choses sont-elles plus simples qui attachent les ramures de notre subjectivité à telle ou telle expérience, telle ou telle affinité qui fait son cheminement dans l’ombre de notre inconscient sans que nous en sentions la force résolue. Donc, ici, se retrouvera sollicité ce qu’il faut bien nommer « paradigme d’une nouvelle connaissance » dans l’ordre de la psyché, ce Miroir qui nous attire, nous fascine et, paradoxalement, nous porte à notre être en même temps qu’il nous y soustrait. Car voyant notre image, aussitôt nous soustrayons à notre propre réalité l’artefact d’une représentation.]

 

 

Toute représentation n’est que de soi.

Johannes Gumpp Autoportrait 1646.

Premier exemple de triple autoportrait dans la peinture.

Source : Wikipédia.

 

 

   Commencer par Johannes Gummp.

 

   Si ce peintre nous intéresse c’est bien par la mise en scène de l’autoportrait qu’il inaugure sous l’étonnante figure du triptyque.

   * Premier volet : le reflet dans le miroir.

   * Deuxième volet : l’artiste vu de dos.

   * Troisième volet : l’image du visage de l’artiste posé sur la toile.

   Mais ce qui étonne n’est nullement l’originalité du traitement du portrait. Ce qui, au premier chef, interroge, sinon plonge le Regardant en position d’embarras, c’est bien le rapport que cette œuvre pose au fondement de la vérité. Du personnage Johannes Gummp nous ne saisirons jamais qu’une façon de clair-obscur (allusion à Rembrandt), un genre de sfumato (regard en direction de Léonard), un reflet (prise en garde de l’optique lacanienne). Ce qui revient à dire que le Peintre se dérobe, s’efface constamment au gré des divers plans de parution dont il nous fait l’offrande. Oblativité d’une main qui se hâte de se retirer de l’autre. Comme si un mystère ne pouvait être percé.

   * Qui est celui de la personne ?

   * De l’être qui en traverse la présence ?

   * De l’art qui est toujours cet ineffable qui fuit à mesure que l’on essaie de pénétrer en ses arcanes ?

   Une triple invisibilité, un triple effacement, une triple biffure qui viennent nous dire le tremblement de l’ineffable, l’impermanence du phénomène. En effet, tout instant dont on essaie de déplier les feuillets qui l’animent se métamorphose constamment en cette fugue d’éternité qui, toujours, nous échappe. La technique de mise en abyme, ici utilisée dans l’œuvre exposée au Musée des Offices, paraît jouer en écho avec le motif apparemment incontournable de la disparition. Et, au premier chef, avec celui de l’irréalité, de l’illusion, d’une manière de comédie que l’exister jouerait afin de se voiler alors même qu’il semble consentir à se dévoiler.

   * Le visage dans le miroir n’est qu’un halo qui se diffuse dans le tain de la glace.

   * Le visage réel est dissimulé par la forêt de cheveux.

  * Le visage de la toile n’est qu’un habile assemblage de pigments que la blancheur du subjectile nous renvoie sous l’espèce d’un mirage.

   Trois donations qui, en réalité, se réservent et n’écrivent que les mots impalpables d’une inatteignable fiction. Nous qui regardons, par un simple effet de participation ou de contagion  à la limite d’une dissolution, notre forme devient floue, « clair-obscure », si l’on peut dire, évanescente, aussi surprenante que la première impression du tout petit enfant observant la projection de son être sur la vitre magique qui lui adresse la parole virginale de qui il est, comment sa conscience s’informe, son corps se donne à voir, pareil à l’image émergeant de l’ombre dans la mystérieuse alchimie de la chambre noire, cette « camera obscura », la bien nommée, puisqu’elle ne se livre qu’à paraître sur fond d’obscurité.

 

   Poursuivre avec  Norman Rockwell.

 

Toute représentation n’est que de soi.

Norman Rockwell à l’œuvre.

Source : Histoire d’arts.

 

 

   Avant d’en arriver à la proposition picturale de Livia Eléna Alessandrini, il convient de regarder le modèle qui lui sert de trace, d’empreinte, de chemin pour se découvrir, elle-même,  en tant qu’œuvre. Nous ne nous attacherons nullement aux détails qui ne constituent qu’une mise en contexte, une simple constellation au centre de laquelle se déroule l’essentiel du propos plastique. C’est donc du visage de l’artiste dont il s’agit, de la tournure qu’il prend pour se porter au jour, se manifester en tant que cette singularité qui l’affecte en son fond comme une chose à nulle autre pareille.

   Traitement de Rockwell avec, en abyme,  la proposition de Johannes Gumpp. Si d’évidentes similitudes peuvent apparaître, dans la disposition topologique des sujets représentés, dans la mise en situation du personnage multiple du peintre, lequel se situe au centre géométrique de l’image, encadré qu’il est par ses avatars, ses incarnations dans la chair de l’œuvre, ses déclinaisons qui sont tout autant temporelles que spatiales. Il y a un avant du geste dans le regard qui scrute le miroir, un après du geste dans la forme qui se dépose sur la surface de la toile, ces mutations indiquant l’écoulement de l’instant, sa fluidité et, pour finir, sa fixation dans ces esquisses, ces couleurs, cette figure qui se donne à voir au plus près du réel qu’elle prétend représenter.

   Mais le réel qui vient à nous dans son évidence est-il si aisément reproductible au point que le facsimilé qu’il nous propose serait l’exacte duplication du modèle, son double ontologique en quelque sorte ? Mais ici l’on sent bien la limite du discours logique, son inadéquation  à faire du réel une identité qui serait reproductible dans sa vérité à l’aune d’un geste artisanal ou bien artistique. Ce que l’œuvre nous délivre, y compris dans les arts d’imitation les plus raffinés, ce n’est jamais CE visage de chair et de sang qui seul donne la mesure de l’humain, mais seulement UN artifice, un genre d’invention fantasmagorique jouant sur une autre scène que celle où fait fond l’immanence ordinaire des choses. C’est d’une tout autre réalité dont il est question sauf à prétendre qu’homme et art s’équivalent, sont le même, peuvent se confondre dans l’orbe d’une identique émergence existentielle.

 

   Fin de parcours avec  Livia Eléna Alessandrini.

 

   L’œuvre de Livia est donc un abyme au second degré, abyme de l’œuvre de Rockwell, laquelle se reflète dans cette autre œuvre qu’on pourrait qualifier « d’originaire » de Johannes Gumpp. Ainsi s’édifie toute culture qui procède par strates successives, sédimentations de faits anciens, recouvrements formels et sémantiques. Ce qui nous est donné à voir aujourd’hui est une fable dont l’histoire a commencé en des temps qui ne nous sont plus accessibles, sauf par le truchement d’œuvres ou de reproductions mécaniques. Cependant, si l’original s’est effacé, n’est plus visible, son propos nous parvient à la manière d’un écho assourdi chargé d’un sens que la modernité n’a pas altéré, mis en lumière selon d’autres canons, d’autres alphabets, d’autres comportements esthétiques.

   Alors, maintenant, comment mesurer l’écart de l’œuvre contemporaine par rapport à celle de l’artiste Américain ? D’une manière qui n’est nullement cryptée, qui se rend du reste immédiatement visible, nous percevons où se situe le décalage, où réside ce qui apparaît comme prise de liberté. Là où, chez Rockwell, l’image du miroir délivre un calque du visage de l’artiste aussi fidèle qu’on puisse l’imaginer, chez Livia le subterfuge est patent, la transgression affirmée, la sédition consommée. En lieu et place du visage qui devrait déplier son être sur le miroir, c’est l’ombre portée du corps qui surgit comme projetée par une étrange lumière d’outre-vie. Comme si la scène était regardée depuis un ailleurs, peut-être celui d’une méta-physique (autrement dit ceci qui outrepasse la physique, la nature), qui nous surprendrait, existant au monde sur le mode de l’étrangeté. Car si à l’intérieur de notre monde, celui que nous côtoyons quotidiennement, les choses semblent aller de soi, comment en irait-il d’arrières-mondes si, par extraordinaire ils existaient et pouvaient juger de notre bizarrerie, de nos confondants us et coutumes ? Rêve d’un dieu, mirage d’un prédicateur fou, hallucination qui portait en ses plis la juste mesure, idéale, parfaite, absolue qui n’est jamais que le rêve d’un enfant dans sa touchante puérilité, sa naïveté, sa confiance en définitive, sa croyance en une explication située hors de lui, qui prétendrait le sauver. Une terre transcendante en quelque façon.

   La projection ténébreuse sur la face hallucinée du miroir décrit l’exact trajet inverse de celui décrit par Lacan sous le beau vocable « d’assomption jubilatoire » lorsqu’il commente la pure joie de l’enfant prenant acte de sa présence et de son inaliénable identité à laquelle s’attache l’arche d’une liberté sans partage. Ici le processus est inversé qui pourrait recevoir le prédicat de « chute déceptive » pour ne pas dire « funeste », comme si se confronter à sa propre représentation confinait au geste du meurtre. Se voir afin de mieux se détruire. Bien évidemment, dans cette interprétation à la limite de l’autoportrait dans sa triple apparence, s’insinue plus qu’une insoumission, une pure et simple opération de déconstruction du sujet qui s’annihile à même l’ombre que sa présence produit, ou, plutôt, son absence. L’extrême est atteint en son aporie. Le ciel ouvert de l’être qu’aurait dû logiquement délivrer le reflet dans la glace se voit entièrement obéré par cette sourde cécité, par ce regard tronqué qui n’appelle que l’horizon de la terre de l’exister, sa fermeture, son irréversible contingence.

   Le déhanchement de l’artiste, son irrépressible tension, sa question au bord d’un vertige afin d’apercevoir qui elle est se solde par cette brutale énigme, cette réponse qui n’en est nullement une, genre de néant venant à l’encontre avec son caractère d’irrémédiable obturation. Un verrou est tiré qui scelle l’œuvre à n’être que cet appel dans le vide, comme Simon du désert prêchant une prophétie sans témoin au milieu du mirage des dunes et du souffle aride de l’harmattan. Oui, de l’harmattan, ce vent inhospitalier qui assèche le paysage et le noie dans une extrême invisibilité. Plus rien n’est alors reconnaissable, pas même le visage d’un monde pourtant familier. Tout est relégué au centre d’une ombre sous laquelle les choses ne se discernent plus, ne se distinguent plus les unes des autres, parole si confuse qu’elle confine à une aphasie en tant qu’événement prédictif d’une mort du langage. Le monde ne serait plus dicible !

  

 

 

 

Partager cet article
Repost0
3 mai 2017 3 03 /05 /mai /2017 10:27
« La vie est un songe ».

Songe diaphane.

Œuvre : Dongni Hou.

 

 

 

 

   Attestation de sa propre présence.

 

   Décontenancés, sans doute le sommes-nous à contempler cette existence fragile qui semble si démunie, si exposée aux yeux scrutateurs alors qu’elle-même ne saurait voir qui la regarde. C’est une telle privation de liberté que d’être livrée au monde sans que ce dernier se manifeste en retour. Toute vision suppose une réflexivité, un dialogue, une mise à distance qui soit, en même temps, relation, échange, colloque. Faute de ceci les choses tournent à vide et le silence qui entoure le corps est pareil à la vitre d’un labyrinthe qui réfléchit à l’infini l’écho d’une solitude. Être, c’est recevoir une attestation de sa propre présence. Or, ici, qui pourrait la fournir à cette figuration humaine qui semble en quête de son identité, mais aussi de celle de l’autre afin qu’une voix s’élève qui vienne rompre l’esseulement ? Tout énonce la perte de repères. Le fond rouge est comme un absolu sur lequel l’être ricoche, trouve son ultime empreinte, un dernier refuge mais qui n’est aucunement salvateur, néantisant seulement. Nul accueil dans ce dais de sang éteint, dans cette braise presque consumée qui attend de ne plus paraître, de devenir un passé, un langage privé de mots. Couleur de terre incendiée que ne pourrait coloniser ni une maigre savane, ni la végétation étique d’une garrigue. Terre sans espoir, terre de clôture ayant abdiqué sa promesse d’accueil de la graine, renoncé à la belle mission de la germination.

 

   Ici, en ce lieu, en ce temps.

 

   Certes le tableau ici dressé est bien sombre. Correspond-il seulement à une possible réalité ou bien est-il la projection du sentiment d’un drame à venir ? Comment pourrait-on donner une réponse objective à ce qui, par nature, n’en a pas ? L’œuvre d’art est toujours le lieu de réception d’une subjectivité, l’aire d’une singularité de la pensée, d’une particularité du ressenti. Il ne s’agit pas de s’enquérir d’une vérité infaillible mais d’éprouver seulement et d’enfouir en soi le résultat de cette attente. Car nous attendons. C’est le moins que l’on puisse faire face à une peinture. Nous attendons, en réalité, qu’elle nous révèle notre propre condition. Oui, regarder l’autre, l’interroger, est toujours faire de la question un début de réponse, tracer la prémisse qui nous dira qui nous sommes, ici en ce lieu, en ce temps. Guère d’autre alternative que de se situer au centre du jeu. D’en devenir l’un des protagonistes. D’en recevoir l’immense don. Vivants, nous sommes conviés à endosser un jeu de rôles, à être ce Fou, cette Reine, peut-être ce Pion dont l’humilité nous fera nous confondre avec la grande marée anonyme des déplacements sur le grand et souvent illisible échiquier du monde.

 

   Colin-maillard.

 

   Le jeu du Chasseur et du Chassé a toujours déjà commencé. Le prédateur guette la proie et la proie se dissimule aux yeux de celui qui la condamne depuis que le temps fait tourner ses horloges. Obsession de tous les instants de celui qui veut assouvir sa faim. Angoisse permanente de celui, celle qui se sentent en danger. Jamais le lérot ne dort en sécurité qui guette dans le ciel les cercles erratiques mais terriblement orientés du faucon. Tuer est une loi, mourir une fatalité. C’est ainsi la grand livre de la Nature est une suite d’illustrations de meurtres et de crimes, un cruel bestiaire avec ses rivières de sang pourpre et les feulements des assassins dans la bourrasque de neige. La mort arrive en catimini et plonge d’un seul coup ses dents aiguës dans le cou fragile qui se métamorphose en une mappemonde teintée de deuil. Puis tout retourne dans un ordre apparent alors que l’aube est rouge du sang que la nuit a abrité en son sein. La nuit prochaine relancera le cycle éternel du possesseur et du possédé, inscrivant dans le marbre l’inévitable dramaturgie existentielle.

 

   Transparente blancheur.

 

   Alors, pouvons-nous attribuer un destin si funeste à celle que l’Artiste a nommée « Songe diaphane » ? En effet, il semblerait qu’il y ait un évident hiatus entre la proposition figurative et l’interprétation sceptique, pour le moins, sinon tragique que nous en donnons. Un songe qualifié de « diaphane » ferait plutôt signe en direction d’une transparente blancheur qui serait alors synonyme de beauté, de délicatesse, sans doute associée à une joie tout intérieure qui se rendrait visible au dehors à même cette subtile retenue, ce murmure discret. Cette ambiance de sérénité, de calme, de pureté nous est offerte dans une belle phrase de Prosper Mérimée :

« Elle a l'air d'être en porcelaine, tant son teint est beau, transparent, diaphane ».

   Parlant avec tant de délicatesse du teint d’une personne qui demeure anonyme, comment en effet, pourrait-on en déduire que sa destinataire éprouve quelque douleur ou bien se trouve sous l’empire d’une souffrance ? Ici, tout rayonne et gravite autour de cette blancheur qui est, à l’évidence, le signe d’une pureté, l’appartenance au site d’une origine dont l’innocence naturelle ne peut qu’ouvrir les portes d’un bonheur à portée de l’âme. Et, à peine avons-nous évoqué ce beau mot de « diaphane » qu’il nous faut nous enquérir d’un autre qui n’a pas moins de séduction, sans doute de charme et d’ouverture à ce qu’un rêve évoque de liberté illimitée, de promesse, de don. Bien évidemment, c’est de « songe » dont il est question. De « songe diaphane » qui plus est. Ce dernier qualificatif réalisant l’amplitude déjà patente du signifiant qui en est la cible. Tous, sans doute, portons-nous en nos plus vifs désirs d’être visités par quelque chose qui serait sinon de l’ordre de la grâce, du moins d’une volupté, du dépliement de soi dans une sorte de connaissance extatique. De dépassement en tout cas du lest mondain qui fait en général injure à notre volonté d’atteindre ce cœur de la fleur où brille le nectar pareil à une sublime ambroisie. Partage du domaine des dieux, serait-ce dans l’éclair de l’instant.

 

   Poliphile ou Calderón ?

 

   Mais alors de quel songe nous parle donc l’Artiste ? Du songe de Poliphile ou bien de celui de Calderón ? Ou bien des deux à la fois ?

   Commençons par celui, très remarquable, de Poliphile dont le patronyme signifie « qui a de multiples objets d’amour ». Dès la nomination apparaît ce qui pourrait se donner comme une perversion morale mais qui ne témoigne que d’une volonté d’embrasser la beauté en ses multiples aspects. Une manière d’idéalité que contrecarrera, bien évidemment, la densité obtuse du réel. Poliphile, amoureux de Polia, voyage en songe dans un monde merveilleux que rythment des ruines antiques bordées de jardins édéniques et de buissons aux allures de sculptures ouvragées. Parvenu à l’île de Cythère, sous les auspices de Cupidon, dieu de l’amour, Poliphile au comble de la félicité, s’empresse de serrer sa maîtresse dans ses bras, mais ne demeure que le vide et les tresses d’air qui sont les attributs d’un rêve. Le songe de Poliphile avait la consistance de la chimère, non l’autorité du réel. Le voici orphelin de celle qui meublait ses pensées.

   Est-il tissé de cette illisible matière, le rêve de la Divine au regard oblitéré ? Une idée poursuivie dont on ne peut saisir la fuite ? Une offrande de soi que ne reçoit nul destinataire ? Un espoir qui se dilue dans les brumes d’un illusoire désir ?

 

   « Et les songes rien que des songes ».

 

   Après les déconvenues de Poliphile, voyons la lumière très particulière de la pièce de Calderón : « La vie est un songe ». Dans cette comédie baroque du XVII° siècle espagnol, Basile, roi de Pologne, vient de perdre son épouse en couches. Celle-ci venait de donner naissance à Sigismond. Parvenu à l’âge adulte, ce dernier que son père avait endormi à l’aide d’un narcotique, attendant un possible miracle de l’occultisme, Sigismond donc sort de son sommeil au terme d’une âpre lutte qui le conduira à une consternante prise de conscience : la réalité est-elle simplement une fiction ou bien est-ce le sommeil et le songe qui l’habite qui est une réalité ? On voit combien cette posture métaphysique demeure sans réponse à la seule puissance de son invocation et au trouble qu’elle entraîne à sa suite.

   Le prisonnier racontant son « rêve » finira par ces mots :

 

« Qu’est-ce que la vie ? Un délire.

Qu’est donc la vie ? Une illusion,

Une ombre, une fiction ;

Le plus grand bien est peu de chose,

Car toute la vie n’est qu’un songe,

Et les songes rien que des songes. »

 

   Est-elle ourdie de cette toile sombrement entrecroisée des fils funestes du destin cette Innocence en voie d’accomplissement ? A peine sortie de l’enfance, comme Sigismond confronté à l’incertaine lisière qui sépare le rêve de la réalité, elle erre en terre étrangère, séparée de soi puisque, encore, aucune complétude ne l’a atteinte pour en réaliser l’aventure humaine.

   

   Les épines du mal.

 

   Convenons-en, ces deux hypothèses tirées de chefs-d’œuvre de la littérature, portent les cruels stigmates d’une condition humaine régie par les ombres ténébreuses de l’illusion. Du monde, rien ne serait vrai que cette comédie, cette parodie qui nous ferait prendre la vie pour argent comptant alors qu’elle ne serait que roupie de sansonnet et bluette fredonnée dans un air printanier qui l’effacerait à mesure de son chant incertain. C’est bien souvent le rôle dévolu à la comédie que de comporter, en son envers, dans le retournement de ses basques chatoyantes les épines du mal, les inflexions de la désolation. Mais tout ceci, cette dramaturgie en sourdine est-elle au moins contenue dans l’œuvre ou bien toutes ces allégations ne seraient-elles que l’effet d’un « rêve éveillé » qui comporterait nécessairement sa marge d’erreur, sa part de doute ? Quelques symboles rapidement évoqués nous inclineront à penser qu’une métaphysique est opérante sous les aspects d’une peinture que l’on pourrait qualifier « d’austère » sans qu’aucune connotation péjorative ne vienne en ternir la beauté. Seulement une rigueur de l’analyse.

 

   Géographie du dénuement.

 

   Bien évidemment, l’obturation de la vue est déjà une perte irrémédiable. Ou bien involontaire et la liberté est atteinte. Ou bien acceptée et cette même liberté est entachée d’une sombre et incompréhensible complicité. Et ces épaules fuyantes qui semblent témoigner d’une lassitude à tout le moins, ou bien d’un renoncement à figurer parmi le monde avec la belle assurance de celle qui veut surmonter son destin et connaître la force d’exister. Quant aux deux bras pendant de chaque côté du corps, disent-ils l’abdication à agir, à imprimer dans le réel l’énergie de celle qui veut dominer la matière à la façon d’un démiurge, façonner un univers selon ses propres lois ? Et ces genoux dont l’étonnante sagesse en ferait presque oublier la présence ? Et ces pieds qui échappent au regard tant ils se confondent avec le sol qui les porte. Les aires visibles du corps paraissent en proie au plus vertical des dénuements. Quant au reste de l’anatomie, dissimulé dans cette ample robe blanche qui se déploie à la manière d’un blanc suaire, de quoi témoigne-t-il sinon d’une présence sur la pointe des pieds, d’une modestie si affirmée qu’elle menacerait d’être corrosive tel un bain d’acide rongeant la plaque de zinc ? Une ultime épreuve avant une disparition. Et s’il s’agit d’un jeu de Colin-maillard, où sont donc les Autres, où sont-ils donc ?

 

   Tragique beauté.

 

   Cette interprétation, marquée au sceau d’une négativité, ne manquera de surprendre de nombreux Voyeurs de cette belle œuvre. Oui, Belle, car beauté ne rime pas nécessairement avec piété comme si regarder une oeuvre revenait à énoncer un acte de foi en sa faveur. Parfois l’art convoque le tragique pour la simple raison que toute beauté accomplie est insoutenable. Elle nous fait faire l’épreuve du réel en sachant que ce dernier aura le dernier mot, effaçant même la cathartique figure du songe. Comment mieux dire la parenté de la beauté et du tragique qu’en évoquant la mort du Philosophe présocratique Empédocle ? Ce dernier, selon la légende, se serait précipité dans le fleuve de feu de l’Etna pour la simple raison que la vision du Beau est indissociable du sacrifice. Hölderlin, le Poète des Poètes avait trouvé l’étonnante formule de « drame-tragédie » pour qualifier le geste du Philosophe. Sans doute voulait-il signifier par-là l’acte sublime qui faisait d’Empédocle un humain rejoignant les dieux, l’essence du drame étant associée à la figure de l’homme, celle de la tragédie à celle d’une déité. Etonnante rencontre qui n’existe qu’au titre d’un renoncement à soi qui se présente en tant que le comble de l’amour. Là tout se fond dans l’Être sans distinction aucune. Être beau, pour l’homme, c’est toujours se confondre avec l’icône d’un dieu. Destin terrestre se fondant dans celui, céleste de la Beauté. Il reste à méditer longuement sur la beauté, sur les icônes qui en portent l’éclat, le regard de ceux qui contemplent qui en métamorphose inévitablement le sens. Bien évidemment l’épilogue ne signe jamais sa clôture tellement sont ouvertes toutes les hypothèses, tellement sont plurielles les perspectives selon lesquelles on considère ce qui nous interroge. Nombreux seront peut-être ceux qui projetteront sur cette belle image la lumière de la joie, comme si cette Jeune Vie en attente de son déploiement portait en elle toute la grâce qui nimbe ordinairement les fronts lisses et unis des jouvenceaux ? Il y a, en effet, une évidente fraîcheur, une innocence qui émane de ce subtil retrait du monde. Peut-être ne témoigne-t-il, en réalité, que de la nécessaire réserve qui précède toute sortie de soi parmi la multitude ? Nous demeurons disponibles à toutes les paroles de l’art dont l’essentielle valeur plonge dans l’authenticité. Assurément, ici, s’énonce une vérité. A chacun de la saisir selon ses propres affinités. Il faut, pour un instant, retrouver l’ingénuité de notre âge d’enfant et passer de l’autre côté de la toile. Devenir une attente. Peut-être pas de plus belle révélation que ce suspens. Il nous dit l’illisibilité de l’être en même temps que sa nécessité de le penser. Alors nous questionnons !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
27 décembre 2016 2 27 /12 /décembre /2016 16:59
Tache noire sur fond blanc.

« Hiver ».

Œuvre : André Maynet.

 

 

De quelle image s’agit-il ?

 

Avec les images, il en va toujours de notre compréhension à leur sujet. C’est un monde nouveau qui paraît et nous interroge. Comment pourrait-il en être autrement ? Par définition toute image est fascinante, c'est-à-dire qu’elle nous convoque bien au-delà du visible dont elle paraît constituer l’immédiate effigie. Plus nous regardons, plus nous nous heurtons au carrousel complexe de la polysémie. Pullulation du sens qui vibre tout contre la paroi de notre intellect avec l’insistance que met le bourdon à visiter le calice des fleurs. Que retenir de ce qui se montre qui ne soit pure décision de notre volonté ou bien fantaisie de notre activité fantasmatique ? L’objectivité n’existe pas. Seulement le marais indistinct des subjectivités, la brume diffuse des affinités. Alors nous disons l’icône sous des modes divers.

Nous disons le noir et le blanc, leur fondamentale opposition, leur valeur absolue comme si, hors d’elles, ces couleurs qui n’en sont pas, n’apparaissaient que le divers, le relatif et le chaos des contingences. Nous disons le noir associé aux ténèbres primordiales, confondu avec l’indifférenciation originelle. Aussitôt nous faisons jouer en mode contraire le blanc en tant qu’étrange parution du vide, tension insoutenable du silence. Puis, insatisfaits - comment pourrions-nous nous contenter de la première hypothèse venue ? -, nous nous réfugions dans une manière d’échappatoire qui convoque l’irreprésentable. Nous donnons à cette impression la consistance éthérée d’une proposition métaphysique comme si le Modèle ne surgissait provisoirement du néant qu’à y mieux retourner. Mais, là encore, nous demeurons sur notre faim. Notre irrésolution est grande qui réclame une esthétique, exige un mouvement de transcendance. C’est l’immédiat surgissement du tableau de Kasimir Malévitch de 1915 qui s’impose comme la réalité la plus vraisemblable. « Carré noir sur fond blanc », position extrême du suprématisme, où la forme pure se dégage comme la seule possible pour amener l’art à sa position la plus haute, la dimension spirituelle. Noir, blanc, carré deviennent des formes indépassables, abstraites, conceptuelles, donnant site à l’abstraction la plus verticale qui soit afin que l’esprit humain, amené devant le « degré zéro » de la peinture, ne s’esquive nullement dans un sentiment faussement complaisant ou bien un romantisme qui le détournerait du sens de l’œuvre. Malevitch nous met au pied du mur, afin que notre habituelle paresse intellectuelle, fouettée à vif, se loge dans la chair vive de l’œuvre plutôt que de se dissimuler dans des postures qui, la plupart du temps, ne sont que des faux-fuyants.

Tache noire sur fond blanc.

« Carré noir sur fond blanc ».

Kasimir Malévitch.

 

 

Et, maintenant, à bien considérer les choses, notre allusion au tableau du Maître Russe est-elle aussi gratuite qu’il y paraît ? Sans doute, à première vue. Mais à aiguiser son regard on devine les points de convergence, les analogies, les intentions congruentes. C’est la nécessité de toute œuvre vraie que de coïncider avec son essence, à savoir livrer d’elle-même la nervure la plus signifiante qui soit. Or, cette dernière ne fait signe qu’à se révéler dans une exigence formelle, une pureté, la simplicité qui détermine son unité et la porte à son accomplissement. Alors, que choisir de plus rigoureux que cette silhouette humaine ne jouant que sur un bi-chromatisme élémentaire, se fondant sur l’aridité aussi bien climatique que conceptuelle du thème hivernal ? Cette jeune apparition que nous nommerons Frimas, voyons en quoi elle possède toutes les qualités de ce qui, jouant avec les valeurs essentielles d’une figuration, porte, par là-même, l’intention qui l’anime à se révéler comme une proposition plastique adéquate, une œuvre dont nous ne pourrions différer qu’à en occulter les racines, à n’en percevoir qu’une prose sans objet réel.

La thématique hivernale est si bien choisie qu’il s’agit d’en percevoir la singularité vis-à-vis de toute énonciation artistique qui se veut exacte, authentique, sans détours. Les variations saisonnières (tout comme la méthode des variations phénoménologiques travaille à mettre à jour les esquisses plurielles des choses), les fluctuations donc feront apparaître dans quelle mesure nous aurons affaire à un langage de l’ordre du poème, non à une énonciation bavarde. Le printemps en tant que période du renouveau, de la turgescence de la sève, de l’agitation florale est bien trop mobile, trop soucieux de paraître sous de multiples silhouettes pour pouvoir retenir longtemps notre attention. C’est à l’instant où nous croyons saisir le bourgeon qu’il éclate et se déploie en une corolle capricieuse que le premier vent agite dans l’air primesautier. Ce que le printemps annonce, l’été le porte à son acmé. Temps de la feuillaison, des trajets multiples, de l’exubérance, comment faire confiance à ce tumulte incessant, à ce hourvari que se saisit du monde, à cette confusion qui, mêlant tout à tout, berne les sens, les abuse et les soumet aux mirages perpétuels ? Quant à l’automne, si un réel apaisement l’incline à devenir un temps plus apollinien, mesuré, faisant place à une relative sagesse, cette saison n’en demeure pas moins le lieu d’une ambiguïté, d’un paradoxe dans lesquels peuvent se lire, tout à la fois, le regret de l’été, l’impatience d’un printemps, cette insatisfaction permanente de l’âme se traduisant par cette inévitable mélancolie qui, souvent, est l’antichambre de la dépression, donc de l’instabilité, de la fuite en avant des choses.

 

Frimas : tache noire sur fond blanc.

 

Notre description de Frimas n’aura d’autre but que de faire apparaître en quoi consiste sa venue essentielle au monde, la simplicité qui en tresse la subtile croissance, la vérité dont elle est la source, à l’instar du blizzard qui ne souffle que pour souffler, n’ayant cure ni des gens ni des lieux qu’il traverse depuis la nécessité qui l’anime de l’intérieur. Ce qu’avec Frimas nous trouverons essentiellement : ce moi profond qui détermine l’être, non le moi superficiel qui ne sait s’orner que d’apparences. Frimas est debout dans le plus simple appareil. Frimas est enveloppée de blancheur, pareille au masque du mime qui dit en mode silencieux la tragédie humaine et la donne à lire aux Voyeurs selon leur propre perspective. Elle, qui est là dans la splendeur, fait corps sur un carré blanc qui la livre dans la plus sûre fidélité de qui elle est, une Divine que rien ne saurait atteindre sauf une vision exacte. Frimas ne demande rien. Frimas n’attend rien. Elle est là tout comme peut l’être la statue de marbre dans l’enceinte sacrée du Temple ou bien dans l’espace clos du Musée. Rien ne trouble. Rien ne divertit de soi. Luxe suprême d’une conformité avec sa propre essence.

Le froid est là, tout autour qui cerne et isole, cristallise et porte à la plus grande proximité d’une origine, d’une pureté. L’air, affuté comme la lame du silex, serre le front, ceint le visage, l’étrécit à la mesure d’une décision première. L’amygdale du cerveau est cette demeure de cristal dans laquelle les idées sont claires, étrangement spacieuses alors qu’on pourrait supputer tout le contraire. Seules les idées déliées, passées au filtre d’un impératif catégorique peuvent porter les jugements beaux et faire croître ce qui mérite de l’être afin que toute pensée digne d’être pensée trouve l’amplitude propice à son éclosion. Car il y a devoir à être, non seulement à vivre dans l’existence dénuée de valeurs. Regardez le beau regard de Frimas qui porte en lui la rectitude d’un savoir sans doute ancien, sans doute lié à la parution primitive du monde, cette manière d’Eden sans failles ni ombres, cette façon d’avancer dans son destin avec la belle confiance des âmes droites. Car, si la rigueur hivernale peut trouver motif à figurer dans les arcanes de la conscience humaine, c’est bien sous la forme de ce qui ne peut se donner et être décrypté qu’à l’aune de la loi la plus verticale, celle qui ne diffère ni de soi, ni de l’autre, mais cherche à réunir les vertus premières de ceux et celles qui s’y confient avec assiduité.

Combien les hésitations printanières, la démesure estivale, la chute automnale auraient été impuissantes à obtenir cette nécessité de s’accorder à soi dans la plénitude d’un devenir radieux. Cependant sans fausse naïveté, sans comportement feint ou bien marche de guingois. Les mailles de l’atmosphère hivernale sont si serrées que tout pas de travers, reçoit aussitôt son châtiment, sans délai. Certes, tout ceci, cet apparent corset imposé au corps, cette geôle dans laquelle semblent végéter les mœurs, ce carcan qui voudrait éteindre les passions naturelles tout ceci donc paraît faire signe en direction d’un affligeant ascétisme n’ayant de fin en soi que la sienne propre. Mais, ici, il convient de dépasser les connotations morales surgissant d’une vision inadéquate de l’œuvre. Ici est le lieu du symbolique, c'est-à-dire des significations apparentes qui se donnent à voir, nullement celui d’une éthique qui consisterait à régler sa propre conduite sur un indépassable parangon. Si « modèle » il y a et il y a bien Modèle, c’est d’abord en tant que Forme qui, tout naturellement, nous conduit à l’adoption d’une esthétique, à savoir d’une façon d’être face à la beauté et à ses multiples donations, à ses infinies présences.

Pour Frimas il y a beaucoup de joie ineffable à demeurer là, dans l’antre étroit du jour, à ne pas bouger, à goûter l’immobilité comme un don suprême, à immoler la braise rougeoyante de son désir, à en faire une gemme inapparente, une parole muette, un poème irrévélé, l’attente d’un secret qui, un jour peut-être, se dévoilera comme un inévitable dépliement existentiel dont elle fera son feu, tissera les fils enchevêtrés du temps. Pour l’instant, concrétion hivernale, immuable congère que rien ne semble pouvoir atteindre, pas même le brasillement discret d’une envie, elle choisit d’être simplement source au creux d’une roche, chant d’un étrange insecte dans la niche serrée d’une oublieuse chrysalide. Il n’y a que cela qui s’annonce : un carré de lumière blanche, une tache noire qui semble en être l’émanation, et, tout au bout de cette mystérieuse généalogie, Elle, Frimas qui hiberne longuement, ne pense à rien, ne profère rien, attend seulement que l’être veuille bien grésiller, poindre sous la cendre.

Être dans la vérité est ceci : respirer la réelle liberté de la solitude, sentir la tunique d’air frais glacer ses tempes, descendre le long de son plexus, névé si virginal qu’il ne peut accueillir que l’évidence de l’heure, contourner le bouton discret de l’ombilic, biffer la sourde entaille du sexe, glisser le long des colonnes doubles des jambes, se fondre enfin dans cette dalle noire, indistincte, qui semble jaillir du sol à la manière d’un indiscernable chaos fondateur. Frimas est une simple ligne, une forme ramenée à un lexique si minimal qu’il confine au silence. Peut-être, alors, n’est-elle qu’une abstraction, une architecture dont un jour, peut-être, s’élèvera ce beau suprématisme, cette toile si attirante, ce « Carré noir sur fond blanc ». Au fond, elle est peut-être, mais c’est déjà beaucoup, l’art dans l’une de ses fascinantes déclinaisons. Mais, en définitive, vous qui lisez, lui qui dessine, moi qui écris, ne serions-nous pas de cette nature des formes impalpables qui nous habitent sans que nous en percevions bien l’imperceptible courant ? Ne serions-nous pas uniquement cela, de frêles esquisses hivernales en attente d’être ? Mais d’être vraiment ?

 

Partager cet article
Repost0
7 septembre 2016 3 07 /09 /septembre /2016 08:02
De la mouche à l’escargot : la finitude.

L'écrasement d'un escargot

Acrylique sur toile

Œuvre : Douni Hou

***

La mort en tant que la mort

 « Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous sommes, la mort n'est pas là, et quand la mort est là, c'est nous qui ne sommes pas ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que pour les uns, elle n'est point, et que les autres ne sont plus. Beaucoup de gens pourtant fuient la mort, soit en tant que plus grand des malheurs, soit en tant que point final des choses de la vie ». (Epicure – Lettre à Ménécée).

 Si Epicure, en un certain sens, décrète la mort de la mort pour la simple raison qu’elle ne lui est jamais directement accessible, l’homme, pour autant, peut-il en faire abstraction comme d’une chose contingente et la ranger dans un espace-temps qui ne le concerne plus ? Certes, philosophiquement parlant, la mort ne nous est rien puisque lorsqu’elle nous affecte c’est en dehors des sensations par lesquelles nous pourrions l’éprouver et émettre un jugement à son sujet. La mort en tant que la mort du point de vue du concept s’opposerait donc à la mort réelle, matérielle, « atomique » pour reprendre la visée démocritéenne. Notre corps n’y a pas accès de notre vivant dans la mesure où le travail de corruption qui l’affecte n’est pas encore parvenu à son terme. Ce n’est qu’au travers d’une activité de l’esprit, d’une affection de l’âme que nous pouvons en parler. Cette biffure dernière que constitue notre destinée humaine se présente donc comme l’un des thèmes les plus féconds de la philosophie dont l’art a fait également l’une de ses cibles favorites. Ici se résume l’ambiguïté ontologique de cela qui n’étant pas effectivement présent paraît dans l’être comme une provocation à penser. La mort donne à penser pour paraphraser la célèbre formule de Paul Ricoeur. La mort donne à créer. Voyons de quelle manière.

L’escargot de Douni Hou

 On regarde l’étonnante toile de Douni Hou et, déjà, on n’y est plus. On est ailleurs. On est penchés sur un corps mort. Chair blafarde qu’entaille le jour de sa lame translucide. Tout vient de l’anatomie d’outre-tombe, tout y revient dans une manière d’étrange ballet existentiel. La salle est dans la pénombre. Des hommes en habits noirs. Des cols d’hermine blanche. Des visages graves, sérieux, tendus comme en attente d’une révélation. Ou bien sidérés devant un spectacle hors du commun. A droite, à l’extrémité de la scène un autre homme portant chapeau sombre aux larges revers. Moustache et barbe finement taillées. Col de dentelle ouvragée. On devine le personnage éminent, quelque sommité avec son cercle de disciples. Il tient à la main droite une pince chirurgicale avec laquelle il exhibe l’un des avant-bras sanguinolents du défunt avec un luxe de détails, muscles et tendons, pulpe charnelle que l’on dirait étrangement douée de vie. Fantaisie de l’artiste ou bien coup de Maître qui nous livre en une abrupte dialectique l’infini couplet, le diabolique dialogue de ce qui est avec ce qui n’est plus. Ironie subtile aussi qui fait surgir le vivant, ce bras parcouru de sang, de la mort, cette rigidité cadavérique pareille à un gisant de pierre reposant dans quelque secret sépulcre.

De la mouche à l’escargot : la finitude.

La leçon d’anatomie du Docteur Tulp

Rembrandt

*

 Il s’agit de La leçon d’anatomie du Docteur Tulp telle que livrée par le génial Rembrandt. Evidence du chef-d’œuvre peint en même temps que se révèle la mise en lumière d’un problème fondamental : celui de la mort. Cru. Vertical. Inenvisageable tellement la marche est vertigineuse qui conduit de la gloire de vivre au tragique post-mortem. Tout est suspendu et la toile vibre d’une étonnante lumière comme si Thanatos, soudain, avait réduit les Existants à ces masques de cire, à ces concrétions éclairées de l’intérieur, telles des gemmes qui brilleraient à l’aune de leur absence. Mutité, lèvres scellées, glaciation mentale en même temps que tissulaire. Ici règne un air d’éternité comme si le pinceau du génie de Leyde avait saisi l’insaisissable, ce fil tendu entre l’être et le non-être dont tout un chacun n’a la révélation qu’à l’instant où il n’a plus de conscience pour en thématiser le passage à l’acte. Autrement dit la révélation échoue aux rivages mêmes qu’elle aborde.

 Mais si je parle du Hollandais c’est en raison de l’étrange similitude qui, au travers du temps et de l’espace permet aux deux œuvres de résonner d’une même voix. Rembrandt aussi bien que Douni Hou nous donnent à voir l’irreprésentable. Et que l’on n’aille pas s’y méprendre, la tension est la même, l’effroi identique qui sous-tend les deux représentations. Que l’inoffensif escargot vienne en lieu et place du cadavre n’enlève rien à la signification qui court en filigrane. Toute mort est par définition inimaginable, qu’il s’agisse de celle d’un humain, d’un animal ou bien d’une plante puisqu’il s’agit toujours d’une absence au monde, d’une perte, de la césure définitive d’une flamme qui brillait, que le destin mouche avec la brusquerie d’un acte sauvage, incompréhensible. Peut-être la fragilité du gastéropode renforce-t-elle l’injustice qui lui est faite ? Un homme peut se rebeller en conscience. L’hôte de la coquille ne le peut dont l’impuissance est celle d’un individu privé de libre arbitre, dépourvu de mémoire et de jugement. Apercevoir l’épée de Damoclès est, pour l’homme de l’ordre de l’indicible, de la stupéfaction muette, de l’absurde le plus immédiat. De la mort on peut parler. D’elle on peut se gausser tant qu’elle n’est qu’une théorie, c'est-à-dire une simple contemplation dans un hypothétique horizon. Mais la mort, la vraie, s’approche-t-elle et voici que surgit celle qui n’était qu’assemblages de mots, symbole, allégorie qui, jamais, ne trouverait à se réaliser. Fantôme qui hantait les brumes de notre inconscient avec la pure inconsistance d’une fable, l’irréalité de la fiction perdue dans l’écheveau complexe de l’imaginaire. La toile de Douni aussi bien que la peinture de Rembrandt posent au moins quatre types de questions qui peuvent se répartir selon les types suivants : métaphysique, éthique, ontologique, esthétique. Voyons en quoi cette classification non seulement trouve sa justification mais s’impose d’elle-même au travers de ce qui est évoqué en filigrane dans ces deux propositions picturales.

La question métaphysique

 Toute représentation de la mort accomplie telle qu’exposée chez le Hollandais ou bien seulement approchée par Douni Hou nous déporte inévitablement vers l’en-dehors de la physique qui nous constitue, tresse nos chairs et dure tant que le phénomène de la corruption n’a encore nullement réalisé ses dernières œuvres. Regardant L’écrasement d’un escargot ou La leçon d’anatomie, nous sommes saisis de la même peur. Inconsciemment, nous prenons la place de ces Voyeurs tétanisés, de ces personnages qui, déjà, n’en sont plus, comme si leurs vêtures ne cachaient plus que des outres vides. La métaphysique est ceci : cet espace, cette vacuité entre celui que je suis ici et maintenant et celui que je serai (mais aurai-je encore une identité, un ego qui pourra dire « Je » ou bien « Je » sera un tel « Autre » qu’il n’aura même plus la possibilité de se connaître ?), ce pur mouvement de dématérialisation, cet aller-retour de navette entre les fils du métier à tisser, cette spiritualisation nous conduisant à l’Être, à l’Infini, à l’Absolu ? On le voit, chemin de l’immanence vers une transcendance dont on ne peut même pas envisager la réalité puisque, aussi bien, elle est incommensurable à notre singulière et étroite individualité. Ce qu’il y a d’évident, c’est la façon dont ces deux œuvres nous arrachent à nous-mêmes, nous distraient de nous, nous posent en regard de cette interrogation fondamentale avec laquelle nous n’en avons jamais fini : qui suis-je ? En direction de quoi tend cette existence finie ? Qu’advient-il lorsque la navette immobilisée, le tissage terminé, plus rien ne semble se produire que ce suspens, cette halte au-dessus du vide ? Question en tant que question qui porte dans son irrésolution même la marque insigne de l’indépassable aporie.

La question éthique

 Mort relative. Certes il paraît curieux de prédiquer la mort en tant que relative. Même, n’y aurait-il pas arrogance à la qualifier ainsi puisque toute mort clôturant le champ existentiel de celui qui en subit l’outrage est définitive et ne saurait s’ouvrir éventuellement à nouveau qu’en termes de palingénésie, autrement dit de croyance ? Mais le jugement porté sur ce retrait définitif de l’être doit être envisagé à l’aune de la position que l’on occupe par rapport à son effectuation. Simple question de point de vue, tout comme le paysage apparaît selon des esquisses différentes depuis l’endroit où on en prend acte. Beau, imposant, merveilleux ou simplement banal, sans attraits.

 La mort de tout être est relative lorsqu’elle est celle d’une altérité. Elle ne devient un absolu qu’à devenir la nôtre puisque, après sa survenue, nous serons dépourvus de conscience pour proférer quoi que ce soit à son sujet. La notion d’absolu de la mort, du moins le supputons-nous, est attachée à l’impact qu’elle représente pour celui qui en est affecté, à la situation irréversible dont elle porte l’irrémédiable sceau. A ces considérations s’attachent, inévitablement, le lexique du drame et de la tragédie. A quoi s’oppose la perception de l’événement qui est de l’ordre de l’accidentel, du renouvelable, non du définitif. Ces nuances traversent ces deux représentations dont il s’agit de sonder le discours sous-jacent.

 Le fondement essentiel de la tragédie, traditionnellement, est ce qui relève d’une transcendance : le monde divin, les dieux et les déesses, l’artiste, le politique au sens noble, enfin tout destin dans lequel peut se deviner le déploiement de l’exceptionnel, de l’unique, de l’incomparable. Ces humains tutoient constamment l’Olympe et n’ont de relation à l’altérité qu’au titre de leur génie, non en raison d’une prétendue homologie. Songeons à Bérénice, à Phèdre qu’attirent les plus hautes sphères alors que leur réel est tissé de ces brumes diaphanes inaccessibles au commun des mortels. Le drame, quant à lui, est d’essence bien plus modeste. Il s’adresse aux héros ordinaires, aux hommes d’extraction populaire qui, à défaut d’être atteints de transcendance se satisfont du rythme et du don de l’immanence. Pensons aux héros de Victor Hugo, Cosette, Jean Valjean qui éprouvent la présence physique de la mort dans leurs vies semées de vicissitudes et de malheurs de toutes sortes. En définitive, n’éprouvent le drame véritable que ceux qui, placés dans une situation existentielle en forme d’abîme, sont réellement confrontés, en leur chair, en leur âme aux affres de la finitude.

 Du sujet évoqué par l’œuvre de Douni Hou, cet escargot dont le sacrifice est préparé à des fins qu’il ne nous est pas aisé de percevoir (simple exercice sadique, affirmation de la toute puissance de l’homme sur les autres règnes, mise en scène d’une disparition programmée, curiosité malsaine, jubilation d’ordre esthétique ?), de ce sujet donc il nous est au moins possible de tirer un enseignement. Il ne s’agit, bien évidemment ni d’une tragédie, ni d’un drame pour la simple raison que la victime n’est pas humaine et qu’aucune catégorie anthropologique ne saurait s’y appliquer. Cette mort est d’un autre ordre. Cette mort est événementielle. Elle est factuelle. Elle ne nous implique nullement en tant que sujet. Elle est le tout autre que nous avec quoi nous n’avons nulle liaison. Elle ne mobilise ni affectivité, ni sentiment et se réduit à n’être qu’un phénomène de pur constat.

 Quant à l’œuvre de Rembrandt, si elle place au centre de la composition un corps humain véritable, fait de chairs, de muscles, de tendons et d’aponévroses, ce corps est simple matière, objet d’étude et d’observation, matériau duquel de futurs chirurgiens (surtout ceci avant que d’être de simples hommes), font un objet d’investigation clinique, anatomie réifiée ne présentant guère d’intérêt qu’à ouvrir de nouvelles voies de connaissance, tout comme l’on se passionnerait pour la dissection d’une chauve-souris ou bien la structure interne de quelque fossile.

 Donc tout ici s’assume en tant que regard sur une mort relative et les Voyeurs de L’écrasement de l’escargot, tout comme ceux de La leçon d’anatomie peuvent retourner vaquer à leurs occupations après les événements dont ils ont été les témoins attentifs, sans que leur esprit en soit affecté et qu’une empreinte durable s’imprime quelque part dans leur territoire affectif. Cependant il est une situation dans laquelle cette anecdote ne s’effacera nullement sans reste. Imaginons maintenant les Spectateurs des toiles respectives regagnant leur logis, en proie à une nuit de mauvais sommeil. A la lisière de la conscience et de l’inconscient, sur cette ligne de flottaison indistincte qui, déjà, commence à pénétrer dans les arcanes du rêve, surgissent des images qui sont de cruelles identifications. Ces jeunes gens insouciants ne voient pas seulement la coquille d’un gastéropode qu’une presse va broyer, ils sont le gastéropode lui-même. Les chirurgiens, tellement absorbés par ce cadavre qui les fascine deviennent ce cadavre aux chairs plâtreuses, à la peau rigide. Et voici, soudain, que chez tous ceux qui étaient à distance de la mort en tant que phénomène naturel, normal, se produit un basculement, qu’un glissement « dramatique » a lieu qui les conduit de la périphérie de l’altérité à la centralité d’une subjectivité. Alors on pourrait dire que ces Vivants provisoires font l’expérience de la mort en tant que la mort réelle, qu’ils en deviennent l’effigie patente, l’une des possibles actualisations. Alors ici se comprend mieux le titre placé à l’incipit de ce paragraphe : « la question éthique ». Car il s’agit bien d’une morale qui nous frappe en plein visage et nous assaillit tout comme l’est le guerrier qui a voulu se débarrasser de son boomerang. A nous distraire de la question de la mort, à toujours vouloir la rejeter dans cette altérité qui peut la recevoir alors que nous nous en excluons avec l’énergie du désespoir, nous n’avons fait que poser les assises d’une aporie morale qui destine la finitude à ce qui n’est pas nous et la remet comme irrecevable en notre propre citadelle. C’est toujours ainsi, la mort ne peut être que la mort de l’autre.

La question ontologique

En définitive tout revient à la question de l’être. Et comment n’y reviendrait-elle pas, elle qui nous tient en suspens au-dessus du vide, certes dans le vertige, mais en sursis tout de même ? Regarder l’escargot, regarder le cadavre de la salle de dissection, c’est faire l’inventaire du temps et le parcourir d’un seul empan de la conscience depuis notre origine jusqu’en la brume de notre finitude. Le trajet accompli du passé en direction du présent est un simple chemin mémoriel, une suite de réminiscences proustiennes heureuses ou bien douloureuses à la manière des évocations de jours anciens tels que tissés d’ennui, pris dans le piège d’une stagnation comme dans les fictions de Georges Bernanos. Mais de ceci, courtes joies ou souveraine lassitude l’on ressort toujours. Toujours les blessures se cicatrisent. Là où le parcours est bien plus douloureux, que ce soit pour les hommes de haute stature affectés par la tragédie ou bien les existences modestes disposées aux attaques sournoises du drame, c’est lorsque le travail de synthèse existentielle se dirige du présent palpable vers ce futur par définition inaccessible, d’abord parce qu’inactuel mais surtout parce que sa dernière borne nous échappe toujours et que, lorsque nous nous en saisirons, alors il sera trop tard pour s’en approprier la totale réalité. Nous sommes toujours en porte-à-faux, nous sommes toujours des êtres du manque, confondants puzzles dont la dernière pièce, jamais ne pourra être posée par nous, seulement par le Destin qui porte aussi, étrangement, le nom de Mort, ce nom imprononçable, sauf par la bouche d’ombre du Néant. Sidérante voix off dont nous entendons le tumultueux écho derrière l’écran blanc de notre songe. Alors, tant qu’il est temps, nous nous recroquevillons en boule sur le fauteuil de moleskine rouge parmi le peuple de nos frères et nous nous ressourçons aux présences contiguës. Ce n’est qu’à la fin du spectacle, lorsque le rideau à plis retombe et s’immobilise que nous connaissons les affres d’une immense solitude. On est seul face à la mort et aucune main, fût-elle charitable, ne vient vous tirer de ce mauvais pas. Observez donc attentivement les deux œuvres dont il est parlé ici. Baissez l’abat-jour. Plissez un brin les yeux. Qu’apercevez-vous alors ? L’indicible !

La question esthétique

 Le thème de la mort traverse tout le champ esthétique, en tous lieux, en tous temps, tel le thème qu’il est, à savoir un incontournable. Car, s’il constitue bien un indicible au sens strict, il ne s’exonère pas moins de paraître, là où il peut, sous les traits d’un dessin, dans la pâte visqueuse d’une peinture, dans un sombre poème métaphysique, dans une fable ou un roman dont il dessine l’ossature parfois visible, parfois seulement entr’aperçue. Dans son œuvre, Douni Hou l’aborde avec une belle constance, soit parce qu’il constitue l’un des fondements de la création, soit en raison d’une fascination ou bien pour faire droit à une représentation douée de prestiges et de mystérieuses puissances. On n’est jamais mieux soumis à l’imperium d’une idée que lorsqu’elle contient en elle, tout à la fois une énigme insoluble et l’attirance du vide qui lui coalescente. Longue et fastidieuse serait l’évocation historique qui en retracerait les étapes picturales successives, telles les pierres d’un chemin de croix. Il suffira d’en rappeler quelques oeuvres célèbres. Ces dernières considèrent la mort comme un sujet sérieux, tragique. Douni Hou, quant à elle, mettant en scène L’écrasement d’un escargot en prend le contrepied avec ce traitement ironique dont elle a le secret.

 L’enterrement du Comte d’Orgaz du Gréco est un exemple des plus frappants, se présentant comme la mise en scène d’une réalité mythique, fastueuse où l’on aperçoit, à la fois les grands de la Terre, les dignitaires de Tolède, les Saints et les « grands » du Ciel, La Vierge Marie, Jésus, Saint Pierre tenant entre ses mains les clés du Paradis. Rien que du « beau monde ».

 Dans La Mort de Casagemas, Picasso met en scène une violente dramaturgie qu’une pâte vigoureuse aux tons complémentaires contrastés, aux touches expressionnistes à la Van Gogh, exalte avec force. S’y devine le sentiment d’impuissance face à la brusque privation de la vie, à cette amitié qui lui échappe après le suicide du jeune homme qu’une liaison amoureuse a désespéré. Ici, nulle place pour un humour qui mettrait à distance. La mort elle-même devient palpable, non seulement dans son aspect matériel, mais comme cette démesure toujours prête à frapper l’homme à tout instant, détermination à laquelle nul n’échappe. Je terminerai cette rapide énumération en citant quelques œuvres d’Edvard Munch dont la série La Frise de la Vie traite d’une manière itérative, certes de la vie, mais surtout de la peur et de la mort dont le célèbre tableau Le Cri est sans doute comme la résurgence de cette révolte intime, emblème le plus vif et inquiétant de l’angoisse lorsqu’elle n’a plus de signification à faire sienne. Comme une obsession permanente, son œuvre sera une succession de tableaux ante ou post-mortem : La mort dans la chambre du malade ; L’enfant et la mort ; La mort de Marat ; La jeune fille et la Mort.

 La jeune fille et la Mort, titre générique de nombreuses œuvres de peintres très différents mettant en relief le sombre lien entre sexualité et mort. Au nombre des modernes ou des contemporains, Marianne Stokes, Egon Schiele, Joseph Beuys. Et la littérature ne sera pas en reste avec Dostoïevski et La maison des morts où l’atmosphère du bagne et du goulag sera reconstituée dans toute sa poignante réalité. Quant à Céline et à son Voyage au bout de la nuit, comment mieux faire ressentir ce quotidien tissé de misérable, de cupidité et, pour tout dire, d’une mort latente, sinon réelle qu’en décrivant la guerre, le travail absurde d’un médecin confronté au pur nihilisme ?

Mort et art

 Sans doute Céline nous aidera-t-il à faire la transition vers ce rapport étroit qu’entretient la mort avec sa valorisation esthétique. Ici je citerai l’excellente analyse d’Henri Mitterrand dans son Dictionnaire de littérature :

 « Comme Artaud dans sa Lettre sur la cruauté, Céline pourrait déclarer que le Mal est la loi permanente et que tout espoir est un leurre qui cache le mensonge de Dieu, l’au-delà voilé de la nature qui est la mort : « la vérité, c’est la mort ». (…) Faire de l’art avec le Mal, telle est désormais la vocation de l’écrivain qui, à force d’émotion, de tremblement et de violence, tente de retrouver une pureté originelle et perdue».

 Et, au titre de ces belles réflexions sur le destin de toute entreprise littéraire ou bien picturale, je donnerai le point de vue développé par Gilles Deleuze dans QU’EST-CE QUE L’ACTE DE CRÉATION ? :

 « L’acte de résistance, il me semble, a deux faces : il est humain et c’est aussi l’acte de l’art. Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes ».

 Mais si l’œuvre d’art résiste à la mort c’est bien parce que l’art a partie liée avec elle, la mort. C’est donc que l’art en est l’une des faces constitutives, tout comme la vie qui en est le reflet. Toujours cette ambiguïté de la création qui oscille entre deux pôles, cette incertitude, ce doute foncier dont tout écrivain, tout peintre, tout poète sont constamment assaillis tout au long de leurs œuvres. Emmanuel Bouju dans Littérature sous contrat en dresse un saisissant constat :

 « Le drame de l’écriture que va raconter Nathalie Sarraute, qui a fait des mots les personnages principaux de son œuvre, tient à cette nécessité où se trouve l’écrivain d’encercler et de détruire tout ce qui est mort ou/et porteur de mort dans le langage, pour ne garder que ce qui vit. Travaillant constamment entre la vie et la mort, l’écrivain court un très grand risque, celui du néant existentiel – que connaît la romancière dans Le Planétarium :

 Tout est mort. Mort. Mort. Mort. Un astre mort. Elle est seule. Aucun recours. Aucun secours de personne. Elle avance dans une solitude entourée d’épouvante. Elle est seule. Seule sur un astre éteint. La vie est ailleurs… »

 Oui, la vie est ailleurs que dans le geste créatif. Sans doute dans La Vie matérielle pour évoquer le titre d’un ouvrage de Marguerite Duras. « Cette espèce de livre qui n'en est pas un », qui « parle de tout et de rien comme chaque jour, au cours d'une journée comme les autres, banale». Mais est-ce si sûr ? La vie réelle, la vraie vie n’est-elle pas celle qui, à chaque instant, pose la question de l’exister au travers de ses manifestations, singulièrement de ses créations, de ses projections esthétiques, des figures de l’art qui en tracent le sillage transcendant. Comment, en effet, disserter de la mort si l’on demeure au plan de sa réalité propre, c'est-à-dire en-deçà de son effectuation ? Il faut un geste de la pensée qui l’englobe et la dépasse, ce que seuls l’art, la philosophie, la littérature peuvent réaliser. Alors même le fait le plus banal prend son étonnante dimension. Alors le moindre fait sublimé par le génie de l’artiste se dévoile comme chargé d’une infinité de significations que, jamais, la parole n’épuisera. Comment, en effet, mettre en relation d’homologie un langage strictement humain et une entité métaphysique qui le dépasse comme la silhouette de tout être vivant diffuse une aura invisible qui en est pourtant partie intégrante ? Notre propre mort marche dans notre ombre sans que nous y prenions garde et, pourtant, nous sentons sa présence. Nous sentons sa présence dans la mort d’une mouche telle que décrite par l’auteur de L’Amant, dans la fable picturale telle que tracée par Douni Hou, dont l’escargot constitue l’être fragile bientôt affecté d’absence par la volonté de ses exécuteurs dont on ne sait s’il s’agit d’une expérience gratuite teintée de sadisme ou bien d’un acte de préméditation de leur propre mort. Car le mécanisme de la projection est toujours présent qui identifie l’homme à l’arbre, à la pierre, au gastéropode.

Mais écoutons Duras dans Ecrire :

 « La mort d'une mouche, c'est la mort. C'est la mort en marche vers une certaine fin du monde, qui étend le champ du sommeil dernier. On voit mourir un chien, on voit mourir un cheval, et on dit quelque chose, par exemple, pauvre bête… Mais qu'une mouche meure, on ne dit rien, on ne consigne pas, rien.

 Maintenant c'est écrit. C'est ce genre de dérapage-là peut-être – je n'aime pas ce mot – très sombre, que l'on risque d'encourir. Ce n'est pas grave mais c'est un événement à lui seul, total, d'un sens énorme : d'un sens inaccessible et d'une étendue sans limites. […]

 C'est bien aussi si l'écrit amène à ça, à cette mouche-là, en agonie, je veux dire : écrire l'épouvante d'écrire. […]

 Oui. C'est ça, cette mort de la mouche, c'est devenu ce déplacement de la littérature. On écrit sans le savoir. On écrit à regarder une mouche mourir. On a le droit de le faire ».

 Non seulement On a le droit de le faire, mais on le fait à chaque instant de sa vie, à chaque souffle, à chaque pas. Dans la vie ordinaire, dans la vie de l’art. Comment pourrait-il y avoir de différence puisque toute œuvre pose la question de l’être-au-monde ? Ce n'est pas grave mais c'est un événement à lui seul, total, d'un sens énorme : d'un sens inaccessible et d'une étendue sans limites. Oui, l’art, la vie, la mort sont une étendue sans limites. Toujours on peut disserter à l’infini à leur sujet. Un illimité sur un naturellement limité par deux bornes indépassables : notre origine, notre finitude. Deux voies nous demeurent ouvertes : la verticalité stoïcienne et l’affrontement frontal ou bien l’esquive et la posture ironique. De toute manière les opposés se rejoignent toujours lorsqu’il s’agit d’aborder les questions essentielles. Dans sa belle représentation, Douni Hou nous livre les clés d’un symbolisme aisément compréhensible. La presse à graver est l’image de l’art qui consent à immoler une innocente victime, le docile et innocent escargot, afin que l’œuvre qui en résultera soit productrice d’une vérité. Et quelle vérité sinon celle de la mort ? Les enfants émerveillés et fascinés assistent à leur propre sacrifice anticipé comme si la liberté octroyée par la mort - la seule liberté -, s’illustrait déjà alors que le Grand Rouleau du Destin est en marche qui ne rétrocédera pas !

NB : Pour les lecteurs intéressés par ce thème, on en trouvera une autre déclinaison dans mon article intitulé Mort d’une mouche : de Duras à Dupuis.

www.blanc-seing.net/2015/11/mort-d-une-mouche-de-duras-a-dupuis.html

Partager cet article
Repost0
17 août 2016 3 17 /08 /août /2016 08:05
L’aile blanche du songe.

Œuvre : André Maynet.

Le premier contact que j’ai eu avec l’œuvre d’André Maynet a constitué l’équivalent de scènes déjà vues, de motifs qui, depuis toujours, semblaient hanter mon inconscient à la manière d’étranges ombres. Certes, ces divines créatures, je ne les avais nullement rencontrées au cours de mon existence, je ne les avais jamais croisées sur quelque chemin de hasard. Cependant, d’une façon indubitable, elles m’appartenaient ou paraissaient se situer dans une aire intime à laquelle on n’aborde jamais que par inadvertance ou à l’aune d’un événement fortuit. Et cette certitude était si fermement ancrée en moi que quiconque m’aurait dissuadé d’en éprouver la sensation se fût aussitôt constitué en ennemi. Détruit-on si facilement une illusion ? Biffe-t-on d’un trait de crayon ce qui, déjà, prend la forme du désir ? Car l’esthétique est un désir. Car la beauté en est le constituant le plus précieux. Alors, devant tant de manifeste évidence il faut s’interroger, il faut percer la peau, creuser le derme, s’incruster dans le corail luxueux de la chair. Alors il faut convoquer ses affinités électives et les inviter à parler.

Le ton d’abord qui unifie l’œuvre et en fait cette façon de subtil flottement dont, à l’avenir, nous ne pourrons oublier la douceur de pêche, la coulure infiniment longue, l’effleurement de palme. C’est un ondoiement continuel, une immersion dans la blancheur, cette mystérieuse couleur qui ne semble pas en être une et qui, pourtant, est fondamentale, puisqu’elle pose une origine sur quoi repose toute création. Eclat assourdi de la neige, lueur de cierge, venue irremplaçable de l’aube avant que les hommes ne s’éveillent. Tout est dit dans le blanc, du silence, de la pureté, de la réserve à faire sienne pour pénétrer l’espace d’un secret. Car il y a secret, car il y a mystère à donner des êtres ce contour si flou, si impalpable qu’à tout moment ils pourraient s’absenter de nous et nous laisser les mains vides, le regard déserté. Alors nous serions démunis, alors notre vocable parviendrait à son étiage et il n’en demeurerait que quelques soupirs, quelques courtes interjections, quelques balbutiements en forme de bulles translucides.

Et le gris, cette nuance si proche du rien, cette à peine insistance qui nous frôle sans même qu’une trace en subsiste, qu’une tache en marque le point de chute. Mais, réellement, cette si belle tonalité peut-elle au moins chuter ? Non, le rien ne chute pas. Le rien ne profère pas, me direz-vous. Eh bien si, le gris chuchote à mi-voix au motif qu’il est l’intermédiaire, le messager, le médiateur qui fait confluer toutes choses entre elles. La nuit et le jour. La raison et le sentiment. L’ombre et la lumière. Le fermé et l’ouvert. L’Amant et son Aimée. La mer et le ciel. Gris est la couleur du galet. Gris est celle de l’océan lorsque la lueur est si faible que la ligne d’horizon bascule vers on ne sait où, vers cet inconnu qui nous fascine parce qu’encore inaperçu, plein de promesses et de surprises. Sans doute d’étonnements aussi. Il y a tant d’architectures à édifier, tant d’imaginaire à solliciter tout juste au-delà du moutonnement de la dune, derrière l’épaule de la montagne cernée de lueurs violettes ! Gris est le destin de la pierre sous les nuages légers d’Eire, là où la terre est si poncée, la roche usée par les meutes d’air, l’eau lissée de vent que c’est comme si tout commençait. Le monde et les oiseaux. La vague et l’écume. Le tremblement inaperçu des bouleaux dans le retrait de la taïga.

Blanc/gris comme dialectique par laquelle dire le tout du monde, de l’homme, de la poésie. Blanc/gris pour teinter de fuite et d’absence ce rêve qui toujours nous échappe, qui n’est songe qu’à la mesure de ce perpétuel exil. L’effacement est la marque insigne du rêve, l’empreinte qu’il laisse dans la densité de cendre du cortex, cette lumière qui nous habite sans même que nous nous en apercevions. Souvent, au réveil, dans le bouillonnement blanc des draps et les volutes grises de poussière, je me suis posé la question du chromatisme du rêve, de sa texture, du poudroiement qu’il laisse en notre esprit si peu arrivé à lui-même. Jamais je ne suis parvenu à lui donner plus de consistance que cet effilochement, cette brume flottant au-dessus de la plaque d’étain de la lagune. Mais, en son fond, pour moi, cette question n’avait aucun sens. Les idées ont-elles une forme ? Le concept est-il rubescent ou bien a-t-il la presque surdité d’une émeraude éteinte ? Comment colorier la passion ? Quelle palette destiner aux harmoniques de l’âme ? Si l’œuvre de cet Artiste a été le lieu d’une révélation, c’est bien celle de poser cette évanescence, cette diaphanéité, cette blancheur à fleur d’existence telles les déclinaisons du rêve et de l’inconscient qui en tressent la subtile toile. Donner des couleurs à l’onirisme serait lui ôter toute possibilité d’avoir un être et de le disposer à la vocation plurielle de toute chose essentielle. C’est bien parce que l’activité phantasmatique est neutre qu’elle peut se doter de tous les prédicats possibles. Aussi bien le noir du deuil que l’azur de la certitude intuitive ou bien le rouge de la Gnose. Je ne saurais envisager de parution de l’illusion et du mirage qu’à l’aune de ce tremblement, de cette incertitude foncière qui est le gage même de notre liberté d’imaginer. L’aile blanche du songe, précise le titre. Pour que cette métaphore fasse image (et c’est bien le moins que nous puissions lui demander), il convient que le songe se dote à la fois de neutralité et de capacité d’envol, sinon nos dérives nocturnes ne seraient habitées que d’immuables arcs-en-ciel et d’infinis kaléidoscopes qui nous riveraient à ce réel si coloré, si puissamment délimité que, sans cesse, nous chercherions à l’esquiver comme nous le ferions d’une camisole de force nous imposant sa loi et nous dictant notre catalepsie, donc notre aliénation. Les couleurs fixent une position, déterminent la quadrature de notre sensibilité, constituent les pierres angulaires de notre jugement. S’en libérer, les abstraire, les reconduire à des valeurs fondamentales, voici le fondement d’une belle entreprise d’ordre philosophique en même temps qu’esthétique. Combien de grands artistes ont fait d’une palette aussi étroite qu’infiniment douée de sens, le lexique d’oeuvres indépassables. Voyez « l’outre-noir » de Soulages, les teintes sépia de Tàpies, les bleus monochromes de Klein, le « Carré noir » d’un Malevitch, le jeu à peine affirmé des contrastes chez Rothko, les enduits de crépuscule d’un Fontana, les signes illisibles d’un Opalka sur des fonds blancs monochromes. Il y a beaucoup de richesse, une immense plénitude à confier à une proposition minimale le soin de traduire la teinte invisible de l’âme.

Les formes. Elles procèdent du même esprit, à savoir de donner site à une économie de moyens dont ces modèles sont les dépositaires à partir d’une présence corporelle si discrète que nous pourrions aisément les confondre avec ce fond dont elles ne se distinguent que par des gestes innocents, si vaguement esquissés qu’ils confinent à l’immobilité. Nous disposerions-nous à toucher ces déesses, seulement même à les frôler de la pulpe de nos doigts qu’elles menaceraient de s’écrouler tels de fragiles biscuits de terre avant même que l’émail ne les assure d’une éternité. Face à ces bourgeonnements d’albâtre, à ces résilles de cristal, certes nous sommes des voyeurs, mais des voyeurs reclus dans le trou du souffleur, comme au théâtre, logés à l’étroit dans leur boîte corporelle. Faire effraction serait synonyme de condamner une magie à disparaître. Nos yeux fascinés ne s’en détourneraient qu’au risque d’une infinie cécité. La grande force de ces formes si discrètes réside, bien évidemment, dans cette précarité même, laquelle est le signe qui nous attache indissolublement à leur grâce, tout comme l’araignée d’eau ne sustente son corps qu’à frôler le miroir qui en réverbère l’image et la rend visible.

Alors, combien il devient précieux, à l’instant du réveil, alors que le silence est partout répandu, que les teintes sont dans une indistinction native, que les bruits dorment recroquevillés dans leur conque d’étoupe, de ne pas savoir si la chambre est un rêve échappé de quelque composition fantastique. Nous pensons aux prisons imaginaires d’un Piranèse, ces assemblages de gris, de blancs, de hachures d’ombres tels que le monde fermé et nocturne du songe paraît pouvoir être envisagé et représenté. Alors la vue se pare de joies simples à voir flotter, quelque part entre sa conscience et les teintes d’oubli qui l’entourent, cet univers si empreint de sensibilité, ces idées ascensionnelles dont André Maynet dévoile l’être avec le talent qui est propre aux authentiques découvreurs. Une œuvre vraie se laisse percevoir chaque fois qu’un style singulier s’y fait jour, qu’un univers en émane avec cette charge d’attrait qui longtemps nous interroge alors que l’image s’est effacée, non son empreinte indélébile. Longtemps nous voulons demeurer dans l’orbe de ces créatures immatérielles, manières de minces utopies, de vivantes mythologies qui viennent jusqu’à nous porter une parole depuis longtemps oubliée. Nous voulons côtoyer ces Filles de légende. Tout comme le boutre côtoie le rivage sans jamais le tutoyer. Rêver est à ce prix ! De la saisie de ce qui n’en a pas car la beauté est toujours en fuite, sinon elle ne serait pas la beauté. Rien d’autre à dire que demeurer en soi et longuement méditer.

Partager cet article
Repost0
4 août 2016 4 04 /08 /août /2016 07:52
Ce regard qui nous interroge.

Lucie – Bronze.

Œuvre : François Dupuis.

De la tête, les yeux absents.

On est comme en orbite autour de la Terre et la grosse boule de métal frissonne dans le vide. Elle jette ses éclats, elle allume ses feux, elle réserve ses zones d’ombre. Elle se dissimule au regard dans l’ornière des vallées. Parfois sont des trous où glissent les racines blanches. Parfois des gorges profondes où se devine le Rien, la gueule ouverte du Néant.

On est comme en orbite autour du bronze. Le regard sonde la moindre éminence, devine les monticules, apprécie les failles, rebondit sur les zones de clarté, se perd, parfois, dans le tumulte de la glaise durcie, encore imaginativement vacante, qu’incisent et modèlent les doigts de l’artiste. On en devine encore le mouvement, on en en suppute le geste d’autorité qui décide de la forme et la maintient en équilibre tant le statut de l’œuvre est précaire en ce pétrissage qui semblerait jamais n’avoir de fin. Pourtant l’heure vient qui décide d’un contour et imprime dans la matière la fin d’une aventure. Le visage d’airain est là, figé dans une espèce d’éternité, sculpture qui nous fait face à la manière d’une figure antique toisant le temps depuis son irréfragable présence. Que rien ne saurait atteindre. Essence du métal qui défie le temps et s’installe dans la durée. Nul besoin d’en éprouver tactilement la dureté, ses copeaux de lumière, ses brillances de limaille, la pureté de son modelé disent son destin éternel, bien après que les hommes auront renoncé à voir et à comprendre. Cette tête, nous la regardons à la manière d’une concrétion terrestre, d’un minéral, peut-être d’une gemme inaccessible à notre esprit tellement sa résistance paraît disposée à s’affranchir de toute épreuve, fût-elle celle d’une corrosion à laquelle notre intellect pourrait la soumettre.

Pourtant quelque chose nous dérange, nous perturbe, sous quoi semble percer une fragilité, l’imminence d’une possible destruction. La faille est apparue, soudain, à la façon dont un éclair déchire la toile unie du ciel. Nous voici au bord d’un abîme dont l’ouverture est réalisée par les deux trous des yeux, genres d’orbites mortuaires ou, à tout le moins « d’inquiétantes étrangetés » dont notre conscience fait l’épreuve avec la douleur d’un déchirement. Ce que, il y a un instant encore, nous pensions éternel, se réduit à n’être plus qu’une simple hypothèse existentielle. Entre l’invincibilité métallique et le double percement oculaire se crée une insoutenable tension, s’élève un questionnement d’ordre métaphysique. Et si cette vision n’était que la révélation de notre propre finitude, l’image en creux de notre condition mortelle, le vide par lequel tirer sa révérence et s’absenter définitivement du monde, de soi ?

Mais si, au travers du motif du regard, se laisse aisément apercevoir la nature d’un questionnement philosophique (Voir Sartre et le regard aliénant d’autrui), ceci ne saurait évacuer la dimension également pertinente de cette thématique quant à l’évolution générale de l’esthétique. C’est du moins le contenu de la thèse qui va suivre, laquelle voudrait montrer comment le problème de la vision porte en soi les germes d’un bouleversement des perspectives qui ne sont autre que le passage du classicisme à la modernité et d’un changement radical des manières de représenter.

Histoire d’yeux.

Afin de rendre visible cette trace des yeux dans les œuvres d’art, nous nous référerons à Picasso, cette haute figure par laquelle voir, l’espace d’un destin, la métamorphose des formes à l’œuvre qui, toujours, témoignent non seulement des contenus picturaux qu’elles enferment mais font signe en direction d’une nouvelle manière de poser le monde devant soi. Et de l’amener au concept suivant des configurations préfigurant l’élaboration de paradigmes du savoir refondés. Bien entendu, cette réorientation des visées, si elle ne saurait se distinguer des phénomènes de mode, s’abstraire des diverses inclinations successives des écoles, en diverge cependant par la profondeur d’une tendance de fond s’extrayant du sol même des hasards et des contingences du quotidien. A l’évidence, dans toute figuration humaine, les yeux jouent un rôle si central qu’ils ne peuvent occuper, le plus souvent, que le point focal d’une toile, se situer au lieu de convergence de cela qui y fait sens. Yeux dépositaires de l’âme, braises émergentes de la conscience, lacs éthérés du romantisme, lumière d’une intellection dans un portrait de Baldassare Castiglione chez Raphaël, reflets de la pureté et de l’innocence dans « La jeune fille au turban » de Vermeeer, pupilles de l’inquiétude au travers d’un autoportrait de Van Gogh, agrandissement hiératique du regard du Christ tel que représenté par Rouault, sensualité mystérieuse émanant des yeux de Marylin Monroe traités par Andy Warhol.

Et la saisie de ce regard par le Voyeur est telle, la fascination si puissante que tout autre élément plastique pourrait être retiré de l’œuvre que celle-ci conserverait toute sa charge d’empathie ou de répulsion, de séduction, toute sa force interrogative. C’est cela le regard : la personne, son essence, la clarté par laquelle accéder à cet intérieur qui se dissimule et se dérobe. Jamais on ne peut fixer longtemps les yeux d’autrui sauf à tomber dans l’indécence, à succomber au trouble, à frôler un vertige sans fin. Un principe essentiel jamais ne se tutoie qu’au risque d’une perte : de celui qui en est la cause, de celui qui en est la conséquence. Longtemps l’on peut observer l’arc d’un front, la chute d’une joue, la fuite d’une hanche, le doux modelé des jambes, la discrétion de l’attache des chevilles car tout ceci est d’une autre nature, « périphérique », pourrait-on dire alors que les yeux sont l’origine, la source, le lieu de l’ineffable, l’interdit à ne pas franchir, le territoire secret que nimbe l’eau des larmes, que dissimule le brouillard de la vue. Quelque chose comme l’impossibilité d’une atteinte, un silence à ne pas décrypter, une parole à faire se dissoudre à même des lèvres muettes.

Le traitement par Picasso.

« Les yeux ne connaissent plus l’espace. Ils sont retournés à l’intérieur des orbites, et ils regardent vers le centre de la tête, la couleur de sang, la couleur noire qui ne connaît pas la vie ». Mydriase - JMG Le Clézio.

L’on n’étonnera personne, surtout pas les esthètes, si l’on énonce le truisme suivant : c’est à partir du Cubisme et des premiers essais autour des esquisses préalables aux Demoiselles d’Avignon que tout bascule, comme un regard qui, se retournant, sonderait l’intérieur de la tête pour y trouver de nouvelles façons de voir et de restituer cette vue sur la toile, la sculpture, la céramique, enfin tout support permettant de recevoir le message dont l’art détient le secret. Ce qu’énonce Le Clézio dans cette belle formule énigmatique faisant des orbites le réceptacle de la couleur de sang, la couleur noire qui ne connaît pas la vie, c’est rien de moins qu’une pure intellection dont le Cubisme se fera l’étendard. Oui, car cette esthétique ontologique, cette manière d’être et de se comporter, ne veut plus connaître de la vie que les projections sous l’espèce du concept, de représentations qu’au travers de rares objets agissant comme des icônes des temps modernes ( un crâne, une bougie, une bouteille, un verre, une guitare, une coupure de journal, une tête prismatique, des yeux vides semblant sonder leur propre étrangeté), rhétorique si simple qu’elle semble ramener à un degré zéro de l’énonciation la quête dont l’artiste se fait le héraut à l’aune d’un étonnant lexique comme s’il fallait retourner à une origine et recomposer le monde. (…) la couleur noire qui ne connaît pas la vie : Oui, car on vient d’abandonner la sensation, l’aire rassurante du sentiment, la nature lénifiante du romantisme, le songe impressionniste, le repère clair du symbolisme pour faire face à l’aridité du concept qui décline tout en analyses et synthèses et donne du monde cette image hautement abstraite où se reconnaissent à peine les personnes et les choses qui y figurent. Et cette impression de déréalisation, le traitement spécifique des yeux, cette émanation d’un primitivisme, cette exaltation d’une force brute non encore humanisée en renforce la puissance anxiogène, en accentue la démesure proprement hallucinatoire. Jusqu’ici les yeux servaient de repères, ils étaient les amers auxquels confier son errance. Voici qu’eux aussi s’absentent et reconduisent les hommes à leur tragique condition.

Si, depuis son entrée en peinture, Picasso les avait abordés, les yeux, à la façon somme toute classique de ses illustres prédécesseurs : voir le regard songeur de son Autoportrait mal coiffé de 1896 ; l’académisme dont témoignent les yeux de La Fillette aux pieds nus de la même époque ou bien la manière Velázquez du Portrait de Philippe IV en 1898, toutes les œuvres postérieures à 1906 dont le portrait de Gertrude Stein paraît être le point de départ, témoignent de ce bouleversement formel dont le regard focalise toutes les énergies. Ou bien l’aire visuelle devient sombre, impénétrable (Autoportrait de 1907), ou bien elle émerge à peine d’un masque inquiétant cerné d’ombres (Buste de femme. Etude pour les Demoiselles d’Avignon - 1907), ou bien encore les yeux des Musiciens aux masques de 1921 ne seront que des trous blancs anonymes et vides faisant plutôt signe vers un au-delà de la peinture comme signe prétendument inaccessible, à moins qu’il ne s’agisse de l’existence et de la difficulté à être ? A de rares exceptions près, ce thème du regard demeurera totalement énigmatique tout au long de l’œuvre, aussi bien dans l’étrangeté des yeux figurant sur deux plans différents (Jeune garçon à la langouste de 1941), dans la conflagration des regards comme s’ils venaient de deux modèles opposés alors qu’il s’agit d’un seul et même personnage (Buste de femme - 1943) et cette posture représentative sera itérative, trouvant certainement son point d’acmé dans cet insoutenable regard que l’artiste adresse au monde au travers de cette dernière toile encore retouchée la veille de sa mort, le 7 avril 1973, (Femme nue couchée et tête - Mai 1972) œuvre testamentaire par laquelle dire l’œuvre en même temps que l’impossibilité de l’artiste de s’y accomplir autrement que par sa propre disparition.

Les yeux de Picasso.

Qu’il s’agisse d’Autoportrait à la palette de 1906 ou bien de 1907 où déjà se devine la thématique novatrice des Demoiselles, ou bien encore des diverses déclinaisons photographiques où le Maître se met en scène, nul ne peut demeurer insensible à la qualité du regard. Ce regard noir, impénétrable, à l’aspect parfois presque vitreux, ce double lac d’obsidienne qui attire le monde à lui, ce mystère absolu du génie qui métamorphose chaque chose du réel en une décision esthétique. Ces yeux si ardemment noirs, si profondément passionnés sont les convertisseurs d’un univers qu’il s’agit de remodeler, de disposer vis-à-vis de sa conscience afin que celle-ci imprime son sceau singulier sur tout ce qui vient à l’encontre et ne doit, sous aucun prétexte, échapper au sort que, pour elle, on délibère, qui ne saurait avoir d’autre lieu d’émergence que dans la pensée de l’artiste. Le monde est à soi ou bien n’est pas. Regard-minotaure qui marque de son fer incandescent la peau de cela qui s’offre comme le subjectile sur lequel graver son empreinte à la manière d’une sève jaillissante, d’une efflorescence dont il est urgent de la communiquer à quiconque veut bien s’en emparer. Autre signe de la modernité et non des moindres, le règne de la toute puissante subjectivité est arrivé, l’auto-centration, la majesté de l’ego cartésien s’affirmant dans le célèbre « Je pense, donc je suis ». Et, si la pensée dévoile l’être, cette certitude de ne confier qu’à soi le soin de se penser et de penser le monde, cette affirmation est redoublée de la présence d’un JE souverain qui joue comme en miroir, qui se reflète en sa propre citadelle comme le ferait un écho sur la paroi d’une falaise. Les autres, les choses, le monde deviennent de simples planètes gravissant autour d’un moi dont le rayonnement paraît infini, doué de pouvoirs essentiels. Si la conscience antique était auprès du monde, confrontée à un cosmos universel, celle de l’homme moderne pointe en direction d’un cosmos personnel, individuel, en quête de lui-même. Le monde est en orbite autour de lui. Il en constitue la lointaine banlieue, le territoire presque inaperçu tellement la notion de Sujet éloigne dans l’ombre toute autre prétention à exister.

Abstraction faite des yeux.

Nombre d’œuvres modernes font l’économie de la représentation des yeux ou bien les traitent d’une manière si singulière qu’ils finissent par ne plus avoir, des attributs humains, que de lointaines résonances. Les représentations des figures féminines chez Willem de Kooning ne nous livrent que des personnages aux orbites vides, démesurées, dont on pourrait penser qu’elles constituent l’une des images inquiétantes de l’abîme. Dans son tableau Anxiété, Edvard Munch nous livre trois personnages au regard si absent qu’on croirait avoir affaire à des spectres venant d’outre-tombe, à des représentations fantastiques émergeant d’un étrange cauchemar. Dans son Autoportrait de 1912 Egon Schiele ne livre guère des yeux que ce violent contraste entre une sclérotique à la lumière de porcelaine et des pupilles si sombres qu’elles disparaissent dans le massif du front à la couleur de glaise. Autant dire que nous sommes éloignés d’une disposition ouverte sur l’extérieur, d’un déploiement du regard tel que proposé par la posture renaissante, ces yeux si limpides, hautement lisibles que nous propose du cardinal de Médicis un Andréa Mantegna, ou encore cette innocence, ce consentement à se dévoiler dont l’Autoportrait au manteau de fourrure d’un Albrecht Dürer nous fait l’offrande. Ici, bien plus que de choix esthétiques, il s’agit d’œuvres emblématiques qui engagent l’homme dans des catégories existentielles qui paraissent irréconciliables comme si le Cubisme, par le renversement des valeurs et des perspectives avait doté l’homme de moyens radicalement nouveaux de se connaître et de se représenter.

Ainsi, diffracter le regard comme dans le cubisme analytique, l’assombrir dans l’optique d’une vision expressionniste, le diluer dans une visée munchienne ou bien en décider l’absence dans le bronze de François Dupuis, toutes ces tentatives paraissent strictement équivalentes. Elles signent, tout simplement, l’abolition de règles classiques dont l’artiste s’affranchit de manière à disposer d’une nouvelle liberté, celle qui, au prétexte de la modernité, entraîne le sujet dans l’enceinte même de sa propre conscience, dans le bastion de son corps, cette construction si semblable à la monade leibnizienne dont il est convenu de dire qu’elle est dépourvue de portes et de fenêtres. Ces quelques considérations sur le regard dans la sphère artistique ne sauraient faire l’économie de cette visée si juste, si pertinente de Le Clézio dans Mydriase : « Voir c’est n’avoir plus d’yeux. On a brisé les écrans où s’allume et s’éteint l’univers. Puisqu’il n’y a pas de soleil, pas de lune, pas de nuit, il ne peut plus y avoir d’yeux ».

Abolissant le regard, la conscience contemporaine met le monde à distance comme s’il y avait deux univers séparés, celui du Sujet d’un côté, celui de l’Objet en un autre lieu. Etrange cécité tenant lieu de lucidité. On a volontairement supprimé de l’horizon de notre conscience tout ce qui n’était pas nous, tout ce qui ne figurait qu’à titre de probable anecdote, aussi bien les candélabres célestes auxquels nous dénions le droit d’influencer en quelque manière que ce soit notre destin unique. Être homme aujourd’hui devient synonyme d’une schizophrénie à endosser. Tout est séparé qui ne nous fait plus signe que d’un cosmos si étrange qu’il pourrait bien, un jour prochain, perdre sa raison, son ordonnancement donc et retourner au chaos originel. Peut-être ne sommes-nous que cela, une pure subjectivité se regardant à la mesure de sa propre intériorité ? Peut-être sommes-nous SEUL au monde, hallucinant tout ce qui n’est pas nous et nous visite à la manière d’un rêve éveillé ? Il y a si peu de certitude dans le simple fait de vivre ! Alors nous nous croyons en mesure de déserter ces yeux fertiles grâce auxquels le poète Eluard prétendait qu’on pouvait se connaître tout en connaissant l’autre. Mais, alors, qu’entend-on dans sa tête d’airain si ce n’est le bruit du monde dont nous percevons l’écho amplifié comme si, le posant à distance, il revenait vers nous avec la force des sources qui jamais ne tarissent. Est-ce au moins le murmure d’une parole que nous entendons ? Le début d’un langage ? Ce don essentiellement humain. Est-ce ceci ? Qui donc d’autre que nous peut nous en assurer ? Alors nous regardons cette énigmatique Lucie comme l’ancêtre qui nous a fait le don d’exister et nous fermons les yeux et nous demeurons en silence.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Blanc-seing.
  • : Littérature et autres variations autour de ce thème. Dessins et photographies.
  • Contact

Rechercher