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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 11:22

 

 DIONYSOS

 

              Floriane et moi regagnons notre chambre, celle avec balcon qui donne sur le parc, sur les crêtes des arbres bordant la Leyre, sur l’immense château des Térieux entouré de barrières blanches. Des lits jumeaux séparés. Floriane dans celui de droite, ne tarde pas à sombrer dans le sommeil. Elle prononce parfois des mots tissés de rêve qui ressemblent à : épicéa, chêne, érable, charme, cèdre, yucca, pivoine, agave, écrêter, planter, bouturer… D’heureuses litanies lexicales, ponctuées de temps à autre d’un soupir de bien-être, de plénitude, de sérénité. Je m’assois sur le fauteuil derrière le lit de gauche. Je choisis distraitement un magazine dans le porte-revues. « L’Ami des Parcs ». Je le repose. En prends un autre, au hasard, « Les Plantes de A à Z ». Je ne persiste ni ne signe. J’ouvre la porte-fenêtre. L’air est doux. La lune brille sur les aiguilles des cèdres, sur les feuilles blanches des bouleaux. J’allume une cigarette. Je repense à mon expédition vespérale : un remède contre la nostalgie. Demain le jour se lèvera tôt. Je me convertirai sans doute aux joies du jardinage. Après tout Adeline y a bien survécu !

              Une douce clarté coule dans la chambre. Je m’allonge sur le divan. Mon esprit dérive entre passé et présent, entre Leyre et collines de Beaulieu. Bientôt, bercé par le souffle du vent printanier, par la respiration calme et régulière de Floriane, je glisse tout au bord du sommeil. Léger, fluctuant, comme un flottement entre deux eaux. Brèves incursions, parfois, sur le balcon où la lumière joue entre les lames de bois. Le parc, lui aussi, est animé d’ombres mouvantes, de bruissements, de courses rapides. La pleine lune y creuse des puits de clarté, des gouffres d’ombre. La fumée de ma "Bridge", aspirée par le ciel, fait, devant mes yeux, comme un écran où apparaissent d’évanescentes silhouettes. Les traces du songe habillent encore mes paupières. Je m’assois sur un coussin à même le sol, j’observe dans une espèce de rêve éveillé, les frondaisons du parc, le déchaînement végétal initié par les deux vénus arboricoles. Lesquelles ont d’ailleurs repris leur tâche ! J’ai peine à y croire, à cette heure si précoce. Mes pupilles dilatées ne sont aucunement victimes d’une illusion.

 

              C’est sur le fond d’une conscience nette, claire, que s’illustrent maintenant satyres et faunes dont Terre Blanche constitue le domaine, la terre d’élection. Abritées sous des corps velus, pourvues de longues oreilles pointues, affublées de cornes et de pieds de chèvre, Suzy, Floriane, Adeline, sous les attributs  des divinités champêtres, se disposent, en secret, aux orgies dionysiaques. Sous leur accoutrement, chacune est reconnaissable à quelque signe particulier. Floriane mène le bal avec l’entrain qui lui est coutumier. Ses sabots, animés d’une gigue endiablée, arrachent aux silex des gerbes d’étincelles. Elle a orné ses cornes d’une guirlande de fleurs où se mêlent angélique, belles de nuit, campanules, chèvrefeuille; autour de ses poignets s’épanouissent en bracelets floraux des boutons d’or, des églantines et quelques gueules de loup; ses chevilles à la longue houppelande blanche, s’agrémentent d’hysope, de jasmin et de myosotis.

              Adeline la suit, les cornes auréolées du plaisir de la fête. Elle a accroché à ses oreilles velues de larges créoles d’argent où danse la lumière. Autour du cou, sous sa barbiche blanche, une rivière de glands cascade vers sa taille ceinturée d’une couronne de lierre. Quelques boules de gale du chêne font à ses longues pattes des grelots qui résonnent au rythme de la sarabande.

              Enfin, Suzy clôture le bal dans une sorte de carmagnole au rythme soutenu. Ecorces sur la tête, brindilles tissées dans la toison de la poitrine, bracelets de tiges, feuilles de bouleau, de tilleul, d’érable en guise de ceinture; longue liane illuminée de fruits de la passion qui court de l’aine aux chevilles; éclatantes fleurs de pissenlit insérées dans la fente des sabots dont le rythme effréné soulève des vagues de poussière.

              Je suis l’unique spectateur d’une scène où l’amour s’habille de fleurs, où le vin coule à flots, où le raisin célèbre le Printemps. Les arbres centenaires, les calices des fleurs, le tranchant des feuilles vibrent au son de la flûte de Pan. Ce ne sont que mouvements lascifs des herbes, chatoiement des frondaisons, dilatation des gouttes de rosée. Le parc est devenu une chair vivante, palpitante, sensuelle, pareille aux battements lents d’une anémone de mer, au flottement des algues dans les courants marins, au gonflement de la nacre au fond des conques abyssales. Des chants naissent de la terre, s’enroulent autour des lianes, vibrent dans le lierre, tissent des ondes, des nappes sonores qui parcourent le sol, creusent les sillons de glaise, pénètrent les fentes des écorces, forent les galeries souterraines, se lovent dans les nids de brindilles, se glissent dans les abris des insectes.

            La Nature, conviée à la fête, convoque dans une folle sarabande, le Vent, le Soleil et les Nuages.

            Aquilon, Zéphyr, Tramontane, Sirocco, gonflant leurs joues, investissent les arbres d’une douce mélodie.

            Phaéton, Amon, Râ, Osiris, Horus, tressent aux corolles des fleurs des rayons de lumière.

            Cumulus, Stratus, Nimbus, déposent à la cime des herbes de duveteux flocons de neige.

            Soudain, de belles jeunes femmes à demi dévêtues, venues d’on ne sait où, se mêlent à la fête.

            Leur beauté éblouit, leur grâce séduit, leur agilité est sans pareille. Le soleil levant les nimbe d’une auréole de clarté. L’apparition de ces belles inconnues me remplit d’admiration. J’ai beau chercher dans mes souvenirs, aucune apparition ne m’a jamais habité avec une telle intensité, une telle fascination. Une si subtile perfection ne peut simplement être humaine, il doit s’agir de divinités attirées par le renouveau de la Nature, la joie, l’allégresse de la saison nouvelle.

              Me reviennent alors en mémoire les fêtes antiques célébrées par les Grecs à l’arrivée du Printemps. Des hordes de jeunes gens, filles et garçons, habillés de fleurs, visages fardés, sillonnaient la campagne, essaimant sur leur chemin, chants, danses, ritournelles d’amour. Des cortèges parcouraient les villes, récitant des poésies, incitant les citoyens à se grimer, à revêtir les traits des satyres, des faunes, des nymphes. Chacun devenait alors, pour un instant, fils et fille de Dionysos, oubliait sa condition, sa solitude. Plus rien ne comptait que la joie, la possession des insignes de la Royauté, le commerce des Dieux.

              J’assiste donc, ébloui, sur mon modeste balcon de Terre Blanche, à la reconstitution, grandeur nature, d’une scène d’une religion immémoriale, sublime cadeau de mes Vénus arboricoles, où les belles inconnues m’apparaissent maintenant comme les Déesses de la Nature, les Nymphes elles-mêmes.

              Bientôt s’anime sous mes yeux étonnés, une grande farandole parcourue des ondes mélodieuses de la flûte de Pan. Les notes me parviennent, claires, égrillardes, avec une touche grivoise et libertine, à la façon d’une sardane licencieuse, pointes des sabots effleurant le sol, claquement des cornes, frottement des glands, tintement des grelots, claquement des tambourins sous les doigts agiles des divinités de la Terre. Cela fait comme une grande corolle qui tourne sur elle-même, se nourrit de sa propre ivresse, sans qu’il soit possible de connaître le terme du mouvement, sa logique propre.    Soudain, sur un signe de Floriane, - elle doit certainement présider aux destinées des Faunes et autres satyres - , la fleur se défait, libère ses pétales qui voltigent dans le parc sous l’effet de la brise printanière. Les Nymphes-pétales semblent investies d’une mission particulière. Sous leurs doigts agiles s’accomplit la métamorphose du parc : multitude de lignes et de formes, entrelacs du végétal, du minéral, de l’aquatique, élévations d’architectures arborées, lexique complexe de creux et de bosses, de tumulus et de dépressions, de dolines ovales et de collines rondes, de gorges, de ravines, de mesas, de corniches, de strates, de surplombs, de fosses, de ruissellements, d’excroissances, de failles, de promontoires, de caps, de dunes, de golfes, de criques, d’archipels, d’estuaires, de confluents, de deltas, de chaînes, de pics , de sommets, de ballons, de défilés, de lacs, de marais, de savanes, de toundras, de brèches, de cirques, de cavernes, de grottes, de combes, de fissures, de fractures, de marmites, de roches, de troncs, de souches, d’écorces, de rhizomes, de bulbes, de lobes, de calices, de pétales, de pistils, d’étamines, de sève, de lymphe, de pétioles, d’écailles, de duvets, de vrilles, de membranes, de gousses, de capsules, de racines, de radicelles, de fibrilles, de chutes, de cascades, de cataractes, de sources, de fontaines, de mares, de flaques, de pluie, de rosée, de brume, de vapeur, de gouttes, de gouttelettes, de remous, de bouillons, de tunnels, de galeries, de catacombes, de cryptes, de tranchées, de puits, de puisards, de citernes…

              En peu de temps, Terre Blanche devient le microcosme qui reflète le macrocosme, sorte de modèle réduit de l’Univers où l’Un reflète le Tout, où la profusion est la loi, sorte de ressourcement inépuisable, cycle de l’Eternel Retour où la mort est la condition même de la vie éternelle, métaphore de Dionysos perdant son sang fécond et renaissant de ses blessures, comme Osiris, comme Jésus ressuscitant. Je deviens le témoin involontaire du mystère profond de l’existence, du cycle de la vie et de la mort, de l’alternance sans fin d’Eros et de Thanatos. Je m’interroge sur le sens de ma propre vie, de ma relation à Floriane. Celle-ci est-elle détentrice d’un pouvoir démiurgique, est-elle la réincarnation d’une déité, ou seulement l’archétype du métabolisme universel ? Assujetti au doute, je laisse mon regard planer un instant sur le vaste poème dithyrambique que m’offre la nouvelle configuration du parc.

            

              J’ai l’impression, en quelques instants, d’avoir parcouru, au travers des métamorphoses naturelles, des pans entiers de l’histoire de l’Art : classicisme de la peinture grecque, foisonnement de la Renaissance, Maniérisme et Caravagisme des compositions Arcimboldiennes, exhibitionnisme du Baroque, exubérance du Rococo, mysticisme Romantique, Impressionnisme à la Monet, Expressionnisme et vision panthéiste selon Franz Marc ou vision dramatique à la Soutine, Primitivisme du Douanier rousseau, Surréalisme des paysages à la Max Ernst.

              Je jetai un dernier coup d’œil sur l’exubérance de Terre Blanche, pensant à la Nature comme à un objet modelable sur lequel nous pouvions projeter notre propre idée du réel aussi bien que celle de la finitude, de l’absence : Floriane par l’action et l’accomplissement, alors que ma démarche s’inscrivait dans le rêve et l’utopie. Une conception temporelle diamétralement opposée nous divisait. Elle s’appuyait sur le futur, alors que je recherchais le passé. Satyres, Faunes et Nymphes avaient irrémédiablement changé les règles du jeu, du côté de Floriane, la puissance en réserve dans le fonds naturel s’était réalisée. Dont acte !

 

 

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