Offrande à la méridienne.
A propos de Zoï.
"Dreaming of Zoï" - Oui, nous rêvons de Zoï. Tous, sans exception. Hédonistes et épicuriens, existentialistes et matérialistes, philosophes et maraîchers, moines tibétains et geôliers de prison, prostituées et catéchumènes, droguistes et apothicaires. Tous nous rêvons. Mais nous rêvons debout, les mains tendues vers le vide et nous tremblons. De peur, de désir, de concupiscence, d'effroi, de crainte de plonger dans une subite cécité. Car, alors, comment continuer à exister, à faire son chemin parmi les ornières et les bosses éruptives d'un univers en perpétuelle combustion ? Comment, simplement, vivre, c'est-à-dire, manger, respirer, faire sa toilette, vaquer à ses occupations quotidiennes ?
Comment être homme, femme, enfant alors que s'éloignerait de nous, à la vitesse des comètes, une si belle apparition ? Mais nos yeux seraient trop étroits pour contenir nos larmes, nos oreilles soudées de chagrin, nos bouches pareilles à celles des gisants, notre langue de plomb, notre goût révulsé dans l'antre déserté de la bouche, nos mains égarées telles de vieux rameaux égouttant vers le sol leur gélatineux désarroi. Oui, nous serions des statues de sel alors que le soufre et le feu se déverseraient sur Sodome et Gomorrhe; nous serions Moïse au Sinaï recevant les Tables de la Loi sur lesquelles s'effaceraient, à mesure de leur lecture, les signes gravés du Décalogue; nous serions Marie-Madeleine rendue, soudain à la nuit de la vision, la Résurrection du Christ devenant pure fumée, illusion. Nous serions dépossédés d'une partie de nous-mêmes, la plus intime, la plus précieuse, celle qui nous relie à notre origine.
Hommes, nous n'aurions plus de Mère sur laquelle nous reposer, plus de sein auquel nous ressourcer. Plus de Maîtresse à honorer sur quelque méridienne souple, onctueuse, à la chair de pêche, à la consistance de sable.
Femmes, nous n'aurions plus de Rivale à envier, à imiter, à encenser ou bien dont nous souhaiterions qu'elle disparût à jamais, nous faisant cependant l'offrande, avant son ultime disparition, de cette chevelure au ruissellement de jais; de cette si belle chute des épaules; de ce galbe altier où le Modèle se coule dans une exacte amphore; de ce Mont de Vénus que nous ne voyons pas mais que nous supputons pareil au Jardin des Délices, tout près de la virginité, de la chasteté, de l'innocence d'Adam et Eve; offrande encore de ces jambes si longues, si intimement fuselées, si troublantes dans leur perfection quasiment biblique alors que l'attache des escarpins fait son sifflement de serpent et la tenture rouge son drapé voluptueux. La Pomme est là qui fait son bruit de péché. Nous sommes si près de la faute, juteuse, acidulée, abruptement charnelle, au doux velouté, comme si le Paradis lui-même ne tarderait guère à surgir, dissimulé par quelque lampadaire à la consistance de soie.
Enfants, nous n'aurions plus la conque des bras où nous lover, l'assise du bassin à partir de laquelle prendre essor, la certitude des jambes à nous tracer la voie parmi la multitude.
Tous, hommes de loi, femmes de petite vertu, nonnes ou bien savants illustres nous sommes identiquement fascinés, nos yeux dérivent comme pris d'absinthe, notre corps se convulse sous les tensions de la mescaline, nos membres sont des concrétions perdant leurs gouttes d'opium alors que, tout autour de nous, le silence s'illumine des derniers feux dont nous puissions cerner nos fronts, des ultimes signes de sémaphores nageant au milieu des brumes, des quelques cris indistincts que nos bouches intempestives voudront bien articuler avant que nous ne rendions notre dernier souffle.
Alors, conscients, badigeonnés de lucidité jusqu'en notre intime, décillés, décrottés, étrillés à vif, écorchés identiquement aux mannequins de peau et de viscères des salles d'anatomie, nous sommes une ligne continue de souffrance, une impossibilité à nous illustrer sur le grand praticable où s'agite la sirupeuse marée humaine, l'immense convulsion en forme de coupe-coupe, lame recourbée pareillement à celle du généreux yatagan.
Alors nous nous mettons à régresser brusquement, nous sommes portés à notre condition première de chiots nouveau-nés, du lait plein les babines, les pattes boudinées, la truffe rose, les yeux soudés; nous nous portons à espérer, nous poussons de petits cris, de minces grognements, nous cherchons à tâtons la Louve aux mille tétines dégorgeant son miel apaisant, nous nous serrons contre les mufles carrés de nos frères, nous nous frayons une place parmi l'étroitesse du monde et, en chœur, comme pour une première aubade, un concert inaugural, tous ensemble les catéchumènes, les épicuriens, les existentialistes, les filles de joie, les laissés-pour-compte, les chiots-orphelins, nous sautons sur la méridienne, face à la Pure Merveille, nous applaudissons longuement, nous rêvons de Zoï, nous aboyons, nous émettons de minces glapissements, notre langage est si peu sûr, si peu élaboré, on dirait un sabir, un virelangue, une touchante comptine pour enfants, nous sommes si émus, si vulnérables, une simple brise nous ramènerait dans les limbes et, nous n'en sommes pas sûrs, mais il se pourrait bien qu'il se fût agi là du sort le plus enviable car, encore non informés, semblables à une gélatine n'ayant été atteinte de nul prédicat, de nulle signification, tout eût pu se produire, y compris de recevoir pour destin, le simple accomplissement du regard, là, sur cette méridienne, alors que notre Muse, notre Inspiratrice éternelle, bien loin d'être métamorphosée en statue de sel comme la femme de Loth, aurait dressé devant nous l'image même de la Beauté majuscule alors que la Joconde elle-même se serait longuement morfondue, inconsolable dans sa longue solitude, sous les soins empressés de Léonard n'y pouvant rien changer !