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26 janvier 2014 7 26 /01 /janvier /2014 10:25

 

Moderato Cantabile : écrire l'absolu.

 

 mcdl-a.JPG

 Source : European Books Medias.

 


      Résumé.

  Un meurtre a lieu dans un café au-dessus duquel Anne Desbaresdes accompagne son fils à sa leçon de piano – il rechigne à jouer la sonatine de Diabelli et s'obstine à ignorer la signification de moderato cantabile. Dans ce café, elle rencontre un homme – il lui dira s'appeler Chauvin – qu'elle interroge chaque jour, lors de fins d'après-midi qui s'étirent, à propos du crime passionnel, dont ils ne savent rien ni l'un ni l'autre. Le dialogue entre la jeune bourgeoise et l'ancien employé de son mari, répétitif et rythmé de verres de vin, les rapproche dans leur ennui.

 

                                                                                             Source : Wikipédia.

 

 

 C'est incontestablement à partir de Moderato Cantabile que l'œuvre de Marguerite Duras devient "durassienne",  prend son inflexion singulière qui ne la quittera plus.  Écriture au plus près d'une vérité qui travaille de l'intérieur et demande quelque sacrifice afin que sa parole puisse être restituée en direction du  lecteur. L'écriture de Duras est cette constante tension entre exister et mourir, ce qui, en dernière analyse, signifie toujours d'une manière identique. Écrire est mourir. A soi, à l'autre, au monde. Rarement les enjeux de la littérature auront été cernés de si près. Il y faut une vie, il y faut une passion. Il y faut la cigarette, la boisson, un constant dépassement de soi, une quête de l'impossible. Il y faut l'Amant qui transcende le réel, la musique qui emporte loin. Les cimaises de l'art ont ceci de particulier qu'elles ne se laissent atteindre qu'à l'aune d'une perte. Marguerite y consentira avec une admirable adhésion,  un renoncement, parfois, à vivre le quotidien autrement que par la recherche d'une parole qui en délivre la moelle intime. Œuvre de chair et de sang, œuvre indépassable : l'exigence est à ce prix.

  Mais il faut parler de ce chef-d'œuvre que constitue Moderato Cantabile, de ce pur météore éclairant de son sillage de feu le ciel des lettres. Bien entendu, énoncer ceci, à savoir le chef-d'œuvre, suppose quelques justifications. Elles s'établiront, d'abord, sur d'incontournables homologies, reconduisant l'œuvre au sol d'un rigoureux classicisme. Paradoxe seulement apparent pour ce livre figurant comme icône de la modernité. Car la modernité exige les règles fondant toute littérature, à défaut de tomber dans les apories de la mode. Moderato présente l'architecture des grandes tragédies. Les trois règles sacro-saintes y sont respectées à la lettre. Unité de lieu : le café, (la maison, accessoirement). Unité de temps : quelques jours ramenés à la densité de l'instant. Unité d'action : le meurtre comme acte dernier de l'écriture. Tout ceci dans une trame tellement serrée, dense, qu'il n'y a place que pour ce qui occupe les deux protagonistes : Anne Desbaresdes et Chauvin. En réalité il n'y a qu'eux. Les autres personnages ne jouent qu'à la manière de contrepoint. Y compris l'enfant qui n'est que le prétexte à évoquer la musique, cet absolu dont l'écriture se veut l'éternel écho.

  Ce livre étant construit comme une tragédie, il faut en suivre la chronologie, le long de VIII courts chapitres qui peuvent figurer comme autant d'actes d'une pièce de théâtre.

 "Et qu'est-ce que ça veut dire, moderato cantabile ? reprit la dame.

- Je sais pas.

 Et, en effet, l'enfant (le fils d'Anne Desbaresde, dont il faut bien avoir conscience qu'il n'est qu'une manière d'allégorie de l'artiste ["Parfois, dit-elle, je crois que je l'ai inventé…"], cet enfant donc s'entête à ne pas vouloir préciser ce dont il s'agit. Pour lui, comme pour Anne (comme pour Duras), "Moderato, ça veut dire modéré, et cantabile, ça veut dire chantant, c'est facile." Et, si cela ne veut dire que celasans doute faut-il entendre que, tant que la  sonatine de Diabelli ne consistera qu'en des gammes répétitives, alors on ne sera pas encore dans la musique, mais dans l'antichambre, dans cet "infiniment moyen" leclézien qui dit la pure contingence, non la forme accomplie de l'œuvre. Or "Anne-Marguerite" ne saurait se contenter de cette approximation. Il faut forer plus profond, il faut percer l'opercule qui retient de ce côté-ci du monde. Il faut déboucher de plain-pied dans la sonatine, à savoir dans l'art, dans les mots taillés dans le cristal.

  "Il faut apprendre le piano, il le faut."

  "Il le faut, continua Anne Desbaresdes, il le faut."

  "Pourquoi ?" demanda l'enfant.

  "La musique, mon amour…"

  En ces quatre courtes phrases qui sonnent comme des injonctions, se tient toute l'éthique durassienne. Ici est le lieu d'un incontournable. Ici est le site qui, dans un même empan de la pensée, rend coalescents, l'amour, l'écriture, l'ivresse, la danse, la musique, la mer, l'absolu, la mort. Coalescents et indissociables. Dire la musique, c'est dire l'écriture; dire l'écriture c'est dire l'absolu; dire l'absolu c'est dire la mort. Des emboîtements successifs qui disent l'absolue nécessité de surgir au plein de la vérité ou bien se taire. Ou bien se résoudre aux gammes que la dame s'ingénie à faire entrer dans la tête du jeune prodige. Du moins de cela qu'il deviendra lorsqu'il aura franchi le mur compact de la réalité. Car il n'y a que cela qui vaille, surgir au plein de l'événement créateur, devenir, soi-même, musique :

 "Le jeu se ralentit et se ponctua, l'enfant se laissa prendre à son miel. De la musique sortit, coula de ses doigts sans qu'il parût le vouloir, en décider, et sournoisement elle s'étala dans le monde une fois de plus, submergea le cœur d'inconnu, l'exténua."

 Tout est dit de l'enjeu dont l'enfant est porteur, cet enfant qui, en son sein, fait coïncider la musique, l'amour, "Anne-Marguerite" dans l'exigence la plus grande qui soit : celle du sublime. Le miel, cette miraculeuse gemme en étant la condensation portée à l'incandescence. On aura compris que la musique posée comme objet de la quête, il faille se porter bien au-delà de ceci que le  "moderato cantabile" laissait percevoir dans les hésitations de l'enfant à en donner la définition.  C'est moins le tempo qui importe - moderato, allegro, vivace -, que son degré de perfection, que sa forme accomplie. Un indépassable en quelque sorte. Ainsi sera l'écriture ou bien ne sera pas !

  Mais, maintenant, il faut avancer dans la gamme de ce qui se montre et se dévoile, comme les étapes successives conduisant au cœur même de la littérature. A la fin de la leçon de piano, Anne Desbaresdes ayant entendu les cris, se renseigne.

"Quelqu'un qui a été tué. Une femme."

"Au fond du café, dans la pénombre d'une arrière-salle, une femme était étendue par terre, inerte. Un homme, couché sur elle, agrippé à ses épaules, l'appelait calmement.

  - Mon amour. Mon amour."

  Il se tourna vers la foule, la regarda, et on vit ses yeux. Toute expression en avait disparu, exceptée celle, foudroyée, indélébile, inversée du monde, de son désir."

 Alors, ici, dans cette scène si théâtrale, dramatiquement signée, comment ne pas penser à la scène homologue d'Orphée et d'Eurydice ?

  Au cours de leur mariage, Eurydice, mordue par une vipère mourut et rejoignit le royaume des Enfers.

 " Lors de la remontée des Enfers, Orphée se rassure de la présence d'Eurydice derrière lui en écoutant le bruit de ses pas. Parvenus dans un endroit où règne un silence de mort, Orphée s'inquiète de ne plus rien entendre et craint qu'il ne soit arrivé un grand malheur à Eurydice. Sans plus attendre il décide de se retourner et la voit disparaître aussitôt.  (Source : Wikipédia).

  "Orphée […] la reçoit sous cette condition, qu'il ne tournera pas ses regards en arrière jusqu'à ce qu'il soit sorti des vallées de l'Averne ; sinon, cette faveur sera rendue vaine. […] Ils n'étaient plus éloignés, la limite franchie, de fouler la surface de la terre ; Orphée, tremblant qu'Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entraîné par l'amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s'efforçant d'être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l'air inconsistant."  (Métamorphoses - Ovide).

 Dans Moderato, c'est bien cet "air inconsistant" qui demeure après que la femme a été tuée. C'est bien le meurtrier qui, pareil à Orphée assiste, impuissant, à la fuite de Celle par qui il existait :

" Mon amour. Mon amour."

 Mais la référence au classique ne s'arrête pas là et il faut se rapprocher du "Phèdre" de Racine, de manière à y trouver un écho. Bien évidemment, ici, il ne s'agit nullement de faire un calque de l'œuvre théâtrale et de le plaquer sur le roman durassien. C'est la situation qui est racinienne. Le parallèle des situations croisées pouvant se décrire de cette façon-ci :

 Le Mari d'Anne Desbaresdes  trouve son homologue dans Thésée, le Roi d'Athènes.

Anne Desbaresdes endosse les habits de Phèdre.

Chauvin (l'employé du Mari, bien plus jeune qu'Anne) se reconnaîtra sous les traits d'Hippolyte.

 Le thème présente de troublantes similitudes : il s'agit  d'un amour impossible entre "Anne-Phèdre" et son beau-fils "Chauvin-Hippolyte".

Mais écoutons Phèdre faire l'aveu de son amour illégitime pour Hippolyte, à Oenone, sa nourrice et confidente :

 

"Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps, et transir et brûler."

 

Les phrases équivalentes, du point de vue du sens, dans Moderato :

 

"Elle baissa les yeux, se souvint et pâlit.

Anne Desbaresdes gémit.

Une plainte presque licencieuse, douce,

sortit de cette femme.

Et aussitôt, le tremblement des mains recommença."

 

 C'est donc, par-delà le temps, et les registres littéraires d'une même histoire dont il s'agit, celle des Amants confrontés aux limites d'une réalité toujours cruelle, laquelle, par avance, condamne toute forme de relation. Dans le cas de Phèdre, c'est l'acte incestueux qui se profile. Dans celui d'Anne Desbaresdes, celui d'un inceste social. On comprendra aisément que dans les deux cas ce n'est rien de moins que le tragique existentiel qui surgit, ceci posant de manière évidente leur qualité esthétique. Pour une seule raison : on ne tutoie jamais l'absolu qu'à participer à son exigence, à dépasser les limites de la convention, à s'en affranchir pour déboucher dans le règne singulier que seule la beauté peut offrir.

 La progression dans le texte, à partir d'ici, on ne la comprendra qu'à faire sienne cette manière d'évidence : Absolu - Passion - Écriture sont des équivalents taillés dans la même gemme, l'une appelant l'autre, l'une se fondant dans l'autre. Il n'y a plus de séparation que symbolique (les lieux, les objets, les personnages), tout concourant à cette ultime disparition dont l'art est la mise en acte, l'achèvement.

 

L'en-dehors de la passion Les gensle paysage.

 

  Qu'il s'agisse de l'enfant, du professeur de piano, de la patronne du bar, des ouvriers des usines, tous ces sujets ne jouent qu'à la manière d'un décor, d'une toile de fond sur laquelle prend appui la trame romanesque. (Sans doute identique à ce que la voix-off, au cinéma, est à l'image : une sorte d'écho, d'indécision venant habiter les marges indécises de l'écran.) Mais, pour autant, la présence des personnages n'est nullement facultative, comme si elle était de surcroît. Bien au contraire, le continuel remuement de ce théâtre d'ombres vient renforcer l'isolement du couple Chauvin-Desbarèdes, mettant en lumière une triple transgression dont leur relation est révélatrice :  d'âge d'abord, de milieu social ensuite, de culture pour terminer.

  "Le bruit sourd de la foule s'amplifiait toujours, il devenait maintenant si puissant, même à cette hauteur-là de l'immeuble, que la musique en était débordée."

   "Anne Desbaresdes resta un long moment dans un silence stupéfié à regarder le quai, comme si elle ne parvenait pas à savoir ce qu'il lui fallait faire d'elle-même. Lorsque dans le port un mouvement d'hommes s'annonça, bruissant, de loin encore, l'homme lui reparla."

 Le paysage, quant à lui, pose sur la scène la vacuité d'une beauté quotidienne, paraissant  harassée d'exister. Comme un destin qui aurait voulu dire, sous forme métaphorique, l'insoutenable vérité.

 "Le couchant était si bas maintenant qu'il atteignait le visage de cet homme. Son corps, debout, légèrement appuyé au comptoir, le recevait déjà depuis un moment."

 

 * La contemplation de la passionLe Café.

 

 "Dans la lumière du néon de la salle, elle observa attentivement la crispation inhumaine du visage de Chauvin, ne put en rassasier ses yeux."

 "Anne Desbaresdes boit, et ça ne cesse pas, le Pommard continue d'avoir ce soir la saveur anéantissante des lèvres inconnues d'un homme de la rue."

 "Elle fit alors ce qu'ils n'avaient pas pu faire. Elle s'avança vers lui d'assez près pour que leurs lèvres puissent s'atteindre. Leurs lèvres restèrent l'une sur l'autre, posées, afin que ce fût fait et suivant le même rite mortuaire que leurs mains, un instant avant, froides et tremblantes. Ce fut fait."

 

Le sacrifice de la passion : la fleur.

 

  "Elle regardera le boulevard par la baie du grand couloir de sa vie. L'homme - (Chauvin qui la surveillait : "Un homme rôde boulevard de la Mer. Une femme le sait.") - qui l'aura déjà déserté. Elle ira dans la chambre de son enfant, s'allongera par terre, au pied de son lit, sans égard pour ce magnolia qu'elle écrasera entre ses seins. Il n'en restera rien."

 "L'homme s'est décidé à repartir vers la fin de la ville, loin de ce parc. A mesure qu'il s'en éloigne, l'odeur des magnolias diminue, faisant place à celle de la mer. "

 "Le magnolia entre ses seins se fane tout à fait. Il a parcouru l'été en une heure de temps. (…) Anne Desbaresdes continue dans un geste interminable à supplicier la fleur."

 

 La passion réalisée : la mort.

 

 "Anne Desbaresdes attendit cette minute, puis elle essaya de se relever de sa chaise. (…) Chauvin regardait ailleurs. Les hommes évitèrent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultère. Elle fut levée.

-Je voudrais que vous soyez morte, dit Chauvin.

- C'est fait, dit Anne Desbaresdes.

 

  Car l'écriture est ce jeu adultérin de transgression de tous les interdits, afin que le langage parvienne à dire cet inatteignable, l'absolu par lequel il devient littérature. Car l'écriture est mort à soi de l'écrivain d'abord, mort à soi du lecteur ensuite. Seul cet au-delà donne accès à ceci qui verticalise : "Elle fut levée". Entendons : "elle fut livrée à la parole, sans possibilité de retour". Cette mort symbolique d'Anne Desbaresdes  n'est autre chose que l'assomption de Marguerite Duras dans l'ouverture de la langue. Ouverture dont elle ne redescendra plus puisqu'aussi bien, à partir de Moderato Cantabile, la passion avait trouvé son accomplissement. Ainsi naît tout ravissement : du don qui est aussi, une manière d'absolu !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

  

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