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13 février 2015 5 13 /02 /février /2015 08:47

 

Les mots comme origine du monde.

 

 

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 Lucio Ranucci (1925) - "La lectrice"

 

 

 (Sur une page de Sylvie Wagner).

 

 

 

 (En compagnie des livres...)

 

 

  "Là où mes camarades voyaient de l'encre semée en chiures de mouche sur des pages incompréhensibles, je voyais de la lumière, des rues et des êtres humains. Les mots et le mystère de la science cachée me fascinaient et m'apparaissaient comme une clef permettant d'ouvrir un monde infini...."

                                                                      Le jeu de l'ange -  (Carlos Ruiz Zafon)

 

 

    Nous marchons sur des sentiers de poussière et nos mains sont vides. Nous vivons dans la fente oblique du jour et nos yeux s'égarent. Nous cherchons l'Autre et n'apercevons que brumes à l'horizon. Toujours un sentiment de dépossession, toujours une errance fichée au centre de l'ombilic et des vertiges alentour. Comment saisir le réel alors qu'il est continuellement en fuite ? Comment nous glisser dans la faille de l'imaginaire et déjà, rêvant, nous sommes dans un ailleurs inaccessible?  Comment nous approcher de la flamme de la chandelle, de son eau verticale, de son fuseau de lumière et ne pas ciller devant l'être infime qui nous parle de l'éphémère, du temps qui vacille, infiniment ? Comment questionner, toujours, et assurer cependant notre présence au monde ? Et, supposant cette présence saisie dans un acte généreux de donation, quelles choses pourraient donc nous y retenir ? Dans la présence, dans la certitude que cet arbre que nous apercevons au loin, voilé dans l'aube grise, que cet arbre est bien auprès de nous ? Nous parle-t-il un langage dont nous ne percevrions que le rugueux de l'écorce, la souplesse des racines, alors que, déjà, les premières feuilles font au sol leur bruit de carton humide ? Savoir que tout est en chemin pour plus loin que lui, que toute silhouette cernée de clarté ne l'est qu'à être reprise dans un étonnant clair-obscur.

 

 

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 Philosopher en méditation 

(ou Intérieur avec Tobie et Anne)

Rembrandt (1632)

Source : Wikipédia.

 

  Regardant "Le Philosophe en méditation" de  Rembrandt, nous apercevons bien une vérité, mais une vérité de pénombre, une irisation métaphysique, une illusion en quête d'une autre silhouette, en quête d'une autre esquisse, et ainsi en abyme, jusqu'au-delà du monde.  Car les choses, toujours nous en cherchons les signes tangibles, les nervures de l'exister. Mais le monde est sourd, mais le monde est aveugle, mais le monde est paralytique. Ceci s'annonce avec une certaine brutalité et se voiler la face ne fait qu'accroître le miroir dans lequel le Ciel se confond avec la Terre. Tout est infiniment brouillé et le message de nos sens se perd dans la complexité de ce qui se donne à voir. Immense espace labyrinthique renaissant de ses cendres comme le Phénix. Arcature déployante du temps dans lequel nous disparaissons  à même chacun de nos pas. Essence contre essence. L'humaine contre la temporelle. Et notre verticalité n'est que cela : la résistance au temps, à la façon dont le menhir sculpte l'air et y demeure à la mesure de sa tension.  Seulement le menhir est de pierre, donc géologique, alors que notre demeure est de chair, de temps humain, de temps compté. C'est cela "exister", sortir du néant l'espace d'un cheminement puis rejoindre le silence, mais après avoir parlé, avoir lu, tracé des signes sur le papier. Ceci n'eût pas été accompli et alors notre destin se fût comparé à celui de l'animal "pauvre en monde", de la pierre "sans monde".

  Parlantlisantécrivant, nous demeurons et portons à son acmé le rayonnement de notre essence. Nous naissons au langage, tout comme le langage naît de nous. Intime coalescence de la chair et du mot. Comme l'investissement d'un espace et d'un temps communs, chacun se fondant dans le miroir de l'autre, y disparaissant en même temps qu'il assure sa propre généalogie. Ôtez le langage et vous n'avez plus l'homme. Ôtez l'homme et vous n'avez plus le langage. Il n'y a rien d'autre à comprendre en-deçà, rien d'autre à chercher au-delà. Le tout de la vie rassemblé dans cette graine naturellement disposée à la germination. L'homme est la terre. Le langage est la graine. Mais, tout aussi bien la métaphore peut-elle s'inverser, l'Homme étant la graine que recevra et fécondera la glaise immensément fertile du langage. L'un, le langage,  est la condition de possibilité de l'autre, l'homme,  en une infinie réversibilité. Là où il y a langage, il y a l'homme. Là où il y a l'homme, il y a langage. Et ainsi de suite, chaque retournement en chiasme de l'homme au langage, jusqu'à épuisement du sens.

  Avant le langage l'homme était dans la nuit de l'Australopithèque; après le langage il était dans la clarté de l'Homo sapiens sapiens (l'homme "doublement savant"). Autrement dit le langage était le convertisseur qui faisait passer de l'anthropoïde à l'humain. Il n'y a que cela comme vérité qui se maintienne dans le temps et nous assure d'une grâce de figurer parmi les entrelacements du multiple, du profus, donc du chaos. Sans langage pour dresser le plan d'un cosmos et tout sombre dans un profond nihilisme. Une manière de sans fond de l'étant et une occlusion du regard des choses mêmes.

  C'est pour cette seule raison que Carlos Ruiz Zafon parle de "l'encre semée en chiures de mouche sur des pages incompréhensibles". L'encre est, précisément la métaphore qui fait surgir la plénitude infinie et insupportable de l'incompréhension. Étymologiquement, ce dernier mot signifie :

« incapacité ou refus de comprendre quelqu'un ou quelque chose, de lui rendre justice ».

Or, ceci, la chose mutique dont on ne veut aucunement tenir compte, à laquelle on ne veut pas rendre justice, parce que la condamnant par avance, ceci est l'autre nom de l'aporie, de la finitude en tant que finitude. Un pur enfermement du sens dans une voie sans issue, asilaire. N'apercevoir dans une écriture que sa nature "excrémentielle" c'est habiller sa tête, orner sa raison d'un bonnet de fou avec des clochettes tintinnabulant dans  une hystérie de grelots. Bien évidemment, Zafon force le trait, usant de l'hyperbole comme figure de rhétorique, afin que, par contraste, puisse se faire jour la pure lumière, "des rues et des êtres humains" par lesquels advient le monde. Car lire, et son corollaire, comprendre, c'est déboucher dans le site qui se fait configurateur de monde. Par là il faut non seulement entendre que s'annoncent les dimensions physiques du monde - elles sont toujours déjà là -, mais bien pénétrer le cœur de ce qui, illisible à première vue, se dévoile dans une confondante clarté.

  Et, ici, encore une fois, il faut recourir au sens premier du mot "comprendre" lequel exprime une signification essentielle, celle  de « saisir, prendre » qui le situe d'emblée dans une façon de totale concrétude. Car que saisit-on, que prend-on mieux qu'une chose de la réalité ? Lireécrire,comprendre,  jouent alors en mode ternaire un infini jeu de relations qui tresse autour de CeluiCelle qui s'y adonnent la structure stable  indépassable de l'habiter sur Terre. "Le langage est la maison de l'être", dit Heidegger dans "La lettre sur l'humanisme", voulant signifier par là le rôle éminent de toute parole dans le destin de l'homme, parole qui lui assigne habitat parmi les contingences mondaines.  Or si parler est amener une chose à paraître dans son être même, il en va identiquement pour toute occupation verbale de l'homme, lire aussi bien qu'écrire. Et, ce faisant, le langage nous amenant à habiter, nous recevons, par ce mouvement insigne notre "assignation à résidence", ce clin d'œil en forme de "lieu commun" nous enjoignant  à saisir notre lieu sur Terre comme notre plus sûre façon de nous inscrire dans ce réel dont l'être même nous définit en tant qu'HommeFemme dans ce que nous avons de plus fondateur : cette langue qui nous dépose sur les fonts baptismaux de l'Anthropos. Il ne saurait y avoir de plus belle réalité!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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