Beaulieu. Si loin déjà. Juste une ombre, une silhouette indistincte, un frémissement sur la toile du souvenir. J’ai laissé la voiture sous l’orme au feuillage sombre. Le jour n’est pas encore levé et la falaise blanche s’imprime sur la nuit, craie légère posée sur un grand tableau noir. Les cubes des maisons y dessinent dans le gris, une mince guirlande. Tout en bas, sur le cours fuyant de la Leyre, le Moulin avec ses fenêtres couleur bouteille, son arche menue qui enjambe la rivière, son île où le saule pleure ses feuilles vers le sol couvert de mousse.
La voilà donc, la maison de mon enfance, telle qu’en elle-même, sauf une petite marquise de tuiles rouges surmontant la porte-fenêtre qui donnait accès à la chambre des Parents. Je m’adosse à la clôture de la Maison Siloë, grande demeure de pierre au toit d’ardoises élevé, aux fenêtres minces, qui fait face à la Maison au Marronnier, celle qui fut, l’espace de quelques années, le centre de ma vie, de mes jeux d’enfant, de mes rêves insouciants. J’allume une cigarette, la braise rougeoie doucement, faible étoile dans le matin des souvenirs. Le silence autour, la terre comme si elle était désertée et mes yeux suivent les longs filets gris qui se fondent dans l’air. Alors, au moment où le jour commence à basculer, où les choses sortent insensiblement de l’ombre, ne livrant de leur être que des lignes abstraites, quelques traits de lumière, un frémissement, un vertige me saisissent, comme si, soudain, je tombais dans un gouffre sans fin, dans le goulet d’un tunnel avec, tout au bout, une étrange lueur semblable au clignotement d’une étoile.