Le voyage au-delà des yeux.
Photographie : Thierry Chiès.
D'où il venait, personne ne l'avait jamais su. Eole faisait partie du paysage comme le sable appartient à la dune. Eole se confondait avec la brume d'eau, le vent, les nuages pommelés, la crête ourlée des vagues. Il restait assis de longues journées sur le ponton de planches, les pieds ballants au-dessus de l'eau irisée du port, jetant sur la plaque de mercure de petits cailloux que l'onde reprenait. Ses repas étaient frugaux : une pomme trouvée sur un arbre desséché, des coquilles extraites du limon, quelques poissons grillés au feu de bois. Toujours, à ses cotés, un bâton de noisetier portant, dans l'écorce, une spirale entaillée au canif. Eole s'amusait à suivre cette hélice blanche du bout des doigts alors qu'un sourire rêveur habillait ses lèvres. Parfois, à contre-vent, il inclinait sa nuque alors que l'air du large dessinait dans le massif de sa barbe des nuées de fils clairs.
Son immobilité aurait pu faire croire à un épouvantail comme on en voyait, jadis, parmi les carrés d'herbe grise des jardins. Il s'occupait à poursuivre des choses infimes : humer le sel iodé, sentir la brûlure du soleil sur sa nuque, jouer avec la corne de ses mains, frotter un caillou contre un autre, griffer le sol de poussière de ses talons de pierre ponce. Cela semblait suffire à son bonheur et les adultes, pas plus que les enfants, ne s'inquiétaient de sa présence. Parfois même on l'oubliait avec tellement d'intensité qu'il se fût confondu avec le môle de pierre noire sur lequel il confiait sa destinée au temps.
Le soir, lorsque le crépuscule arrivait, avec l'odeur de varech et les bateaux de pêcheurs rentrant au port, il profitait des rayons du soleil. Son visage buriné comme un vieux couteau luisait dans les derniers feux. Distraitement, il croquait un quignon de pain ou bien aspirait le corps couleur corail d'une moule. Parfois il gobait une huître verte, s'essuyant les lèvres d'un large revers de mains. Il saluait les gens qui passaient à sa portée. Tout le monde le connaissait mais, pour tous, il restait un mystère. Lorsque les premières vagues de la nuit poussaient devant elles leur frange d'écume, il rentrait dans une des cabanes aux planches disjointes, se laissait aller sur un tapis de feuilles, ramenant sur lui une mince toile de coton. Les soirs de pleine lune, la clarté imprimait sur son corps quelques zébrures glissant sous l'astre blanc. Sans doute rêvait-il. Parfois, des passants attardés percevaient comme une agitation, d'étranges remuements derrière la hutte enduite de goudron.
Le matin, aux premières heures de l'aube, alors que la brume sortait à peine de la lagune, Eole se levait, confiait son visage à la première fraîcheur de l'eau et, muni de son bâton, gagnait les maisons en direction de la forêt. On dormait encore dans les chambres noyées d'ombre et les oiseaux n'avaient pas commencé leurs vols circulaires. Bientôt Eole atteignait les premières houles vertes des pins, ses pieds nus glissant sur le tapis d'aiguilles. Le chemin, il le connaissait par cœur, à la façon dont un bûcheron, les yeux fermés, éprouve toutes les aspérités de sa cognée. Parfois ses orteils butaient sur des dalles de ciment ou bien ses talons roulaient sur les pommes de pin. Peu à peu l'air se déplissait, le sable faisait crisser ses grains de mica, l'odeur sourde de la résine gagnait la crête des arbres. Maintenant la pente s'accentuait et le vieil homme devait reprendre des goulées d'air. Il s'appuyait sur la branche de noisetier, lui imprimant une impulsion à chaque nouveau pas.
Bientôt l'atmosphère devint plus fraîche, plus iodée, avec des nappes chargées de brume. Eole s'enfonçait dans les couches fraîches du sol. Sa progression était lente mais régulière. Puis ce fut l'arrivée sur la crête de la dune, là où, soudain immense, l'horizon s'élargissait à perte de vue. C'était un vertige qui s'emparait du chemineau, un genre de douleur en même temps qu'une soudaine impression de liberté, de vastitude infinie. C'était comme s'il était arrivé au bout d'une étrange planète, sur la courbe ultime, là où plus rien ne pouvait advenir qu'une dilatation sans fin, une ouverture, un dépliement de tout ce qui croissait sous les quatre horizons. Eole s'assit sur le bord du monde, sa barbe confiée au vent, sa peau au soleil, ses mains remplies d'une poussière blonde, souple, aérienne. Il laissait des filets s'écouler entre les mailles de ses doigts et cela faisait un chant de luciole, une harmonie pas plus haute que le scintillement d'une étoile. Cela suffisait à son contentement, cette manière de paix, ce passage de rien, cette pliure d'un temps infiniment étendu.
Le rituel d'Eole, c'était ceci : il se saisissait d'une brindille et, sur la croûte de sable durci, couleur de cendre, il traçait une ligne plus sombre, faisait le dessin de ce qui, dans une manière de féerie, emplissait le paysage révélé à sa propre beauté. Il y avait, d'abord, ces coulées de sable pareilles à la lave des volcans, un genre de presqu'île qui faisait avancer son éperon vers la masse blanche d'un plateau immaculé, comme si l'on était près de l'origine, quelque part dans un lieu sans frontières, un lieu porté par un poème toujours renouvelé. Partout déferlaient les vagues d'écume, depuis un golfe clair jusqu'à la ligne courbe, au loin, qu'une cataracte de nuages blancs fécondait de sa mystérieuse présence. Et, du côté du peuple des pins, une anse prenait son envol vers le dôme glacé du ciel alors qu'en son extrémité, loin, au-delà de toute compréhension immédiate, s'élevait un cône régulier, peut-être celui d'un ancien volcan ou bien une île surgie de nulle part - comme les îles volcaniques se hissant vers leur destin à la seule force de leur désir d'être -, une île qui paraissait portée par un rêve, si lointaine, inaccessible, émergence d'une possible utopie, concrétion enfin réalisée du vieux songe humain. Tout cela était beau, bien au-delà de toute parole, de tout geste; de toute profération qui serait venue offenser le silence.
De chaque côté du visage du vieil homme, pareilles à des gouttes de résine, les pleurs coulaient en de singuliers ruisselets, comme si ses pensées s'étaient condensées, surgissant au plein jour. Pour témoigner, dire toute la rareté du monde que, jamais, aucune main ne pourrait étreindre. Ses doigts, resserrés sur la tige de noisetier, tremblaient, avec le rythme d'une brise printanière. Plus rien ne semblait l'atteindre que la plénitude de la lumière, la courbe illimitée des choses. Il eût voulu, sur-le-champ, être transporté en plein ciel puis déposé sur le flanc de la pyramide de sable qui, maintenant, s'irisait parmi la brume de chaleur. Il savait que, plus jamais, il ne serait atteint d'une telle grâce, que tout finirait par rejoindre la poussière, quelque part sur les môles de pierre, près des cabanes enduites de bitume. Il fut pris d'un vertige si fort qu'il perdit connaissance, sa barbe grise poudrée de sable léger. Lorsqu'il revint à lui, déjà le jour déclinait. Depuis les hauteurs de la dune il apercevait, sur le glacis de la lagune, le sillage des bateaux rentrant au port. Bientôt la fraîcheur monterait à l'assaut des pins, glisserait sur le dôme de sable. Tout alors se disposerait à la nuit souveraine. Eole, à regret, laissa derrière lui le rêve se dissoudre. Les plaques de ciment, à nouveau, les maisons où s'allumaient quelques ampoules, les huttes de planche et de goudron, le môle de pierre noire. Il s'y assit, visage tourné vers le large, vers les meutes bleues des vagues océaniques. Quelques barques le saluèrent. Mais Eole ne pouvait les voir, les entendre, leur adresser un signe de la voix. Depuis son enfance, très loin en amont du temps, Eole était aveugle : deux boules de porcelaine fermées à la clarté. Eole était sourd : des pavillons soudés comme les berniques aux rochers. Eole était muet : le massif de sa langue était fixe, immobile. Il ne restait plus, à Eole, que le cri étouffé du vent, l'étendue invisible du paysage, la parole intérieure comme une belle utopie à laquelle confier son destin.