Le corps-palimpseste.
Sur une page Facebook de Marie P. Zimmer.
Avec Nathalie Starchild.
Pour s'y reconnaître avec le corps, il faut remonter à l'origine ou, du moins tâcher d'en établir une thèse vraisemblable. Au début, au tout début, alors que rien n'a encore vraiment commencé, le corps est une argile compacte, une glaise sourde, un impénétrable limon. Rien n'y est visible, pas plus de l'extérieur que de l'intérieur. Rien ne s'y imprime. Tout s'y dissout dans une manière d'incompréhension native. Comme si une effraction n'était possible, une interprétation des signes à venir occultée par nature. Donc corps livré à une confondante surdi-mutité, à une absolue cécité.
Mais le corps, tout corps, ne saurait se résoudre à demeurer dans cette gemme immobile, dans cette gangue de pierre. Le corps est là pour témoigner, faire phénomène sur la scène du monde, se laisser décrypter en même temps qu'il se livre à une singulière herméneutique de tout ce qui vient à l'encontre. Le corps surgissant à la lumière cherche à déployer la chair des choses, à en extraire la pulpe, à en lire la complexité, à en forer la quadrature existentielle. Si le corps ne le faisait, alors il serait entièrement livré à la matière, inclus dans la roche, incliné à vivre sa vie de racine parmi les tumultes de l'humus. Le corps mérite mieux que ce laborieux balbutiement, cette plongée dans l'hébétude, dans l'in-signifiant.
Alors se produit l'événement à l'incomparable splendeur : la monination. Soudain, sur la face désolée du rien, s'imprime le langage qui fait ses floraisons multiples, pousse ses rameaux dans toutes les directions de l'espace. Ces corps jusqu'ici innommés, qui n'avaient nul praticable sur lequel paraître, voici que, soudain, ils deviennent visibles, ils s'éclairent de l'intérieur, ils gonflent, se dilatent, écartent les parois étroites de la jarre afin, qu'en elle, au-dehors d'elle, se lise le chiffre de l'homme, celui du monde. Microcosme s'éployant aux dimensions du macrocosme. Il aura suffi de nommer Adam, Eve pour que s'étoilent des myriades de significations. La parole a envahi tous les étages de Babel, elle sort par les portes, les fenêtres, monte en spirale dans l'éther qui en est fécondé, métamorphosé.
Ce qui, jusqu'alors, promettait d'être une longue dérive humaine, une terrible diaspora, s'auréole des contours de ce qui ne se dira plus qu'en termes d'essence, de fondement. L'homme a trouvé son site, l'homme est habité du-dedans et ces mots dont il fait son breuvage continu, ces mots aux vrilles mobiles, aux lianes colonisatrices, aux milliers de radicelles, il les découvre faisant leurs longues pérégrinations partout où la peau est disponible, où se révèle l'aire accueillante au sens, à la signification, au chemin parcouru selon une direction, une aimantation, une polarité.
Mais c'est le corps en totalité qui porte au-devant de lui l'étendard du langage, qui s'en imprègne jusqu'en ses moindres fragments. Car tout signifie bien au-delà de ce que les apparences têtues ne livrent qu'avec parcimonie, tout s'anime de correspondances, d'analogies, de points d'accord. Tout en osmose jusqu'à l'infini. Partout les mots font leurs carrousels, leurs pas de deux, leurs entrechats; partout se grave au burin ce qui veut porter l'homme en sa demeure essentielle, à savoir la compréhension de ce qui se fait jour, l'interprétation plurielle, l'affairement à débusquer l'infime, ce qui s'esquive, se dissout dans le brouillard du temps.
Les jours passent, les nuits passent. Le langage s'imprime dans les consciences, éclaire l'intellect, fait ses gerbes de météore tout juste en arrière de la vision, ses feux de Bengale dans le cercle des yeux, ses cataractes sur la falaise du front. Bientôt c'est le corps en son entier qui est gagné comme par une éruption pareille à la fièvre. Partout se hissent les sémaphores, les signaux, les clignotements. Partout s'imprime la caravane pressée des minuscules signes noirs, tout est en marche, désormais et la peau devient le sublime réceptacle d'une éternelle symphonie.
Les écritures s'amoncellent, se superposent, se mêlent dans un genre d'ivresse. La clarté du ciel fait son manège de pierre ponce, la mémoire des hommes archive puis dissimule ce qu'elle a connu, dévoilé, exhaussé. Tout se recouvre, se sédimente et c'est comme si la fuite des jours recouvrait les signes d'un voile d'oubli. Superposition d'écritures, de consciences vives, identiquement aux anciens parchemins que les Scribes grattaient pour les recouvrir de nouvelles empreintes. Nouvelle signification occultant l'ancienne, ouverture d'un regard renouvelé, constant affairement des hommes, depuis qu'ils ont reçu la faveur d'une nomination, à donner au temps un nouvel essor, au langage les conditions de son éternel ressourcement. La peau est ce palimpseste métaphorique sur lequel, générations après générations, civilisations après civilisations nous, les Existants, témoignons de notre passage sur terre, du sens que nous y avons provisoirement déposé. Cela, il faut le savoir à défaut de pouvoir s'y soustraire.
"Le langage est la maison de l'être…", nous dit le Philosophe Heidegger dans la "Lettre sur l'humanisme". Dans son abri habite l'homme. Les penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. "
Soyons donc, nous-mêmes, à corps consentants, cette demeure du langage qui nous fait Hommes, Femmes, c'est-à-dire écoutant ce que l'être a à nous dire : notre existence dans une contrée déterminée afin qu'y déposant notre trace, nous puissions témoigner de la rareté de l'essence humaine dont le langage est le révélateur. Il ne saurait y avoir de plus belle voie que celle de la Pensée, de la Poésie, toutes deux nous reconduisent à l'essentiel.