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4 juin 2020 4 04 /06 /juin /2020 08:48

 

  Tout ce qui existe et paraît s'alimente le plus souvent à une dialectique du plein ou du vide, du tout ou du rien. Cependant, les choses ne sont pas si simples qu'il y paraît et nous ne saurions nous ranger d'un côté comme de l'autre. A l'évidence, bien qu'issus du néant nous ne sommes pas une "tabula rasa". Que nous le voulions ou non, nous sommes "ensemencés", en attente de germination. De toute les façons quelque chose se produira dont nous serons les spectateurs ravis ou désabusés, c'est selon. Parfois se lèveront les vents mauvais sous lesquels nous inclinerons notre frêle anatomie; parfois tombera une douce pluie nous invitant à nous hisser vers plus d'azur. Tour à tour et selon les humeurs du temps, nous serons inclinés à être. Tantôt dans le manquement, l'absence à nous-mêmes.  Tantôt dans le fleurissement, l'accomplissement d'une plénitude. Il ne dépendra peut-être pas de nous qu'il en soit ainsi, qu'il en soit autrement. Entre ces deux pôles d'égale valeur - le Tout, le Rien -, nous oscillerons continûment, pareillement au balancement des jours, au rythme des marées, à la pulsation du sang dans nos artères. Ainsi va la vie par à-coups, syncopée, éternellement convoquée entre deux rives d'apparition, de disparition.

 

 

 

La Plénitude ou le sentiment de soi.

 

 

1-copie-2

Rembrandt - Le Philosophe en méditation.

Musée du Louvre - Source : Wikimédia Commons.

 

   "La plénitude" : évoquer un tel mot résonne, sinon comme une provocation, du moins comme un genre d'impossibilité, d'utopie qui se situerait hors de notre vision, loin de tout entendement, presque irreprésentable sur l'aire de la psyché. Peut-être pourrait-on l'envisager dans l'ordre des grandes intuitions philosophiques quelque part dans un tableau de Rembrandt, "Le Philosophe en méditation", par exemple.  Car, pouvoir seulement s'inscrire dans  la plénitude, suppose que l'âme ait atteint un état d'équanimité, l'esprit une zone de libre envol, le corps se soit détaché de sa pesanteur mondaine. Prononcer "plénitude" et , aussitôt, d'un même mouvement, nous avons "bonheur"; "épanouissement"; "totalité".

  Or ceci, lors d'un premier examen, ne paraît  accessible dans les limites d'un temps ordinaire, d'un espace familier. Surgir au plein de l'être est un événement d'une telle ampleur qu'il paraît ne pouvoir  se manifester que dans une rareté, une manière de parenthèse de l'expérience anthropologique. Nous disons "anthropologique" pour la simple raison qu'il y faut l'exercice d'une conscience attentive dont ne saurait faire montre l'animal fût-il hors du commun et, a fortiori, la plante livrée à la seule économie de sa photosynthèse.

  C'est donc bien de l'homme dont il s'agit. De l'homme lorsque, délaissant son implication mondaine, son affairement quotidien, il se dispose à accueillir l'ineffable, le transcendant, le sublime. Seuls sembleraient pouvoir  y prétendre, le Philosophe donc, le Saint illuminé par sa foi, le Savant découvrant un nouveau paradigme de la connaissance, le Paléontologue mettant à jour les vestiges immémoriaux de l'aventure humaine, le Scientifique s'approchant d'une vérité qui, jusque là était passée inaperçue, l'Artiste-démiurge créant à la force de son imaginaire une nouvelle vision du cosmos, le Spiritualiste totalement livré à la contemplation du sacré.  Des situations bien évidemment inhabituelles, confiées  à quelques  phares qui dresseraient leur haute silhouette au-dessus d'une nuit compacte affectant la presque totalité de l'humanité. Parlant des "grands hommes", le propos concernant la plénitude devient un genre d'évidence ou, à tout le moins, une condition atteignable.

  Est-ce à dire que, hormis ces  exceptionnelles figures, l'accomplissement d'un temps plein serait hors de portée des Existants ordinaires ? Que ne seraient "élus" que quelques privilégiés doués par nature ou bien destinés par vocation à connaître l'essentiel, sans doute après bien des sacrifices et un laborieux cheminement ? Y aurait-il, à côté de ces expériences existentielles rares, la place pour une plénitude procédant par une manière d'euphémisation du sens, une "approximation" de l'expérience totale? Bien évidemment, non. Du moins est-ce ce que nous formulons avec quelque hâte, pressés de reconduire un tel état à sa charge de beauté imprescriptible. La plénitude, si proche d'un absolu, ne saurait admettre une quelconque hypostase. Cependant, de telles entités ne peuvent se contenter de procéder par la catégorie de la définition. Si le dictionnaire, l'étymologie nous sont un précieux secours afin d'assurer la nécessaire rigueur d'une langue, ils ne sauraient suffire à graver dans le marbre une réalité dont le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle est sujette à caution. Mais demandons donc au dictionnaire de nous éclairer :

  Le Dictionnaire Larousse définit la plénitude comme l' "État de ce qui est à son plus haut degré de développement, qui est dans toute sa force, son intensité ; intégralité."

  Car, si la plénitude est bien un état, fût-il porté à son acmé, elle ne saurait revendiquer l'exactitude de la science, la précision orthogonale de la géométrie. Toute notion abstraite, par essence, n'accepte jamais de se plier aux lois de la nature ou bien à celles, rigoureuses, d'une physique. Nous sentons bien là, qu'avec de tels concepts, il devient nécessaire d'introduire un jeu grâce auquel tout Existant pourra procéder à une modulation personnelle d'une chose telle que la plénitude afin qu'elle puisse  s'adresser à lui dans un essai de compréhension. De prime abord, avant de nous confier à un telle condition, il nous est d'abord demandé de connaître au plus près, à savoir dans l'ordre de ce qui nous est intimement accordé, de nous saisir de ce qui nous est remis afin que notre relation au monde ouvre l'accès à un éclairement. Or, ceci nous ne le pouvons qu'à la mesure de ce degré intimement personnel dont nous disposons, de cette vue singulière, de cet empan de subjectivité dont nous ne pourrions faire l'économie qu'à renier notre propre essence.

  Parvenir à entrer dans le domaine psycho-affectivo-conceptuel que suppose tout essai de s'approcher de la plénitude nécessitera, sans doute, de procéder par analogie. La plénitude, c'est un état semblable à ceci, à cela. Procéder de la sorte n'obèrera en rien le contenu de ce que nous cherchons à circonscrire mais l'installera à notre portée, dans une manière d'expérience plus immédiatement accessible. Et, en la matière, une notion nous paraît essentielle, celle d'affinité, avec le monde, les choses, le vivant en général, l'homme en particulier. L'affinité est de telle nature qu'elle met en relation, qu'elle place en situation de voisinage philosophique, éthique, esthétique deux pôles qui, par essence, n'ont pas forcément vocation à se rencontrer - l'acide sulfurique et le gypse des "Affinités électives" de Goethe -, mais qui, mis en contact, vont constituer un troisième pôle distinct des deux premiers mais empruntant à chacun les éléments nécessaires à cette nouvelle formulation chimique, à cette nouvelle configuration humaine si l'on parle d'émotions, de perceptions, de ressentis, de vécus. C'est d'un véritable phénomène de participation dont il faudra alors parler : les deux pôles s'entr'appartiennent, partagent ce qu'ils ont en commun, vivent de la même substance, s'alimentent à la même source, s'élaborent sur des fondements identiques. Comment alors ne pas penser au croisement du spermatozoïde et de l'ovule, chacun gardant son autarcie, alors qu'un élément du "troisième genre", à savoir l'embryon fait son apparition à l'intersection des deux processus créatifs.

  L'Artiste, dans sa relation  à la matière se comporte identiquement à la fusion de la gamète mâle dans la gamète femelle, fusion débouchant sur une harmonie parfaite au cours de laquelle se réalisera la coïncidence des opposés, la mystérieuse affinité élective à laquelle s'attachera inévitablement ce sentiment de plénitude à nul autre pareil. L'embryon, l'œuvre, seront cette nouvelle réalité issue de deux ordres différents se confondant en un seul et même mouvement apparitionnel. La métamorphose résultera d'une exacte adéquation entre Sujet intentionnel et objet intentionné. C'est uniquement dans cette coïncidence de soi à soi que l'Artiste pourra donner lieu et temps à ce qu'il a porté au plein jour. Créant, l'Artiste parvient à suppléer au vide originel dont il est constitué - il provient du néant -, par un acte de remplissage de sa propre conscience, cet acte se soldant par l'émergence de l'œuvre, une telle connivence avec le phénomène  n'étant possible que par l'excès de sens dont le créateur est parvenu à se doter intérieurement, dont il fait l'offrande aux Regardants grâce au surgissement de sa "créature" sur la scène du monde, donc hors-de-soi. Mais c'est en-soi, dans le pli intime de sa compréhension du monde  que l'Artiste a réalisé les conditions de possibilité de l'œuvre.

  De plus modestes "créations" peuvent se révéler à tous les Existants dans un ordre d'apparition différent quand bien même les modalités formelles seraient plus modestes. Ainsi le jardinier se révélant à élever des arbres fruitiers, l'ébéniste sculptant sa corniche, l'horloger accordant ses rouages avec minutie, le sportif signant une performance, le jeune enfant façonnant sa première boule d'argile et livrant au monde l'ébauche d'un minuscule cosmos. Dans tous ces menus essais, aussi bien que dans les manifestations du génie humain, c'est parce qu'une conscience est allée jusqu'au bout d'elle-même qu'elle a pu trouver les moyens de projeter dans l'espace cet événement qui était en attente et ne demandait qu'à se déployer.

  Plus qu'une simple question d'amplitude, de quantité, de puissance, toutes notions mettant en jeu des jugements essentiellement quantitatifs ( "plus haut degré",…"toute sa force",…"son intensité" ) , il semble bien que la plénitude s'accorde davantage à n'être qu'une perspective qualitative intrinsèque à l'individu qui en fait l'expérience. C'est du-dedans de lui-même, en son for intérieur, qu'il l'éprouve et en ressent l'étrange pesanteur. Comme une faveur qui ne voudrait dire son nom mais pourrait aussi bien naître de l'inapparent que de l'exceptionnel.

 

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Les cent vues d'Edo - Printemps.

Hiroshige - Avril 1857;

Source : Wikimedia Commons.

 

 

   Par exemple de la contemplation du "Nouveau Mont Fuji à Meguro" tel que représenté par Hiroshige pendant la période de l'ukiyo-e ou "monde flottant" où il s'agit, pour "l'adepte" de "dériver comme une calebasse sur la rivière", c'est-à-dire de se livrer totalement à la beauté de l'instant, d'entrer en résonance avec ce qui fait face, de s'y laisser immerger dans un sentiment proche de celui de la fusion, lequel confond dans un même élan transcendant toute réalité, l'Amour, l'Amant, l'Aimée. Jamais plénitude ne saurait trouver de meilleure métaphore que celle de cette trinité rassemblant dans un même creuset l'ensemble des significations du monde pour ceux qui s'y livrent corps et âme et esprit rassemblés en une seule et même unité.

  Mais il semble bien que l'accession à une telle condition ne soit uniquement attachée à la nature des Sujets et objets mis en présence. La plénitude, en sa valeur universelle, peut aussi bien résulter d'une rencontre fortuite de deux catégories immanentes : la feuille d'automne tombée sur le sol, et le hasard  des pas accomplis par le chemineau qui, la rencontrant (au sens fort du terme) lui procure et se procure un sentiment proche de l'exaltation. La feuille est dans l'homme comme l'homme est dans la feuille : croisement des significations qui affecte, chacun, chacune, d'une soudaine transcendance. La feuille portée à l'incandescence, la feuille devenue beauté, œuvre d'art. C'est alors de ravissement dont il faut parler. La feuille est ravie à sa condition ordinaire, cachée, inapparente, alors que l'homme est porté au-delà de lui-même dans la contrée d'une pure esthétique. La plénitude est ce sentiment de soi avant d'être ce qui hors-de-soi ne joue souvent qu'à titre d'illusion  et que nous essayons de porter au-devant de notre conscience avec une exigence de vérité. Il y faut une intention doublée d'une éthique : notre regard ne sublime le réel qu'à l'aune d'une recherche, d'une authenticité, lesquelles ne vont jamais de soi mais, toujours, dépendent de soi.

   

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

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commentaires

J
Il y a un message caché dans le premier tableau. Le philosophe médite, son esprit s'élève sans pour autant s'enrouler autour d'un noyau central. C'est un esprit libre qui ne s'appuie sur aucune doctrine à l'image de l'escalier...
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J
Merci pour votre précision. Bien à vous. B-S.

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