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9 octobre 2013 3 09 /10 /octobre /2013 08:17

 

  L'Île Saint-Louis ou les jours racinaires.

 

    "Être au milieu des événements", pour Youri, c'était d'abord être au centre de lui-même, calfeutré au plein de la bogue primitive avec laquelle, à l'évidence il ne se relierait jamais, son territoire originel l'ayant déserté, ayant fait de lui un perpétuel nomade sans lieu ni espace où se ressourcer, sans ouverture vers un langage signifiant dont il eût pu espérer une issue. Être Nevidimyj revenait à investir le premier lieu d'errance rencontré, à s'y accrocher avec le désespoir du naufragé porté par son fragment d'esquif, apercevant la côte, très loin,  vague esquisse brumeuse, cependant porteuse d'une clairière où poser le regard. La première fois que l'Exilé avait pris contact avec l'Île Saint-Louis, un matin d'octobre parcouru des jours encore lumineux d'un persistant été indien, une rare et argileuse clarté teintant d'ivoire les façades de pierre des hôtels particuliers, il avait eu son premier émoi au contact d'un paysage urbain, un premier espoir de s'y retrouver avec lui-même comme s'il avait enfin accosté au rivage d'une Terre élue. Non soumis à une facile nostalgie - n'en sont atteints que ceux qui ont hérité d'un lieu où ancrer leur existence -, c'est toujours avec une inclination à un relatif et fragile bonheur qu'il retrouvait les pavés lissés de lumière, les portes cochères aux porches amples et ténébreux, les trottoirs aux solides arêtes, les solides pierres angulaires des quais de la Seine.

  Lieu d'élection entre tous, l'étrave de l'Île, Quai de Bourbon, où la vue, effleurant le flanc de la Cité, glissait en direction de l'Hôtel de Ville. Là, à la proue du navire de pierre, il regardait longuement les péniches remonter le courant, manières de longs cachalots portant sur leur dos des dunes de sable, des gravats, du ciment, du linge étendu sur un fil, des femmes de Mariniers qui, parfois, le saluaient amicalement de la main comme s'il avait été une vigie bienveillante commise à veiller au bon déroulement de la navigation. Alors, Nevidimyj, l'espace d'un instant, devenait visible aux autres, à lui-même, comme si une lumière intérieure se fût soudain éclairée, l'assurant d'un bref rayonnement.

  Seulement ces illuminations étaient rares, souvent interrompues par de longues périodes de rumination au cours desquelles il était comme envahi de cécité, fermé au monde environnant, à ses mouvances, ses rumeurs. Assis sur un banc de bois, à l'ombre des feuillages compacts des marronniers, il sombrait la plupart du temps dans une manière de léthargie dont il ressortait toujours avec un sentiment d'intense nausée. Sans le savoir vraiment, il reproduisait le thème sartrien de la racine dont il s'était imprégné au cours de ses longues et méditatives lectures, au hasard des innombrables bibliothèques où il avait trouvé refuge quand son identité menaçait de lui échapper.

  Cela commençait toujours de cette façon. A peine venait-il de s'assoir sur le banc que les arbres alentour, les autres bancs, les bornes de pierre reliées par des chaînes refermaient leur monde clos, ceinturant Youri à la manière d'une Cité Interdite. Tout l'enserrait jusqu'à la démesure. L'air devenait compact, cotonneux, rempli de fibres étroites; les feuilles étaient des tampons d'étoupe; les pavés des meutes de formes mouvantes semblables aux carapaces des tortues. Cela devenait un sombre réduit, l'antre au sein duquel les  idées  avaient peine à se mouvoir, comme si elles avaient été prises dans de la glu. Tout, alors, paraissait terreux, accompagné de relents d'humus humide; tout girait follement à l'intérieur d'un terrifiant vortex. Tourbillon, œil cyclopéen auquel Nevedimyj ne voulait rien céder, pupille démesurée dont il cherchait à s'extraire à force de volonté, de désir de vivre quelques instants encore, l'espace qu'il fallait afin que quelque vérité se révélât à lui. Mais les parois de l'oculus qui cherchaient à le déglutir étaient infiniment lisses, infiniment abruptes, décidées à en finir avec le Russe et ses manières d'aristocrate inverti, tout juste bon à semer la zizanie parmi le bon peuple des Officiants de la Ligne 27.

  Parfois, grâce à un sursaut de volonté, à la mobilisation d'une tragique énergie, Youri parvenait à s'extraire de l'étau assidu des tenailles, les mâchoires se relâchant quelques secondes dans un geste tellement semblable à celui du félin jouant avec sa proie, lui accordant un bref répit en même temps qu'un fol espoir alors que les crocs, prêts à bondir, s'illuminaient des sucs d'un plaisir pré-gustatif. Alors, l'étreinte rétrocédant, Nevidimyj essayait de se ressaisir, de restituer à sa position une assise plus confortable, mieux assurée, non qu'il craignît un jugement des passants si rares en cet endroit, mais plutôt une manière d'autocritique qu'il redoutait, ne voulant en rien céder à la facilité, à l'abandon, préférant satisfaire sa constante exigence de dignité, de maintien - on n' était pas issu d'une famille de la grande bourgeoisie en pure perte -, et alors il respirait d'aise, avec une nouvelle agilité de la poitrine, une aisance subite à la dilatation, à l'expansion, à l'accueil de l'événement nouveau qui ne manquerait pas de se produire. Car, pour le Russe, comme pour tout autre individu à la surface de la Terre, même la tête sur le billot, l'espoir faisait, dans les cerneaux ourlés de gris, ses petites circonvolutions, ses petites fantaisies de dentellière, ses menus entrechats de bal masqué. On objectera sans doute, le Principe de Raison redressant toujours fièrement la tête, que la lucidité du Moujik était bien entamée, en sourdine, aussi peu audible qu'une berceuse au-dessus d'une charmante tête blonde avant que survînt l'endormissement. Et, supputant ceci, on se sera fourvoyé dans de sombres et inextricables arcanes. En toutes occasions,  l'Exilé était lucide autant que la situation le permettait et, en la circonstance, il savait qu'il lui fallait faire preuve d'audace et d'inventivité afin que son sort ne fût définitivement scellé.

   Lorsque survenait le relâchement soudain des feuilles, il percevait l'air gris-bleu de la Ville, il devinait le dôme plombé du ciel, tout en haut des immeubles, comme une promesse d'avenir. Dans le reflux des pavés, dans le renoncement de ces sinistres blocs de granit à élever vers sa fragile anatomie des sortes de belliqueuses Murailles de Chine, il lui semblait percevoir un clin d'œil du destin, lui ouvrant de nouvelles voies, des chemins à parcourir avec plus de sérénité. A nouveau il devenait attentif aux murmures de l'Île, à l'écoulement de la Seine dans ses gorges de pierre, au flux de l'air parmi les branches des marronniers. Il se mettait à échafauder des plans sur la comète, à ouvrir dans le firmament de sa mansarde l'étoilement d'un jour possible.

Seulement c'était sans compter sur la persistance des choses à l'enserrer dans le filet étroit des contingences. On n'est pas un Exilé sans rendre des comptes à la société des hommes, à leur confondante et impitoyable vue de myope éclairant à peine le bout de leurs souliers envahis d'une fange inconséquente. On n'est pas Exilé impunément et libre de soi. Même les choses réclament leur dû, un genre de cannibalisme  dont la mission leur aurait été confiée par une force secrète. Et c'est au moment où Nevidimyj croyait recouvrer la liberté que surgissait, pareils  à des  coups de canif, les crocs acérés du Néant.

Les lattes de bois du banc se mettaient à danser leur gigue alors que les pieds, de fer ouvragé, enroulaient leurs torsades autour des chevilles, montant lentement le long des piliers des jambes, se ramifiant, telle des lianes de lierre, afin de s'étoiler autour du bassin, avant de lancer leurs vrilles métalliques autour de l'ombilic, de corseter les hanches - le souffle devenait court, sifflant, rauque -, alors que le fleuve de fonte poursuivait son ascension mortifère, gainant les poumons dans une résille serrée, dense comme la toile d'araignée, - l'air sifflait dans les alvéoles qui peinaient à se déplisser, ballonnets asthmatiques aspirant laborieusement  les corpuscules vitaux -, puis les ruisselets se plaquaient le long de l'aorte avec un bruit de succion, enserraient le goulet de la gorge, ligaturaient le massif visqueux de la langue, perforaient les cavités nasales, poinçonnaient le chiasma optique - la cécité était alors à son comble, l'inconscience presque totale, juste un faible lumignon dans la gorge exigüe d'une grotte -, s'enfonçaient selon mille réseaux complexes dans la matière grise, transperçaient la fontanelle, ressortaient à l'air libre ou à ce qu'il en restait, les feuilles, à leur tour, ayant repris leur chute cotonneuse, filandreuse, s'émiettant en nervures nerveuses, en limbes mielleux, en corpuscules ligneux. Il n'y avait plus guère de place pour l'oxygène, pas plus que d'espace pour la pensée. La conscience s'écoulait le long du rocher du corps en longs filaments stériles, en minces éjaculations inopérantes, en turgescences émollientes. Le temps avait reflué, se limitant à une flaque presque inapparente. L'invisibilité du Russe n'était pas encore arrivée à son comble : il manquait encore le travail de la racine. Mais que le Lecteur ne s'impatiente nullement. Il n'est jamais trop tard pour faire œuvre utile.

  La racine donc, travaillait en sous-sol, glissait à bas bruit parmi les touffeurs et les entrailles chaudes du limon. S'emmêlait à d'autres racines. Jumelles, latérales, pivots, superficielles, toutes participant à la tâche commune, à savoir réduire à la totale invisibilité le sombre idiot qui avait échoué sur le banc sans même être conscient du sort qui, depuis la nuit des temps, devait fatalement lui échoir. Racines par nature, elles auraient dû se contenter de mener leur existence obscure dans les replis terreux et les accumulations de glaise. C'était sous estimer leur naturelle propension à coloniser l'espace. Les pieds de l'Exilé, posés à plat comme deux grosses limaces sur le lit d'humus étaient l'occasion rêvée, pour des racines en quarantaine depuis une éternité,  de sortir à l'air libre afin d'y rencontrer un exemplaire de la condition humaine. Aussitôt exhumées du Néant dans lequel elles reposaient depuis Mathusalem, elles s'étaient empressées de ligaturer ce qui passait à leur portée.

Nevidimyj était un amphigouri de cette sorte, un genre de galimatias non encore suffisamment articulé, un balbutiement à la face du monde dont il valait mieux se débarrasser au plus vite. Pareilles aux anguilles, à leur viscosité rampante, en même temps qu'à leur vigueur prédatrice, les racines s'étaient attaquées aux falaises des jambes, jouant leur partition de concert avec les giclures de fonte qui, autrefois, avaient été de simples pieds de banc bien inoffensifs. Puis elles remontaient, suivant une inexorable ascension, une manière de transcendance étroite, obtuse, pieusement écornée, s'engouffrant dans les remous du sexe, dans l'étroit siphon de l'anus, gagnant à force de reptation les cannelures du rectum, chaloupant selon les  errances granuleuses du colon, gagnant la besace de l'estomac, y faisant une sorte de niche accueillante aux loupes et autres diverticules du bois, se teintant de safran dans l'antre du foie, se hissant selon radicelles et pilosités diverses dans le goulot de l'œsophage, se ramifiant en milliers de capillaires dans la gouttière du pharynx pour se terminer en bouquet floral dont la bouche faisait l'offrande dans une étrange contorsion labiale. C'était un spectacle étrange en même temps qu'envoûtant où l'homme et la nature intimement mêlés semblaient jouer une sublime partition, laquelle s'éployait en une symphonie stellaire qu'absorbait la vitre envieuse du ciel.

  Possédé par le dehors, traversé par le dedans,  son corps devenait le lieu d'un sacrifice en même temps qu'une ode à la gloire de quelque dieu païen, dionysiaque, se repaissant de l'homme avec délices tout en le condamnant à n'être qu'un vulgaire nutriment digéré, métabolisé avant que d'être rendu au processus infini de la corruption, laquelle était toujours suivie d'une renaissance. En supposant que Nevidimyj eût pu, même faiblement, être conscient de la symbolique de sa métamorphose, en eût-il pour autant applaudi des deux mains quant au ressourcement palingénésique dont elle était porteuse ?  Bien évidemment, il est permis d'en douter. Quoi qu'il en fût, le Supplicié en ressortait toujours l'air hagard, déboussolé au sens propre, ne sachant plus retrouver le chemin qui le ramènerait par le sinueux labyrinthe de la Ville à rejoindre la Ligne 27, la seule qu'il consentait à emprunter, en connaissant toutes les voltes et subtilités, cette connaissance lui apportant, par rapport à une ligne inconnue, un genre de sécurité ou de réassurance narcissique. On comprendra aisément que son retour à la mansarde du septième étage, après de telles errances, lui causaient quelque tracas, en même temps que la dispense de saluer Olga, la Concierge, laquelle, le plus souvent se distrayait de sa solitude en compagnie de son jeu de cartes,  mais n'en demandait pas moins qu'on la saluât. Le salut de Nevidimyj consécutif aux événements ci-devant relatés, faisait dans la concision, cela va sans dire.

 

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