L'esquisse intemporelle.
@Naïade Plante/ www.naiadeplante.com
Mînâkshî était partie avant le jour alors que le village était endormi. Elle s'était vêtue d'un mince fourreau de toile, d'un léger chandail de laine rouge. Ses cheveux, elle les avait décorés d'un ruban de même couleur, avait attaché à ses oreilles une parure d'or et entouré ses poignets de cercles colorés. Ses ongles étaient peints d'un vernis sombre : deux éclats de braise dans le déclin de la nuit. Elle avait longé les rizières où l'aube déjà s'annonçait avec des teintes sourdes. Elle avait fait glisser ses pieds nus sur le chemin de poussière qui longeait les crêtes. Plus bas, le miroitement léger des lacs, le moutonnement des collines, les touffes plus sombres des arbres.
Mînâkshî marchait vite. Elle voulait arriver au Temple avant que l'aurore ne pâlisse le ciel. Ses yeux couleur de terre brillaient, recouverts d'une rosée matinale. Au village, tout le monde l'appelait "Yeux de poisson", en souvenir d'une légende ancienne. Une déesse de ce nom avait existé autrefois, dont on avait perdu le souvenir pour ne garder d'elle que cette manière de regard voilé : une effigie de la conscience.
Bientôt, au travers de voiles de brume, "Yeux de poisson" devina le massif du Temple, son aire immense, son édifice de pierres qui semblait s'étendre à l'infini. Bien que la vue en fût encore atténuée par une vibration de l'air, elle pouvait apercevoir les hauts gopurams où s'accrochaient les grappes de sculptures, les deux vimanas en forme de pyramide dont le sommet doré se confondait avec la lumière cuivrée qui commençait à couler du ciel en minces filaments. Mînâkshî s'accroupit, s'assit sur ses talons et se disposa à regarder ce qui lui apparaissait à la manière d'un palais magique dont, bientôt, elle prendrait possession.
Puis il y eut soudain comme une pliure de la lumière, l'air devint plus dense, les quelques bruits qui émergeaient à peine du sol regagnèrent leur crypte. C'était comme un commencement du monde, une ouverture de ce qui, jusque là, n'avait parlé qu'à demi-mots et le murmure gonflait maintenant, se glissait dans la chair de la fillette qui s'étoilait de l'intérieur, longs rhizomes de clarté inondant son corps, fusant selon de mystérieuses ramifications. Alors que les lourdes portes du Temple demeuraient closes, que les sculptures dormaient dans leur gangue de pierre et les bassins d'eau emprisonnaient les poissons aux ventres prolixes, Mînâkshî se retrouva dans un lieu qu'elle ne put identifier, là où une étrange lumière faisait son bruit d'or et de safran, une tasse blanche dans la coupe refermée de sa main, alors que la braise des doigts faisait briller son diadème et que ses yeux s'éclairaient à la manière d'une merveilleuse lampe d'Aladin.
La fillette but longuement le breuvage qui cascadait dans sa gorge avec la même insistance qu'un filet d'eau pure met à rebondir sur le poli des roches. Par la pensée elle pouvait suivre le luxueux déploiement de l'ambroisie alors qu'en elle naissait une musique aigrelette et primesautière qu'elle reconnut pour être celle du nâgasvaram, puis, entremêlées, les percussions syncopées du tavil gagnant ses membres comme l'eût fait une fièvre généreuse et incontrôlable. Maintenant, le rythme de la danse était en elle, les talons frappaient le sol de terre durcie, les jambes faisaient leur ballet, la taille souple ondulait avec une grâce ophidienne, les bras s'enroulaient, faisaient leurs volutes d'écume, la flamme carmin du ruban apparaissait et disparaissait parmi le buisson noir des cheveux, les yeux brûlaient du dedans avec force, les pommettes lissées du premier soleil semblaient des névés. Des lèvres assombries naissait un chant pareil à une incantation, le stylet de la langue faisait son rapide mouvement de va-et-vient au milieu de la falaise étincelante des dents.
Et tout ceci s'accomplissait naturellement, avec application et docilité, sans soumission cependant à quelque dieu, fût-il des plus vénérés; le mouvement était entièrement contenu dans sa frontière de peau, semblable à une respiration, une haleine, au battement du sang dans le tube des artères, simple flux d'énergie qui diffusait, s'éployait, allait à la rencontre de tout ce qui vivait alentour, aussi bien monde minéral qu'animal ou bien humain, le déploiement étant à lui-même sa propre ressource, sa pleine justification, genre de transcendance spontanée, encore accrochée aux concrétions du corps, mais faisant ses efflorescences, ses boucles, ses ondoiements.
Tout confluait, tout convergeait, tout s'immolait dans un présent immédiat, tout s'élevait et signifiait dans une esquisse intemporelle alors même que l'espace devenait diaphane, que la nature ne témoignait plus qu'à l'aune d'un approximatif contour. Les bruits du monde, pour autant, n'avaient pas disparu, ils s'étaient seulement vêtus différemment, ils glissaient au ras du sol, parfois s'élevaient, aspirations identiques à celles des cyclones et finissaient par chuter, au loin, dans quelque contrée qui, alors, se métamorphosait sous la poussée longtemps contenue.
Mînâkshî non seulement entendait la symphonie des choses mais, aussi, voyait au travers d'elles, en elles. Cela faisait des girations et des lignes diaprées, des glissements de fragments colorés comme au fond d'un kaléidoscope, cela s'irisait sur la toile immense de la conscience. Les Prêtres du Temple, elle les voyait dans leurs vêtures dépouillées, torses nus, linge couleur safran posé sur l'épaule. Elle les suivait dans les quatre rituels qui rythmaient leur journée alors que le temps ne les effleurait guère plus que la brise d'air au-dessus du marais. Le bain sacré d'abord, les longues ablutions et l'eau purifiant les corps devenus soudain aussi brillants que l'étain. Puis le maquillage polychrome tellement semblable aux ailes éclatantes du paon de jour; puis le repas, frugal, méditatif, comme en sustentation; puis l'agitation des lampes, leur balancement de luciole, leur clarté à peine esquissée dans le clair-obscur à la consistance d'ombre. Et, au-dehors, la longue théorie des Pèlerins en saris noirs, mains jointes vers le ciel, yeux empreints de gravité. Puis, plus loin, au-delà des collines obliquement éclairées par le milieu du jour, le Village pareil à une métaphore ludique, avec ses maisons de boue séchée, ses toits de palmes, ses fenêtres ouvertes sur le vide.
Et le plus extraordinaire, - mais la fillette ne semblait guère en percevoir la dimension confondante - Mînâkshî se voyait elle-même, telle une effigie de plâtre ou bien d'albâtre, éclairée par cette troublante lueur de résine, comme si elle avait été une figurine prise dans un bloc translucide, douée de mobilité cependant, étonnamment libre malgré cette geôle de verre qui lançait ses mille feux de cristal. Il semblait que son destin lui avait été brusquement ravi, enfermé dans cette conque de pur absolu dont le rayonnement n'avait de commune mesure avec tout ce qui claudiquait parmi le monde, sur les agoras où l'on s'agitait dans d'itératifs conciliabules, dans les villages de pisé soudés de chaleur moite et jusqu'à l'infinie courbure de l'horizon dont les humains partageaient la même limite terrestre.
Ainsi les jours passaient avec leur lourdeur temporelle, leur lot d'afflictions, leur longue caravane toujours recommencée. Au village, les conciliabules s'échangeaient à la vitesse des météores, les langues se dépliaient afin de lancer à la face de l'oubli, les lueurs d'espoir que l'existence ne leur avait pas accordées. On disait, indifféremment :
" Mînâkshî a été volée par un mendiant."
"Elle s'est perdue dans les mailles des rizières."
"Elle a disparu dans un lac maléfique."
"Elle a fait une mauvaise rencontre."
On disait tout cela, vite, entre ses dents resserrées, pour conjurer le mauvais sort, faire taire le vacarme des nuits sans sommeil, s'extraire, soi-même, des griffes urticantes de la pauvreté, faire naître un peu de lumière au fond des cubes d'argile où dormaient les nattes d'ennui. On disait tout cela mais on n'éprouvait nulle tristesse, on n'entretenait nul sentiment de vengeance.
Depuis ce temps lointain devenu transparent à force d'irréalité, on dit volontiers que, les soirs de pleine lune, dans l'éclat assourdi des rizières, sur la courbe des collines ou bien au milieu des sculptures des gopurams, alors que s'élèvent les sons de grêle des tavils et que les navasgarams font leur bruit de vent, la silhouette gracieuse d'une danseuse vient animer le monde des existants alors que les rêves agitent les têtes chenues des aînés de multiples manières et que les enfants font, à la clarté des lampes, leurs bruits de bourdons.
Mînâkshî, jamais on ne l'a revue, mais depuis le jour de son effacement des nervures serrées du visible, le Temple brille d'une étrange lumière, tout particulièrement dans la Salle des mille piliers, au milieu des sculptures de Rati, épouse de Cupidon, de Shiva habillé en mendiant errant, de Karthikeya et Ganesha. Chaque pilier frappé délivre une note singulière et plus particulièrement l'un d'entre eux, où s'éclaire, au sein de deux lunules l'éclat de deux yeux de poisson que le temps jamais n'effleure.