Le réel est une question. Une vraie question dont bien souvent nous ne prenons pas la mesure. Comment nous apparaît-il ? Comment nous parle-t-il ? Comment pouvons-nous le faire
nôtre, le posséder en une certaine manière ? Est-il si facile à appréhender qu'il y paraît de prime abord ? Et puis pouvons nous en saisir la substance ou bien n'est-il qu'une pure illusion à
l'orée de notre conscience ? Le réel est-il ce qui fait constamment phénomène devant nous et que nous acceptons aussitôt dans une manière d'évidence
? Est-il le même pour chacun d'entre nous ou s'illustre-t-il sous des figures différentes ? Une simple question de "point de vue" dont notre
subjectivité nous assurerait d'une façon singulière ? Mais prenons un exemple concret seul à même de nous guider dans une connaissance qui, faute de s'appuyer sur lui, demeurerait une simple
méditation intellectuelle.
Et puis l'homme n'est pas sans mémoire, sans vécu. Observant ces rochers, cette eau, ce sable, il ne reste pas dans une espèce de sidération qui le placerait vis à vis de ces choses avec une vue unique, des émotions stables, des idées définitives. Dès que l'acte perceptif s'ouvre, aussitôt surgissent mille perspectives, mille projets, mille foisonnements multiples faisant la richesse de l'individu, sa disponibilité au déploiement, à l'efflorescence, à la quintessence. Toutes ces conditions de la multiplicité du vivant ne pourraient lui être ôtées qu'à suspendre son essence, à le précipiter dans une manière d'hypostase le ramenant aux contingences les plus limitées. Sans tomber dans les excès projectifs de l'animisme faisons, l'instant d'une courte pause, l'étonnante hypothèse que les choses seraient douées d'une conscience, cette dernière fût-elle infinitésimale.
Ainsi, cette eau de l'océan, de proche en proche, fait-elle signe en direction de toutes les eaux de l'univers. Il en est de même pour les rochers et leur relation avec la terre, l'air et l'immensité de l'espace ouranien. Toujours un trajet du particulier à l'universel. Mais pour bien percevoir le monde en son déploiement, ses innombrables lignes de fuite, ses infinités d'interprétations il faut partir du fragment, du simple, de l'élémentaire et les rapporter à soi afin d'y faire surgir une première compréhension. Cette réalité du rocher qui me fait face, avant d'être idéelle et universelle est réalité-pour-moi; elle joue en écho avec ce que je suis en essence, avec mes préoccupations, mes affinités, mes souvenirs, mon imaginaire. Jamais le rocher-pour-moi ne peut être le rocher-pour-l'Autre. Ce rocher posé là, devant moi, s'il a bien été crée par la Nature, c'est toutefois moi qui lui ai accordé une réalité.