Les éléments, l'air, l'eau, le feu, la terre, depuis longtemps on les avait oubliés, depuis longtemps on ne savait même plus leur existence. D'abord, le craquement pareil à l'écartèlement de la banquise, on n'y avait pas cru. On pensait simplement au choc sourd de deux véhicules ou bien à l'écroulement sans importance d'une vieille bâtisse. La terre se creusait de profonds sillons, alors on évitait comme l'on pouvait les meutes de glaise, on sautait d'un bloc à l'autre en essayant de ne pas chuter, les os étaient si fragiles, de simples tubes de verre. Les lames d'air étaient abrasives, elles emportaient des fragments de peau, infimes cerfs-volants faisant leur grésillement échevelé au-dessus des calvities qui ne pouvaient résister aux tourbillons, aux sautes d'humeur cycloniques. Le vent sifflait en se brisant sur les arêtes des trottoirs, remontait les volées d'escalier avec des bruits de vagues tempétueuses. Parfois, le blizzard moissonnait les têtes et l'on voyait des boulets sanguinolents pareils à des fœtus rouler jusque dans les encoignures des murs.
Partout l'eau gelait, se divisant en longs filaments de cristal, les fontaines étaient saisies d'effroi, leur ruissellement zénithal se transformant en gerbes blanches, gonflées de bulles, écumantes. À l'extrémité des narines, les humeurs vitreuses devenaient de longs filets glauques laissant perler vers le sol de plomb leurs gemmes inutiles. Les quelques rares Existants qui se risquaient à uriner en plein air se trouvaient bientôt empalés sur d'impérieuses efflorescences qui les maintenaient cloués à l'argile, comme saisis dans les mâchoires d'un piège. L'air, vigoureusement poussé par le froid avait tôt fait de traverser les vêtures, se mettant aussitôt à radiographier le corps interne, à en séparer les territoires anatomiques, lesquels soumis au frimas ne tardaient guère à ressembler à la grise symphonie des Terres de Baffin.
La bise s'enroulait consciencieusement autour des membres, les enserrait dans une résille dense, dans un lierre se hissant jusqu'à l'antre noir des bouches. Les langues soudées au massif du palais n'articulaient plus aucun son mais ressemblaient seulement à de pathétiques limaces qu'un poison aurait surpris dans leur sommeil visqueux et contingent. Le feu qu'on aurait pensé immortel, invincible, voilà qu'il se changeait en bitume compact, en cendres lourdes que les courants du vent aspiraient et alors l'âtre n'était plus qu'un dais mortuaire autour duquel grelottaient quelques guenilles humaines, étiques, presque rendues à un statut d'invisibilité. Les maisons, les immeubles, les riches résidences des non-nécessiteux, tout était ramené à un statut identique de désolation, sombres cavernes de carton-pâte que n'éclairait même plus la gloire de leurs propriétaires. Quant aux suffisantes piscines à débordement avec vue sur la mer, elles étaient assignées à n'être plus que de vagues congères flottant sur un horizon flou, indistinct qui, peu à peu, disparaissait des préoccupations existentielles des Errants-sur-la -terre.
Certes le tableau n'était pas reluisant et, en matière d'esthétique, il faut en convenir, l'on pouvait faire mieux. Sans doute la facture d'ensemble pouvait-elle être rapportée au célèbre tableau de Caspar David Friedrich, "La mer de glace", si ce n'est que celle du Peintre de Poméranie, en plus d'être sublime, était une simple vue de l'esprit, une aimable divagation, une concrétion imaginative.
Caspar David Friedrich - "La mer de glace".
Source : Wikipédia.