(Pré-Textes)
Sur quelques phrases
minimales
de JMG Le Clézio
Le livre des fuites.
Gallimard (Collection "L'Imaginaire" - p 67).
"J'entends tout ."
Les bruits. D'abord on ne s'en aperçoit pas. D'abord ils sont dans notre corps, pareils aux courbes ophidiennes de nos intestins, aux dépliement de nos conques intimes, à l'efflorescence de nos capillaires. Ils vivent à notre rythme, ils se collent à notre peau, sinuent longuement dans l'eau glauque de la lymphe. D'abord ils sont des passagers clandestins. Il y faut l'attention, l'éveil au surgissement de ce qui pourrait advenir. Il faut les débusquer patiemment. Un à un. En faire l'inventaire. Ils sont les rumeurs intérieures que la clameur du monde vient inscrire à même notre chair. "J'entends tout."Cela veut dire que je m'entends au travers de ce langage intérieur. Et, d'ailleurs, est-ce bien le monde qui produit, orchestre ces rumeurs, ces susurrements, ce roulis permanent, ce bruit de fond ?
Partout sont les bruits qui font leurs minces cantilènes, leurs effilements mielleux, leurs remous, leurs étirements aigrelets de bombarde, leurs clapotis de biniou. Ils sortent des bouches des égouts, des fissures de la terre, de l'entrelacs des racines, montent de failles abstraites, font leurs mouvances colorées, leurs danses mortifères. S'enroulent en lianes autour des concrétions étroites de nos jambes, s'étoilent en minces ramifications, enserrant notre cage à air, ligaturant le tube de notre gorge. Ils ricochent sur les aires granuleuses du cortex, s'enfoncent dans la spirale ombreuse du limaçon. Une fois à l'intérieur, ils ne lâcheront plus prise, ils feront partie de notre territoire. Mais, pour autant, nous n'en serons pas maîtres. Seulement les gardiens. Peut-être même les geôliers . Il y a urgence à les retenir. Aussi longtemps qu'ils nous habitent, nous demeurons vivants, éveillés à la signification la plus mince qui monte de la glaise, au souffle d'air qui glisse selon l'immense courbure du ciel. Clapotis de l'eau, surgissement de l'arc vibrant de la source dans l'obscurité compacte des choses. Que sont donc venus nous dire le chant de l'oiseau, la stridulation de la cigale, le cognement du seau dans la gorge du puits, sinon la magique symphonie de l'existant. Déployant ses rémiges, l'oiseau nous dit la majesté de l'espace; frottant ses élytres la cigale nous dit la mesure du temps qui passe; raclant les parois de roche et de sable, le seau nous dit la longue soif des hommes, leur dette vis à vis de la prodigalité de la nature.