« Autoportrait au Collier de perles »
Peinture : Barbara Kroll
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Il est des Êtres d’étrange venue, des Êtres qui vous interrogent, nullement au titre de leur présence mais de ce qu’elle pourrait être, cette présence, si elle se déterminait à la lumière de prédicats bien visibles, bien identifiables.
Ce qui fait le charme
de ces Êtres,
c’est précisément
qu’ils s’entourent
de mystère,
se voilent de brume,
se drapent du doux et
impalpable tissage
des songes.
Ils sont,
sans être vraiment.
Ils sont à la manière
d’une Marine de Turner,
cette diaphanéité océanique
qui tient, tout à la fois,
de la profondeur
insondable de l’éther,
de l’énigme bleue
des abysses.
Ils sont à la manière
des touches à peine posées
des Peintres Impressionnistes,
ces effleurements de couleurs
tels ceux des « Nymphéas »
de Monet,
ces Bleus impalpables
qui hésitent
entre Céleste, plumes de Paon
et s’abîment avec bonheur dans
les gorges nuptiales de Sarcelles.
Voyez-vous, une simple
irisation à l’orée des choses,
une chair de poule levée
sur la peau d’une Amante,
l’épreuve d’une neuve griserie
après qu’une verte Absinthe
a allumé, dans la tête du Poète,
ses inaperçus flamboiements.
Tout ceci n’est-il pas heureux ?
Tout ceci ne mérite-t-il une pause ?
Tout ceci n’est-il pure merveille ?
Ô combien la fuite
est préférable à l’immobile
figement sur place !
Ô combien la scintillante
rosée l’emporte sur
la pluie continue !
Ô combien le fin duvet
de l’oiseau triomphe de
la lourdeur des rémiges !
Ces Êtres avancent à pas comptés, un pied sur un nuage, un autre sur une goutte d’eau. Ils ne marchent nullement, ils glissent le long d’eux-mêmes comme le grésil d’hiver sur le miroir du ciel. On les croit ici, au pied de la colline, ils sont là-bas, plus loin que l’imaginaire ne saurait les porter. On les souhaite au Présent, bien visibles dans le jour qui rutile, ils sont au Passé, simples réminiscences que, bientôt, la capricieuse mémoire effacera, telle une buée. On les projette au Futur mais leur devenir, leur destin sont immolés en qui-ils-sont, ils sont aussi minces que la promesse de l’aube. On les voudrait d’argile dure, cuite au four, ils ne sont que fins biscuits, une blancheur s’effritant sous une pluie de lumière. On les souhaiterait de cuir, de bois et de chiffon, dociles marionnettes entre nos doigts, ils ne sont que Pantins à fil dont le corps est transparent.
Seules leurs articulations,
seules leurs métamorphoses,
seul le Gand Œuvre Alchimique
avec son Noir de Saturne,
son Blanc de Lune,
son Jaune de Vénus,
son Rouge de Soleil.
Ils ne sont pas des corps complets, entièrement venus à eux, ile ne sont que passages d’un état à l’autre, transsubstantiation de la matière, jongleries de rêves, transparentes diatomées sous la loupe du Savant. Le plus étrange, le plus incompréhensible pour la compréhension humaine, ils sont sans être, ils ne sont nullement et sont malgré tout. Et c’est bien en ceci qu’ils nous sont précieux, nous les Hommes qui n’avons pour certitude que notre chair, vous les Femmes dont le fondement ne repose que sur les vertus de l’Amour. Å tous, il nous faut beaucoup de mérite pour tracer notre sillon dans la vie. Å tous il faut beaucoup de constance pour éprouver le temps selon sa capricieuse durée. Nous nous pensons ourdis de certitudes et pourtant, sous la meute pressée de nos pas, ce ne sont qu’écroulements, châteaux de sable qui s’effritent, « pierres qui roulent et n’amassent pas mousse ». Nous nous croyons d’airain alors que nous ne sommes que glaise ductile battue des vents, menacée de pluie. En quelque manière nous ressemblons à ces Êtres d’étrange venue mais ne voulons nullement nous avouer notre faiblesse, la fragilité native de notre constitution.
Mais la fable ici commencée ne saurait trouver son naturel prolongement qu’à évoquer cette évanescente Figure dont Barbara Kroll a le secret. L’inachèvement de ses œuvres, ou ce qui pourrait passer pour tel, est, bien au contraire une esthétique accomplie qui, certes, nous plonge dans le Grand Bain de la Métaphysique, mais à la vérité, nous ne sommes que ceci, des Effigies Métaphysiques qui, jamais, ne se peuvent saisir en totalité.
Notre présent fuit sans cesse.
Notre Passé n’est plus.
Notre Avenir brasille au loin
dans d’obscures flammes,
dans de sibyllines paroles
dont nous ne pouvons
rien décrypter.
Celle dont il va être ici question, attribuons-lui pour nom le titre donné à ces quelques méditations : « Å-peine-venue-au-Monde » et tâchons de nous en approcher au plus près, non d’en sonder les profonds arcanes, ceci est impossible au titre même de l’insondable de toute Altérité.
Tout semble fondu en une simple esquisse unitaire. Tout est en voie de Soi, mais dans la nuance, l’à peine distinction, un genre de bulle osmotique que nul ne pourrait ni pénétrer, ni interpréter, tant un halo de mystère en nimbe l’exacte essence. La voir dans sa tenue de pure gemme, dans son bourgeonnement de nectar, dans sa pluie de pollen, ce n’est ni entrer dans la pulpe de sa chair, ni s’arrimer au motif rouge de ses lèvres ou au charbon de ses yeux, c’est tout simplement folâtrer tout autour d’elle tel l’insecte qui fait sa douce vibration tout contre le verre de la lampe. Avec ces Êtres de mince consistance, jamais l’on n’entre dans la citadelle, on regarde de loin, on estime la profondeur des douves - un abîme -, on mesure la distance et l’on se tient en Soi, dans une manière de geste sacrificiel, fragment isolé du Tout dont il voudrait rejoindre la plénitude. Il faut donc demeurer en avant de soi, dans une zone indistincte, espérant de ce flou, de cette nébulosité, tirer quelque précieux phénomène, quelque étonnante translation qui nous déposerait aux pieds de qui-Elle-est, Vassal sans possibilité aucune d’épouser l’illisible et magnétique Forme nous faisant face dans le genre d’un mirage. Mais être dans la lisière serait déjà l’ombre d’un infini bonheur.
Pourrait-on seulement la faire paraître au risque du langage ? Pourrait-on l’extraire de la gangue dont elle se distingue à peine à simplement la regarder ? Å seulement espérer toucher de la pulpe des doigts son esquisse celée dont la venue au Monde n’est rien moins qu’incertaine ? Il faut oser quelques mots. « Å-peine-venue-au-Monde », qui est-elle pour nous si ce n’est ce Noir de suie de la chevelure, une Nuit en réalité que vient confirmer la double tache du bitume des yeux. Est-elle dans la cécité d’elle-même, dans le repli, dans un arrière-pays dont nul univers étranger ne pourrait franchir les frontières ? Nous aperçoit-elle seulement, nous qui sommes en quête d’un savoir à son sujet ? Visage d’un ovale parfait, il fait songer à la posture hiératique de « La Muse endormie » de Constantin Brâncuși, cette perfection portée au plus haut d’elle-même.
Et les bras, ces deux lianes d’argile qui coulent le long du corps avec une infinie douceur, ne nous disent-ils le précieux, pour elle, à se retirer en soi, là où rien ne pourra jamais l’atteindre, sauf ses songes les plus fluviaux, ses pensées les plus célestes ? En sa vêture de mousseline et de gaze, ce genre de cocon de chrysalide qui accueille la souplesse de son corps, elle est la possibilité d’un dépliement, mais plus tard, lorsque le Monde se sera assagi, que ses tumultes auront regagné quelque antre secret, que les motifs les plus rugueux seront devenus plaines dociles, accueillant la mouvance des herbes. Et ces mains si discrètes, on dirait le simple prolongement d’un rêve.
Et le doux et sensuel croisement de ses jambes, qu’abrite-t-il que nous ne saurions voir, une genèse est logée au sein même de ce qui est le plus dissimulé, de ce qui, soustrait à notre regard, n’en devient que plus précieux. Que ne puissions-nous nous abreuver à cette Fontaine d’Amour et de Jouvence, à cette Fontaine qui nous dit, tout à la fois, la multiple beauté des choses et notre incapacité à en rejoindre le don retenu, infiniment retenu ? Nous sommes des Égarés qui, tels des Papillons de Nuit, battent des ailes tout contre la vitre derrière laquelle fleurit une subtile et éployante Lumière. « Å-peine-venue-au-Monde » est cette clarté retenue qui pénètre au tréfonds de nos propres corps, y allume des feux qui jamais ne s’éteindront.
C’est toujours
dans la réserve,
le pli discret,
la faille entre deux terres,
la vague entre deux marées
que gît le SENS.
A nous, simplement à nous
il appartient d’en raviver
la subtile texture.
Toujours la chair est disponible.
Il faut la tirer de sa mutité.
Il faut la porter au jour.
Il faut la faire rayonner
au plus haut.
Nous n’avons nullement évoqué ce « Collier de perles » qui donnait son titre à cette œuvre. Sa discrétion est à l’image d’« Å-peine-venue-au-Monde ». Chacun, selon ses propres inclinations, y projettera ce qui, en lui, fait ses mouvantes arabesques, ses feux de joie, ses enthousiasmes, ses retraits, ses vertiges. Le monde est ainsi fait qu’il est un infini carrousel d’images. C’est ainsi que nous le voulons. C’est ainsi qu’il nous pose face à son énigme et nous met au défi d’en lire le prodigieux hiéroglyphe.