Toujours, dans notre Panthéon personnel, avons-nous quelque dieu qui brille, Apollon, Dionysos ou bien Zeus lui-même depuis les belles hauteurs de l’Olympe. Mais notre Panthéon est tout autant le lieu des Choses, un jouet ancien, la page d’un livre, une fleur séchée parmi le fourmillement des mots d’un vieux dictionnaire. Le dieu dont je vais vous entretenir se nomme Magnolia, cet originaire des lointains pays d’Extrême Orient et d’Asie centrale. Il y a bien longtemps de cela, lors de mes jeunes années, entre 4 et 9 ans environ, il fut refuge et lieu d’aventure, il fut lieu de rêverie, sinon de méditation. Il était cet inimitable dieu tutélaire à l’ombre duquel mon éternelle rêverie trouvait à s’épancher librement. En ces premières expériences existentielles, j’étais déjà atteint d’un tropisme Romantique dont je ne me suis, ma vie durant, jamais départi et, aujourd’hui encore, nulle semaine ne se passe que je ne feuillette et ne lise quelques morceaux d’anthologie tels que présentés par le précieux Armel Guerne dans l’épais volume de 1000 pages consacré aux sublimes textes des Idéalistes d’Outre-Rhin.
Mais je referme la parenthèse qui, pour en être une, n’en constitue pas moins une étoile où fixer mon orient littéraire. Ma Mère, disposée elle au jardinage, s’occupait d’un petit carré de terre où elle cultivait quelques légumes. Il fallait traverser la rue, qui en même temps était une route, pousser le portail de fer qui donnait accès à la maison de Suzanne C. (nous étions ses hôtes quotidiens), emprunter un trottoir de ciment. Le Magnolia se trouvait à l’angle du jardin. Tout à la fois, il regardait la route et offrait le spectacle des rares véhicules qui passaient, mais aussi le potager et c’était la douceur de la Nature qui fleurissait et s’épanouissait. En quelque sorte, le Magnolia était à la jointure de la Nature et de la Culture, mais ceci, je ne le formulais pas encore, sans doute plus sensible aux larges ramures, aux feuilles vernissées où se reflétait la lumière, aux bouquets odorants des fleurs duveteuses qui étaient comme de maternelles caresses.
Dans le berceau des feuilles, à califourchon sur un croisement de branches, si je ne refaisais le Monde (ceci serait pour plus tard), du moins en inventais-je un à la mesure de mes désirs et de mes fantaisies. Parfois l’Ami Touguy venait-il m’y rejoindre, mais le plus souvent, mes « Magnoliades » étaient solitaires. Je crois que je comprenais déjà, d’une façon totalement intuitive, le lien indéfectible qui unissait, en un genre de triade, Solitude, Poésie, Romantisme. Manquait-il l’un des termes et alors la rêverie s’effondrait et il ne demeurait plus que les arêtes vives du réel, autrement dit une résistance, une tension, sinon une blessure. Ici, il faut dire combien les choses se relient entre elles, combien les affinités sont confluentes, combien nous sommes Unité avant que d’être dispersion. Je crois que mon Unité d’alors s’énonçait sous le sceau du Langage, rêveries habitées de paroles intérieures, premiers mots posés sur le blanc de la page, tout près d’une résurgence d’eau claire, sur le chemin qui descendait en pente douce vers les prés de la Leyre, rivière aussi tranquille qu’aimée. J’en parcourais les rives aussi souvent que l’occasion m’en était donnée. Tout ceci dessinait la gravure d’une belle et insouciante Arcadie.
Bien longtemps après ces émotions originelles, parvenu à l’âge adulte, triant de vieux papiers, rangeant des livres, en feuilletant au hasard les pages jaunies, j’y découvrais, au milieu d’une étrange fragrance de papier et de végétal, quelque fleur de Magnolia depuis longtemps abandonnée à son sort antiquaire. La fleur avait pris le teinte bistre du Temps, son odeur surannée, son aspect nostalgique. Je ne sais si ceci était l’œuvre de ma Mère, une oeuvre commune, une fantaisie personnelle. La fleur sèche s’était accrue de la densité du souvenir, avait archivé dans le secret de ses pétales de soie, des rêves, des amours, des espérances. Aujourd’hui, apercevant ce genre d’arbre au hasard de mes promenades, c’est toute la vertu des jours anciens qui fait son efflorescence, c’est une subtile joie qui vient du plus loin de l’enfance, c’est une sorte de retour aux sources que magnifie la chute des jours dans le puits sans fond de la mémoire.