Photographie : John Charles Arnold
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“La vraie beauté est si particulière, si nouvelle,
qu'on ne la reconnaît pas pour la beauté.”
Marcel Proust – « Le côté de Guermantes »
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[Quelques mots pour dire la poésie – Mes habituels Lecteurs ou Lectrices reconnaîtront vite (du moins en supputé-je la possibilité) quelques formes, thèmes, lexiques qui traversent habituellement ma prose sinon ma « poésie ». Voyez-vous, je prends des précautions car, là où je trouve « poésie », peut-être ne trouverez-vous rien de tel. Mais écrire est un tel acte intime qu’il parle tout d’abord à l’Écriveur, souvent à défaut de parler au Lecteur. Alors, ces redites, ces métaphores anaphoriques, ces énonciations qui pourraient aussi bien passer pour des tics de langage, est-ce simple forme, est-ce en ceci que consiste un style ? Je crois, qu’en première approximation, il faut y déceler un genre de manie obsessionnelle pour la raison essentielle que tout acte de création relève de cette constante itération. N’en relèverait-elle que l’invention aussitôt s’épuiserait et que, la fontaine tarie, vous ne verriez plus mes mots faire leurs ruissellements et que je ne m’appliquerai plus avant à martyriser mon clavier pour tenter de lui arracher quelque signification.
Sachez que lorsque je me trouve face à un acte d’énonciation, lequel depuis bien longtemps a privilégié l’image comme support, que cette image précisément présente des sèmes qui me paraissent immédiats, certains mots surgissent tels des diables sortis de leur boîte et s’imposent comme les seuls possibles. Sans doute question d’affinités, de posture face à ce qui doit être dit de telle ou de telle manière. Faites donc ceci : lorsque vous écrivez et qu’agacé par une répétition que vous jugez trop fréquente et donc inutile, vous interrogez le dictionnaire des synonymes, y trouvez-vous d’emblée votre compte et une satisfaction subséquents ? S’il en est ainsi, vous êtes une heureuse ou heureux Écriveur et j’en suis un bien malchanceux.
La langue est riche d’une infinité de nuances qui se déclinent de telle ou de telle façon. Mais prenons un exemple. Je veux écrire la phrase suivante : « De quelle origine langagière sommes-nous les héritiers », en vue d’exprimer ce qui est originel dans ce que, aujourd’hui, nous utilisons afin d’émettre une pensée la plus exacte possible. Interrogeant les listes du Centre National des Ressources Techniques et Lexicales (CNRTL pour les Initiés), la liste suivante m’est proposée, se substituant au mot « origine », dans un ordre décroissant de pertinence : « commencement, principe, source, seuil, cause, famille, germe, etc… » Vous conviendrez avec moi que si les premiers mots, bien que très approximatifs, « commencement, principe, source » pourraient à la rigueur convenir, il ne saurait en être de même pour « seuil, cause, famille » dont on voit bien qu’ici la langue se gauchit, qu’elle aura bientôt recours à une longue périphrase, laquelle, loin de tourner la difficulté, n’aboutira qu’à une formule bâtarde, sinon ridicule.
Ni « principe langagier » ne serait conforme, car le langage, loin d’être un Principe est une Essence. Pas plus que « cause langagière » ou « famille langagière ». Toute formulation autre que « origine langagière » se donne à la façon d’un emplâtre sur une jambe de bois et, bien plutôt que de fausser la langue, dire « origine » deux fois, au moins le souci d’exactitude aura été respecté. Or toute langue ne peut se donner qu’en vérité. Voici, ceci n’était nulle justification, seulement éprouver quelque plaisir à faire des mots ce qu’ils doivent être, non des outils boiteux, mais des essences dignes d’être pensées.]
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Beauté se donne de soi
N’attend rien de nous
Beauté parce qu’elle
Est Beauté
Nous, les Erratiques Figures
Qu’avons-nous à dire qui, déjà, n’ait été dit
Nous, les Distraits par nature
Qu’avons-nous à entendre qui, déjà, n’ait été entendu
Nous, les Dormeurs debout
Qu’avons-nous à voir qui, déjà, n’ait été vu
Tout, nous avons Tout à voir et le savons
Depuis la pulpe intime de notre chair
Mais tout voir est un travail, une contrainte à installer
Dans le cours tranquille de nos vies
Alors nous batifolons de-ci, de-là, d’un air de rien
Comme si l’exister ne consistait qu’en ceci
Marcher sur des chemins de fortune et ne se soucier
Ni de la Cigale aux ailes transparentes
Ni de la Glace en son reflet bleu turquoise
Ni de l’Edelweiss en sa mousse blanche
N’attend rien de nous
Beauté parce qu’elle
Est Beauté
Toujours nous vivons par défaut
Seulement occupés de notre ego
Narcisses en devenir et c’est l’intime lumignon
De notre conscience que nous visons
Nul ailleurs qui pourrait nous dire le monde en sa
« multiple splendeur » selon l’expression du Poète
Seulement, Cigale, Glace, Edelweiss ne se trouvent
Nullement sur notre trajet par hasard
Ils sont tout-autour-de-nous-en-nous
Ils sont, tout à la fois, leur monde et le nôtre
Ce serait une erreur de nous croire séparés
Vivant au sein de notre autarcie
Comme la châtaigne dans sa bogue
Un lien invisible mais un lien fort nous relie au réel
Et cela nous fait penser à un long fil d’Ariane qui tresserait
Parmi les choses, une invincible et forte alliance
Cigale, Glace, Edelweiss
Je ne peux les ignorer
Ils sont là, tout comme moi
Ils se donnent généreusement
Sur la grande scène du Monde
Disant ces choses simples, nous disons aussi
De manière immédiate, la Beauté qui naît
Du modeste, de l’inaperçu et, de cette manière
Devrait nous interroger, ne nous laisser nul répit
Que nous n’en ayons fait l’inventaire
Reconnu l’inouïe singularité
Nous ne pouvons frôler la Beauté et poursuivre
Notre route l’âme tranquille, l’esprit serein
Beauté se donne de soi
N’attend rien de nous
Beauté parce qu’elle
Est Beauté
Beauté se donne comme le pâle rayon du jour
Beauté se donne comme le pollen échappé du calice
Beauté se donne comme la fine brume sur l’eau du lac
C’est un matin de neuve lumière
Un matin pareil aux autres
Et pourtant unique en sa venue
L’air est encore frais
Qui embrume les joues
Les poudre d’un talc léger
On remonte le col de sa pelisse
On se rassemble en soi
Mais l’oreille attentive
L’œil aux aguets
La peau offerte à ce qui se présentera
Le Soleil, mais est-ce le Soleil
Cette boule blanche, nébuleuse
On dirait l’œil du Cyclope mais d’un Cyclope bienveillant
Qui nous guidera sur le sentier des choses à connaître
Car connaissance est Beauté pour qui ouvre son cœur
Pour qui laisse vibrer la lame de sa sensibilité
Nul rationnel, ici, qui viendrait
Interposer l’aridité du concept
Non, seulement une seule ligne fluide
Du monde à qui-je-suis, une souple entente
Une nervure de l’être se donnant de soi
Certes, on est aux aguets, mais non dans
L’inquiétude du chien sur la trace du gibier
Certes on est à l’affût, mais à l’affût de la Beauté
Une inclination de soi à la libre entente du Monde
Tout autour du Soleil, tout autour de la divine Lumière
Un air gris, diffus, la dentelle d’un songe
Tout est au repos et les Hommes
Ne se manifestent nullement
Ils sont pareils à de sombres Vigies
Dressées dans leurs cônes d’ombre
Sur le bord d’une couche
Dans l’anonymat
Peut-être la perte de soi
Beauté se donne de soi
N’attend rien de nous
Beauté parce qu’elle
Est Beauté
Au recueil de la Beauté, il faut ce lien direct avec elle
Nul Témoin qui en altèrerait la pureté
Car pour être entière, la Beauté a à être pure
semblable à un cristal,
Å une eau de roche,
Å un air léger des cimes
Oui, Beauté est cime, oui Beauté
Est silence, oui, Beauté est recueil
Nulle Beauté n’est en partage
Toujours elle est à Quelqu’un destinée
Et épuise son être à même ce don
Pour autant elle n’est nullement enfuie
Elle se ressourcera et trouvera, à nouveau
Une âme disposée à l’accueillir
Des graminées, elles sont si discrètes
Il faut s’y accorder, chercher à dessiner leurs contours
Des graminées sont levées sur la rive du lac
Elles sont le métronome immobile d’un temps immuable
Elles sont les sentinelles d’un instant qui s’éternise
D’un idéal qui trouve le lieu de sa manifestation
Sur l’autre rive, au travers d’un mince tulle
Des arbres croit-on, dont on devine la fine résille
Elle vient à nous avec humilité
Nous en sentons la diaphane onction
Tout contre le creux de notre attente
Bientôt la plénitude sera là
Elle fera son chant secret
Son bruit de comptine dans le gris de la chambre
Où l’enfant dort pelotonné au milieu de ses rêves
Il sourit aux Anges, il sourit à la Beauté
Beauté se donne de soi
N’attend rien de nous
Beauté parce qu’elle
Est Beauté
Que ne devenions-nous ces enfants au sommeil traversé de lumière
Que ne devenions-nous de simples espoirs flottant dans l’azur
Que ne devenions-nous des jarres gonflées d’huile précieuse
De la Beauté nous sommes en attente, mais ne le savons pas
De la Beauté nous sommes tissés, mais toujours l’oublions
De la Beauté nous sommes entourés et nos mains sont vides
Cigale, Glace, Edelweiss
Soleil, Graminées, Lac
Six mots se lèvent pour dire la Beauté
Saurons-nous au moins l’entendre
Saurons-nous au moins la reconnaître
Saurons-nous au moins la saisir
Beauté se donne de soi
N’attend rien de nous
Beauté parce qu’elle
Est Beauté