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27 novembre 2019 3 27 /11 /novembre /2019 14:54
Douleur paradoxale de la beauté

                   Font-Romeu, lac des Bouillouses,

                             Pyrénées-Orientales.

                     Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

 

   A Villefranche de Conflent on a pris le « Train Jaune ». Longtemps, dans la voiture ouverte, on a sinué parmi les ravins enjambés de hauts viaducs, on a traversé mille tunnels sombres et humides, l’air frais coulait sur le visage à la façon d’un fin ruisseau, on a pris des photographies pour immortaliser les lieux, on a frissonné parfois sous la lame de la bise, on a eu des vertiges, de courtes joies, des moments de flottement venus d’un lointain passé. On est descendu à Mont-Louis puis on a pris la route pour les Bouillouses. En cet automne déjà traversé des rumeurs hivernales, le Plateau de Cerdagne avait des airs de proche Sibérie. On s’était chaudement vêtu, solides chaussures au pied, un bâton de marche frappait en cadence le sol de schiste et de granit. Dans la tête carillonnait en mesure, pareil à une litanie, une formule magique : « Lac des Bouillouses - Lac des Bouillouses », comme si cette simple incantation pouvait, à elle seule, tracer la voie d’un bonheur immédiat. On voulait voir ce lac « qui fait des bulles » selon la version occitane de son nom, on voulait voir la plaque d’eau ou bien de neige et la double découpe triangulaire, sur le ciel, des Pics Carlit et Péric.

   Le paysage, tout autour du lac, était majestueux, poudré de blanc telle une Marquise des temps anciens, quelques flocons virevoltaient dans l’air sec comme le tranchant d’une faux, le ciel était gris, étendu d’un bord à l’autre de l’horizon tel un tissu soyeux, peut-être un drapeau de prière portant aux dieux de l’Olympe les visages des hommes, parfois clairs et insouciants, parfois embrumés par quelque infinie tristesse. C’était là une sorte de non-lieu qui, par son silence originel, sa pureté, sa blancheur, les contenait tous, les autres lieux du monde, les assemblait en un microcosme qui se suffisait à lui-même, le reste du réel n’étant là que de surcroît, peut-être au gré de l’action de quelque démiurge capricieux et distrait. On aurait pu demeurer là, à ne rien faire, à voir, simplement, tout le reste de sa vie. Il est certaines visions qui sont le tremplin d’une telle félicité, que, jamais, l’on n’en voudrait différer, demeurant tout contre le ciel, la terre, l’eau en leur plus belle conjugaison.

   Mais de l’essentiel, on n’a pas encore parlé, à savoir de cette étonnante sculpture d’un arbre décharné par le vent, couché contre un gros rocher, ses bras s’élevant dans l’air pareil à des stalagmites figées pour l’éternité. Existerait-il une beauté supérieure à celle-ci, simple et réalisée en totalité, à la fois ? Un lieu commun répété à l’envi - c’est bien là son sort le plus évident -, présente la « Nature comme une grande Artiste ». C’est là outrepasser son essence puisque poser le problème de l’art nécessite le recours à une volonté qui se serait manifestée dans l’œuvre. Mais peu importe, cette remarque est adventice et ne sera jamais résolue pour la simple raison qu’en l’esprit de l’homme traîne toujours une miette de panthéisme rendant un culte divin à toute représentation paysagère dont la hauteur excède les possibilités d’en connaître l’origine.

   Là, en plein cœur du froid vertical, face à la pure beauté, on demeure fasciné. Comment ceci est-il donc seulement possible ? Cette perfection qui paraît jaillir du sol à la manière d’une eau de fontaine que le froid aurait pétrifiée ? Tout y est exact, sans fioriture qui nuirait à l’harmonie de l’ensemble, tout y est reconduit à sa valeur essentielle : paraître en-soi et pour soi en tant que cette finalité à proprement parler indépassable. A la première vision, c’est toujours la beauté qui se donne en premier, telle la belle Jeune Fille rencontrée dans la rue qui aimante les regards et se soude, d’une manière indéfectible, au roc inaltéré de la mémoire. Oui, la beauté est une telle exception qu’autour d’elle tout s’arrête et se tait, tout se focalise en un seul et unique regard et ce dernier n’en quittera le prestige qu’avec le plus vif des regrets.

   Enonçant la beauté on ne veut simplement dire l’aspect, l’apparaître en leur sublime rayonnement. Bien sûr c’est eux qui, originellement, nous retiennent au bord de l’abîme, comme en sustentation. Mais il y a plus. Cette beauté qui rougeoie et étincelle n’est possible qu’en raison d’une beauté intérieure, d’une qualité éminente forgée au plus secret de l’intime. Ici, bien entendu, se donne à entendre la visée panthéiste dont on parlait il y a peu. Comme si cet arbre mort portait encore en lui, âme et esprit, sensations internes. Il y a fort à parier que ces branches, cette souche dorment du sommeil des pierres et que rien n’en troublera le songe de gemme soudé à sa propre surdité. Cependant, si l’on veut percevoir adéquatement le propos développé dans ce texte, l’on aura présent à l’esprit, à la façon d’un écho, la présence humaine perçant sous cette belle torpeur végétale. Peut-être l’image d’une présence féminine qui s’y imprimerait en creux

   Ce que la vision de la beauté occulte à nos yeux assoiffés de perfection et de délicatesse, c’est d’une façon qui pourrait bien se donner en tant que tragique, l’idée de la douleur, de la souffrance. Car ce que l’on voit ici est bien le résultat d’une sourde épreuve qu’a subi l’arbre et ce qui nous apparaît sous cette forme esthétique, c’est sa mort ou les traits qui en sont apparents. Il y a une constante dans les choses belles ordonnées par la Nature, c’est l’idée de dénuement, de spoliation de la matière, terre, bois, fer, au terme de laquelle elle, la Nature, nous rencontre sous le sceau d’un genre de sublimité. Voyez l’aridité des déserts, leurs vagues de sable, leurs roches érodées, striées par l’action du vent. Voyez les canyons, leurs larges entailles polychromes dans une terre violentée. Voyez les salins étincelants des hauts plateaux andins. Voyez les steppes désolées de Mongolie où ne court que le peuple égaré d’une rare végétation jaunie. Voyez les roches d’Eire usées par le temps, érodées par une lumière basse agissant telle une pierre ponce. En tous ces lieux, ce qui nous émeut et nous touche profondément, c’est bien cette atteinte des choses, lesquelles dépouillées jusqu’à l’âme nous font l’offrande de leur vérité. Or il ne saurait y avoir de beauté qui se dispense de vérité.

   Nulle beauté sans souffrance donc. Nulle beauté qui ne résulte d’une usure, d’un lent polissage, d’un geste mille fois répété qui supprime, écaille après écaille, le bavardage inutile, le copeau disgracieux, la barbe de métal qui fleurit au bout du tranchant de l’outil. Le travail de l’artisan est exemplaire à plus d’un titre, lui qui rabote, lisse, décape, polit, caresse le bois, au terme de son travail, d’une touche de généreuse encaustique. Comme s’il s’agissait d’oindre d’un baume régénérateur ce qui a été offensé par le tranchant de la lame. L’objet que nous voyons et admirons, tel ce bol touareg consacré à la nourriture, porte encore en ses flancs les blessures infligées par le maniement de l’herminette d’acier, laquelle a dompté la matière, l’a façonnée à des fins de domesticité. Rien n’est plus beau que ce travail de façonnage du réel qui procède par suppressions, entailles, incisions, scarifications, creusements, échancrures, lacérations qui ne sont, en définitive et symboliquement considérées, que des plaies vives infligées à la substance afin que, parvenue à son essence ultime, elle demeure en son être qui, par sa forme, participe aux belles manifestations de l’esthétique. Remarquable dialectique Nature/Culture qui trace les sillons de la civilisation à même la stupeur d’un réel transfiguré.

   Mais, sous la plastique matérielle et utilitaire, sous le bol et la souche, on n’a nullement oublié l’épiphanie humaine qui donne sens et direction aux actes du devenir. Donc, si le bol en son creusement, l’arbre en son déracinement, dévoilent une douleur sous-jacente, nombre d’œuvres d’art portent le témoignage, les stigmates à même leur visage, de ce travail identique à celui d’un enfantement, car toute portée au jour de l’être est toujours le résultat d’un tourment, le témoin d’une affliction.

   Regardez Mona Lisa en sa pure beauté. Est-elle joyeuse, assurée de sa condition, empreinte de félicité ? Assurément non. Son visage est un bois éteint sur lequel glisse la lumière. Ses yeux sont profonds, comme enfouis dans le massif de chair, inatteignables en quelque sorte. Sa bouche esquisse un demi-sourire qui ne dit qu’une tristesse vacante, une mélancolie à fleur de peau, un vague à l’âme dont, enjambant les siècles, l’on penserait qu’il est de la nature filandreuse, cotonneuse du spleen baudelairien dont « Les Fleurs du Mal » tracent le portrait mot à mot. Mona Lisa n’est pas arrivée à son être en totalité. Quelque part quelque chose lui manque que le célèbre sfumato du Maître Toscan - cet autre nom de l’affliction -, est habile à révéler. Mona est en dette d’elle-même, elle ne parvient même pas à se connaître. Elle demeure en-deçà de qui elle est, dans une zone d’incoercible fascination. Son regard, elle le tourne vers l’en-dedans et s’y perd comme un regard se perd dans la contemplation d’une eau de fontaine ou bien au contact de la lentille brillante d’un puits immergé dans les profondeurs de la terre.

   Elle est sa propre énigme et sans doute l’avisé Œdipe ne parviendrait-il nullement à en déchiffrer le contenu. Car tout est crypté chez Mona, tout est enfoui au plus profond de sa chair. Ce qu’il y a de patent, à regarder la Florentine, ce qui se donne pour sa propre vérité, c’est qu’elle est grosse d’elle-même, c’est qu’elle est tout juste avant la parturition, c’est qu’elle n’a encore nullement consenti à retourner sa peau de manière à surgir dans le réel. Certes sa souffrance n’est nullement visible, dira-t-on, et l’on aura raison et tort tout à la fois. Elle n’est pas sans évoquer le personnage féminin illustrant le tableau de Lucas Cranach l’Ancien dans « Allégorie de la mélancolie » ou bien l’attitude profondément retirée en soi, comme perdue dans d’inaccessibles songes du Modèle qui illustre la toile « La Robe rose » chez Henri Matisse.

   C’est ainsi, toute beauté que l’on penserait hors d’atteinte, rayonnant de son propre prestige, ne fait que s’acquitter d’une dette, peut-être à l’égard de la nature, des hommes, des choses, le monde est si complexe dans ses significations polyphoniques ! Voilà, l’on était parti bien au-delà du Lac des Bouillouses, bien loin de ses congères de neige, peut-être grisé par l’altitude des deux pics qui en constituent la toile de fond. Il n’en demeure pas moins que nous n’avons fait que quelques cercles autour de cet arbre mort, de sa cathédrale de branches, des dagues hérissées de ses anciens rameaux. Oui, souvent, les choses qui signifient sont dans la distance et nos yeux ne les perçoivent nullement. Nous prenons rarement le temps de regarder, d’interroger. Nous nous ruons sur le réel avec une telle précipitation que, d’ordinaire, nous en oublions l’exacte mesure. Cette nef de bois échouée sur le rivage est clouée dans sa pure beauté. Son voyage n’est nullement terminé qui se poursuit dans notre imaginaire. Nous penserons en avoir oublié l’étonnante présence, cependant, à la manière d’une comptine il continuera à habiter notre inconscient. Parfois, regardant l’un de ses frères d’infortune couché sur le sable d’une plage, nous aurons comme une sorte d’éblouissement, d’image en écho venant se superposer à notre actuelle vision. Bien évidemment nous n’en saurons rien, notre monde d’images est un tel carrousel ! C’est ce vieux compagnon rencontré un jour sur la hauteur neigeuse du Plateau de Cerdagne qui nous fera signe depuis sa retraite infinie. Les nuits d’hiver, dans sa parure de glace, piqué de la lumière des étoiles il poursuivra son lent cheminement vers l’infini de son destin. Aura-t-il au moins le sentiment de sa douleur depuis sa conscience de bois ? Peut-être, pour le savoir faudrait-il être arbre soi-même ? Peut-être !

 

 

   

 

 

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