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10 mars 2021 3 10 /03 /mars /2021 18:09
Venue du plus loin de la nuit

Œuvre : Barbara Kroll

 

 

***

 

 

   C’est à peine si le jour faisait sa trace bleue dans le continent étrange de ma tête. J’étais encore sur la pente qui hésitait entre rêve nocturne et clameur diurne. Il me fallait demeurer dans cette posture ambiguë, ne pas me hisser trop tôt vers la clarté, laisser mon corps reposer dans ses bandelettes de momie. Voyez-vous, chaque matin, surgir au monde est un effort presque insoutenable, à la limite d’exister, une naissance aux forceps. La nuit douce, souveraine, maternelle, j’en sens la chair généreuse intimement façonnée  à l’image de ma propre pulpe. Nul partage, seulement un genre de récitatif antique qui coulerait des étoiles et me draperait dans les mailles invisibles d’une soudaine ablution. Comme si j’étais Fils de la Nuit, que je m’y fonde dans une exactitude salvatrice. Je serais indubitablement au centre du réel, dans le nombril du monde, dans le refuge qui se nommerait « accueil en l’éternité » dont personne ne pourrait me  distraire, sauf au risque de commettre la violation d’une loi singulière. Nul ne se hasarderait à m’arracher à la matrice mondaine dont je suis l’un des légataires. Oui, c’est ceci dont il faut m’assurer, une vie au plus près de l’origine, le plus longtemps possible, avant que de faire effraction dans la brûlure de la lumière. Ne prendrais-je quelque précaution et la cécité me clouerait en plein ciel, me ramenant à cette ombre que, trop tôt, j’aurais désertée. Or, avant d’être être de la lumineuse blancheur, je suis être des ténèbres. Aussi bien pourrait-on me nommer « Le Ténébreux », rien ne serait plus exact. Et, ainsi, je me perdrais dans les arcanes du temps, me dissoudrais dans la toile néantisante du non-paraître.

    Voici, je m’éveille. J’étire la voilure de mon corps. Des rémiges  largement ouvertes de chaque côté. Mes pieds sont des battoirs qui appuient sur la courbure de la nuit. Mes mains des griffes qui entaillent les plis d’ombre. Mon sexe un dard qui rougeoie. Mon ombilic une graine qui sème aux quatre vents son désir de germination. Mes genoux des boulets pareils à des gueuses de fonte. Fonte tire vers le bas. Boulets font leur cantique de lourde pesanteur. Anatomie scindée, en partage, une partie noire, une partie blanche. Nouvelle race d’existant aux zébrures inquiètes, angoisse polymorphe posée sur une joie innocente, blafarde. Mains qui hésitent, louvoient, saisissent l’insaisissable. Mains-griffes-de-sorcière, ce qu’elles happent, sitôt se disloque. Yeux pareils à des braises avec, tout autour, l’émail blanc, éblouissant de la sclérotique.

   Embryon-de-nuit. Homme-de-jour. Ne sais plus qui je suis dans le tumulte des termitières humaines. Partout de glaireuses glossolalies. Partout de rugueux borborygmes. Partout des hiatus qui soulèvent mon corps de plein désarroi. Cheveux pareils à des queues de comètes. Pensées de chrome et de platine. Ça y est, ça commence à fuser dans les cerneaux gris de ma tête. Idées-boules-de-chanvre qui n’en finissent de tisser leurs cocons filandreux. Sentiments à la pointe de l’être, amour puis désamour en de sombres guerres intestines. Fusion des sensations dans un convertisseur pourpre. Arcs tendus de la révolte. Teintes boréales de l’optimisme. Jets de soufre de l’hostilité. Torches vives de l’euphorie. Orifice excréteur de la noire inquiétude. Feux de Bengale de la félicité. Tout s’entrecroise. Tout se mêle dans un luxueux maelstrom. Tout se donne dans la perspective d’un pli oxymorique. Visage comme masque. Vérité comme fausseté. Liberté comme aliénation. Cime en tant qu’abysse. Nadir en tant que zénith. Aporie en tant que sens. Oui, la seule vérité : oscillation, flux et reflux, geste syncopé de l’amour, rythme du nycthémère ; été/hiver ; diastole/systole ; instant/durée ; Vie/Mort en leur enlacement tumultueux.

   Mais qui donc se penche au-dessus de mon berceau ? Serait-ce la Nuit ? Serait-ce le Jour ? Mes géniteurs donneurs de bonheur et d’angoisse ? Ou bien un être hybride, une « inquiétante étrangeté » ? De la Mort elle a le teint cireux, les orbites vides, les mains aiguës tels des harpons. Ses cheveux, pareils au Fleuve Léthé, pourquoi s’appliquent-ils au rocher de mon visage avec la volonté d’en effacer la timide figure de proue ? Serait-ce une Femme-Squale au museau fouisseur, à la bouche rose largement ouverte, hérissée de canines pareilles à un vagin denté ?  Lui, le carnivore,  pourrait m’émasculer à la force de ses dures mâchoires, manduquer mon sexe, le renvoyer dans les fosses carolines de l’Histoire et je ne serais plus alors qu’une sorte d’histrion comique ne possédant même plus les clés de sa propre genèse. Et ses yeux, les avez-vous vus, ces deux billes de carbure dont l’une brille (sous l’effet de la malice ?), dont l’autre est maculée de suie (en direction de quelle âme égarée dont le signe même serait aboli ?). Et cette bouche, cette fleur noire, cette « Queen of night », de quel royaume funeste est-elle l’envoyée ? Et à quelle autre fin que de me conduire à trépas ? De me ramener dans mon antre originel, mais dépourvu de destin, privé de figure humaine, simple bactérie flottant dans la soupe primordiale, dense, obtuse, inconnaissable par nature ?

   Mais VOUS, qui m’apercevez tout au fond du boyau de ma détresse, que ne venez-vous à mon secours avec, dans les mains, un bouquet de lotus ou de lys blancs afin que, reconnu, je puisse enfin exister, faire un pied de nez au Néant, dire « merde à Vauban », « Bagnard je suis chaîn' et boulets/ Tout ça pour rien ». Oui, tout ça pour rien !   C’est à peine si le jour fait sa trace bleue dans le continent étrange de ma tête. Va-t-elle durer, cette trace, plus que le tremblant photophore de la luciole dans la savane d’été ? Dites moi une vérité rassurante. Une seule. Par exemple : « Oui, vous êtes » et je vous laisserai en paix pour le reste de vos jours. En paix !

 

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