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2 décembre 2017 6 02 /12 /décembre /2017 11:26
A l’angle de l’image

Photographie : Hervé Baïs

 

 

 

 

   A l’angle de l’image.

 

   Toujours il faut partir de là, de l’angle et y demeurer le plus longtemps possible. En retrait. En attente. Comme l’animal sauvage sur le seuil de son terrier qui se cache du prédateur et ne saurait sortir au plein jour qu’avec un luxe de précautions. On est sur son quant-à-soi, sur la lisière la plus étroite de son corps, sur la rumeur de l’esprit avant qu’il ne devienne incandescent. Plié dans l’angle avec la conscience que les choses ne se donnent qu’à partir de l’ombre, du noir, de l’inconnu dans sa densité première. Ne pas bouger surtout, faire de l’immobilité sa manière d’être au monde, de son silence un vœu de pauvreté, de sa solitude le fortin infrangible qui, seul, sera à même de révéler, de faire apparaître les phénomènes, de les apporter, plus tard, dans le scintillement dont, toujours, ils constituent le recel. Il n’y a de beauté que longuement attendue, dévoilée dans le secret de l’âme, là où de blancs tourbillons, des vagues d’écume naissent dans l’attente du jour qui n’est que Vérité, donation des choses en leur essentielle parution. Ceci il faut le savoir et le loger au plus précieux, dans le creux d’une main, dans la conque d’une oreille, dans le grain noir de la pupille mais aussi hors de soi qui n’en est que l’écho, dans la pliure nacrée du coquillage, dans le corail sublime de l’oursin, dans l’arborescence mauve de l’anémone de mer. Un seul trait d’union, mais fin, mais discret, un seul fil conducteur que la lumière grise prend en son sein sans même en avoir perçu l’intime vibration.

 

   Loin, au-delà d’ici

 

   Terre, figure de Janus aux deux visages. Un côté d’ombre, de failles emplies de noir, de sommets non encore apparus, de villes dans le deuil d’elles-mêmes. Un côté de lumière, de ruissellements, de paroles vives qui criblent l’espace, une face de vibrations, de mouvements, d’itinéraires sans fin sur les agoras où se déploie le chant du monde.

   Savane d’herbe de l’altiplano avec son jaune iridescent, de soufre, si proche des « Tournesols » de Vincent. Montagnes de métal au sommet desquelles court le lac éclatant des névés. Le plateau est vaste qu’inondent les vagues de clarté. L’œil n’a nul repos, l’œil court, bondit, s’essouffle à capter toute la présence dans son immense prodigalité. Saute de la laine brune des lamas à la toison blanche de l’alpaga, à la flaque d’eau qui recueille le miroir étincelant du ciel.

   Glaciers aveuglants des rizières de Ping'an au Guangxi, dans cette Chine entièrement de beauté. Le bas de la vallée est encore dans une brume bleue et la lumière gagne petit à petit les gradins où l’eau devient coupante telle une lame de rasoir. Il faut mettre ses mains en visière ou ne regarder qu’au travers de la herse des doigts. Il y a tellement de présence blanche, tellement de reflets, de bondissements, d’exultations, de verbes lançant dans le ciel la force ouvrante du jour, le flamboiement de l’heure.

   Altiplano, rizières sont des paroles de haute profération. On n’y peut faire face qu’entièrement dénudés, dépouillés de soi, transparents jusqu’à l’architecture ossuaire, aux réseaux violentés des nerfs, aux fibres de chair qui blêmissent sous les coups de boutoir de la vie en sa démesure. Ici, nulle possibilité de trouver refuge à l’angle de l’image, dans un abri au sein duquel on dissimulerait sa présence en attendant qu’un voilement ait lieu, qu’une ombre recouvre de son aile de suie toute cette profusion, cette exaltation.

 

   Ici, loin de la clameur.

 

   On est dans l’encoignure de l’image, en attente de l’événement. Loin sont les bruits, les faisceaux polyphoniques, les charivaris, les turbulences, les froissements. Cette image-ci se donne comme l’antidote des effusions mondaines, comme un onguent dont, depuis toujours, on attendait qu’il vienne calmer nos angoisses, raviver la source originelle de notre innocence, nous permettre de nous approprier des choses dans l’immédiateté d’une intuition. Cela vient doucement. Cela murmure.

   Cela fait sa bande noire tout en haut du ciel et c’est une « Petite musique de nuit » avec sa pulsation libre de menuet, ses notes liées, sa grâce, son élégance discrète, son évidence d’être dont l’âme ne peut tirer que son équanimité, sa souplesse, la rectitude de son souffle.

   Puis ces taches blanches, ces ponctuations des nuages qui sont un signe avant-coureur du jour, juste une irisation, un moirage venant dire aux hommes le texte de leur destin, la poésie de leur venue, la nécessité d’être dans la réserve, la méditation, le pas qui se retient avant de franchir toute limite, d’initier tout nouvel acte.

   Plus bas, dans la ganse grise des cumulus se laisse apercevoir une manière de bouche qui semble distiller un langage à mi-voix, conter peut-être une histoire ancienne, du temps où les hommes de nature vivaient dans la simplicité de leur être, sous la claire nomination du Ciel, sur la dalle fondatrice de la Terre, là, entre les dieux insaisissables, les mortels aux ténébreuses délibérations.

   De l’angle où l’on demeure tout se donne avec générosité, facilité. Il n’y a pas encore la meute solaire qui brûle tout, défigure tout - au sens d’enlever figure -, confondant en une identique hallucination, aussi bien les hommes, la nature, les choses et toute élévation de soi qui prétend faire sens mais, en réalité, se dissout dans l’essor même auquel est confiée la difficile tâche de devenir un signe séparé, un alphabet doué de quelque projet, de quelque fortune. Là où déjà une sorte de miracle se forme, au centre de l’image, dans son énonciation la plus essentielle, cette mince bande de terre qui porte habitats et hommes mêlés, la marque sans doute la plus éminente de ce que veut dire exister ici, en ce lieu, près de l’eau qui, étale, immensément posée, disponible, accomplit toute présence entre cette nuit qu’encore le ciel retient, ce jour dont la terre fait présent. Mais c’est comme avant la venue du monde à son image, une genèse suspendue, en attente d’un signal - est-il divin, humain, naturel ?, il y a tant de questions irrésolues qui font de nos attentes l’espace d’une joie. Saurions-nous et tout s’éteindrait, les arbres replieraient leurs frondaisons, les montagnes abandonneraient leur haute lutte, la mer s’assècherait faute d’avoir été questionnée -, mais c’est la désertion des hommes, leur non-venue dans la contrée ouverte qui clôt le débat puisque sans conscience, sans regard en prenant acte, l’univers est un objet errant dans l’infini.

   Et quelle merveille pour des yeux encore pris d’obscurité que de voir ce reflet d’argent qui module l’eau en profondeur, on n’en voit que le miroitement de surface, mais quel bonheur simple de s’éveiller à cette pure rencontre. Un homme en retrait, une nature qui sort de l’oubli. Comment pourrait-il y avoir meilleure amitié, émotion réciproque - oui la Nature éprouve, pleure, frissonne, sent la peur -, convergence des désirs ? Comment ?  Je suis dans l’ombre, cette confidente du doute, l’eau est dans son premier éveil, cette face encore glacée de l’inconscient et, tous deux, nous sommes en attente de l’autre, dans une identique quête de savoir, d’éprouver, de dérouler la spirale de la vie.

   Une frange d’écume semi-circulaire, brillant feston, fil lumineux, se donne à voir comme l’ultime parenthèse à partir de laquelle quelque chose va avoir lieu. Quelque chose, oui, d’indéterminé, d’insu, car nous ne savons rien du temps qui va nous échoir, dans la seconde qui suit, dans l’heure désocclusive qui fera de nous un être neuf, un ombilic dont toute germination est toujours en suspens, jamais donnée d’avance. 

   Puis la surface lisse de la plage, son dessein (qui est aussi dessin) d’aurore boréale, cette invite à déjà initier ses premiers pas sur le chemin où s’imprimeront les traces hasardeuses de notre histoire dont, chaque jour qui vient, nous traçons les tremblantes esquisses, un pas devant l’autre, une succession de clignotements, une note noire, une note blanche dans l’éveil singulier de notre être. Jamais nous n’aurions pu formuler tout ceci, cette divagation signifiante en lisière des choses, dans l’éclat sans partage des lumières de l’altiplano, dans les dagues brillantes des rizières de Ping'an. Jamais.

   La retenue de soi dans le retrait de l’image, la qualité fondamentale d’un clair-obscur, la discrétion et l’à peine esquisse de l’heure, voici les outils dont nos mains doivent se doter, dont notre regard doit être le recueil. Jamais de prise en compte de soi dans la turbulence du jour, jamais d’éclosion du rare dans les plaies vives d’une trop grande lumière. L’homme-pensant est un homme de l’aube et du crépuscule. Un homme de l’entre-deux. Un homme du passage. Nulle autre révélation qu’en ceci ! Nulle autre !

 

  

 

 

  

 

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