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11 novembre 2017 6 11 /11 /novembre /2017 10:40
Si l’hiver se disait.

                  Photographie : Patrick Dreux.

 

 

 

 

   C’était arrivé sans crier gare.

 

   Bien sûr on s’y attendait. Ici, dans ce pays de montagnes, de plateaux sans fin, de vallées taillées dans le roc, tout était minéral, immédiat, sauvagement présent. Tout surgissait à l’improviste. Aussi bien l’Ami que l’on n’attendait pas, aussi bien la meute de loups erratique aperçue se découpant sur la crête, aussi bien l’œil du soleil faisant son cercle blanc au-dessus des brumes. Vivre ici, c’était se disposer à être selon la fantaisie du vent, la brusque survenue de la pluie, la subite chaleur d’été dépliant ses anneaux dans les hautes herbes jaunes et brûlées.

 

    De glace et d’harmattan.

 

    Tout ici tenait du lointain hostile du septentrion et de l’aridité désertique. Tout était de glace et d’harmattan. Tout était inscrit dans une manière d’amplitude et ceci, ce brusque saut du réel, on le trouvait immensément gravé dans les visages des vieux hommes. Dans les faces abruptes que le temps avait burinées à coup de serpe et de varlope, à chute de neige et à clameur solaire.

   Leur front bombé, c’était la colline là-bas, à l’horizon, que le vent parcourait de sa course acide.

   Ces yeux gris qui paraissaient n’avoir pas de fond, c’était neige et verglas, froidure et souvenirs anciens, nostalgie et illisible avenir.

   Ces nez busqués, épatés, larges comme des battoirs, c’était l’éperon rocheux qui lançait vers le ciel sa supplique muette. Combien d’orages ils avaient essuyés, de tempêtes magnétiques, d’aurores boréales, de lueurs d’oasis sous la férule de la lumière. Une géologie à découvert, un témoignage plus que séculaire, la pointe avancée d’une douleur parfois, le siège de la fragrance d’une Belle croisée autrefois, aujourd’hui un illisible mot dans l’abîme de la mémoire.

   Et ces joues lustrées, poncées par les ans, ces plaines labourées de sillons profonds, une pour la joie, une pour la peine, une autre pour l’amour, son crépuscule, son clignotement dans les vingt ans si loin qu’ils auraient pu, aussi bien, être imaginés, les vingt ans ! Ne pas avoir vécu. Hallucination de l’imaginaire dont il ne demeurerait qu’un vague état d’âme, une complainte sise en quelque inaccessible endroit. Un espace pour le rien et le vagabondage. L’illusion faisant son bruit de fontaine quelque part au rivage de l’être.

   Et ces lèvres aux fines ridules. Encore y traînent quelque merveilleuse promesse, le suc de miel d’une « Fiancée », la parole belle qui lie et attache à une terre, à un homme, une femme de passage.

   Et ce cou fripé tel celui du reptile, cette intumescence, ces vagues de chair et de peau : voyez-y les congères qui partout courent sur le sol avec leur belle insolence, leurs lignes claires, leurs revers d’ombre bleue où se dissimule le secret du paysage, sa souple splendeur, son envie de dire dans le simple et l’intime.

 

   C’était arrivé sans crier gare.

 

   Un soir on s’était couché dans le modeste logis au toit de chaume, on avait tisonné une dernière fois les braises dans l’âtre, les cendres les avaient recouvertes de gris. On avait poussé les lourds chenets de fonte noire contre la plaque tachée de suie. On s’était couché dans le lit de mémoire - plusieurs générations y avaient laissé l’empreinte du temps -, on s’était rassemblé autour de son corps vieilli, en chien de fusil, on avait mouché la flamme, on avait confié son repos au lac immense de la nuit.

   Dehors le ciel courait d’un bout à l’autre de l’horizon, clair, net, lavé de toute inquiétude. Des étoiles criblaient le ciel. La lune pleine colorait les vallées de blanc. Les cirques de pierre, les creux des dolines, le fond des vallées étaient une encre bleu-marine que rien ne semblait pouvoir atteindre qu’une profonde paix venue du lointain des âges. Une fin du monde eût pu ressembler à cette chute paisible, à ce retrait de la Nature si discret que même les hommes les plus avisés n’auraient eu conscience de rien, seulement le souffle d’une vague prémonition que le néant aurait éteinte de sa dague froide, anonyme. Plus rien n’aurait alors eu lieu que l’errance des planètes dans le vide sidéral.

 

   C’était arrivé sans crier gare.

 

   Le matin, dans la lueur grise de l’avant-jour, on s’était levé sans bien savoir ce que serait l’heure prochaine, peut-être simplement la reconduction de la précédente, l’annonce de la suivante dans un éternel recommencement du même. Tellement de temps s’était empilé depuis l’âge de sa naissance. Cela faisait une cohorte charnelle, un genre de chenille processionnaire dont on n’apercevait ni le début ni la fin et ceci s’appelait « vivre » et l’on ne se posait même plus de questions à ce sujet.

   On avait appliqué sa main au carreau terni de buée, on ne sentait plus le froid puisqu’il faisait partie de vous et l’on percevait à peine son trajet glacé dans la tunique des vaisseaux. On s’était sustenté de quelques fruits, d’amandes et de noix. On avait enfilé ses galoches de bois - un peu de paille fatiguée en ornait la semelle -, on était sorti dans la première lumière du matin. Les yeux encore maculés d’ombre ne voyaient que dans l’approximation. C’était le rugueux de la peau qui réagissait en premier. Quelques picots s’y levaient sous le bourgeonnement de l’heure. C’étaient des trilles d’épingles qui foraient l’épiderme. C’étaient les gouttes de brume qui faisaient pleurer les yeux et l’on était un peu dans une manière de demi-cécité

 

   C’était arrivé sans crier gare.

 

   Hiver avait frappé un grand coup. Comme au théâtre avec le brigadier qui sort les spectateurs de leur torpeur. La grande représentation pouvait enfin commencer. Les Acteurs et Actrices étaient grimés de blanc, tels des mimes, tels des hommes en perruque tout droit venus du siècle des Lumières. Peut-être un bal se donnait-il en quelque endroit prestigieux, peut-être un salon littéraire ou la demeure d’un homme d’influence ?

   Le rideau de scène était cette pure nébulosité, cette estompe dont quelques arbres émergeaient pareils à des fantômes venus d’on ne sait où.

   Un peu au devant, le tapis jaune des herbes flottait entre terre et ciel comme si, jamais, il ne pourrait trouver de position fixe.

   Des coulisses sortaient des rameaux dénudés, quelques branches griffant l’air de leurs pathétiques nervures.

   Au plein de la scène se montrait un ruisseau si immobile qu’on l’eût dit reposant à jamais dans sa native lueur.

   Sur les rives quelques joncs aux teintes sourdes n’attendaient peut-être que l’impulsion du Souffleur pour dire enfin le texte de la pure beauté.

   Un tapis de neige que trouait le vert des herbes clôturait cette étrange scène qui semblait être figée, en attente de retrouver la vigueur qui semblait l’avoir désertée. Mais il y avait là un tel sentiment de calme, une telle ampleur de pensée, une halte si favorable à la méditation que l’on restait hagard, pareil à un oiseau que le frimas aurait cloué en plein ciel.

 

   Longuement on regardait.

 

   Comme si, de cette vision, pût ressortir quelque chose comme une vérité. Le froid serrait les tempes, étrécissait l’amygdale de la tête, cintrait les pensées dans un corridor si étroit qu’il ne pouvait, ici, y avoir de place pour une simple dérobade, une fuite, le jeu pervers d’une commedia dell’arte. Tout se donnait dans la netteté. Tout ruisselait d’exactitude et ce n’était pas la fine brume qui eût pu compromettre l’indéfectible lien qu’on entretenait avec le paysage.

   On n’était pas isolé, séparé. On était à même la présence. Langue de glace, haleine de frimas, banquise de jambes, sérac de mains tels des freux perdus dans la démesure de l’air tendu, vibrant, iceberg du tronc flottant au-dessus des immémoriales contrées de l’expérience, du savoir, là, enfoui tel une écharde dans la clameur de la chair. Le Pays on le portait en soi comme le Saint tenait sur sa poitrine le scapulaire où vibre l’image sacrée, autrement dit l’image de soi puisque c’est toujours d’abord le soi qui est en cause, qui réclame son dû, son Dieu, son idole.

 

   Longuement on regardait.

 

   Parfois, dans l’échancrure de l’esprit, une brusque diversion, un éclair, le libre champ d’une clairière. Cela s’éclairait, au loin, dans la prairie ouverte du souvenir. Ciel de plomb que le bleu adoucissait. Des crêtes à l’impalpable couleur dessinaient dans l’espace le triangle émoussé d’anciens cratères. Le feu s’y laissait entendre dans le dense tressage de la terre. On y devinait le lacis rubescent de la lave, les tapis de magma tels des fauves assoupis en train d’amasser leurs forces, de fomenter de sombres desseins. Il y avait le fleuve vert tendre des pâtures, des chibottes de pierres vives que le vent traversait. Il y avait, dans le goulet d’un cirque de rochers, la chute d’une eau vive. On la suivait en imagination dans la gorge étroite où rugissait l’éclat de milliers de gouttes joyeuses. Il y avait un plateau semé des pluies d’étoiles jaunes des scorsonères, on y devinait le petit peuple des insectes occupés à butiner. Il y avait infiniment de choses à voir lorsque, vieil homme, l’on dressait l’inventaire de son « musée imaginaire », multitudes de sensations qui, encore, couraient quelque part à bas bruit dans la citadelle du corps.

 

   C’était arrivé sans crier gare.

 

   Mais on ne voulait nullement se laisser distraire par cette fantaisie d’un âge antiquaire. On voulait demeurer, ici, dans le vif de l’éprouver, à la proue de son être, conscience aiguisée, sentir le froid traverser le linge de la peau, s’insinuer dans les cordes blanches des ligaments, souder condyles et glénoïdes, chauler le réseau pressé du sang, bleuir les articulations, planter ses bottes d’épingles dans la corne des talons. On voulait être soi jusqu’au vertige, à la limite d’un évanouissement. Et puis, « exister », était-ce autre chose que se laisser envahir par les marées successives des saisons, en goûter l’amère potion, parfois le luxueux éblouissement ? Alors, cahin-caha, « on existait », c'est-à-dire que l’on avançait sur le chemin de l’âge, sans amertume cependant, avec lucidité toutefois. Un Hiver cachait un Printemps qui annonçait un Eté qui préparait un Automne. Ainsi était le carrousel de la vie, sous le ciel de feu, de feuilles rouillées, de nervures étiques, de verdissements soudains. Ainsi était la vie !

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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