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6 septembre 2017 3 06 /09 /septembre /2017 09:32
Salle des Pas Perdus.

Photographie : Patricia Weibel.

« Fiat Lux ».

 

 

 

 

   Le cri des sternes.

 

   Ma première vison de vous, ç’avait été votre fière silhouette se découpant derrière la croisée de cette demeure néo-classique, façade de tuileaux roses et de pierres armoriées, de mansardes coiffées d’ardoise et d’épis de faîtages qui se fondaient dans le gris-bleu du ciel de Trouville. C’est votre élégance, d’abord, qui avait retenu mon attention, cette allure presque hautaine, ce corps svelte drapé dans ce fourreau de toile noire, cette écharpe blanche qui semblait voguer vers cette mer si proche, si lointaine. Parfois, entre les rumeurs du vent, ses bourrasques vite apaisées, le cri des sternes qui traversait l’air dans un déchirement de soie. C’était comme si, soudain, le réel s’était échappé par cette ouverture du ciel, annonçant la perte du temps dans le gris indéterminé des sentiments. Une vacance sans fin qui semblait n’avoir de but que sa propre rêverie.

 

     Fil d’Ariane.

  

   A la terrasse du « Vieux Gréement » - quel était donc le voyage qui y figurait en filigrane ? - je buvais des cafés brûlants, fumais nerveusement de longues cigarettes à l’odeur de résine.    L’automne venait tout juste de teinter de mélancolie la résille grise des rues et les passants hâtaient le pas dans l’air qui fraîchissait. J’étais seul, assis sur mon fauteuil de rotin, regardant passer le temps dans ses éternelles volutes de cendre. Bien peu se fixaient à ma solitude et je devais consentir à errer dans cette marée continuelle qui faisait ses flux et reflux, ses remous parfois, ses symphonies de bulles irisées à la fragilité de cristal.

   De temps en temps votre sortie énigmatique sur le balcon de grilles claires. Vous n’apparaissiez guère que dans quelque nuage de fumée pâle et je pensais que ces minces lignes capricieuses seraient à jamais le lien qui nous unirait par-delà l’espace et le temps. Un fil d’Ariane se perdant dans les complexités d’un labyrinthe. La vie n’était-elle que cela : croisements de venelles, imbrications de rues, emboîtements à l’infini d’impasses, de situations gigognes qui, le plus souvent, se vêtaient du destin irrésolu de la disparition ? Combien d’êtres croisés au hasard des rues qui ne seraient que de fuyants spectres, de rapides illusions, des courants contraires pareils aux feuilles bousculées par les sautes de vent ?

 

   Valeur d’un signifié.

 

   Je m’apprêtais à quitter la terrasse déserte lorsque, vêtue de cette robe si longue - vous protégeait-elle des autres ou bien était-elle un rempart contre vous-même ? -, vous avez descendu l’escalier à double révolution, suivie du flottement d’écume de votre foulard. A la main un simple bagage de cuir fauve. Qu’indiquait la modestie de votre accessoire ? Une course à effectuer en ville ? Un amant à rejoindre ? Une promenade au bord de la mer dans le soir qui se teintait de cuivre ? Mes questions étaient bien vaines. Décide-t-on du trajet d’un être à la seule vue d’un colifichet ? Et puis, toutes les passantes qui longeaient les trottoirs n’avaient-elles, elles aussi, qui un sac de toile, qui une pochette discrète ou bien un maroquin empli de tous les secrets du monde. Il fallait que je me débarrasse de cette fâcheuse tendance à vouloir attacher à chaque détail la valeur d’un irréfutable signifié.

 

   Illisible confusion.

 

   Vous avez descendu l’avenue en pente qui sinuait en direction de la mer. Je vous suivais d’assez loin pour ne pas être remarqué, d’assez près pour que votre fugue ne demeure inaccessible, privée de la résolution de son énigme. C’était un jeu. Du chat et de la souris. Je riais intérieurement d’un comportement si puéril. Le plus souvent, cette manière de filature policière - telle celle des mauvais romans -, m’avait laissé les mains vides et le cœur battant. Je pensais à ces feuilletons de gare qu’affectionnaient certains voyageurs souhaitant se distraire des événements prosaïques des trajets sans romance, sans surprise autre que celle de voir défiler, tout contre les vitres du train, le peuple anonyme des arbres et des taillis qui se perdaient dans une illisible confusion.

 

   Halo d’une lampe.

 

   Lorsque nous sommes arrivés à la gare, vous me précédiez de la distance qui sied aux convenances. Et, du reste, comment aurions-nous pu naviguer de concert puisque nous étions, l’un pour l’autre, des étrangers, deux îles que séparait le tumulte infini des flots ? Vous êtes arrivée sur le quai qui se colorait de mauve. Un panneau lumineux indiquait  ceci : « Destination Paris Saint-Lazare, départ imminent ». Bientôt les portes se refermeraient sur ce qui m’apparaîtrait comme une fuite, une façon de vous dérober à mon inutile et risible poursuite. Alors j’ai bondi à votre suite dans le convoi qui, déjà, s’ébranlait dans un bruit de métal. J’ai expliqué au contrôleur que je n’avais pas eu le temps de passer au guichet. Billet en poche je suis allé m’asseoir dans la voiture à contre-sens de la marche. Vous me faisiez face dans la diagonale du jour, visage dissimulé par une voilette noire dont je n’avais pas aperçu, jusqu’ici, l’énigmatique résille. Au travers, vos cils battaient régulièrement, pareils à de minces pattes d’insecte pris dans le halo d’une lampe.

 

   Palme de la mélancolie.

 

   Vous teniez un livre à la main que couvrait une housse de tissu imprimé. Aussi je ne pouvais en deviner ni le titre, ni l’auteur. Vous paraissiez si absorbée dans sa lecture et, par instants, vos lèvres semblaient scander quelques bouts de phrase, souligner peut-être une intonation ou bien vivre au rythme d’un alexandrin. Je vous observais à la dérobée, feignant de m’abîmer dans la lecture d’un journal que j’avais emporté. Je ne sais si vous aviez repéré mon manège. Parfois, au hasard des soubresauts du train, vous vous évadiez un moment de votre méditation, vos yeux perdus dans la toile grise du plafond comme pour y trouver refuge ou bien inspiration. Afin de m’occuper l’esprit, peut-être pour donner un gage à ma contemplation qui, pour n’être pas dépourvue d’objet, flottait infiniment, à la façon d’une brume, j’imaginais le titre de votre ouvrage dans lequel je pensais pouvoir puiser, sinon la justesse d’une vérité, du moins  le geste d’un caractère, le feu d’un tempérament, peut-être la palme dolente d’une mélancolie. Pêle-mêle, sans souci aucun d’un enchaînement dicté par la raison, surgissaient ainsi des noms d’œuvres qui, autrefois, tissaient le quotidien de mes soirées, souvent de mes nuits.

 

   Cette béance.

 

   Ainsi défilait, sur la scène magique d’un théâtre improvisé, un genre de ballet fantomatique qui appelait aussi bien « Gravitations » de Jules Supervielle, que « Moïra » de Julien Green ou bien « Paulina  1880 » de Pierre Jean Jouve. Des motifs apparemment disparates, qui mêlaient indifféremment, l’angoisse gravitationnelle de lieux toujours en fuite, les passions d’un jeune étudiant livré au hasard du destin, enfin l’être de contradiction qui hante tout chercheur d’une mystique ou d’une métaphysique. Sans doute cette évocation n’était-elle totalement gratuite puisque ces minces drames intimes m’habitaient depuis l’âge adolescent, cette béance qui, jamais, ne se referme. A seulement deviner la courbe de votre corps, à suivre avec attention le geste précis de vos mains, à supputer la géographie de votre visage que troublait le treillis qui en ôtait la saisie, je devais être votre cadet d’une bonne vingtaine d’années. Vous auriez pu être ma mère. C’est si étrange l’alchimie des attraits, l’aimantation des affinités, la puissance présidant à la rencontre, fut-elle ourdie des mailles lâches des conjectures !

 

   Salle des « Pas Perdus ».

 

   Quand nous sommes arrivés à Paris la nuit approchait et les lampadaires faisaient leurs boules blanches dans l’air chargé d’humidité. Vous êtes descendue sur le quai, toujours dans la même attitude de réserve que j’attribuais volontiers à une naturelle timidité ou bien à une distance que vous instauriez avec les choses. J’étais sur vos pas, dissimulé dans la foule qui était dense. Un moment, vous avez longé l’immense salle des « Pas Perdus ». Combien cette étrange nomination me paraissait soudain douée d’une cruelle réalité. Mes pas de suiveur devaient être affectés de cette fade vacuité qui conduit au bord du vertige. Que pouvais-je espérer de cette marche en retrait de votre ombre, ici, à cette heure qui ne tarderait guère à basculer, sous la lumière crue des verrières ? Y avait-il seulement la possibilité, sinon d’une aventure, au moins d’un échange de regard, d’un geste de connivence par lesquels, souvent, se trame une histoire, débute une liaison, se profile une amitié ? Non. Je savais par avance, par expérience, que de telles errances ne conduisaient qu’à une voie sans issue.

 

   Double voie brillante.

  

   Sortie de la gare, vous remontez la Rue de Rome, obliquez à droite, Rue Vivienne, puis vous vous  arrêtez un long moment le long de la balustrade qui surplombe les voies. Que cherchez-vous donc qui, peut-être, habite l’un de vos anciens voyages ? Vous fumez distraitement. La nuit gagne en présence, glace les traverses, noie le ballast dans un bitume compact. Ne demeure plus qu’une double voie brillante, une arborescence métallique qui se dédouble en de multiples autres ramifications, minces destins qui se perdent,  là-bas, dans un futur qui dessine son impalpable cécité. La fraîcheur, déjà, qui perce les vêtements et des picots se lèvent sur la chair qui attend. Eprouvez-vous, vous aussi, ce sentiment d’une urgence à combler, comme si le temps était compté qui ferait son cycle pressé tout contre la peau qui, parfois, se révulse, se cabre et n’accepte que le désir qui dresse sa herse pareille à une violente oriflamme ?

 

   Ombres longues.

 

   Puis vous repartez comme si un rituel avait opéré en vous une subite métamorphose. Vos pas sont plus rapides, plus assurés. Je peine à vous suivre malgré mon allure soutenue. Avez-vous perçu mon manège ? Rares sont les personnes à cette heure qui empruntent la Rue de Madrid. Bientôt la Rue du Rocher que nous ne sommes plus que deux à parcourir. Quelques rares lumières aux étages des immeubles haussmanniens. Les façades de pierre se colorent d’ombres longues. Non, je ne crois pas que vous m’ayez aperçu. Jamais vous ne vous êtes retournée, n’avez manifesté de quelconque signe d’inquiétude. Bientôt je fais halte pour allumer une nouvelle cigarette. La lueur de la flamme fait sa tache oblongue de clarté. J’aspire longuement jusqu’au bord de l’évanouissement. Il me faut cette venue soudaine de quelque chose qui n’est pas moi, qui me dise le dehors, la possible confluence, la main tendue, le cœur disponible. La solitude n’est jamais tenable qu’à la mesure du geste qui viendra en bouleverser le cheminement sauvage, l’errance absolue.

 

   Plus de sillage dans la nuit.

 

   Plus de chalands Rue du Rocher - Sisyphe serait-il en vue avec son jeu cruellement nihiliste ? -, plus de passants. Plus de sillage dans la nuit qui faisait sa trace d’espoir. Celle de Trouville s’est évanouie le temps que commence à se consumer une cigarette. La nuit est maintenant installée sur la ville avec sa chape de plomb. Tout est étrangement silencieux. Devant moi deux lampadaires  encadrent un porche de fer forgé. Une affiche du côté gauche de l’entrée. Le titre d’un spectacle en lettres noires sur fond rouge : « L’Etrangère de Trouville ». Une femme dans son fourreau noir, résille sur les yeux, un maroquin de cuir fauve à la main. J’aspire quelques goulées.

   La braise rougeoie au bout de la cigarette, pareille aux fers avec lesquels on marque les taureaux en Camargue. Signe de propriété, de possession. Jamais la fougue taurine ne sera partagée. La braise s’écrase contre la résille noire, en troue la tunique de papier. Cela fait un drôle de grésillement, tel le vol d’un bourdon dans le calice vierge d’une fleur. Voici que l’Etrangère portera le stigmate indélébile d’une passion qui aura duré le temps qu’un éphémère met à vivre sa courte vie. Les premiers spectateurs arrivent. Le théâtre Tristan-Bernard a allumé son enseigne. Quelque part, dans le secret d’une loge, une actrice se maquille qui essaie de dissimuler cette trace pareille à une brûlure. Dans moins d’une heure le train partira pour Trouville. Combien de pas encore à semer dans la salle des « Pas Perdus ». Combien ?

  

 

 

 

 

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