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19 mars 2020 4 19 /03 /mars /2020 10:50
Toujours en avant de nous.

Bain de minuit.

Photographie : André Maynet.

 

 

 

 

  

   Cela se dérobe. 

 

   Ce qui, le plus souvent, nous surprend dans notre essai de nous y retrouver avec les choses c’est cette volte-face à laquelle nous nous livrons qui nous remet dans les mailles d’un immédiat incompréhensible. Nous nous dépouillons de nos vêtures, nous nous immergeons dans la nappe liquide du passé, nous y cherchons les ombres de notre présence effacée, les silhouettes qui furent les nôtres, dont nous sentons encore le trouble quelque part dans le corridor du corps. C’est illisible et d’autant plus soumis à l’imperium d’un acte à accomplir sans délai. Nous voudrions avancer de conserve avec le rythme des jours, voir s’égoutter la trille des secondes, éprouver la chair luxueuse de l’heure, sentir le frémissement pressé des grains du temps. Mais, toujours, cela se dérobe et nous appelle au loin dans un signe d’invisibilité. C’est comme si, armés d’un télescope, nous nous ingéniions à scruter l’au-delà des étoiles dissimulé dans les tourbillons d’une marée primordiale, d’un chaos non encore saisi de la nécessité d’un ordonnancement.

 

   Un vertige nous assaille.

 

   Ce sentiment d’une manière de désolation existentielle inscrit en nous la lame de l’effroi, le silex tranchant d’une question qui s’affaisse sous le poids même de son irrésolution. Jamais ne peut se poser l’interrogation qui nous conduirait aux limites de la raison car, alors, nous serions en dehors de notre essence, incapables de reconnaître dans le reflet qui nous serait retourné par le miroir du futur, de l’espace éloigné, la mesure de qui nous sommes. Nous serions seulement des Narcisses abusés par le paradoxe de leur propre image. Il en est ainsi de tout retour spéculaire en notre direction qu’il contient beaucoup de fausseté et si peu de vérité que son visage est, soudain, celui de l’inconnu, autrement dit celui de l’effroi. De vivre et de n’en pas sentir les rives, pas plus celles du passé que celles du futur qui reculent à mesure de notre hésitante avancée, ceci nous tient dans une sidération sans fin. Alors nous nous débattons. Alors nous n’attendons plus rien de ce présent figé telle une glu, qui nous tient à demeure, au foyer d’un vide si coalescent à notre être qu’un vertige nous assaille et nous ouvre les portes du néant.

 

   Un virage résolu.

 

   Plutôt que de supporter ce fardeau d’inexistence, nous préférons amorcer un virage résolu qui nous met face à une expérience connue, celle des jours anciens dont nous sommes l’aboutissement. Il doit bien demeurer quelque chose de notre être d’autrefois, la flamme d’une ardeur, la confluence d’une rencontre, une incision de l’âme résultant d’un acte d’amour, la vision de quelque beauté accrochée au revers d’une colline ou bien posée sur le paysage noyé sous la clarté de la Lune. Il doit bien ! Simple loi de tout retour sur la terre de sa propre patrie.

 

   Môle du présent.

 

   Voici ce qui, présentement, se rend visible au regard de la conscience. Nous avons replié notre corps dans la posture qui cherche et demande sa voie. Le buisson du visage est dissimulé dans les ornières de l’inquiétude. Une trop exacte épiphanie serait destructrice si, d’aventure, nous nous disposions à ne saisir que des flocons de brume et des oublis en forme de couperet. La pliure des reins est encore attachée au môle du présent, on en perçoit les reflets atténués dans cette lunule qui brille dans l’anse des reins. Un bras, une jambe demeurent dans la zone de presque imperceptibilité, comme s’il fallait se présenter au passé avec toute l’humilité qui sied à la rencontre des choses importantes, des événements fondateurs de l’être. L’autre bras, l’autre jambe s’auréolent d’une clarté d’aquarium, cette étonnante lueur des abysses et des antres marins. Sans doute ceci nous montre-t-il toute la difficulté qui consiste à inverser le cours des choses, à biffer le présent ou, à tout le moins, à l’inclure dans une parenthèse, à le confier au régime contradictoire d’une attente.

  

   Imploration et refus.

 

   La chorégraphie corporelle, ce geste lancé en direction d’une ancienne épopée, voici qu’il se tend identiquement à la corde d’un arc, qu’une main se relève dans une attitude équivoque d’imploration et de refus. Comme au bord d’un gouffre : attrait du vide et répulsion car la chute pourrait signer le dernier acte avant la disparition du monde. Dans le fond, comme surgi d’une invisible paroi, quelque chose flotte dans le clair-obscur des jours anciens. Serait-ce cette mémoire visqueuse pareille à la membrane d’une hydre qui confondrait dans une même vision désordonnée des événements actuels et des épisodes de jadis, cette toile unie qui use sa trame et s’ouvre aux assauts mortifères du temps ?

 

   Cette résille lumineuse.

 

   Et cette résille lumineuse qui parcourt le sol à la façon d’un discours métaphysique inquiet de ne pouvoir surgir au-delà de sa pensée inaccomplie, nullement assurée de la justesse de ses postulats, de l’authenticité de ses hypothèses, qu’est-elle, en réalité, sinon la dernière affirmation d’une fumée se dissolvant dans le ciel illusoire des valeurs ?   Puisque, aussi bien, ses réflexions, ses spéculations ne se laissent apercevoir qu’à la mesure fuyante de ces lignes flexueuses qui, une fois, disent ce côté-ci des choses, une autre fois cet autre face cachée dont nous ne percevons que quelques rebonds, quelques pluies qui cinglent le visage de la philosophie sans l’éclairer, sans en ouvrir la voie vers une affirmation de son être-au-monde. Et le visage de la philosophie, ne serait-il pas le nôtre, celui au gré duquel nous espérons le don d’une sagesse, le dépassement des phénomènes pluriels en direction d’une position unitaire qui ferait de notre connaissance le fondement même de nos certitudes ? Oui, car nous avons besoin de savoir la raison de ces lignes emmêlées du réel qui, constamment, nous abusent. Nous avons besoin de nous éprouver selon la perspective longue du futur, la clarté sombre qui gît aussi, là-bas, au bout du tunnel de nos réminiscences.

 

   Nuit obscure de l’angoisse.

 

  Au bout du tunnel, quoi d’autre que ce gonflement, ce garrot du temps, cet œdème gris-blanc qui fait son œil de Cyclope (cette vue grossie des choses qui ne décèle nullement son être à une si prosaïque disposition de la perception), cette « inquiétante étrangeté » qui fait sa parution de Sisyphe, cette boule que semble faire rouler un inaperçu bousier, un genre d’anonyme individu, d’erratique manifestation de ce qui, depuis la nuit des temps, s’appelle non-sens, et depuis l’aire de la modernité, nihilisme, absurde, position du sujet acculé par cet objet sans feu ni lieu à ne devenir qu’une forme sans devenir, une piètre silhouette clouée par l’arraisonnement de la technique toute-puissante, une ombre cachée par une ombre bien plus envahissante, empire des géants qui dissimulent la volonté sans partage de dominer le monde, de réduire  la prétention des fourmis humaines à figurer sur la scène bariolée de l’existence. Alors tout se réfugie dans le noir, tout fond dans la suie, tout disparaît dans la nuit obscure de l’angoisse. La boule est là qui nous fixe de ses yeux magnétiques. Elle ne va pas tarder à déplier ses flagelles contondants, ses épines venimeuses, ses tentacules boulotteurs de vie, ses griffes qui lacèrent et déchiquètent qui passe à portée de son avidité sans borne.

  

   Démente boussole.

 

   Alors nous ne savons plus qui, du présent, du passé ou de l’avenir, constitue la position stable à laquelle raccrocher l’aiguille de notre démente boussole. Car, en réalité, nous perdons la tête et c’est une danse de saint Guy qui vrille notre corps, torture notre esprit dès l’instant où plus rien ne tient de ce que nous tenions pour assuré : cet objet familier, la courbe de ce paysage, le profil de tel visage, le sourire de tel être, l’amour de telle belle âme. Rien ne s’actualise jamais qui fait sa gigue endiablée, son escarpolette insaisissable, son menuet baroque avec ses appuis alternés qui nous perdent à même leurs constantes oscillations. Pour nous y retrouver, il nous faut des points de repère, une stabilité, la trame d’un projet, une vue qui porte au loin les signes que nous semons ici et là à la manière de ce qui pourrait être notre alphabet, nos premiers mots, l’esquisse d’une phrase dans le réseau dense de la dramaturgie humaine.

 

   Se déploie le chant du monde.

 

   Quelle autre issue, alors, que celle de rebrousser chemin, de rassembler son corps selon son attitude verticale, de se vêtir de ces atours qui sont comme notre seconde peau, d’emprunter ce chemin de lumière qui trace son sillage, droit devant, vers cet océan qui palpite à la façon d’un immense cœur, vers cette montagne qui lève ses rochers en direction du ciel, vers cette plaine où souffle l’haleine régulière du vent, où se déploie le chant du monde ? Bien vite nous aurons oublié cette sombre crypte abyssale de l’inconscience qui nous tirait vers le bas. Bien vite nous rejoindrons le site ouvert des archétypes qui sont les allures fondamentales par lesquelles nous gagnerons, en même temps que notre liberté, la demeure plénière de notre être. Et, faute d’être infiniment libres, mais doués de mobilité aérienne, nous cinglerons, tels de blancs oiseaux parmi les fleuves de l’air et les remous incessants du temps. Cette demeure de la possession de soi qui nous accueille en son foyer toujours renouvelé. Nous volerons haut, assurément ! Nous porterons le bain de minuit en plein midi, dans l’incandescence de son rayonnement, dans la démesure de la puissance, là où plus rien ne peut l’atteindre, sauf la beauté. Autrement dit l’unique miracle de la présence qui, toujours se déploie en avant de nous. En arrière ne sont que les scories éteintes des jours. Il faut allumer des incendies pour les temps à venir. Des brasiers. Oui, des brasiers dans l’été qui chante.

  

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