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14 juin 2020 7 14 /06 /juin /2020 09:24
Sortir de l’ombre.

« Dongni peint et c'est beau ! »

 

Photographie : André Maynet.

 

 

 

 

   « L’œuvre au noir ».

 

   « L’œuvre au noir », voici comment regarder cette belle image en lui appliquant le titre alchimique de Marguerite Yourcenar. Car, en effet, toute création reproduit, symboliquement, les degrés d’évolution de la materia prima depuis son premier état, brut, indifférencié, jusqu’au terme du devenir où paraît l’or ou pierre philosophale en tant que forme sublimée de ce qui n’était que sourde virtualité en attente de son être. Ce qui revient à dire que l’œuvre ne surgit, ne s’exhausse que d’un informel se revêtant, au cours de sa métamorphose, des prédicats qui concourent à en délivrer la substance interne, cette pulpe intime, cette essence qui ne fait efflorescence qu’à être dévoilée et remise aux Regardeurs comme le bien le plus précieux. Acte de donation indépassable de ce qui se constitue à partir de rien.

 

   Essence fuyante.

 

  A partir de rien, en tout cas, qui serait visible ou préhensible. Car, ici, c’est à proprement parler à la métaphysique que nous avons affaire, soit ce qui, étymologiquement, vient «après les choses de la nature». Or l’art est toujours constitué de cette essence fuyante que l’artiste, désespérément, essaie de fixer sur la toile, le photographe de capturer dans la mystérieuse enceinte de sa chambre noire. Tout est toujours en attente qui demande à être révélé et il n’est pas indifférent que la première partie du processus photographique trouve son essor dans ce bain révélateur qui fonctionne à la manière du dévoilement d’une vérité, ce en quoi l’œuvre trouve son appui et ses conditions de possibilité. Donc partir du noir et y demeurer suffisamment longtemps afin que nous soyons appelés par la lumière, sollicités par l’ouverture qui sont seules donatrices de sens. La densité nocturne, si elle prépare ce qui va s’élever d’elle, cette germination artisanale, cette poussée métabolique qui initient le mouvement de l’œuvre, la densité donc ne saurait à elle seule amener une présence puisqu’elle est, avant tout, mutité, réserve en soi des sèmes non encore portés à la parution.  

 

   Méditation spéculaire.

 

   C’est le noir absolu qui nous requiert dans la lecture de cette œuvre à double entrée. A la fois photographique et picturale puisque l’image nous propose en abyme les deux perspectives : une œuvre regardant une autre œuvre en train de naître. Subtile méditation spéculaire qui renvoie face à face le Regardant et le Regardé comme si la signification dernière résultait de ce mouvement relationnel, de cette constante réciprocité. Je regarde l’œuvre qui se crée en même temps que se crée en moi l’intuition de ce que constitue la gestuelle artistique, cette traduction en valeurs figurales du dépliement de la conscience.

 

  

   Du fond de l’obscur.

Sortir de l’ombre.

Cheval représenté dans la grotte de Lascaux.

Source : Wikipédia.

 

 

   C’est dans les boyaux de la terre, au sein de la roche, au plus profond du mystère que cela s’annonce alors que la conscience, à peine dégagée de l’homo faber et de l’erectus, se dirige lentement vers le sapiens qui commence à explorer les chemins ombreux de la connaissance. Les hommes ne sont pas encore vraiment des hommes, seulement des humanoïdes aux fronts bombés, aux corps massifs, à l’allure voûtée comme si, en eux, vivait encore un être de pierre, une manière de racine primitive, de concrétion à peine levée pour dire les balbutiements de la civilisation. Mais déjà, dans cette complexité indistincte se dessinent les premières ébauches de l’art. Tout est noir et les signes posés sur les parois de calcaire ressemblent aux simulacres de la caverne platonicienne. Une forme tremblante que la torche de résine révèle comme s’il s’agissait d’une réalité seconde, la projection d’un spectre mais qui, déjà, fait signe en direction de ce cheval réel qui se déplace parmi les hautes herbes de la savane.

 

   Objet mental.

  

   Ce qui est à comprendre ici, c’est le lent dégagement de l’obscur, l’à peine issu d’une forme archaïque, élémentaire qui commence à prendre corps. Dans la nuit de la grotte le cheval d’ocre et de suie est à peine visible. C’est comme s’il émanait de la paroi même, s’il en était une subite extraction, s’il se donnait à voir en tant qu’image primordiale se détachant de la matière pour devenir objet mental, substance spirituelle. Autrement dit signifié, représentation de ce qui est absent mais dessine une proximité pour l’homme, plus tard l’une de ses plus « belles conquêtes ». Mais ici il faut entendre, bien plus que la domestication animale, sa transcendance sous la forme accomplie d’une œuvre qui hantera la conscience collective, parfois à son insu, mais souvent le processus des civilisations s’affirme à même la distraction des humains, sauf quelques regards lucides qui prennent acte des mutations d’une manière synchrone.

 

   Absence de parole.

 

   De l’obscur naît la lumière. Cependant il faut qu’une conscience intentionnelle en ait visé la ressource latente et l’ait amenée au jour, là où le regard du Voyant en assurera la brillante synthèse. L’atelier est plongé dans une pénombre dense comme s’il fallait cette absence de parole, cette aphasie constitutive afin que du nul et du non advenu naisse ce qui aura pour tâche de dire le monde en sa beauté. L’Artiste est face à son destin qui est de provoquer les formes, de les porter à la visibilité, de les assurer d’un être qui ne s’actualisera qu’à la mesure de la trace de fusain, de la touche du pinceau, du médium qui en assurera la transparence.

  

   Telle l’eau de la fontaine.

 

   La lumière fait sa tache cendrée au sommet de la tête puis glisse insensiblement le long de la natte comme si cette dernière était l’entrelacs de la pensée, la pente obligée de l’intuition chargée de travailler le réel au corps, de lui faire rendre raison de ce qu’il réserve en lui de puissances inactuelles dont il est urgent d’assurer la résurgence. Telle l’eau de la fontaine qui sourd de terre à la manière d’un chant longtemps contenu dans le discret rhizome qui en est la parole anticipée, l’incantation annonciatrice, la juste mesure esthétique.

  

   Signes de la visibilité.

 

   Le visage est cette douce et attentive épiphanie, cette décision de débusquer tout ce qui,  porté à la manifestation, sera digne de figurer. Une couleur particulière, un galbe doué de présence, une estompe faisant voir tout en dissimulant, une posture disant l’élégance des choses, une ligne concourant à la compréhension du propos pictural. Une main, la droite qui tient l’outil de la révélation, est elle-même révélée par ce subtil bourgeonnement de la lumière qui accompagne tout geste décisif. La main imprime dans la trame du subjectile les premiers signes de la visibilité. Le geste reproduit non seulement le poème antédiluvien de l’homo sapiens face à l’attente pariétale, mais il engage toute gestuelle antérieure à partir de laquelle une lumière s’annonce en tant qu’émettrice d’un sens inaugural : le fiat lux divin qui rompt les ténèbres et installe la parole, autrement dit les linéaments de la signification ; le big bang qui lacère le chaos de son feu afin que naisse le cosmos ordonnateur du monde et de beauté. Il est en familiarité lexicale avec cette « cosmétique » qui efface les stigmates de l’incompréhensible pour les traduire dans la belle épopée universelle qui sera le miroir le plus fécond auquel se référeront les Chercheurs de plénitude.

  

   Genre d’hallucination.

  

   Ce n’est qu’en mode différé que nous apparaît l’image du cheval, telle qu’elle se révèle dans la lumière inactinique du laboratoire, un genre d’hallucination, de farfadet, de simulacre qui ne manque de nous interroger. Toute création est cet essai de dépasser l’invisible en lui donnant acte dans le visible de sorte que ce qui se réfugiait dans les mailles souples de la métaphysique trouve son lieu dans cette physique - la phusis des anciens Grecs -, cette « nature » qui n’est jamais évidente qu’à l’aune de la familiarité que nous entretenons avec elle depuis notre présence au monde. Enfin cela commence à dire le réel en termes intelligibles.  

 

   Voir l’invisible.

 

   Mais le monde n’est pas simplement l’assemblée de la totalité des étants réunis dans une synthèse qui nous donnerait le tout comme forme indépassable. Le monde est avant tout cette posture de l’être qui nous met en demeure de comprendre depuis le rivage de notre condition humaine. Sans doute l’art en est-il l’actualisation la plus pertinente. Nous voulons voir l’invisible. Nous voulons que les œuvres se dévoilent à nous comme ces mystérieux hiéroglyphes qui parcourent en tous sens, avec une ineffable beauté, la Pierre de Rosette. A sa manière toute œuvre est faite de ces signes que nous devons déchiffrer. L’activité de décryptage fait partie intégrante du dessein esthétique.

 

   Sortir de l’ombre.

  

  Nous devons sortir de l’ombre afin que parlant, elle nous intime l’ordre de parler à notre tour. Nous sommes êtres de langage à déjà tâcher d’informer ceci qui se présente à nous dans l’hypothétique demeure d’un pouvoir-être. Faute de nous en acquitter, c’est de nous dont il s’agit, de notre propre complétude, de notre plénitude. Or nous ne pouvons demeurer les mains vides, les yeux infertiles, la conscience dénudée. Si tel était le cas, c’est de la désertion de notre être dont il s’agirait. Nous ne voulons nulle vacance. Seulement l’affirmation d’un regard juste. Il n’y a guère plus à espérer que cette belle acuité. Oui, cette braise !

 

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