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5 juin 2017 1 05 /06 /juin /2017 08:55
L’entaille blanche du silence.

                     Edward Hopper

               Room in New York, 1932.

 

 

 

 

 

   La Pangée au début.

 

   La rencontre avait eu lieu, il y a peut-être une vingtaine d’années, sur le sable blond d’une plage, sous le lustre vert d’un bar ou bien dans l’anonymat d’une rue, On était d’abord deux îles séparées, deux monceaux de terre dérivant dans l’immensité de l’océan. Puis la fusion. Puis l’osmose comme si de toute éternité, le phénomène avait été inscrit sur la dalle verticale du destin. Lecteur perdu rejoignant Joueuse nue. Joueuse nue investissant Lecteur perdu et plus rien n’avait alors eu lieu que cette plénitude, que cette sphère invisible qui les entourait à la manière d’une luxueuse atmosphère. Tout ricochait sur cette baudruche d’air compacte à la manière d’une écorce, aussi bien les bruits du monde extérieur que les regards. On était prodigieusement en soi, dans la pliure exacte des consciences, dans la mesure juste des sentiments, dans la géométrie de l’amour, cette flamme !

 

   Une brume de joie.

 

   Au dehors la vie battait son plein avec ses copeaux de lumière, ses phosphorescences de fête, ses gigues de commedia dell’arte. Il n’y avait nul danger d’effraction et les êtres de tous ordres se maintenaient à la périphérie, en orbite. C’est tout juste si on apercevait leurs laborieuses révolutions, si on devinait la rumeur de leurs élytres occupées à déplier le cocon du monde. Entre soi on parlait et les paroles étaient de miel, les mots de tourbillonnants insectes qui frôlaient la falaise des fronts, ourlaient le massif des têtes d’une brume de joie. Comment mieux dire l’arche sublime de l’exister qu’à s’immoler dans cette perte qui n’était en réalité que déploiement, accroissement de soi dans la plus étrange des métamorphoses qui soit ? On était soi dans l’autre, on était l’autre en soi. Continuel jeu de miroirs. Inépuisable ressourcement du mythe narcissique. Rebondissement de l’écho et l’on était sans distance, à même le creuset de l’autre. Les mains, des conques pour les mains siamoises. Les yeux, des puits pour les yeux autres. C’était comme la chute permanente, harmonieuse d’une eau claire dans un vase de cristal et nul ne savait qui était le récipient, qui était celui qui accomplissait le versement. Une offrande continuelle qui paraissait sans début ni fin, une évidence d’être ici et ailleurs sur les chemins qui sillonnaient la Terre. On était un continent entier, lisse, sans fissure, sans frontière, sans méridiens. On était la Pangée, ce mystère des origines.

 

   Ici et maintenant dans le salon vert.

 

   Lumière crue, zénithale qui fige les silhouettes dans un étrange bloc de résine. Ou bien alors un plâtre envahit les êtres en présence. Serait-ce une imitation du Musée Grévin avec ses momies de cire, ses existences affiliées au néant ? Ici est une telle absence. Le monde s’est arrêté de tourner. Les aiguilles sont fixes. Sable suspendu dans la gorge de verre du temps, clepsydre asséchée. Il fait si lourd soudain et l’on penserait aux forêts pluviales soudées de chaleur, gorgées d’humidité. Un air glauque qui s’étire et lance ses filaments pareils à des fils de poix dans les directions les plus humbles de l’espace. Bientôt Lecteur perdu, Joueuse nue, chacun dans son cocon, ne dévideront plus que des pensées étroites, peut-être mutilées de leur essence et les méditations ne seront qu’un ciron engoncé dans l’infiniment petit. Microcosme étroit de l’être ne trouvant plus son envol. Lourde la masse qui appuie sur les épaules, voûte la lucidité jusqu’à en faire une spirale confuse, un grain privé de germination. L’abattement est grand que dit l’heure immobile. Pangée disloquée, deux continents à la dérive sur le tumulte des eaux intérieures.

 

   Tels des gisants de pierre.

 

   Certes rien ne transparait. La douleur a cloué les corps dans cette attitude tels les gisants de pierre au fond de sombres sépulcres. Vocables enlisés dans les eaux grises de la lagune. Lecteur perdu ne lit pas et les signes font leurs milliers de pattes d’insectes qui vibrionnent à la façon des phalènes dans le rayon d’une lampe. Joueuse nue ne joue pas car elle est dépouillée d’elle-même, en-deçà de tout arpège, au-dedans d’une longue fugue que montre la partition vide. Plus rien que cette immense vacuité. Plus rien que l’entaille blanche du silence qui fait son grésillement d’outre-vie. Plus rien que le rien ! Tout semble occlus qui cimente les présences et les remet à une manière d’angoisse archaïque. Comme au seuil de la caverne du paléolithique avec le gonflement des bourrelets orbitaux qui signent le gel des idées, leur impossibilité de dépasser la braise invisible de la mèche d’amadou. De grises qu’elles étaient, les circonvolutions sont devenues des écheveaux de suie d’où suintent les larves du non-paraître. Car être privé de langage revient renoncer à sa statue d’homme, à disparaître dans la masse informe de son menhir de pierre.

 

   Le feulement du tragique.

 

   Et cette violence des couleurs, cette polémique des complémentaires qui sonne dans le genre d’un pugilat accompli au-delà duquel les gladiateurs épuisés errent au centre de l’arène corps disloqué, âme dispersée. Le rouge de la passion qui s’ensanglante d’une haine si perceptible qu’elle suinte du tableau. Le vert de l’espérance qui vient se heurter à ce mur de sang. Et cette mutité des choses, ce refus de communiquer, cette hostilité quant à entendre autre chose que le feulement du tragique. Porte fermée aux illisibles panneaux. Et les tableaux peints où rien ne peut se deviner qu’un éternel ennui. Et le cadre de la fenêtre endeuillé qui débouche sur la scène pathétique d’un monde identique à une monade enlisée dans sa propre solitude. Et les personnages ou leurs simulacres - ne s’agirait-il pas des ombres de la caverne platonicienne que jamais la clameur du jour ne peut atteindre ? -, qu’ont-ils encore de vivant eux que le guéridon sépare comme pour signifier l’être-perdu dont ils ne semblent même plus être en quête tellement leur égarement est grand. Logos crucifié par un pathos qui l’exile à jamais, le remet dans l’étrange confusion des signes propre à la station préverbale. Comme une régression de soi à l’infini et la plongée dans d’incompréhensibles limbes.

 

   Où sont-ils donc ?

 

   Force d’une peinture onto-métaphysique qui détruit la prétention à être, la réduit à l’épaisseur de la lame. Présence/absence qui nous fascine et nous pose délibérément sur cette inconfortable ligne de crête d’où l’exister se retire à mesure de son essai de paraître. Peinture qui divise, tout comme la dérive des continents isole ses sujets. Ont-ils au moins le souvenir de cette Pangée radieuse ? En éprouvent-ils une sourde mélancolie ? Ou bien sont-ils au-delà, dans le domaine de l’inconnaissable ? Où sont-ils donc ? En quelle étrange et inaccessible contrée ? Où donc ?

 

 

 

 

 

 

 

 

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