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23 février 2017 4 23 /02 /février /2017 09:31
Ce territoire qui nous est interdit.

Souvenir illisible.

Œuvre : Dongni Hou.

 

 

 

 

   Forteresse à la herse baissée.

 

   Qu’il y ait étonnement à regarder cette œuvre, nul ne saurait en énoncer l’antithèse. Percevoir quelqu’un est, au sens littéral, le dévisager, donc considérer son visage en sa singulière présence. Or, ici, le lieu princeps de l’épiphanie humaine ne fait aucunement face et nous demeurons orphelins de son être. L’hébétude est toujours grande de ne pouvoir saisir Celui, Celle dont on voudrait percer le secret, connaître l’intime nature, déchiffrer le signe qu’il est au regard de qui veut le rencontrer. C’est comme un mur qui s’élève, une paroi inaccessible se dressant devant le don de l’altérité. Toujours le désarroi est grand lorsque le lien présumé que nous adressons avec l’espoir d’un retour meurt de son inaptitude à recevoir une réponse. Forteresse dont la herse est baissée nous abandonnant à notre propre errance. En effet, comment ne pas s’égarer dès l’instant où la parole échoue au rivage d’un dos, à la courbe d’une hanche, à la densité d’une nuque avec son impénétrable buisson de cheveux ?

 

   Une inversion du visible.

 

   Que l’Artiste se soit amusée à transgresser les conventions de la représentation est assez apparent pour qu’il n’y ait rien d’autre à rajouter. Si ce n’est qu’il existe soit une intention de surprendre, soit un parti pris de manifester un sens à la mesure d’une inversion du visible. D’un simple saut de l’imaginaire nous contournons alors le Modèle, nous en voyons l’inaltérable présence qui était demeurée en retrait. Le front est cette aire lisse qui, à la façon de la page blanche, se dispose à l’accueil des lettres et des mots. Les joues ce qui appelle la caresse. Les lèvres l’ouverture du sublime langage, l’émission de la parole d’amitié ou bien d’amour. Le menton, cette fuite, cette discrétion ou bien, leur contraire, l’affirmation d’un caractère, l’empreinte d’une volonté. Quoi de plus épanouissant que d’apercevoir le sceau anthropologique en sa riche sémantique, en ses vertus productrices de peines, sans doute, mais aussi de joies entières, de projets, peut-être d’utopies ? Mais peu importe la pluralité des possibles, des déclinaisons événementielles. L’essentiel est de donner essor à une direction qui nervure notre vie, l’assure de rives fondatrices d’un destin, la pourvoie d’une finalité clairement énoncée.

 

   Cela qui toujours se soustrait.

 

   La puissance de cette image tient entièrement à la déroute qu’elle entraîne chez ceux qui s’y confrontent et s’abîment à même l’impossibilité de connaître. Mais cette aporie prend ici une double valeur : du point de vue du Regardant mais aussi de celui du Regardé. Nous situant dans cette marge d’invisibilité dans laquelle nous place le Sujet en son impénétrable énigme, nous l’annulons à la manière dont il procède vis-à-vis de notre propre conscience. Celle-de-dos nous abolit en raison de la privation de son regard. Il y aurait même faute morale à ne nous présenter qu’un incompréhensible revers, un ubac d’ombre se réfugiant dans sa propre ambiguïté. Mais le jeu se répercute en écho par la seule réalité de notre posture. Non seulement nous sommes des Regardeurs passifs, mais surtout des Voyeurs actifs doués d’un incroyable pouvoir de néantisation. Nul n’est besoin ici de reprendre la thèse fameuse de Jean-Paul Sartre faisant du regard le principe d’une aliénation de toute altérité.

   Cette Inconnue en sa silhouette se dispose à mon regard selon une manière d’abandon qui confine au dénuement. Plus même, elle semble se livrer à une manœuvre de négation. Qui n’est que la mienne à son encontre. Mes yeux, non seulement en prennent rapidement et superficiellement acte, mais la traversent comme la transparence qu’elle est. Dépourvue d’un regard, elle ne me voit pas. Privée de bouche elle ne peut proférer quelque parole par laquelle elle pourrait s’inscrire dans un dialogue grâce auquel elle deviendrait une interlocutrice, donc une conscience s’éclairant au contact de ma conscience. Ce qui, dans une première approche, paraissait me déposséder du pouvoir de connaître, voici que le processus s’inverse dans le genre du prédateur s’abandonnant à la domination de sa proie. Etrange manifestation d’une non-relation, d’un rapport opposé à une logique spéculaire (nul miroir ici qui envisagerait une liaison puisque les yeux du Regardant et du Regardé sont enclos dans deux champs séparés, vases non communicants, deux figures d’un autisme par lequel gagner une hypothétique folie. La folie naît toujours du retour sur soi d’un savoir qui se croît absolu).

 

   Souvenir illisible.

 

   Que veut donc signifier par ce curieux syntagme « souvenir illisible », Dongni Hou dont la manière de représentation diamétralement inversée n’est pas sans nous interroger ? Est-ce nous, les Voyeurs, qui serions atteints d’amnésie ? Est-ce cette Regardée, cette Anonyme dont la mémoire serait frappée de l’impuissance à remembrer le réel, à se le présenter à nouveau dans une tâche imaginaire ? Poser la question est déjà formuler la réponse. Nous qui visons cette Forme quasiment abstraite, comment pourrions-nous l’archiver dans notre souvenir ? Apercevant pour la première fois le visage d’une Etrangère, nous procédons aussitôt à l’inventaire, conscient ou inconscient, de ses signes distinctifs qui l’enrôlent dans son essence, laquelle sera le trait imprescriptible de son être. Faisant appel à notre passé, tâchant d’y situer le camarade d’enfance, l’ami perdu de longue date, ce sont les yeux qui surgissent, le sourire qui s’éclaire, l’écrin de la parole qui se met en mouvement comme si cette topologie essentielle, ces sémaphores singuliers faisaient s’évanouir dans l’obscurité tout autre essai de manifestation qui se situerait hors ce site à nul autre comparable. Le reste du corps, sa morphologie fût-elle rare ne s’inscrit qu’à titre d’événement secondaire, d’aventure périphérique. Du reste comment pourrait-il en être autrement puisque le visage est l’espace du recel de cette belle sensorialité dont nous faisons le tremplin de notre saisie du monde en même temps que le paradigme préférentiel de notre connaissance ?

 

L’absolu n’est pas la mesure de l’homme.

 

Pour le Sujet qui se présente à nous sous le masque de sa face cachée, le tragique est patent, son élégance vestimentaire fût-elle évidente, cette belle robe noire amplement décolletée qui dévoile le marbre de la chair, l’inclinaison de sa tête sur un cou gracile que surmonte la vague souple du chignon. Tragique, disions-nous, de la condition humaine qui jamais ne dispose de soi comme d’une entièreté. Jamais nul n’a aperçu son dos qu’à l’illusion et au subterfuge du miroir, ce faiseur d’images fallacieuses, souvent flatteuses, jamais réelles, jamais vraies. Nous ne sommes que des spectres sur la scène d’une commedia dell’arte, des Brighella, des Pantalon, des Colombine qui souvent prenons nos propres atours pour cela qui l’habite, notre corps reflétant lui-même en abîme notre âme, ce corps subtil, quintessencié, aussi volatile que la comète dans le ciel sans limites. Sous l’apparence trompeuse est la vérité nue. Mais la nudité est toujours pour soi. Sinon elle devient exhibition. Jamais le regard de l’autre ne peut la porter à sa totale révélation. Si la fonction sartrienne du phénomène de la vision est d’aliéner, le regard d’autrui est aussi ce par quoi nous naissons à celui que nous sommes. Partiellement cependant. L’absolu n’est pas la mesure de l’homme. Seulement des dieux ! Toujours nous interrogeons en quête de visibilité, poursuivis que nous sommes par nos ombres.

 

 

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