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11 avril 2020 6 11 /04 /avril /2020 07:15
Source de soi.

« Balancement délicat ».

Œuvre : André Maynet.

 

 

 

Edmond le Sourcier aimait bien, lorsqu’il en avait le loisir, aller chercher cette jeune aventure qu’il nommait Sauvageonne, se rendre dans quelque pli du paysage - l’épaulement d’une colline, le frais d’un vallon, la profondeur d’une gorge secrète -, et, muni de sa baguette de coudrier, se mettre en quête de ce qu’il savait « impossible », un mystère à porter au jour. Dans toute la contrée on reconnaissait ses dons et il n’était pas rare qu’il découvrît, ici un filon d’eau dissimulé dans son silence, là une résurgence si discrète que même l’oreille la plus attentive n’aurait pu en déceler le subtil murmure. Suivi par l’évanescente silhouette de la Jeune Fille, il prenait un malin plaisir à faire émerger du rien ce qui en faisait la saveur, à savoir débusquer l’invisible et le rendre évident, préhensible, aussi concret que peut l’être le rocher garni de mousse ou bien l’arbre dressé contre l’azur. Sauvageonne emboîtait ses pas avec discrétion, non sans qu’une curiosité certaine ou bien même une fascination émergeât de sa quête d’étonnement. En elle, se dessinait, à mesure de ses affinités avec l’habile Sourcier, une manière de panthéisme heureux, comme si, de toute chose rencontrée dans sa vérité, pouvait surgir, à tout instant, un chant, une musique, pouvait se manifester une lumière, paraître l’onde d’une spiritualité. Elle savait que, depuis la plus haute Antiquité, cette baguette somme toute modeste avait servi à interroger les dieux et que les alchimistes lui attribuaient des vertus magiques.

Mais ce que Sauvageonne préférait à la tige de noisetier, c’était le pendule en métal ancien, terni par des années d’usage, cette forme de goutte qui semblait imiter la larme ou bien encore la toupie dont les jeunes enfants jouaient dans le vertige de l’ivresse. Combien, en effet, il était envoûtant de fixer son regard sur une giration infinie ou un balancement qui semblait n’avoir ni origine ni fin et ne paraissait s’alimenter qu’à sa propre source. Oui, à sa propre SOURCE ! Un jour d’automne, alors que le soleil tapissait les choses de cette merveilleuse couleur de résine, près d’un chemin semé de saules, sur la pente d’une terre limoneuse, Edmond avait mis au jour un filet d’eau si cristalline qu’il semblait venir tout droit d’un conte des Mille et Une Nuits. L’eau, sinuant entre les graviers gris, faisait sa mélodie de bluette, comme si elle avait voulu livrer, dans ce mince refrain, tous les secrets dissimulés à l’intérieur de la terre. Certes la découverte elle-même avait ravi la Rêveuse, mais ce qui la captivait surtout, c’était cette oscillation pendulaire, ce mouvement d’éternel recommencement qui faisait signe vers une durée toujours renouvelée, presque un sentiment d’éternité. Elle aurait pu demeurer ainsi, immobile, telle une statue de sel, le reste de sa vie, qu’elle ne s’en fût point offusquée, reliant son existence à ce mouvement qui en aurait constitué le point focal.

Mais, maintenant, il faut dire en quoi consistait cet irrésistible attrait pour cette animation pendulaire qu’Edmond savait entretenir tout comme l’homme préhistorique le faisait du feu nourricier. Simplement du bout des doigts, le vieux Chercheur était relié aux choses secrètes qui sourdaient du limon dans un genre de nécessité venant dire aux hommes l’attention à porter à tout ce qui vivait dans l’ombre et ne venait à la clarté qu’à l’aune d’un regard exercé, d’une longue patience, d’une saine curiosité. Le plus souvent les gens étaient distraits et ne se laissaient rencontrer que par le luxe et la brillance, l’apparence et la manifestation colorée, bavarde. Il y avait bien mieux à faire : percevoir la rosée au bout du brin d’herbe, les cornes noires du lucane cerf-volant, la touffe de lichen pareille à une éponge lissée par le temps. Parfois Edmond confiait le précieux pendule à celle que, maintenant, il appelait Source. Alors la jeune impétrante s’amusait à débusquer tout ce qui voulait bien se détacher du réel pour venir jusqu’à elle. Une tresse de gouttes d’eau, le réseau complexe de feuilles mortes, des lentilles vertes comme celles des mares anciennes.

Mais ce qui venait à elle, surtout, avec application, mesure, justesse rhétorique, c’était une infinie succession d’allers et retours, de battements presque imperceptibles, de légers remous circulaires, d’oscillations qui faisaient sens à seulement être des passages, des seuils, des portes d’entrée vers le domaine des gestes immémoriaux de l’univers. A seulement se confier aux palpitations du pendule et elle devenait, tout à la fois, le rythme alterné du jour et de la nuit, la ligne de partage entre la froidure hivernale et le dépliement printanier, l’inclination sentimentale de l’Amant à l’Aimée, la ligne de crête séparant l’adret de l’ubac, le clignotement du jour sur le dôme de la nuit, l’éveil de l’aube naissant de l’ombre, l’esquisse projetée sur le néant de la toile, le premier mot balbutié par le jeune enfant, l’essor du flamant rose au-dessus du fil crépusculaire, le flux et le reflux du vaste océan, le cycle continu des années, l’étirement du temps tellement semblable à l’imperceptible brume flottant sur la lagune.

De cette rencontre avec l’infinitésimal, l’alternance inaperçue, le bercement existentiel, Sauvageonne devenait soudain source d’elle-même, sorte de tour de Babel s’élevant de ses propres fondations, langage premier gravé dans le corps tels les signes d’une tablette sumérienne, elle en percevait la fluence souveraine dans les mailles de sa chair, le gonflement dans sa nasse de peau, la plénitude jusque dans la toison d’or de ses cheveux. Son visage d’albâtre, fécondé, illuminé de l’intérieur, était semblable à ces fragiles biscuits, à ces terres si blanches et virginales qu’on les croirait en attente d’être, sur le bord d’une parution. Les yeux si clairs disaient la richesse de la vie intérieure. Les taches de son sur sa peau étaient comme les généreux stigmates d’un tellurisme intime. La rose de la bouche prononçait en des teintes douces l’émotion qui la vivifiait dans la moindre cellule de son esquisse enfin révélée. Elle était directement reliée aux choses, tout comme les choses naissaient de sa présence. Elle n’avait plus le souvenir d’une semence initiale, pas plus que du réceptacle qui l’avait abritée en des temps qui se dissolvaient dans les lointains. Elle naissait d’elle-même, elle entretenait son propre feu, oscillations, nutations, ondoiements par lesquels elle venait à l’être plus sûrement que ne l’y auraient conduite d’incessantes divagations sur les chemins du monde. C’était cela être source de soi, se confier avec sérénité à ces flux, ces alternances, ces successions saisonnières, ces équinoxes, ces solstices qui n’étaient que les rythmes, les harmonies dont l’homme était pénétré en son fond sans qu’il en perçoive toujours la richesse. Arrêter le pendule, c’était suspendre la vie, donner libre cours à la corruption qui ensevelissait les germes du futur, ouvrir en grand les battants de la porte dont le Néant faisait son habituel commerce afin que soit réduite à la nullité la prétention d’exister.

Maintenant, Edmond le Sourcier a posé définitivement sa baguette de coudrier, son pendule en forme de goutte, comme une dernière larme versée sur le versant du monde. Source l’a remplacé. On la voit dans la demi-teinte de l’aube ou bien aux heures grises du crépuscule, parmi l’égarement des champs et les boqueteaux d’arbustes, pendule à la main, sérieuse, concentrée sur sa tâche, à la recherche de la moindre trace d’eau, de la goutte la plus infime. De ses doigts naissent ainsi des milliers de ruisselets qui essaiment au fil des jours le beau poème de la durée. Source d’elle-même, symboliquement, elle est aussi source de ce que nous sommes, des êtres toujours en recherche d’eux-mêmes mais ne le sachant pas nécessairement. Le pendule est là qui nous appelle et nous enjoint d’être, à notre tour des sourciers. Ainsi passe le temps qui n’est qu’une infinie et toujours renouvelée vibration, une ineffable pulsation. Nous n’avons guère d’autre moyen d’en éprouver la réalité, d’en connaître la texture que de nous mettre au diapason de cette mobilité qui nous traverse et nous interroge. A tout bien considérer, nous ne sommes source que de ceci en quoi nous nous mettons en quête, qui est toujours question. Oui, question ! Et nulle autre chose.

 

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