« Et je te prendrai par la main
Jusqu'à la mer où tout finit
Au bain de minuit. »
Gilbert Bécaud - Le bain de minuit.
Existentielles.
PLEIN SOLEIL - Le disque blanc, éblouissant, est très haut dans le ciel et le zénith lance ses flammes blanches. Vie qui bat son plein, pareille à un tronc dilaté, ourlé de démesure. La sève n’en finit pas de couler en larges larmes oblongues. On dirait du plomb en fusion. On dirait des bulles de résine, du miel ambré, des grains de raisin que la lumière possèderait depuis leur intérieur, là, juste sous la peau prise de folie. Alors il n’y a plus de limites et l’aire du ciel est un royaume où étaler partout la gloire de vivre. Deux Existantes sont là, telles des silhouettes siamoises, promises au bonheur du quotidien. S’habiller de riches parures, d’étoles de vison par exemple, boire de vertes ambroisies dans des verres frappés de frimas, monter dans de luxueuses limousines aux vitres fumées derrière lesquelles s’étalent, comme un luxe enfin atteint, des lamés d’argent, des résilles d’or, des yeux fardés au bleu azuréen d’un énigmatique khôl. Tout est là, inscrit dans une profusion dont ces Jeunes Apparitions constituent l’emblème, image d’une puissance dont il serait coupable de s’absenter. Les yeux regardent. Les yeux s’ouvrent comme des trépans aiguisés. Les yeux forent le réel jusqu’à la lie afin que celui-ci rende grâce de toute cette beauté disponible, ici, dans la citadelle que rien ne saurait atteindre sauf l’envie, sauf le manque à paraître, sauf l’extinction des feux de la rampe alors qu’on voulait briller dans la sublime goutte de clarté, pareil à la gemme enclose dans sa rutilante cage de verre. C’est un vertige, une douce euphorie, la limite extrême au-delà de laquelle s’ouvre et rougeoie l’extase que d’apercevoir son propre visage reflété par la courbure du ciel, le miroir de l’étang, les yeux des curieux qui se creusent en leur centre d’un vide qui les taraude et les laisse désemparés. Il semblerait que de posséder ceci, cette beauté de soi, cette beauté des choses auxquelles on attache son âme, auxquelles on confie son corps, soit une source inépuisable de félicité. Alors, du monde alentour, on ne regarde que la surface, les reflets qui sont comme des feux-follets se dissolvant sur la lame de la conscience.
Absentes.
ECLIPSE - La lumière est soudain grise, presque blanche avec des zones de clarté et des voiles d’ombre. Les yeux veulent savoir. Les yeux questionnent. Le ciel, rien que le ciel, son immense profondeur, son étrangeté. Les dieux auraient-ils disparu ? Il fait si noir et l’horizon est pareil à un chaudron où ne résonnerait même plus la parole humaine. Manière d’incantation sans retour, de voix orpheline lançant dans l’espace sa lanière stupéfaite, de soupir esseulé que ne vient soutenir aucun autre soupir. Immense est la solitude et le dialogue qu’entretenaient les Existantes avec le monde est devenu monologue, couplet sans refrain, mélodie dépouillée de ses modulations. Voilà qu’après la profusion, la prodigalité de la corne d’abondance est venue l’heure de l’éclipse. Ether badigeonné de noir, cercle solaire enduit de lourd bitume. Quelques taches couleur de sang, quelques éclats d’argent à la périphérie et, partout ailleurs, la mutité de l’univers, sa fermeture, comme si cette image signifiait à la manière d’une allégorie indiquant aux hommes la faillite de leur raison, la démesure de leurs désirs, la fièvre outrecuidante de posséder, d’enclore, de happer dans leurs mains tout ce qui brille qui, pourtant, n’est que l’envers de l’ombre, la toile retournée de la soie aux mille chatoiements.
Voici que l’intelligence s’est mise en question, qu’une révolution copernicienne a eu lieu, que les valeurs se sont décidées à briller avec la vérité qui en est le prédicat, le tissu intime, la moelle fondatrice. D’Existantes qu’elles étaient, ces jeunes apparitions sont devenues, subitement, par l’effet de leur volonté, de simples Absentes du monde, de modestes figurantes qui se sont dépouillées des vêtures du luxe, de l’envie, des faux-semblants de la domination, des figures pathétiques du pouvoir, des manifestations de la différence qui établissent des catégories parmi les vivants. D’un côté les nantis ; de l’autre les sans-grades, les sans-mérites, les errants aux mains vides. Et ceci, cette étonnante métamorphose, ne résulte que de leur immersion dans un bain que depuis toujours elles souhaitaient, en supputant l’inestimable richesse, de l’âme celle-ci, non plus des biens matériels qui, jusqu’ici, les avaient aliénées sans même qu’elles en fussent conscientes.
Re-Naissantes.
AUBE - C’est un jour qui à peine se lève, une efflorescence de lumière, des grains de vapeur dont on ne sait plus très bien s’ils appartiennent au Ciel, à la Terre ou bien à l’entre-deux de l’horizon. Les clameurs solaires se sont tues. L’huile lourde dispensée par l’éclipse s’est distillée. Impression native, dépliement d’une corolle qui ne connaît rien de l’espace, qui n’est cernée de nul temps qui contraindrait, cernerait de frontières, assignerait à résidence. L’habitat de celui qui vient avec l’aube est celui de la vacuité partout répandue, de la liberté s’appelant vent léger, nuage, premier vol de l’éphémère, pluie de pollen, poussière bleue en attente d’être dans l’avancée du jour. Le temps est à mesure humaine qui n’a pas encore enclenché ses multiples rouages, fait osciller ses roues ; le temps est disponible comme l’est le papillon qui vient d’éclore, de défroisser ses ailes, élytres qui conservent encore l’empreinte de ce qui, chrysalide, était promesse de devenir, non encore cette ouverture de soi qui précipite dans le grand carrousel des choses inconnues.
Ces figures Re-Naissantes que l’on aperçoit ici, l’une plongée dans son baquet de zinc, corps doucement abandonné à ce qui, à l’évidence, apparaît à la manière de la matrice originelle, tête doucement tournée vers ce passé lointain qui fut le sien en des temps de brume et d’invisibilité, simple flottement au seuil de la parution, coiffe presque indistincte comme pour affirmer la proche naissance, posture encore si peu affirmée, genoux entourés du cercle des bras, manière de position initiale, fœtale, inclinant vers un naturel repos. L’autre Absente dans la position debout comme s’il s’agissait de ses premiers pas sur Terre, image même de la modestie, tunique blanche se confondant avec la gracieuse carnation ivoire de la peau, regard baissé en signe de renoncement, de retour sur soi, geste de méditation, bras repliés le long de l’aine, sexe biffé comme pour dire la chasteté, le retrait dans une chair paradisiaque que nul péché n’aurait effleurée, jambes doucement écartées en triangle afin que le sol, dans sa simplicité, infuse dans toute l’anatomie disponible la mesure de son exacte sagesse. Oui, combien cette image apaisée, évidente, se livre en toute innocence à l’esprit qui en prend acte avec la même joie, la même confiance que met l’enfant à confier son destin au territoire accueillant et rassurant des bras déployés de sa mère, cette eau immatérielle, régénératrice, purificatrice tout comme le bain lorsqu’il est abordé dans toute sa force symbolique.
A simplement nous confier à la surface glacée de l’œuvre, nous nous disposons, consciemment ou non, à cette immersion, à ce ressourcement sans lesquels notre esprit affecté par toutes les contingences mondaines se contente d’ouvrir les yeux sur ce qui parle haut et fort la langue de l’immédiate satisfaction alors que le chemin est toujours à chercher en direction de cette modestie, de ce silence qui, par sa qualité intrinsèque se déploie comme ce qui est à saisir en tant qu’essence des choses sous la moirure éclatante des simulacres. Plutôt nous vêtir de la nudité du rien que des habits damasquinés, des brocarts, des brandebourgs qui ne sont jamais que les signes d’une insuffisance à être ! Du paraître à l’être est le même intervalle que du masque au visage, de l’artifice de carton-pâte qui ne grimace et ne se grime qu’à mieux nous dissimuler l’épiphanie de ce qui est essentiel, authentique. Jamais un visage ne saurait mentir, ce creuset qui abrite perceptions et sensations, émotions et sentiments, intelligence et aptitude à connaître l’unique parmi le foisonnement constitutif de ce qui existe et, toujours, doit nous rencontrer comme question. C’est ceci que nous voulons être : question sise dans sa simplicité. Oui, sa simplicité !