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21 juillet 2016 4 21 /07 /juillet /2016 08:42
De l’huile à l’eau forte.

« Nu à la table ».

Eau forte.

François Dupuis.

De la pluralité des formes.

Appliqué à traiter un sujet, l’artiste dispose toujours d’une gamme presque infinie de techniques afin de mener son œuvre au jour et nous communiquer ce qu’il pense des choses, nous faire partager ses émotions, nous inviter à mettre en commun sa vision du monde. Tantôt la légèreté d’une aquarelle nous dit l’évanescence d’une figuration. Tantôt la matérialité d’une gouache nous incline à reconnaître la densité de la terre, la pesanteur d’un ciel chargé de nuages. Tantôt les hachures d’un dessin, les zébrures d’un graphite nervurent l’univers. Tantôt une huile et son insistance expressionniste. Tantôt enfin une eau-forte nous plaçant face à une transparence de ce qui vient à nous dans une manière de révélation. Regardant une œuvre telle que montrée dans son exécution finale, nous ne pouvons supputer la quantité d’esquisses sous lesquelles elle eût pu nous être livrée et pensons que ce qui est sous nos yeux est la seule forme accomplie d’une réalité surgissant dans son évidence. Pourtant nous sentons bien cette nécessité du divers de se constituer en apparence de telle ou de telle manière comme si, se déployant à partir d’une inépuisable corne d’abondance, son aspect menaçait d’être infini, nous conduisant aux portes d’un vertige. Myriade de fragments dont chacun reflète comme en un carrousel d’images un cosmos qui nous dépasse de sa majesté en même temps qu’il nous invite à en distinguer les mystérieux arcanes. C’est ainsi, nous sommes un minuscule point perdu dans l’univers qui contemplons avec quelque effarement cette immense symphonie à laquelle et dont nous participons. Chaque proposition formelle ne se limite pas à sa propre parution mais entraîne, de facto, une sémantique dans laquelle nous sommes inclus. Le monde ne profère qu’à sa mesure, laquelle joue en écho avec la nôtre puisque, aussi bien, il s’agit de NOUS qui observons, jugeons, nous impliquons dans le sentiment esthétique.

Du « Nu bleu » de Matisse.

De l’huile à l’eau forte.

Henri Matisse.

« Nu bleu souvenir de Biskra ».

Source : Wikipédia.

De manière à étayer le sujet qui se précise à l’incipit de cet article, nous nous arrêterons d’abord sur le traitement du nu tel que proposé par Henri Matisse dans sa forme expressionniste puis évoquerons son approche au travers de l’eau-forte par François Dupuis. Pour chaque œuvre, l’œil s’exercera à ne voir que le nu, l’isolant d’une possible contextualisation, efflorescences végétales chez Matisse, table et pichet chez l’Artiste contemporain. Le nu tel qu’en lui-même en quelque sorte.

« Souvenir de Biskra ». Au début il n’y a rien que la vibration blanche de la toile, cette inquiétude mallarméenne (« ni la clarté déserte de ma lampe Sur le vide papier que la blancheur défend »), cette hésitation à investir le monde d’une teinte, d’une coloration qui le fixeront à jamais dans des contours intangibles, un rythme, une manière qui sera celle de l’œuvre remise à la fixité de l’éternité. Puis viennent les premières touches colorées, certainement de simples lavis qui posent les relations élémentaires, délimitent les zones de lumière que viennent tutoyer les renforts des ombres, leur qualité de cernes, leur rôle de valeurs limites, de frontière à l’intérieur desquelles faire venir la phrase-clé qui constituera le discours essentiel de la présence humaine. C’est d’un corps dont il est question, d’une plénitude de chair dont il faut que les formes s’investissent. Il y est vite question d’une représentation dont « Luxe, calme et volupté » se faisait le héraut dans une autre toile du Maître, cet hymne à la joie, cette effusion de soi, cette pluralité de la figuration venant à nous, les Voyeurs de l’œuvre, cet exhaussement à partir du subjectile de façon qu’un ruissellement ait lieu, qu’une expansion se produise, que « Nu bleu » se dilate jusqu’à l’affirmation d’une évidence. Ce que « Luxe » installait dans la fragmentation pointilliste, la vibration colorée, « Nu » l’impose à la hauteur de sa palette haute en nuances, de son chromatisme qui vient à nous et nous impose cette atmosphère plénière où les grains d’air sont si serrés qu’il n’y a nulle place pour gagner cette œuvre à partir de son monde intérieur. Tout se porte au dehors de soi dans une effusion sans fin. Ce que fait le personnage de la toile, c’est de nous constituer en satellites, de nous amener au plus près de son orbite, de nous fasciner, voguant sur ses contours, ne le pénétrant jamais cependant, la matière est si dense, ténue, nul espace pour une effraction, une traversée des apparences qui nous révélerait l’apparition depuis le centre de son ombilic afin que, passés au travers du voile, nous puissions enfin en connaître la structure intime, la texture interne, en deviner les fibres qui en tissent l’arcature, en approcher la source par laquelle le jaillissement a lieu. Nous sommes pareils à des exilés qui rêvent d’un territoire mais ne peuvent en posséder que la vision lointaine, en voir la rutilance, en éprouver l’incroyable opacité. C’est d’une extériorité dont il s’agit, tout part de l’œuvre et vient à nous dans un genre de profusion. Les prédicats des teintes sont si affirmés, polysémiques, gagnant toutes les directions du visible que nous sommes pris dans une résille à laquelle nous ne soustrairons pas. Ce n’est pas nous qui allons à l’œuvre dans une démarche qui l’investirait depuis son centre, c’est elle, l’œuvre, qui se propage comme en ondes concentriques afin que, pénétrés par elle, il nous devienne désormais impossible d’échapper à son arborescence charnelle, de fuir au-delà du cri qu’elle profère dont nous devenons les simples échos. Oui, un cri, sans doute opposé à une douleur, un cri voulant dire la beauté existentielle, la force d’une énergie à communiquer, le débordement de l’instant, l’installation dans une manière d’immortalité dont la teinte charnelle, la douce profondeur des bleus-verts, les parmes assourdis, sont comme les subtils harmoniques. L’image qui vient à nous ne le fait que dans le déploiement, jamais dans la réserve ou bien le retrait qui en annulerait l’efficacité, en limiterait la capacité d’expansion. Comme si le langage du peintre se dotait de mots gonflés de suc, se révélait au travers de phrases dont la période ample, le bruit de cataracte à la Chateaubriand le mettait à l’abri de toute intrusion, en confiait le règne à une puissance dont jamais il ne pourrait connaître la fin ou même le début d’un repli. Un territoire est ici constitué devant nous qui semble vouloir se dire à l’aune de quelque absolu. Le « Nu bleu de Biskra » est une telle révélation qu’il ne peut s’auréoler que des vertus d’une présence infinie dont aucune autre ne pourrait exister qu’à se laisser voir sous la figure d’une hypostase, à savoir d’un retrait de la signification esthétique. Mais nous sommes partis de la toile blanche, de sa nudité que le peintre a habillée de couches successives, de strates pareilles aux sédiments d’une géologie nous dissimulant sa matière première. Telle une vérité de l’œuvre qui ne se révélait qu’à proférer, à chaque empreinte, à chaque ajout, une couleur, le glissement d’une forme, quelque chose dont sa nature était porteuse, qui nous était destiné afin que nous puissions en percevoir la secrète complexité. Activité de sommation, de surimpressions, de pleins venant emplir les vides dont l’Artiste ne fait son provisoire abîme qu’à venir le combler.

De l’eau forte de François Dupuis.

De l’huile à l’eau forte.

Après avoir connu la plénitude matissienne, il s’agit d’inverser les valeurs, de procéder à rebours, d’ôter les pellicules que le peintre de « Biskra » avait patiemment assemblées, d’aller au cœur du sujet en scindant les pleins, en forant des vides, en faisant du creux son mode de connaître. La plaque de cuivre est recouverte d’un vernis teinté de fumée, genre de bitume noir qui ne renvoie de lui que sa propre mutité, ne propose qu’un genre d’énigme. Alors c’est la pointe qui va entailler la surface, libérer le motif qui s’y inscrivait en puissance, faire émerger la figure de sa gangue d’ennui. Ici aussi il y a cri, mais cri du métal qui se révèle à même son incision, son érosion, comme pour retrouver un sol primitif qui l’abritait à la manière d’une antique présence qu’une archéologie exhume d’une réalité cachée. Premier geste de scarification que, bientôt, l’acide poursuivra de ses morsures incisives, attaquant les zones découvertes, lacérées, alors que les aires dissimulées par la pellicule protectrice demeureront à l’abri, comme irrévélées, en attente d’advenir dans l’espace heureux des demi-teintes, des lumières crépusculaires. Puis vient l’activité de polissage qui, effaçant presque toutes les traces, ne laisse guère visibles que les entailles que la gravure y aura ménagées. Affirmation du vide, rhétorique du creux, excision de la matière qui joue en mode dialectique avec l’huile, s’affirme comme son évident contrepoint. Là où l’huile se disait en épaisseur, onctuosité, élévation de pleine pâte, architecture spatiale, l’eau-forte lui oppose le retrait, la perte, l’invagination comme s’il s’agissait, cette fois, d’en connaître la vérité en termes de dévoilements successifs, de corrosion continue, de progression à l’intérieur même de la matière, dans l’intimité de sa texture, presque dans son mystère de corpuscule. Aller au cœur de ce qui toujours se dérobe et attise la curiosité, pousse la recherche, stimule l’exploration.

De l’huile à l’eau-forte, toujours la même joie de créer, de faire d’un simple matériau, - la toile, le cuivre -, le lieu d’une révélation, le domaine d’un sens en train de surgir d’une terre opaque, inerte, douée d’énergies et de tensions seulement à l’aune de cet ensemencement dont l’Artiste a le secret, qu’il met à jour et porte aux yeux des Voyeurs afin que l’étonnement de ces derniers, momentanément comblé, une rémission ait lieu dans l’ordre d’un éternel questionnement. Ce qui est à percevoir, outre les différences de forme, de tonalités, d’apparences de luxe ou bien de dénuement, c’est la dimension du discours propre de ces œuvres qui sous-tend une posture philosophique assez radicalement opposée. « Nu bleu » s’adonne sans réserve à une plénitude existentielle, à un sentiment hédoniste, à un espace de liberté apparente dont nous supputons que le sujet est porteur jusqu’à manifester une certaine impudence qui n’est pas sans évoquer les nus de Modigliani, une exposition de la chair à la lumière, un débordement voluptueux, un rayonnement si évident qu’il semble vouloir indiquer une « érotique solaire », un dépassement de l’interdit, la conquête d’un terrain de libre jeu où s’affirmer sans l’ombre d’une contrainte. Au regard de ce flux pareil au mouvement d’une marée d’équinoxe, l’œuvre de François Dupuis, tout en réserve, depuis la modestie de sa teinte monochrome, la sagesse de sa posture, nous invite à une manière de ressourcement bien plus métaphysique, sans doute ontologique puisque semble y transparaître une inquiétude de l’être que paraît vouloir confirmer l’effacement du visage, le retrait de la pose, sa presque disparition dans un fond qui l’absorbe et le reconduit à un étrange néant. Œuvre où domine un reflux, où se devine comme un étiage après que les flots se sont retirés, ne laissant plus paraître que des nervures, quelques moraines, quelques écueils signant une configuration anthropologique minimale, ce qui se traduit le plus souvent par le terme d’essence. Par rapport à « Nu bleu », bien des prédicats se sont évanouis, bien des couleurs se sont éteintes, bien des propositions plastiques se sont dissoutes, nous laissant, nous les Regardants dans une situation de face à face dont il ne sera nullement aisé de nous exonérer tant l’évidence du simple est là avec son coefficient d’irréfragable présence. Plus le dépouillement est venu à son terme, moins il est facile d’esquiver la réalité, de composer avec elle, de se soustraire à la franche nudité sous laquelle elle se livre. Alors, parvenus à l’extrême limite de la vision à laquelle nous aurons été conduits en raison même de la simplicité du motif, de l’urgence à connaître son dépouillement, à ôter de notre perception tout artifice qui en corromprait la saisie, nous sommes au pied de l’œuvre, sans doute dans la conque de son intériorité. Depuis cet antre primitif, cette suture originelle d’où tout semble partir, nous regardons la vie s’éployer, l’univers flamber sous les feux polychromes du réel, nous voyons son infini gonflement, sa dilatation continue, nous rebondissons sur la peau veloutée des choses, nous nous heurtons avec un identique bonheur à cet horizon bleu que nous tend Matisse qui n’est que la conscience du monde à la taille d’une outre alors que « Nu à la table » en dessinait le négatif inconscient, en dressait dans l’ombre la silhouette inaperçue des archétypes qui nous dominent, dont la fluence toujours nous échappe et nous sculpte à notre insu. Nous ne sommes que cela, soit des formes en excès, soit des formes en défaut. Notre propre vérité n’étant que le constant passage de l’une à l’autre. Nous voulons, tout à la fois, la plénitude de l’huile, mais aussi la sourde rumeur, le retrait si discret de l’eau-forte, sa presque inapparence comme si notre nature humaine n’en était que la figure oscillante, toujours saisie du dedans d’elle-même dans l’extériorité du paraître dont elle offre toujours l’énigmatique visage. Pareille au balancement du nycthémère, au surgissement de la lumière dans l’ombre dont elle procède, où toujours elle retourne comme le fleuve revient à la source donatrice de forme. Il n’y a d’autre lieu où naître à soi.

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