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1 juin 2016 3 01 /06 /juin /2016 08:11
Du clair-obscur.

After Rembrandt.

Monotype (1990...)

Œuvre : François Dupuis.

Après les Maîtres.

Ainsi en est-il, de toute œuvre d’art, qu’il est toujours nécessaire de faire se rejoindre, dans l’acte contemporain, la trace de ce qui fut dans le passé, la représentation sublime et l’essai d’en porter témoignage au travers d’une création qui ne soit simple mimésis au sens des anciens Grecs, pure imitation, mais tentative d’exister par soi dans le cadre d’une référence picturale. Le geste de l’artiste actuel s’inspirant des Grands Maîtres est marqué au poinçon d’un étrange paradoxe : belle et louable humilité en même temps que geste iconoclaste empreint de démesure, lequel se confrontant à la trace du génie, risque toujours de faire l’expérience de la brûlure. Le génie est à jamais le lieu d’une incandescence, d’un flamboiement. Acte inouï de transgression des limites, geste profane se mesurant à l’aune d’une hiérophanie, simple destin humain se confrontant au foudre de Zeus que protège jalousement la brume de l’Olympe. Car il y a toujours, chez tout homme, singulièrement dans la psyché de l’artiste, cette tentation de subversion qui le conduit à tutoyer les frontières de l’invisible. Le chef-d’œuvre est de cette nature qu’il ne se laisse apercevoir que dans la rapidité de l’éclair et se retire en son empyrée aussitôt après s’être manifesté. Ainsi La Joconde mystérieusement nimbée d’une gloire qui se dissipe dans ce célèbre sfumato dont Léonard de Vinci a été le prodigieux inventeur. Transgresser, disions-nous, traverser la frontière du réel afin que quelque chose, jusqu’ici inaperçu, fasse phénomène et conduise le créateur en puissance aussi loin qu’il le peut dans l’imaginaire et, peut-être, dans les magiques contrées de l’irréel. Dès lors que le mouvement d’appropriation d’une œuvre magistrale a débuté, c’est d’une sorte d’ivresse dont le peintre est saisi comme si, partageant la dimension visionnaire de celui qui lui sert de cicérone, il était atteint, lui aussi, de cette tentation de voir au-delà des choses du monde, une dimension infiniment supérieure dont la notion de transcendance est la meilleure approche qui soit. Combien est admirable la profusion picturale d’un Picasso se mesurant aux Ménines de Vélasquez et enchaînant dans une manière d’état second les 58 compositions qui feront apparaître les Demoiselles d’honneur sous un jour nouveau alors que perce, comme dans la transparence de la toile, le geste initial insufflé par le célèbre représentant de la peinture espagnole en même temps qu’une des figures majeures de l’art du XVII° siècle. Car, plus que de la simple reproduction d’un motif, d’une forme, d’un ton, c’est bien d’une imprégnation d’une manière d’être en peinture dont il s’agit, d’une référence à une même source, l’artiste souhaitant, inconsciemment ou bien le sachant, que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Bien évidemment ici, le propos à saisir est bien plutôt de nature esthétique qu’éthique puisqu’il s’agit de l’appropriation d’un sens et non du plagiat d’une œuvre. De toute manière, si l’on se réfère à la vision socratique par laquelle toute connaissance est déjà possédée d’avance par le connaissant, simple acte de réminiscence, nous serons dans l’exercice d’une vérité énonçant que l’on ne produit hors de soi que cela qu’on a en soi.

Les manifestations du clair-obscur - Le Caravage.

Bien plus qu’un procédé pictural, le clair-obscur est la mise en image d’un état d’âme, d’une inclination à être de telle ou de telle manière. Sans doute pour pénétrer ce « mystère » que constitue en soi cette peinture fondée sur des contrastes, sur une palette économe constituée de bruns, de rouges atténués, de blancs d’ivoire, il faut placer sa compréhension du côté d’un chromatisme si réduit qu’il fait plutôt penser à une alternance de joies et de peines, de lumières et d’ombres dont toute existence humaine est tissée, singulièrement la vie passionnée et tumultueuse du Caravage. Ce qu’il recherchait, avant toute chose, c’était une vérité, donc une façon d’être dans une verticalité qui n’admettait aucune dérobade, aucune soumission à la loi commune, aucune inféodation à la vision conformiste d’un univers soumis à une violence naturelle. Comprendre les intentions de cet artiste c’est adhérer à l’opinion que Stendhal en avait, qui définissait ses tentatives comme un essai de dire le monde dans son singulier désarroi : Il se riait des raisonnements qu'il voyait faire aux autres peintres pour ennoblir un air de visage ou pour chercher un beau morceau de draperie, ou pour imiter une statue grecque. Pour lui tout ce qui était vrai était beau. Pour lui, l’existence était la matière première dans laquelle il s’agissait d’enfoncer la gouge de l’art sans ménagement afin que de cette décision résultât une vue des choses telles qu’elles étaient, non telle qu’on les eût souhaitées de manière à apaiser l’âme des Voyeurs des œuvres. Sortir de l’aliénation d’un regard rivé d’ordinaire aux apparences pour déboucher sur le constat d’une dialectique abrupte qui ne feint plus de paraître, mais d’être enfin, ce qui est la marque la plus efficiente d’une ontologie quand elle se met en devoir de s’interroger elle-même, de parvenir jusqu’à ses propres fondements, ses racines souterraines. Et, se livrant à cette sublime dépossession des choses, les reconduisant à leur essence, ce qui apparaît à la manière d’une évidence, c’est la nature, certes, faite d’arbres et de rochers, de plantes et de terre, mais c’est aussi et surtout la dimension de la nature humaine lorsqu’elle consent à se dévêtir des oripeaux dont, habituellement, elle fait son caparaçon. C’est ce que nous indique Giovanni Pietro Bellori dans sa Vie du Caravage : « Dépouillant la couleur de tout artifice et de toute vanité, [il] rendit aux teintes leur vigueur, […] ramenant ainsi les peintres à l’imitation de la nature. » Nous pourrions rajouter « de la leur », tellement les natures sont congruentes de l’homme et de ce qui constitue son environnement.

Que nous dit le clair-obscur dans l’œuvre de François Dupuis ?

Bien évidemment, il nous dit, en premier lieu, la tentative de l’artiste de se mesurer au Maître, non pour y faire croître quelque polémique, mais dans l’intention d’y apprendre quelque chose et, ensuite, de provoquer l’émergence d’affinités toujours latentes dans les œuvres à titre de ferments, de germes dont il faudra découvrir les sèmes multiples. Car l’on ne choisit pas Rembrandt au hasard, pas plus qu’on ne le traite en clair-obscur selon la nature du temps ou bien l’humeur du moment. Pas plus qu’on ne jette son dévolu de manière arbitraire sur une peinture de Georges de La Tour. On ne choisit les Maîtres du clair-obscur, que parce que, soi-même, on s’y projette et s’y reconnaît en quelque manière. Le « chiaroscuro » est de telle nature qu’on doit adhérer à son projet, non seulement à l’aune de sa figuration plastique mais aussi y reconnaître son allure métaphysique, y deviner la trace patente d’une posture existentielle au travers de laquelle l’âme du peintre se donne à voir comme ce qu’elle est, à savoir un clignotement, une vibration, une sustentation à mi-chemin de l’ombre et de la lumière, c’est-à dire flottant dans la clarté éminente d’un sens à faire sien. Donc François Dupuis réactualise, à sa façon, les discours de ses prédécesseurs et pose à nouveau les thèmes essentiels de la problématique soulevée par cette « vision du monde » puisque, aussi bien, c’est uniquement de cela dont il s’agit.

Mais regardons ce portrait et tâchons d’y découvrir les forces occultes, d’y repérer les tensions qui s’y dévoilent, les significations qui en constituent la trame. Il faut parcourir ce visage d’une manière spatiale, partant du côté gauche de l’œuvre (son passé symbolique) pour aboutir à son côté droit qui en est le présent, sa finalité et comme sa conclusion car, tout au long du dépliement temporel, se réalise la synthèse grâce à laquelle le tableau s’accomplit en son entier. La gauche donc est le lieu de ce flou, de cette onctuosité, cette nébulosité où nous percevons sans percevoir, où nous identifions sans identifier, tout comme le début d’une fable pose son mystère à défaut de le résoudre d’emblée. Ici est le lieu de Léonard, de son énigmatique sfumato, le même qui nimbe l’apparition de Mona Lisa, la dévoilant à même son effacement, tout comme le faisait la vérité aléthéiologique des Antiques qui s’offrait à même son retrait. Et si cette vérité, fût-elle hypothétique, mythologique, semble présenter quelque vraisemblance, partant quelque intérêt, c’est bien de nous convier, nous les Regardeurs, à nous poser la question, à découvrir l’être sous les apparences. Car toute vérité ne peut être que celle d’une essence, non celle d’une existence dont les accidents divers et l’accumulation des prédicats successifs l’ont, la plupart du temps, dévoyée de son origine. Nous sommes donc sur le bord de l’œuvre comme nous nous trouverions sur la lisière d’un abîme, sur le rivage brumeux des Syrtes cherchant à en savoir plus sur le territoire du Farghestan, sur ses ténébreux habitants, sur ce monde dont nous ne souhaiterons jamais mieux nous saisir qu’à en être possiblement dépossédés, fiévreux tel l’amant dans l’attente passionnelle de l’amante. C’est donc de notre désir dont il est question et, singulièrement, de celui de connaître qui, depuis la faute originelle d’Adam et Eve est l’archétype de tous les désirs, de toutes les envies de possession. Nous sommes en marge d’une lecture, face au fourmillement du texte et notre impatience est grande d’en sonder les arcanes, d’en éprouver la texture de soie, la douceur de nacre, toute chose s’éclipsant à même le clignotement de nos yeux indiscrets. C’est là la mesure du sens que de nous tenir en haleine, de ménager cet état de suspens qui est la condition d’apparition d’une parole fécondante, celle chargée de résoudre notre angoisse fondatrice de l’humain, cet écho de nous-mêmes que nous cherchons jusque dans le silence du désert ou dans les yeux de l’autre.

La droite, maintenant, comme succession temporelle plus que spatiale, comme processus langagier plus que simple anecdote figurative. Car lisant l’œuvre, c’est bien de sémantique dont il s’agit et quoi de plus sémantique que les mots que nous prononçons, que les phrases que nous écoutons, comme si, de leur entrelacement, naissait cette esquisse verbale que nous sommes, dont la chair est la partie visible. Ceci, nous avons à l’assumer, nous sommes essentiellement et tout d’abord, originairement, LANGAGE, ceci qui nous différencie du monde et nous porte à notre dignité d’hommes. Dans cette aire lumineuse du portrait où jouent les contrastes affirmés, où les blancs se rehaussent de noirs profonds contigus, la fable a enfin pris son essor, elle nous parle en termes clairs, elle nous parle de nous, des aspérités dont nous sommes le sol, aussi bien anatomique que métaphysique, cela vibre juste en arrière de la peau, cela fait son bruit de catacombe, son Niagara de sang, cela bourdonne de mots, cela chante l’hymne de la vie, cela interroge profondément jusque dans les gorges sinueuses du cortex, cela sinue dans les méandres de la dure-mère, cela s’invagine jusqu’à l’âme, cette pure mobilité qui ne dit son essence qu’à toujours la taire, qui ne dit son lieu qu’à toujours le déplacer, le métamorphoser, car l’âme est essentiellement jeu, translation, arborescence fuyante au milieu de la nasse des idées. Ici est le siège du ténébrisme, cette autre facette dont le clair-obscur use pour se faire connaître. Ténébrisme, ce mot aux consonances si étranges qu’il nous déproprie de nous en même temps qu’il nous approprie aux pensées les plus secrètes, celle du cosmos par exemple, celle de la musique des sphères, celle auxquelles nous ne pourrions donner de nom, dont l’art est la belle mise en scène, cet invisible qui, toujours vient à notre encontre, mais que nous ne savons que trop rarement voir, car nous le regardons avec les yeux du corps alors qu’il nous faudrait mobiliser ceux de l’intellection et porter haut les lumières d’un savoir acquis de haute lutte. C’est cela le clair-obscur, cette lutte incessante de l’ombre et de la lumière, cette confondante collision du Ciel et de la Terre, cette lutte incessante des Divins et des Mortels qui est le seul chant que nous n’ayons jamais entendu mais dont nous soupçonnons la force d’incantation lorsque nous regardons un Rembrandt, un Caravage, un De La Tour ou bien l’œuvre de l’un de leurs continuateurs. L’épilogue contemporain en est sans doute signé par l’œuvre aussi étrange qu’empreinte de trace du sacré, ces tableaux infiniment pris de ténébrisme, griffés de lumière, tels que Pierre Soulages les a peints et intelligemment nommés, ces insondables polyptiques supports de cet « outre-noir » dont il nous est précieux de ne rien apercevoir qui détruirait la surface de notre conscience à seulement l’inciser du scalpel d’un savoir. Savoir, parfois, c’est renoncer. Continuer c’est non seulement prolonger une mémoire, tracer des figures anciennes, réactualiser des gestes originaires, mais c’est aussi tenter de percer l’opercule de façon que le monde devenu enfin diaphane consente à glisser dans nos oreilles éblouies la pure joie d’exister. Ce qu’accomplit le passage de la gauche à la droite, ce que réalise comme métamorphose le glissement de l’énigmatique sfumato au mystérieux ténébrisme, c’est rien de moins que le surgissement du sens par lequel nous sommes humains et toujours déjà en partance pour plus loin que nous ! Merci, François Dupuis, de nous avoir conviés à un si onirique voyage.

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