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15 juin 2016 3 15 /06 /juin /2016 08:01
Amours de papier.

« Regrets ».

Œuvre : André Maynet.

« Laissez parler

Les p'tits papiers

A l'occasion

Papier chiffon

Puissent-ils un soir

Papier buvard

Vous consoler… »

Vois-tu, depuis la flaque lointaine où je glisse infiniment (je ne suis qu’un esquif comme en font les enfants) j’écoute ces belles paroles de Gainsbourg qui, en réalité, ne parlent que de nous. Toi, la femme de théâtre, moi l’écrivain impétrant, nous sommes tissés des mêmes fils, nous sommes des êtres de papier, des feuilles blanches sur lesquelles courent une infinité de minuscules signes noirs, infimes insectes agitant leurs mandibules dans l’espoir d’être entendus, faisant vibrer les tiges de leurs pattes afin d’être vus, de n’être pas oubliés. Mais, décidément, rien ne reste que cette fumée, cette vapeur montant du papier d’Arménie avec son grésillement d’ennui. Des êtres de papier qui ne vendons que du vent. Tu parles sur la scène et tes mots s’évanouissent dans quelque coulisse, t’emportant bien au-delà de celle que tu es. Que reste-t-il donc de toi lorsque le rideau carmin a replié ses ailes et que le public n’est plus qu’une vague lueur à l’horizon ? Que reste-t-il de mes écrits, une fois le livre posé, la lampe éteinte, le sommeil gonflant les paupières de l’Endormie ? Que reste-t-il ? La question comme une vrille au centre du corps avec, tout autour, le rugissement infini du vertige. Tu prêches dans le désert, comme Simon. Je grave des signes qui se dissolvent à même la lueur de la page, comme un enfant trace dans le sable la silhouette du château qui n’aura jamais existé. Sauf dans l’imaginaire, cet inaccessible reflux.

Que sommes-nous donc, nous qui agitons les palmes du langage alors même que nous n’en pouvons saisir que le vers fugace, la ligne ondulante que boivent les yeux incrédules ? Disant, écrivant pour les autres, inventant des fictions auxquelles ils feignent de croire, nous gisons, les yeux ouverts et les mains vides, dans l’œil convergent d’une double imposture. Celle de faire croire à laquelle fait écho la comédie de ceux qui nous regardent ou bien nous lisent. Ils ne sont pas plus réels que nous. Je lis, je regarde, j’écris donc je suis, donc nous sommes. Mais quel est donc le cogito qui nous sauvera de nous-mêmes, qui établira la certitude de notre être, le délimitera comme on le fait d’un terrain que l’on enclot, sur lequel on appose le sceau de sa propriété ? Le problème est bien de l’ordre de la possession. Au lieu de posséder, c’est bien nous qui sommes possédés dans un étrange jeu de miroir, dans un troublant labyrinthe de glace qui ne nous renvoie que notre image diffractée. Celle qui nous dit notre schizophrénie et le peu d’emprise que nous avons sur ce que nous croyons être notre bien le plus précieux : le Soi avec sa corolle brillante, ses infinies constellations, ses myriades de comètes qui entourent notre présence d’une lumière que nous pensons être la nôtre alors qu’elle n’est qu’une illusion, la réverbération de notre incomplétude sur les choses du monde. Nous sommes des yeux sans larmes, des mains sans saisie, des jambes sans chemin à fouler. Des êtres de papier, te dis-je et peu importe sa nature, de velours, de riz ou bien glacé, c’est toujours d’une fragilité qu’ils parlent, d’une évanescence qu’ils mettent en jeu, d’une disparition dans le premier vent dont ils sont les fugaces témoins.

Nos premières amours, t’en souvient-il, une flamme, un crépitement, un rougeoiement, une lampe à arc qui diffusait son éblouissante lumière sur les murs étonnés du silence. Ô combien, alors, nous nous sentions pareils à la paroi d’un rocher sur lequel se décalquaient nos sentiments, pareils aux traces rupestres de la nébuleuse préhistoire : un galop de bisons dans un nuage de sanguine, des affrontements de rennes dans le luxe d’un ocre, des rencontres de mains négatives dans le noir de suie de la grotte primitive. Sans doute étions-nous possédés de quelque puissance primitive - est-ce ceci qu’on appelle la passion ? -, cette manière de tellurisme qui gagnait nos ombilics avec la fougue des orages magnétiques ? Curieux, tout de même, ces déflagrations des premiers instants, ces nuées rubescentes dans le ciel chargé de poix, ces continuels éclairs qui nous frappaient en plein ciel, dont nos fronts étaient ceints sans même que nous en devinions les cruels stigmates, plus tard, après que la tornade est calmée et que ne demeurent que quelques arbres calcinés, les os blancs des racines, les sourdes convulsions de la terre et un paysage pareil à celui d’une fin du monde. Alors on se relève avec la gangue de boue dégoulinant des mains, les genoux marqués d’étoiles d’humus, des frises de feuilles sortant des oreilles et l’on ne sait plus qui l’on est. Il y a des crépitements de mots, des claquements de syllabes, des points de suspension identiques à des doutes, des tirets, des guillemets qui n’entourent que du vide, des tréteaux qu’on déménage à la hâte, des chaises qu’on replie, une scène qu’on démonte, des montagnes de livres où s’effacent les mots sous le tumulte de la lumière, les nuées de signes abstraits dont on penserait qu’ils sont des vols de corbeaux moissonnant les têtes.

Oui, je te vois, pâle frégate émergeant de la nappe liquide, ton casque de cheveux pareils à un chanvre, la proue de ton nez doucement inclinée, la fuite à peine apparente de ton regard, cet air d’être présente-absente qui n’appartient qu’à toi, la hune de tes épaules que lisse une douce clarté, les sémaphores bistres de tes seins, ces deux boutons auxquels je m’abreuvais autrefois, en toute innocence, ces repères dans ma nuit, ces braises presqu’éteintes qui me parlaient de toi comme auraient pu le faire la lampe dans sa cage de verre, le bengali dans sa nasse d’osier, le poisson-lune depuis sa cachette océane si semblable à la couleur du rêve. Oui, cette grâce infinie, cette fragilité hauturière me reliaient à toi comme l’oursin se confie à la pierre qui l’accueille et le garde sous sa protection. Il y a tellement de vagues, ici, sur le bord du monde, de longues zébrures dans le ciel qui disent la douleur d’exister, des cernes gris qui habitent les yeux des choses et nous parlent des fins toujours proches, des tentures à refermer sur les chambres d’amour, les poèmes mourant sur « l’azur des corolles » comme ces « blancs sanglots » mallarméens qui nous sculptent de l’intérieur, gonflent notre peau à la façon d’une outre. Bientôt, de nous, de notre chair tumultueuse, de notre prétention à être, de notre suffisance de sang et de viscères il ne demeure plus qu’une peau de momie, qu’un parchemin, qu’un palimpseste raturé sur lequel s’inscrit le chiffre du monde en lettres illisibles. Oui, ma bien-aimée, nous ne sommes que des êtres de papier ! Oui, de papier ! Là où s’inscrivent tous les souvenirs. Tes lettres en sont parfumées, tel un myosotis qui voudrait témoigner de ce temps passé. De ton apparition, sur le clair de la lagune, dans ce contre-jour qui te rendait si irréelle, voici ce qui me reste, ces quelques vers de Stéphane que je te dédie, ils sont le lieu de mes contemplations. Se saisit-on jamais d’autre chose que d’un rêve ?

« Ma songerie aimant à me martyriser

S'enivrait savamment du parfum de tristesse

Que même sans regret et sans déboire laisse

La cueillaison d'un Rêve au coeur qui l'a cueilli… »

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