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19 mai 2016 4 19 /05 /mai /2016 08:21
Quand la forme vient à l’œuvre.

Huile sur toile - 2013

Œuvre : François Dupuis

***

Toujours nous nous arrêtons à l’œuvre, à cette œuvre par exemple, non seulement parce que ceci est fondé en raison, mais, surtout, en « déraison ». Car, ici, rationaliser n’aurait qu’un sens relatif puisque l’œuvre dépasse toute logique pour être simplement reconduite à un mouvement d’âme, à une inclination de notre sensibilité, à la simple aventure de notre cheminement singulier dans les allées mondaines. Toujours l’image nous interroge et nous laisse dans un état d’abandon et nous poursuivons notre progression les yeux hagards et les mains vides. Comme si une sorte de démesure, de vertige s’emparaient de nous que jamais nous ne pourrions combler. Face à la toile nous ne voulons pas être une cariatide de pierre enfermée dans son propre silence, pas plus que nous ne souhaiterions devenir l’un de ces moais de l’Île de Pâques sondant l’éther de leurs yeux énigmatiquement vides. C’est toujours une douleur que de faire face à un objet, fût-il œuvre d’art et de demeurer sur sa périphérie, une force centrifuge nous éloignant d’elle à la vitesse des comètes. Il y va de notre propre identité, du sentiment de soi, de la perception de notre relation aux choses. Toujours le vide d’une solitude dès l’instant où ce que nous visons nous apparaît sous la figure de l’évanescent, de l’insaisissable, de ce qui résiste au concept et fuit sous la ligne d’horizon de l’imaginaire. Nous sommes au milieu des choses et ne les connaissons pas, nous sommes dans l’acte de vision mais notre regard s’écoule de nos yeux comme des larmes de résine ne dépassant guère les limites étroites de notre propre effigie. Mais il faut s’éveiller, mais il faut percer l’opercule et parvenir au-delà du miroir, au-delà de cette réalité têtue qui nous scelle à notre propre matérialité et nous maintient dans un tellurisme dont nous sentons bien que les mouvements nous reconduisent à une aporie constitutionnelle. Nous sommes des insulaires cernés des flots de l’inconnaissance et notre condition est hautement racinaire, perdus que nous sommes dans la contemplation de notre socle intime. Or ne pas dépasser sa propre origine, ne pas faire effraction en direction de ce qui, obligatoirement, est appel d’une transcendance, c’est se confiner à ne connaître que sa patrie immédiate et confier ses pas à un destin qui nous aliène.

Pourquoi cette forme nous met-elle au défi de la comprendre ? Mais tout simplement en raison de sa résonance avec d’autres formes, avec cette réalité plurielle dont elle est saisie en son essence même. Jeu infini de miroirs. Jeu incessant pareil au labyrinthe où la vue se fragmente et rebondit sur chaque angle, se multiplie selon chaque arête comme si le regard jamais ne s’arrêtait et qu’un métabolisme fou s’emparât de chaque esquisse signifiante. Infiniment signifiante. Toute forme est atteinte de transcendance pour la simple évidence que, adossée à l’infini, une forme contenant une autre forme qui, à son tour en contient une multitude, s’exonère de toute immanence pour gagner le domaine des insaisissables. Alors il nous faut nous contenter d’une parcelle, d’un simple éclat comme si, placés devant le mirage d’un hologramme, nous en percevions l’étourdissante réalité, chaque microcosme révélant le macrocosme. Etonnante vision qui, accordée au détail se porte en direction de cet infiniment grand duquel les choses purement immanentes reçoivent leur être et leur permanence ici et là, dans la meurtrière de notre regard. Pourquoi cette forme fait-elle donc question, mettant en branle notre étonnement même, cette vrille qui se creuse en notre centre et nous met en demeure de répondre ? Pourquoi ? Simplement parce que l’axiome suivant se pose de lui-même sans qu’il soit besoin de le mettre en doute (ce qui, du reste, correspond exactement à son mode d’être) : toute forme porte en elle, à l’intérieur de ses limites, le jeu inaperçu de sa présence. C’est à ce jeu qu’en permanence nous sommes conviés, tâchant de nommer la manière d’être de la stalagmite dans la secret de la grotte, celle de la silhouette se détachant sur le fond, loin, là-bas à l’horizon ou bien la survenue de l’Aimée dans le halo qui la remet à notre regard avec la brume nécessaire aux sentiments atteints de profondeur. Il n’y a que les prétentieux qui croient, dans l’immédiateté, déceler avec exactitude ce qui apparaît qui, en vérité, n’est peut-être qu’illusion des sens ou tromperie d’un imaginaire fertile.

Toute forme creuse la chair du monde, y inscrit son empreinte, y dépose ses petits bonheurs mais aussi les stigmates, les plaies qui, jamais, ne s’effaceront de la mémoire. Nous regardons Celle-qui-demeure sur la toile et nous y apercevons, en plus de notre propre effigie s’y révélant en transparence, ce qui traverse l’espace et le temps, toutes choses qui sont des offrandes quotidiennes que nous remet l’exister. Nous nous appliquons à en faire l’inventaire et nous découvrons quantité d’autres formes qui s’agglomèrent, soit par analogie, soit par dissemblance car tout prédicat est porteur d’un sens, fût-il jugé positif ou bien négatif. Nous voyons ceci : une chair offerte mais qui se soustrait au regard en raison même de son coefficient d’irréalité, du flou dans lequel le fond semble la reprendre comme pour la porter au néant. Nous voyons une peau couleur de sanguine et nous sommes immédiatement reconduits aux belles études anatomiques d’un Léonard de Vinci qui triturent le corps afin d’en dévoiler le secret et d’y trouver, peut-être, l’origine du mouvement, la vibration initiale de la vie. Nous voyons deux bras en anses d’amphores, comme dans certaines figures hiératiques des argiles mésopotamiennes, et c’est, soudain, toute la beauté antique qui surgit, ce classicisme dont la rigueur n’a d’égale que la recherche d’une vérité cachée. Nous voyons l’absence de visage, curieuse épiphanie en réserve qui nous dit la mutité du monde, la douleur des peuples opprimés, la souffrance de ceux qui meurent à l’abri des regards. Car, toute forme, si elle est, à l’évidence, une esthétique, heureuse ou malheureuse, est toujours aussi une éthique. Nulle parution dans l’horizon humain ne peut s’exonérer d’une morale et des règles de vie qui lui sont inhérentes. Que nous visions la chair épanouie et lumineuse d’une représentation d’une mythologie renaissante, un Botticelli, par exemple, que nous nous figions à même « Le Cri » terrifiant d’un Edward Munch ou bien que nous demeurions dans la contemplation d’une abstraction de Kandinsky, nous sommes toujours le même homme face à l’œuvre qui le questionne et le place au bord de l’abîme de l’être. Nous sommes également une forme, la seule à qui soit remise la dignité du questionnement. C’est toujours en tant que Dasein que nous visons le monde, toujours en tant que conscience libre de son existence, de ses pensées, de ses jugements : la forme la plus haute !

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