"Sensual low water".
Avec Kimberley.
Œuvre : André Maynet.
Il ne faut pas regarder l’image en son actualité, la voir au présent, mais lui laisser le soin d’écrire une histoire, son histoire, si étrange pût-elle paraître. C’était en un temps très ancien, aux alentours du III° millénaire débutant, alors que la Terre s’appelait la Terre, les Hommes les Hommes et que tout allait « pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Pour les plus lettrés des Existants on se référait encore à Candide, on consultait parfois les Lumières, on se penchait sur le berceau de la Renaissance qu’entouraient les grappes de fleurs luxuriantes d’un Botticelli. Parfois, dans le luxe d’un boudoir, on écoutait une sonate de Diabelli, une fugue de Bach ou bien les Gymnopédies d’Eric Satie. Pour les plus esthètes on se référait aux encres sur soie de la Chine ancienne, aux statuettes funéraires en argile de la protohistoire alors que d’autres se passionnaient pour la belle gravure « Les amoureux sur un banc de verdure » d’un Maître de l’Ecole du Haut-Rhin. Quelques érudits se plongeaient dans le décryptage d’immémoriaux incunables, de mystérieux hiéroglyphes ou bien de signes kabbalistiques dont ils paraissaient faire leur nourriture avant même celle, terrestre, dont la plupart de leurs congénères s’abreuvaient jusqu’à plus soif.
Car, en ces temps de disette intellectuelle, sévissait sur l’ensemble de la planète, une boulimie consumériste si immédiate qu’il en allait de son propre sort si l’on figurait sous la forme d’un objet à la mode, d’un vêtement griffé d’une estampille prestigieuse, d’un gadget technologique dont l’irrésistible attrait piégeait l’esprit de ses adorateurs comme le prédateur fascine sa proie sous l’éclair impérieux de son regard. On se ruait partout où brillait une vitrine, on se précipitait dans les « triangles d’or » des orfèvres, on se poussait des coudes afin de capturer ici une montre rutilante aux phosphorescentes aiguilles, là une étole d’organdi dont on revêtirait sa gorge de Belle, là encore cette résille dont on habillerait son désir afin que, partagé, il pût conduire à de somptueuses orgies.
L’ensemble de la Terre était parcouru des longs frissons de la possession, traversé des éclairs de la luxure, cloué aux envies polychromes qui, partout, faisaient éclater les bourgeons de l’impétuosité de vivre à défaut d’exister. Mais tout ceci se faisait dans un tel désordre, un tel esprit de gabegie et de lucre, une si confondante ivresse maléfique que, bientôt, la nature ne put plus relever le défi que sous la forme d’une désolante exténuation. Partout sous le ciel blanchi de chaleur, les éventrations de la glaise, les coulures d’arsenic, l’épuisement des gisements aurifères. Partout les puits d’or noir où basculaient sans fin d’inutiles chevalets de pompage, telles de pathétiques mantes religieuses s’essayant à extraire du bout de leurs mandibules des bulles aussi étiques que parfaitement nulles et non avenues. Quant aux mines de diamants elles avaient été si pressurées qu’elles ne vomissaient plus que quelques pierres souffreteuses pareilles à des chicots extraits de gencives usées. Partout était la désolation et, sous le ciel de cuivre que parcouraient inlassablement les cumulus de la haine humaine, s’allumaient de longs éclairs dantesques dont de violents orages signèrent l’épilogue. Ainsi se déchaîna un orage qui battit à blanc tout ce qui vivait sous toutes les latitudes depuis le septentrion jusqu’aux terres australes en passant par l’équateur et les tropiques. Une réplique du Déluge biblique parcourut les corridors de l’orgueil et l’inconscience des Egarés. Les villes s’effacèrent. Les hautes tours de la finance mondiale s’abattirent comme châteaux de cartes. L’érosion pluvieuse transforma les pics en monts chauves. Les lacs se métamorphosèrent en mers. Les mers devinrent de simples flaques. Les fleuves n’étaient plus que des lits de galets entre lesquels suintaient quelques gouttes semblables à des larmes de résine. Les anciennes plaines fertiles n’étaient plus que des guenilles, des sortes de savanes brûlées par le soleil. Les collines désertées des troupeaux de moutons semblaient de simples mottes orphelines qu’un vent impétueux parcourait de son haleine acide.
Et voici que, maintenant, comme sous l’effet d’une magie ou bien d’une sève printanière, l’image prend sens et se met à nous parler le langage de la beauté, le seul qui soit à même de nous ravir alors que les territoires de la désolation hantent encore notre imaginaire, pareils à des vols de freux qui ne planeraient au-dessus de nos têtes qu’à becqueter nos sclérotiques et à dépecer nos pupilles jusqu’à l’extinction de notre vision. Belle est cette Déesse (il ne peut s’agir que de ceci, n’est-ce pas ?), qui sort du miroir de l’onde comme si, émergeant d’une eau lustrale, elle symbolisait la naissance du monde. Oui, combien notre âme s’apaise après ces visions cataclysmiques, ces scènes d’effroi que nous croyons possibles en imagination seulement, jamais en réalité. Notre inconscience est si grande que nous nous croyons invulnérables, immortels comme les dieux de l’Olympe nageant dans les nappes douces d’une ambroisie divine. Mais oublions ceci qui obscurcit notre esprit et portons notre regard sur cette résurgence de l’humain, sur ce prodige qui ne fait phénomène qu’à nous interroger sur notre propre condition mais aussi nous livrer la sérénité à laquelle nous avons droit si nous sommes des hommes-debout, des femmes-menhirs portant haut le signe de leur vie. Comme les étoiles au ciel du monde. Cette photographie a la naïveté d’une comptine pour enfant, la grâce immédiate de ce qui se dévoile dans l’harmonie et s’éclaire d’évidence. Pas de césure, pas de hiatus qui isolerait le Sujet du fond sur lequel il signifie. Blanc sur Gris. Pureté sur teinte de vérité. Car le gris ne saurait tricher lui qui emprunte aux deux modes de la lumière et de l’ombre sa part de juste apparition. En lui, nul doute qui entaillerait l’âme, nul yatagan dissimulé qui n’attendrait que de commettre l’irréparable. C’est ainsi, cette couleur de perle, cette belle médiation sise entre jour et nuit, cette touche d’aube à peine révélée est l’ineffable fondement à partir duquel bâtir le devenir serein en même temps que se relier à un passé sans aspérité. Il n’y a pas d’esquisse plus sûre, pas de représentation plus exacte de la méditation, de la contemplation que cette palme légère dont l’abstraction soit à même de contenir aussi bien le primitif, l’originel, mais aussi le moderne, l’ouvert à la gloire de la couleur, à la « haute note jaune », aux caprices de l’arc-en-ciel lorsqu’il joue en mode coloré les différentes inclinations de nos états d’âme successifs. Avec le gris nous sommes disponibles à toutes les propositions de l’existence puisque nous en sommes équidistants, manière de lieu géométrique dont le centre est espace de rayonnement capable de déployer tous les prédicats, de révéler aussi bien les joies blanches que les drames noirs alors que Passagers distraits nous progressons tantôt à l’adret solaire, tantôt à l’ubac ombreux. Notre équilibre, notre harmonie, notre possibilité d’être un cosmos : porter en soi autant de gris que possible afin que, doués d’une somme infinie de virtualités nous puissions les actualiser dans le sens d’un accroissement ontologique. Nous ne sommes jamais que ce que nous créons nous-mêmes comme notre figure la plus visible. Or cette figure, cette présence ne peuvent s’enlever que de cette réserve douée de neutralité, de cette puissance toujours disponible dont, toujours nous pourrons jouer comme d’une matière première, d’une argile dans laquelle nous façonnerons constamment la multiplicité d’esquisses de nous que nous offrons au monde. Vivrions-nous continuellement dans le blanc et alors nous serions aveuglés. Vivrions-nous toujours dans le noir et alors nous serions frappés de cécité. Deux impossibilités à être équivalentes, deux apories homologues. Deux pertes de l’être dans d’insurmontables contradictions.
Les deux poupées que Née du miroir tient tout contre son corps ne sont nullement des poupées de chiffon, de simples objets dont elle serait séparée, qui ne l’affecteraient guère plus que le passage d’une brume dans l’air. Ces deux figurations ne sont que les images de Née, peut-être en un temps révolu ou bien un temps à accomplir. Ces deux apparitions sont les répliques d’une infinie présence qui se décline tantôt comme ceci, tantôt comme cela, cette troublante et enivrante réalité qui ne nous ravit qu’à la mesure de sa vacuité même, de sa fuite perpétuelle, de ce temps que nous n’appréhendons que lorsqu’il naît ou bien il meurt, que le gris recouvre d’une taie de silence. Oui, le GRIS est bien la couleur fondamentale ! Née du miroir nous le dit avec une belle constance. Nul n’effacera jamais son image !