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3 avril 2016 7 03 /04 /avril /2016 09:39
Carte de Tendre.

Œuvre : André Maynet.

Je ne peux voir une rose sans envisager un jardin. Je ne peux regarder une femme sans y voir un paysage. C’est comme cela, tout se pose avec naturel et attend d’être découvert. Rien d’autre à faire que de lire ce qui vient dans l’aisance et ne demande qu’à être défloré, tout comme le bouton dont le destin est d’offrir son dépliement aux curieux et aux poètes, si ce n’est aux géographes. Clélie est là dans la posture qu’on croirait d’un éternel ennui mais dont le Perspicace s’apercevra vite qu’elle n’est qu’un hiéroglyphe impatient d’être déchiffré, donc de sortir de son secret pour être présent au monde. Nous sommes sur le bord de la scène, comme un spectateur de théâtre qui n’attend que les trois coups du brigadier, l’effacement du rideau de velours et les projecteurs qui s’allument sur le décor d’infini, de pur imaginaire. Alors c’est comme d’être saisi d’étonnement, de découvrir du familier et nous n’attendions que l’inconnu, la nouveauté pareille à un diable surgissant de sa boîte. Car ceci qui s’offre à nous dans le plus évident dépouillement qui se puisse imaginer, c’est tout simplement ce que nos yeux dévoilent dans la quotidienneté sans en être plus affecté qu’à l’aune d’une clarté lunaire sur la glace de l’étang. Clélie, nous en longeons la perspective comme nous le ferions d’une falaise se dressant au bout de notre horizon ordinaire. Elle est là, si semblable à une presqu’île couleur de terre de Sienne et d’ivoire, bercée par des eaux dont la lenteur ne serait pas sans évoquer quelque marbre antique patiné par les ans. La forêt des cheveux dessine une anse régulière qui enserre le plateau du visage. Douceur et vague mélancolie qui transportent loin, dans les contrées de vent et de larges horizons, peut-être une étendue andine où flottent les marées jaunes des herbes et les nuages sans nom. C’est si calme, silencieux et le lac des yeux se teinte d’ombre et le feu des lèvres s’éteint déjà pris dans l’encre de la nuit. L’isthme du cou est si estompé qu’il s’effacerait presque pour laisser paraître deux minces éminences, deux étroits tumulus tachés de bistre, identiques aux pierres brunes et trouées des volcans. Un souffle de vent pourrait s’en saisir que nous n’en serions même pas affectés, tellement cette présence effarouchée se fond dans l’indistinction du tout. Puis, voyageant vers le bas, chutant vers l’aval, notre vision ne rencontre nul obstacle, comme si une plaine sans histoire, sans cicatrice, n’avait pour mission que de conduire à la minuscule doline de l’ombilic, cet œil subtil placé au centre et qui semble nous regarder autant que nous le regardons. Nous avançons un peu à la manière d’aventuriers prudents, paisibles, chercheurs d’or si peu inquiets qu’ils n’ont même pas à dévoiler les pépites qui, à chaque pas, font leur musique secrète, leur bruit de gemme sourde. Cela se révèle dans l’humilité, le luxe et l’élégance puisque aussi bien l’une ne pourrait s’affirmer sans l’autre. Elle, cette femme-paysage, nous la savions de toute éternité mais n’osions prononcer son nom, poser sur ses fragments corporels les prédicats qui la porteraient dans la symphonie d’une nature rayonnante, ourlée de plénitude, disponible à toutes les confluences de l’esprit, à tous les emballements de l’âme. Certes sur le mode de la retenue, du susurrement, de la parole proférée dans le trait de l’esquisse. Oui, c’est un réel bonheur que de pouvoir, dans un seul et unique registre de la vision, considérer la nature dans sa généreuse donation, la femme dispensatrice de joie pleine, pareille à une grenade qui ne libérerait ses pépites gonflées de sève rouge qu’à étancher notre soif, à rassasier nos yeux, à en faire des diamants pris d’une folie de la lumière.

Oui, voir c’est ceci, regarder les choses avec la profonde intensité de la lucidité, en fouiller le revers et l’avers, faire rendre son jus à la réalité, en extraire la quintessence afin que notre intellect ne demeure pas sur le bord d’une inanité. Car la conscience a soif. Car la connaissance a faim. Rien de plus terrible que de rester sur le seuil du temple alors qu’à portée de main, là, dans l’ombre du portique brillent les pépites de l’art. Jamais nous ne pourrons accepter de renoncer à leurs belles cimaises, jamais nous ne pourrons demeurer dans le doute et l’abandon. Jamais. Alors nous continuons à avancer, les mains tremblantes, le front en sueur et le cœur moite. Il y a tant de beauté partout répandue que nous voulons saisir, enfouir dans le tissu de notre mémoire. Ainsi, plus tard, l’œuvre de réminiscence faisant son chemin, nous peuplerons notre musée imaginaire des images qui fécondent et ouvrent l’infinité des voies par lesquelles être hommes, c’est-à-dire être des architectures de culture, des chambres d’écho de l’intelligence. Sans doute n’y a-t-il pas de mission plus exaltante que de découvrir notre humanité, de porter haut, sur nos fronts, l’accomplissement des belles et ineffaçables civilisations.

Mais voilà que nous nous étions égarés, que notre romantisme avait défait sa tresse échevelée pour nous livrer aux quatre vents de la libre digression. C’est si exaltant de parler pour ne rien dire, faire du langage une pure gratuité, comme de lancer dans l’air des mots au hasard, vent, nuage, oiseau, foudre, lave, amour, cosmos et, ensuite, d’aller dormir en paix après que l’on a assumé son essence, poétiser, le savoir et, ensuite, peut-être mourir puisqu’il n’y aura plus rien d’essentiel à découvrir. Mais Clélie est là qui nous attend depuis sa sublime Carte de Tendre et il nous est intimé de poursuivre en sa compagnie, tant que durera la magie, tant que durera le langage. Maintenant nous glissons sur le goulet du ventre à la consistance de galet, cela a la souplesse de la vague, l’attrait du soir lorsque le crépuscule jette ses derniers feux et que le corps incline au repos, cela effleure avec l’à-peine insistance de la palme dans l’air alangui. Bientôt de minces taillis, des flottements de fougères qui dispensent leurs subtiles fragrances, des odeurs d’encens et de pollen dans une brume légère. Nous sommes arrivés là où, toujours, nous rêvions d’être, dans la crique intime, au milieu du golfe des jambes, au pli de la source de vie, après il n’y a plus d’issue possible, de lieu de ressourcement. C’est le premier espace de notre venue au monde, sans doute aussi le dernier avant que l’on ne se dispose à quitter l’antre du bonheur et à se retirer en des lieux innommés dont nous rêvons comme d’un absolu et redoutons à la manière d’un gouffre sans fin, d’une bouche sans parole. Voilà, nous sommes presque au bout de notre périple, il nous reste encore à franchir les deux péninsules des cuisses, à sentir leur ardeur à vivre, puis à dépasser les deux caps des genoux d’où s’aperçoit le terme du voyage, bientôt nous serons tout au bout de cette terra incognita car l’ayant connue ou du moins approchée, elle demeurera toujours au secret, sinon nous ne la chercherions pas avec la fièvre au front et des braises sur la langue et des fourmillements au creux des mains. Voilà, nous ressortons de ce beau territoire par le défilé des pieds et, déjà nous sommes remis à nous-mêmes comme des nouveau-nés privés du lait nourricier. Mais, maintenant nous savons que toute femme est cette Carte de Tendre infiniment ouverte, éployable à l’infini avec ses sources et ses cataractes, ses avens et ses gorges, ses collines et ses dépressions. Jamais nous n’aurons fini d’en faire le tour, d’en dresser l’inventaire. Nous serons des Magellan en quête d’un ouest où découvrir les Moluques. Nous serons des Marco Polo cinglant vers l’orient afin que se révèlent les belles routes de la soie, que nous fascine le majestueux palais de Kūbilaï Khān, la richesse de son empire et le prétexte au rêve ce qu’est, en grande partie, Le Devisement du monde. Le monde est notre patrie. Le devisement est notre fonction. L’amour est la synthèse des deux car la femme est, pour l’homme, le territoire par lequel il advient et s’essaie à parler. Au-delà, rien que le silence.

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