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3 juin 2016 5 03 /06 /juin /2016 08:20
Elle tenait à un nuage.

Avec « sublime Eglantine ».

Œuvre : André Maynet.

L’avais-je seulement aperçue ou bien était-ce mon imaginaire qui l’avait posée devant moi comme une brume flottant au-dessus du marais ? Certaines visions sont tellement irréelles qu’ont les confondrait presque avec une hallucination, le résultat d’une ivresse, la sensation de vertige lorsqu’on longe l’abîme. Imaginez le crépuscule, sur le rivage maritime, à la lisière de quelque lagune parmi la frondaison rose des flamants, les hérons grimpés sur leur tiges noires et le goitre des grenouilles avec leur coassement qui fore l’espace jusqu’à la limite du ciel. Vous avancez, drapé dans votre loden vert, un feutre négligemment posé sur votre tête alors qu’au bout de vos lèvres grésille un cigarillo avec ses volutes de fumée bleue. Il y a comme un fin brouillard qui flotte sur l’eau et la ligne d’horizon n’est plus qu’une illisible fente où se perdent les oiseaux. Vos pieds chaussés de bottes au large revers de cuir glissent sur le sable et, parfois, se laisse entendre un bruit de succion, une manière d’aspiration qui pourrait bien vous reconduire au néant dont vous émergez à peine si la Nature, par jeu ou bien en vertu des lois du Destin, s’ingéniait à vouloir votre disparition. Non, Passager, vous ne m’apercevez pas pour la simple raison que, posté derrière ma Remington, c’est moi qui vous donne acte et vous intime à être, de-ci, de-là, au gré de ma fantaisie. Mais voici, je vous laisse libre de vaquer selon votre guise, aussi bien d’apercevoir, tout au bout de votre vue panoramique, grâce parmi les grâces, une simple forme, si éphémère, si ténue (celle dont je parlais, il y a peu), cet être dont vous ne savez s’il est au passé, au présent, si, déjà, vous en saisissez le possible futur, cette apparition digne de figurer sur l’esquisse du peintre, le verre dépoli du photographe, les cerneaux gris du poète lorsque « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité » ( pour citer Pierre Reverdy) lui dicte les vers sublimes par lesquels il existe et paraît à la cimaise des Lettres. Mais faites halte, posez-vous donc sur la première touffe d’algues venue, sur le premier os de seiche blanchi par la houle de mer et demeurez en silence alors que, devant vous, se lève, pareille à une volute montant du sol, cette Nymphe, cette chrysalide non encore parvenue au terme de sa métamorphose, cette pure manifestation de la beauté en son inimitable immédiateté. Non, vous ne rêvez pas. Vous êtes simplement atteint de cette cécité commune aux « hommes de bonne volonté » (pour citer Jules Romain : on n’en a jamais fini avec la littérature, donc avec l’art !) qui leur dicte leur marche avec les yeux enfoncés dans le sable, ce qui, vous en conviendrez, constitue un comble alors que l’horizon est si beau, le ciel si pur qui appelle le songe et l’envolée vers bien plus loin que soi. Celle que vous voyez, se détachant à peine sur la taie anthracite de l’eau que féconde le ciel, c’est un genre de pur esprit, de simple exhalaison de la terre, une levée d’argile, un céladon à peine venu à sa forme, un flocon tombé du nuage, une plume avant qu’elle ne prenne son envol pour dire à la conscience des humains combien la paix est précieuse, combien l’amour est beau, le langage fertile quand il se mêle de faire venir à parution ce qui est ineffable, léger, un brin primesautier. Tous nous rêvons de cela, tous nous souhaitons ce face à face avec ce qui, pénétré de sublimité, dit à notre oreille le bonheur d’exister, à notre bouche le baiser à donner à toute chose à condition qu’elle soit dépouillée des artifices, authentique, réelle, tangible jusqu’en son essence, cette vérité que toujours nous cherchons et qui, d’abord est en nous, ensuite dans l’Autre, enfin dans le monde.

Oui, combien cette image est belle qui dit la sérénité, la plénitude, incline au recueillement. Vision séraphique, certes, mais sans les excès de la religion, simplement à l’aune de ce que nous sommes, des pèlerins en quête de nous-mêmes alors que grande est notre solitude sous l’immensité de l’espace. Séraphique dans l’acception ouverte mallarméenne, dans le beau langage qui transcende toutes les catégories du réel et dépose directement dans l’éblouissement du sens. Comment pourrait-on faire l’économie de ceci : comprendre le monde et soi avec, et les autres dans l’orbe de ce que nous sommes ? Il n’y a pas de plus belle destinée que celle-ci, percer l’opercule des choses et y surgir avec l’entièreté de soi afin que, connaissant, nous puissions aller au bout de nous-mêmes, là, à l’extrême pointe de ce qui est à apercevoir. Comment ne pas ne pas susurrer dans l’antre étroit de nos bouches les mots du Poète Majuscule, ces mots qui n’ont même pas à révéler un quelconque secret, un soi-disant hermétisme tellement ils sont pleins d’une confondante évidence :

« La lune s'attristait. Des séraphins en pleurs

Rêvant, l'archet aux doigts, dans le calme des fleurs

Vaporeuses, tiraient de mourantes violes

De blancs sanglots glissant sur l'azur des corolles.

C'était le jour béni de ton premier baiser. »

Oui, c’est toujours le jour béni de ton premier baiser, voici ce que nous pouvons dire à la Poésie lorsqu’elle nous enchante et nous dépose au pays des merveilles. Lisant, écoutant les paroles du chantre du monde, nous sommes déportés de nous, nous investissons une autre dimension, celle, esthétique-éthique (il ne saurait y avoir de césure, de ligne de partage entre les deux), qui nous emplit d’une joie sans pareille. Tout comme moi, écrivant, comme vous le Passager du rivage dont ma fantaisie a bien voulu s’emparer, tout comme vous qui lisez si, pour vous, lire est une fête. Elle tenait à un nuage. Voici ce que dit le titre en son énigme. Et pourtant il n’y a nullement besoin d’une savante herméneutique pour s’emparer du contenu. Elle tenait aux deux sens que l’on peut attribuer d’emblée à ce verbe si courant que nous n’en connaissons même plus la signification. Tenait veut d’abord situer le geste d’une préhension : elle était suspendue à un nuage comme à l’image première d’une nourrice céleste (mais qu’est donc la Poésie si ce n’est cette Mère qui nous allaite de sa merveilleuse ambroisie, cette impalpable rosée ?). Tenait, ensuite, indique son attachement au nuage, cette matière si impalpable, si indicible que, précisément, elle dit beaucoup, puisque symboliquement cette mère nourricière est notre langue commune à tous, celle par laquelle nous nous disons, connaissons l’autre, explorons le monde, élevons la belle architecture de la Babel poétique. C’est ceci que nous dit cette subtile métaphore dont le lien attachant Nymphe à son Egérie nous dit la fragilité en même temps que le nécessaire lien. Oui, nous sommes indissolublement attachés au Verbe, à la Poésie, à la Littérature. Tout ceci est coalescent à notre condition. Nous sommes des êtres de langage avant d’être des individus faisant, ayant, scrutant ce qui vient à notre encontre. Et c’est parce que nous sommes langage que nous n’avons nullement besoin d’expliquer la poésie. Explique-t-on son bras, sa bouche, la falaise de son front, la courbe de ses yeux ?

Mais, ici, il faut à nouveau laisser la parole au Poète, comme si nous devions nous effacer devant ce qui s’auréole d’une suprême beauté. Imaginons donc Mallarmé lui-même, marchant songeusement dans cet espace si dépouillé qu’il pourrait figurer le site même de tout poème. Apercevant Nymphe, nul doute qu’il aurait pu lui adresser ces mots si justes qu’ils ne peuvent qu’être ceux d’une langue essentielle :

« J'errais donc, l'oeil rivé sur le pavé vieilli
Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m'es en riant apparue
Et j'ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d'enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses main
s mal fermées
Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées. »

Voilà, il est temps, pour moi, de remiser ma vieille Remington, pour l’homme au cigarillo de méditer les vers qui lui sont offerts en guise de viatique, pour Nymphe de poursuivre son chemin en compagnie de Calliope, cette Muse sans laquelle ni Rimbaud, ni Baudelaire, ni Homère n’auraient pu faire vibrer leur lyre et imprimer leurs tablettes. Temps pour vous qui lisez de vous confier, peut-être, à Hypnos, ce fils de la Nuit par laquelle advient le poème.

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