Œuvre : André Maynet.
Humble, tel est le nom de cette présence dont l’image rend compte avec une belle économie de moyens. Et l’on pourrait encore, grâce à son seul imaginaire, ôter le pied de la table, son plateau juponné, faire disparaître le chandelier, immerger les bouteilles dans le miroir du sol, dissimuler encore et encore sans qu’en rien le sens iconique n’en eût été modifié, renforcé seulement. Car ici, pour l’artiste, il s’agit essentiellement de donner acte au minimal, de mettre l’accent sur le sentiment d’une absence, de nous attirer, nous les Voyeurs dans une vacuité sans fin dont nous ne ressortirons jamais qu’avec la vrille d’une interrogation fichée au centre du corps. Nous ne serons vivants qu’à éprouver cette perte. Nous ne serons existants qu’à approfondir le sens dont la condition humaine est le pivot. C’est pourquoi si nous pouvons, au gré de notre fantaisie, faire abstraction des objets, pour autant il nous sera intimé l’ordre de conserver la silhouette humaine puisque, aussi bien, tout part d’elle et y revient. Nulle autre parution au monde ne pose la question ontologique. Il y faut la dimension anthropologique. Il y faut la conscience. Il y faut la raison.
Avant de parvenir à cette modestie, à ce dépouillement étrange dont Humble est l’esquisse vivante, elle était, au moins dans le registre de la visibilité, tout autre et son aspect se dissimulait sous des couches de vêtures superposées, sous les lianes des colifichets, sous les masques qui glaçaient sa peau de marbrures cosmétiques. Les bandelettes qui, présentement, traversent ici et là sa blanche anatomie, la coiffe pareille à la dure-mère qui aurait retourné son cuir, tout ceci témoigne du temps où, encore reliée à la lourdeur des choses, Humble n’en était que l’écho, sinon la messagère commise à la gloire du paraître. Voici ce qu’autrefois, en un temps de consumation et de pléthore du sensible, cette belle et jeune femme était le portefaix. En ce temps-là, le nôtre, bouffi de monstration outrancière et de visibilité immédiate, infiniment préhensible, voici donc comment se dévoilaient les humains sur la face éclairée de la Terre.
C’était leurs yeux, tout d’abord qui étaient remarquables (au sens premier de se laisser apercevoir), leurs yeux gonflés d’envie, leurs yeux qu’on eût dit habités de bubons tellement ils étaient exorbités à la seule idée de la possession de ce qu’ils voyaient et désignaient comme le Graal à atteindre. C’était leurs mains dont les crochets s’ouvraient et se fermaient alternativement dans l’intention de saisir, de palper, d’enfouir dans le ravin des poches tout ce qui, avoir, possession, idoles des manufactures, pouvait y être accueilli avec l’assurance de ce qui avait de la valeur et réjouissait le cœur. C’était leurs ventres dont la conque ouverte se jetait sur les tables profuses, sur les cornes d’abondance et emplissait son vide des nutriments qui faisaient leurs sclérotiques brillantes et leurs langues volubiles. C’était leurs sexes, hampes dardées, grenades fendues, qui demandaient leur pitance et l’on entendait leurs murmures arboricoles, leurs rampements de racines, leurs grincements de rhizomes. C’était leurs jambes qui, toute la journée s’agitaient en tous sens, car il fallait avoir fait les magasins et les salles de cinéma, car il fallait collectionner les Annapurnas et les fosses marines, car il fallait s’être prélassés dans les piscines en guimauve et sucre candi des ferries aux ventres lourds, aux grappes humaines accrochées à leurs bastingages. Il fallait, il fallait, il fallait …
Cette cantilène, on l’entendait se répandre dans les gorges étroites des villes, sur les places des marchés, dans les lieux de villégiatures, au fond des chambres d’hôtel, dans les téléphones qui se faisaient les interprètes bavards de cette bande de cacatoès en quête de quoi qui se présentât à condition que ce fût saisissable, montrable, exposable sur quelque trophée de chasse. Être homme, être femme, en ce temps-là, c’était posséder telle montre de luxe, arborer telle voiture au mufle carré, vivre dans des résidences secondaires au bord de la mer ou à la montagne, près d’un lac, avec vue sur les sommets et la mare bleue d’une piscine rutilant au soleil. C’était cela et uniquement cela, à quelques exceptions près. Mais, heureusement, une petite lumière veillait au creux des chairs, dans la densité ombreuses des cavernes humaines et cette mince luciole qui répondait au doux nom de libre-arbitre, depuis longtemps déjà, était spécialisée dans le tri des choses bonnes et des choses mauvaises. Ecartant de lui-même les pièges du déterminisme, les trappes du fatalisme, les injonctions de la mode et les attitudes bêlantes et trottinantes de la bande à Panurge, le libre-arbitre donc, avait remis bon ordre dans cet immense capharnaüm. Bien sûr, comme dans toute communauté, il y avait les rétifs et les indociles, les disciplinés et les rigides, ceux qui traînaient les pieds et les véloces. Humble était le spécimen le plus rare : une libre disposition à être selon ses propres intérêts, ceux de la Nature et de ses semblables dont elle eût facilement pu organiser la marche. Mais on n’est jamais humble qu’à le demeurer.
Donc, au début de sa prise de conscience (prendre conscience, expression bien nommée entre toutes car elle indique le mouvement, la saisie, la préhension à l’aune desquels notre destin basculant en existence assumée s’instaure sous les auspices de la liberté. Or, y a-t-il quelque chose de plus précieux que d’être à sa guise et d’assumer ses propres affinités, la qualité de son voisinage avec ce qui fait sens dans la beauté, brille dans la splendeur ?), donc Humble consentit tout d’abord à alléger la lourde matérialité dont elle avait cru bon de s’entourer, afin que son logis, plein comme un œuf, lui assurât l’Eden dont elle était en quête, comme tout un chacun sur cette planète. Son habitation, elle la réduisit au strict minimum, ne gardant qu’une pièce à usage multiple, de modestes dimensions. Elle repeignit son cadre de vie en des teintes si douces qu’elles en devinrent presque inapparentes, genre de brume se sustentant à l’aune de sa propre couleur. Elle ne garda ni canapés, ni tables basses, ni télévision, ni livres, ni chaises, ni ustensiles ménagers. Il faut dire, elle se rassasiait d’idées, entretenait son corps avec la mousse de l’imaginaire, enduisait ses cheveux des boucles sans fin de la pensée. Au bout du compte, s’étant dévêtue de tout ce qui ligotait son corps, elle ne garda qu’un mince serre-tête, quelques bandelettes en souvenir des anciennes forteresses vestimentaires. Si bien que, de son anatomie d’éphèbe, ne demeurait apparente que la fente discrète de son sexe que dissimulait à peine un fin liseré pubien.
Mais alors il convient de s’interroger sur la nature et la raison des domesticités qui constituent les amers de sa propre figuration : une table ; un bougeoir ; deux bouteilles. Eh bien voici les confidences qu’a bien voulu me faire Humble. La table que recouvre la corolle blanche de la nappe n’est nullement commise au nourrissage. Vous n’y verrez la moindre provision de bouche. Elle est simplement destinée à la rencontre de soi avec soi, à la méditation, elle est le lieu sans objet qui se suffit à sa propre symbolique, à s’interroger sur son être et lui donner un point d’appui. Ascèse, direz-vous. Nourritures spirituelles. Hauts lieux où souffle l’esprit ? Seule Humble pourrait y répondre. Quant au bougeoir, son essence est transparente si l’on peut dire. Siège de la lumière, support de la beauté, centre rutilant de l’intelligence, principe dont s’écartent les ombres mauvaises, dont s’absentent les manifestations délétères. Et puis 5 bougies, comment ce nombre nous ferait-il faire l’économie de l’harmonie pentagonale des Pythagoriciens dont l’empreinte traverse l’architecture des cathédrales ? Comment ne pas se référer, grâce au principe des analogies, à l’étoile à 5 branches, à la fleur à 5 pétales, laquelle placée dans le symbolisme hermétique, au centre de la croix des 4 éléments en dévoile la quint-essence ou l’éther ? Enfin les 2 bouteilles qui émergent à peine du sol pareil au miroir de l’onde ne seraient-elles pas, tout naturellement, des bouteilles à la mer, des messages, des porteurs de significations, des langages en attente de s’actualiser sous la puissance d’Eole visitant leur enceinte comme il le fait d’une bouche humaine afin que souffle et verbe réunis puissent témoigner de la puissance et de l’exception d’être ?
En guise d’épilogue -
monotonie, aux voyages qu’il faut faire, aux spectacles qu’il faut avoir vus, aux tâches usantes à accomplir, cette brusque idéalisation du réel sonne à la manière d’un lyrisme peu enclin à s’amarrer aux choses ordinaires. Un genre de Ciel utopique flottant bien au-dessus des réalités matérielles de la Terre et des Terriens, des Terriennes aussi bien. Certes la marche est haute. Certes le saut est bien improbable conduisant l’homme de son expérience commune à cette brusque intellection le projetant dans les hautes sphères d’une empirie rare. Certes ceci est une utopie, donc étymologiquement un non-lieu. Mais, précisément, un non-lieu, par essence, simplement parce qu’il est dépourvu du moindre prédicat les contient tous en puissance. Soyons donc utopiques et sachons-le. Nous serons libres, infiniment libres. Ceci tient à nous, rien qu’à nous. Ceci nous le savons mais avons du mal à l’assumer. Raison de plus pour jeter aux orties tout ce qui nous enchaîne et nous retient dans l’enceinte même de notre corps ! Il y a mieux à faire !