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14 décembre 2015 1 14 /12 /décembre /2015 09:55
Le destin ambigu des formes.

Photographie : Pascal Hallou

***

  La pullulation des formes est une réalité si évidente que nous finissons par les oublier, nous noyer en elles en quelque sorte. A commencer par la forme humaine dont la nature nous est consubstantiellement destinée, dont la silhouette nous est si habituelle que, parfois, nous ne percevons même plus la hauteur de sa stature et la nécessité qu’elle constitue en tant que point de repère sur le chemin de l’exister. Il en va de même pour de nombreuses formes au seul motif qu’elles constituent notre horizon ordinaire. Ainsi de celles du temps, présent qui coule en nous sans même que nous en remarquions le flux, passé dont notre mémoire nous livre les images comme des stations de notre être glissées au cœur de l’intime. Nous ne les interrogeons plus puisque, aussi bien, elles sont inscrites dans notre chair, elles habillent notre peau et nous livrent au monde en tant que celui que nous sommes et avons été. Sans doute la forme de l’avenir est-elle plus difficile à saisir car située en dehors de notre expérience et des événements qui s’y dévoileront. Quant aux formes de l’espace, cette autre catégorie nous disant les motifs du paraître en général, de ce qui nous fait face, nous en possédons une aperception immédiate dans le cône élevé de la montagne, la courbe éployée de la terre, le gonflement de l’océan aussi loin que porte le regard. Celles de l’Histoire nous deviennent prégnantes à la mesure des images qu’elles suscitent en nous : paysages antiques des œuvres et des textes de l’humanisme renaissant ; mouvement prolétaire des travailleurs théorisé par l’idéologie marxiste ; icônes des sociétés contemporaines que dressent, ici et là, les temples de la consommation. Pour ce qui est de la culture, les formes en sont tellement catégorisées qu’elles se donnent à nous avec la facilité des évidences : le poème ordonné en vers, le théâtre en actes, le conte en épisodes fabuleux, le roman en séquences existentielles. Enfin l’art, domaine princeps des formes en est doté de si riche manière que nous ne pourrions en énumérer la liste qu’au prix d’une ennuyeuse litanie : volutes architecturales, volumes de la sculpture ; aubades, concerti et autres intermezzos de la musique ; ballets classiques et multiples figures de la danse contemporaine ; déclinaisons infinies de la peinture qui évoquent en nous le portrait, la nature morte, le paysage.

  Les œuvres picturales nous interrogent si fort au travers de leurs formes qu’il convient de nous y arrêter et de méditer à leur sujet. Et d’en faire un rapide inventaire, non chronologique, mais centré sur les différents styles successifs censés mettre en relief leur étonnante polysémie.

Le destin ambigu des formes.

« Le Songe du chevalier »

Raphaël

1503 – 1504

*

  D’abord « Le Songe du chevalier » de Raphaël. D’emblée ce tableau nous parle car nous pouvons lui attribuer un coefficient de réalité dont notre environnement quotidien, nos connaissances, notre empirie nous offrent mille esquisses chaque jour qui passe. La colline surmontée d’un château, les personnages si vrais qu’on les croirait vivants, l’arbre déployant sa ramure, tout ceci est si préhensible, si immédiatement intégré dans l’arche du possible que nous nous y disposons comme la quatrième figure de l’œuvre, celle qui instaurera un dialogue avec le peintre, avec sa figuration, si bien que nous serons le dernier terme de la fable, celui qui, opérant l’analyse de la vision et de ses différents prédicats en réalisera la synthèse opératoire. C’est de cette manière que naît toute interprétation de ce qui vient à nous dans l’ordre du visible. Non seulement nous sommes voyants, mais nous nous positionnons en herméneutes de cette réalité picturale. Alors se déploie le cycle infini des hypothèses, alors avance la roue polychrome qui, de ce qui apparaît, établit une légende. Et peu importe son degré de vérité ou bien de fausseté. C’est d’abord de comprendre dont il s’agit, ensuite de poursuivre son chemin lesté d’une telle connaissance, en elle-même support de liberté, car rien ne saurait être pire que de demeurer en silence face à l’œuvre et de se soumettre au supplice de l’énigme. Le processus de connaissance, fût-il labyrinthique, osé, tendu comme le fil, il n’en permet pas moins de franchir un obstacle, celui de l’inconnaissance, et de poursuivre son métier de déchiffreur du monde. L’une des interprétations de ce tableau, telle qu’elle nous est livrée par Wikipédia :

 « Le thème présenté reste énigmatique et a fait l'objet de plusieurs interprétations. Certains historiens d'art estiment que le chevalier endormi représenterait Scipion l'Africain (236/184 av. J.-C.), en train de rêver de choisir entre la Vertu (Virtus) représentée par Pallas) (derrière laquelle se trouve un chemin abrupt et rocheux) et le Plaisir (Voluptas), représenté par Vénus portant une robe ample. Elles lui offrent les attributs idéaux à ses devoirs : l'épée (l'art militaire ou la vie active), le livre (la Connaissance, l'étude, c'est-à-dire la vie contemplative) et la fleur (l'Amour). »

 Nous voulons toujours aller au-devant du réel pour le justifier et, corollairement, y trouver place. Nous apercevons bien dans l’essai d’interprétation ci-dessus le début d’une histoire semblant fonder une mythologie. Bien d’autres scénarios auraient pu se présenter dont peut-être aucun n’eût fourni la clé du travail de Raphaël. Peut-être le peintre de la Renaissance aurait-il été en peine de fournir les fondements véritables qui, au travers d’une cascade d’affinités et d’expériences picturales, avaient abouti à ce « Songe » aussi beau que pénétré de classicisme dans sa forme.

  Et, maintenant, nous changeons si brusquement de registre, en apparence du moins, que nous ne reconnaissons guère ces formes pour des formes réelles, je veux dire, pour des rencontres que nous ferions au hasard de nos cheminements dans l’ordre de la nature, de l’humain ou bien de l’objet. A première vue, ce tableau de Piet Mondrian, intitulé « Composition XIV », ne semble correspondre qu’à un assemblage de lignes et de courbes, certes harmonieuses, maîtrisées, mais nous n’y reconnaissons plus le lexique rassurant de la condition hum aine, comme si cette œuvre se situait hors-sol, purement virtuelle, manière de fiction ne reposant que sur de hasardeuses prémisses intellectuelles.

Le destin ambigu des formes.

Piet Mondrian

« Composition XIV »

*

  Sans doute pensons-nous qu’il n’y est question que d’une mathématisation de l’espace, de l’édification d’une géométrie conceptuelle, de hasardeux paradigmes d’une possession du monde dont nous ne pourrions plus saisir que quelques nervures, quelques points saillants à défaut d’y trouver le trait de l’horizon, le portrait connu, la pomme posée sur la table qui est comme l’amer nous disant encore notre appartenance à la quadrature du vivre. Les habituelles pierres angulaires sur lesquelles s’établit notre jugement esthétique semblent avoir cédé la place à une dispersion, une atomisation dont nous ne savons plus très bien ce qu’elle signifie. Et pourtant, ce tableau est-il si loin du précédent, dans l’esprit de son créateur ? Est-il cette pure abstraction pour laquelle il semble se donner au premier et rapide empan du regard ? N’y aurait-il pas des lignes de forces inaperçues, des aimantations, des polarités qui en assureraient la présence sur le plan ontologique ? Car, même si nous sommes temporairement privés d’orient, sans doute nombre de significations souterraines parcourent-elles l’œuvre de la même manière que le glissement des plaques tectoniques affecte l’écorce terrestre sans que rien n’y paraisse dans le cadre des événements ordinaires. Simple question de vision, d’acuité de la pupille intellective. Oui, il faut bien s’accorder à reconnaître que, sauf à opter pour une pétition de principe, toutes les formes ont égale valeur et contiennent en même quantité les sèmes nous ouvrant la voie d’une compréhension. C’est à la prise en compte de cette optique sur l’art que nous convie Mondrian dans les quelques assertions ci-dessous qu’il adresse à son ami Bremmer et qui semblent résonner à titre de justifications :

  « Je construis des lignes et des combinaisons de couleurs sur des surfaces planes afin d'exprimer, avec la plus grande conscience, une beauté générale. La nature (ou ce que je vois) m'inspire, me met, comme tout peintre, dans un état émotionnel qui me pousse à créer quelque chose, mais je veux rester aussi près que possible de la vérité et à tout extraire, jusqu'à ce que j'atteigne au fondement (qui ne demeure qu'un fondement extérieur !) des choses […]. Je crois qu'il est possible, grâce à des lignes horizontales et verticales construites en pleine conscience, mais sans ‘‘calcul’’, suggérées par une intuition aigüe et nées de l'harmonie et du rythme, que ces formes fondamentales de la beauté, complétées au besoin par d'autres lignes droites ou courbes, puissent produire une œuvre d'art aussi puissante que vraie ».

Brigitte Leal, Mondrian / De Stijl, Paris,

Éditions du Centre Pompidou,‎ 2010

Mais quelles sont donc les propositions de l’artiste qui sont à accentuer afin que nous nous mettions en résonnance avec ce qu’il veut dire, cet objet toujours insaisissable, cette œuvre d’art en éternelle fuite à mesure que nous nous en approchons ? La nature (ou ce que je vois). Ce qu’il faut retenir est le ce que je vois qui apparaît comme la clef de voûte de tout essai de profération dès que l’indicible s’offre comme la seule matière à laquelle l’art a constamment affaire. Tout est question de regard, certes, mais de regard singulier, subjectif, immanent à la conscience même de celui qui s’applique à en percer la nature, à en traduire les fondements. Car c’est bien d’un paysage dont Mondrian nous parle au travers de « Composition XIV ». Oui, de son paysage mental, de sa vérité intérieure - il n’y a de vérité qu’intérieure -, des affinités électives qu’il a tissées avec le monde. Chaque individu est marqué au fer rouge par la verticalité de sa propre expérience, brûlé à la braise des rencontres, poncé jusqu’à l’âme -l’artiste, cette sensibilité à vif -, par les métamorphoses qu’il impose à la matière, les transfigurations qu’il initie dans les arcanes de sa création - cette chair vive du sens qui le travaille sans relâche -, ébloui lorsque l’alchimie qu’il produit change le plomb du réel en or de l’imaginaire, en cristal du songe. Pour cette raison, profonde, éminente, pour combler le puits sans fond d’une angoisse constitutive, le créateur donne son sang, son sperme, ses humeurs, fait couler sa lymphe telle la sève de l’arbre débordant de l’écorce. L’acte artistique est acte d’amour ou bien il n’est pas. Identiquement à une rencontre sexuelle qui n’est ni la reconduction de la précédente, ni la projection de la future. Toujours un événement transcendant le réel, toujours une fécondation de ce qui est sous le ciel, près de la terre comme une arche à faire lever. Il n’y a pas d’autre mot pour dire le temps et l’espace d’une vérité dont l’œuvre doit être la mise en forme à l’aune de ce qu’elle a extrait à la mutité, au silence, au lourd sommeil des hommes que le rêve ne visite que trop rarement. Le rêve d’un monde à regarder et à accomplir dans le même geste apparitionnel.

  Et, maintenant, il faut accomplir un saut supplémentaire dans l’ordre de l’abstraction, de la déréalisation de ce qui, en temps ordinaire, vient se poser sur la courbe de notre sclérotique. La belle photographie de Pascal Hallou est de telle nature qu’elle nous met en demeure de trouver, en nous, les fondations mêmes qui feront surgir cette œuvre de la nuit dont elle est l’hôte, tout comme le poème se hisse de l’ombre qui, primitivement, l’accueille, cet inconscient dont nous ne pouvons rien dire puisqu’il nous échappe et nous reconduit dans l’antre des objectivations hasardeuses.

Le destin ambigu des formes.

  Mais posons à nouveau l’image face à nous et regardons-là dans la perspective des deux propositions picturales précédentes. Etrangement, l’hypothèse fût-elle osée, je dis qu’elle se situe à la jonction du travail Renaissant et de celui de la Modernité. Et en quoi donc cette thèse est-elle recevable ? Mais uniquement dans une visée strictement formelle. Si le visage de cette photographie nous oriente vers l’aridité d’une abstraction, en filigrane se dessine en elle un référent qui nous est continûment donné, à savoir la figuration, au premier plan, d’une avancée de terre que surplombe un ciel parcouru du courant des nuages. (Ici, j’écarterai volontairement l’aspect de la réalité dont on peut penser qu’il s’agit d’une bordure de trottoir que longe une flaque d’eau multicolore). Du Renaissant elle reprend l’ordonnancement général, à savoir qu’elle s’attribue, en tant que prédicats du paraître, un ciel au zénith, une terre au nadir, les deux seules orientations grâce auxquelles tout homme est doué de coordonnées topologiques. Terre qui y apparaît dans le genre d’un « humus » fondateur de « l’humain », puisque, aussi bien, les deux mots sont affectés d’une racine commune. Ici prend appui une fable quasiment biblique de l’ordre d’une mise en forme de la glaise afin que l’homme fût extrait de la sombre materia prima. Et ce que la densité de la terre recueille en son sein, ces forces primitives fondamentales, le ciel les reprend pour les porter à la visibilité. Dans les étonnants remuements des nuages semble se dissimuler, comme en abyme, une autre entité originelle, cette eau océanique qui, souvent, devient lustrale. De la Modernité, à la façon d’un Mondrian, elle arrache au monde du réel les lignes les plus pertinentes selon lesquelles l’univers se dévoile à nous. Si bien que, ayant cru apercevoir le sol de l’homme, son ciel éthéré, déjà nous sommes en quête d’autre chose, saisis de doute, portés aux limites du rêve et de l’imaginaire. Brusques illuminations du songe, déflagrations de la conscience dès qu’elle perd ses attaches pour céder la bride aux forces telluriques de l’irrationnel. Pour l’artiste moderne c’est bien de cela dont il s’agit : d’une subversion du réel qui, tout en le déconstruisant, nous en propose une nouvelle mouture, une élaboration hors de toute visée commune. Si la saisie du tableau de Raphaël se faisait à l’aune de quelques hésitations interprétatives - nommer les personnages, définir les symboles qui les déterminaient -, la syntaxe moderne est d’une autre complexité en même temps qu’elle instaure un infini régime de liberté. Complexité parce que nous peinons à saisir adéquatement les motivations artistiques sous jacentes. Liberté car aucune contrainte ne nous intime l’ordre de regarder dans telle ou telle direction. S’il existe une essence de la modernité c’est bien dans un sens que nous pourrions qualifier « d’existentialiste » : nous sommes devant un choix qui engage notre liberté. Nous sommes seuls au monde avec ce qui nous regarde et nous interroge. Car il serait naïf de penser que seul l’homme est celui qui questionne. Toute œuvre portée à son point d’incandescence est cette étoile dont il nous est demandé de définir le lieu de provenance, la raison de sa présence ici et maintenant, le sens en direction duquel elle fait signe. De ceci il ressort cependant que toute forme interroge à égalité, qu’elle s’inspire de la démarche classique, symboliste ou bien hermétique. C’est au Voyeur des œuvres de se doter du regard qui, correctement orienté vers la lecture de l’œuvre en tirera la quintessence. Ce bref article en a proposé trois voies. Mais les voies de l’art, comme chacun sait sont infinies, aussi bien que la qualité du regard qui s’accorde à en faire le subtil inventaire. Soyons libres de regarder mais avec la justesse que requiert toujours ce qui, s’attachant à la densité terrestre, ne demande jamais qu’à s’en extraire avec l’aide d’une lucidité et d’une conscience ouvertes. Tout comme le symbole dont Paul Ricoeur disait qu’il « donne à penser », l’art nous intime à le rejoindre par ce beau geste de l’esprit qui amène à la contemplation ce qui, jusqu’alors, demeurait celé. Ainsi va toute proposition artistique qui, en son fond, est questionnement, levée du voile des apparences, surgissement au plus près de ce qui est à connaître, l’être de l’œuvre en son unicité.

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