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21 novembre 2015 6 21 /11 /novembre /2015 08:56
Chute.

L’homme qui tombe.

Œuvre : François Dupuis.

Ombre et lumière.

C’est la montagne. C’est la lumière. Sous le ciel pommelé de nuages il y a beaucoup de joie, beaucoup d’espérance à vivre. Comme un air de fête. Un air joyeux avec des guirlandes de papillons et des prairies semées de bleuets. L’air coule comme un cristal. L’eau chante sur la rivière de galets. Les grains de sable brillent pareils à de minuscules étoiles. Les arbres, les sapins aux aiguilles serrées descendent vers la vallée avec un bruissement de brindilles. Le hameau, là sur sa colline de terre, serre ses maisons miniatures tout contre le bonheur de vivre. C’est si beau la Terre avec son cortège de dunes, ses plages océanes, ses plaines où souffle le vent parmi la crinière des chevaux. Si beau de sentir sur son corps les lanières d’air faire leurs sarments légers. Si beau de sentir, en soi, dans les plis de sa peau, la rumeur de la clarté. Les prés sont en pente douce, semés d’herbe jaune et de quelques campanules. L’eau des lacs est alanguie comme lustrée par la vitre du ciel. Un bosquet de buissons retient entre ses doigts une brume si impalpable qu’on la croirait invisible. Tout ici est diaphane, préhensible dans la douceur, recevable dans une infinie confiance. Tout conflue et se recueille dans l’harmonie. Rien ne blesse ni n’entaille. Tout coule de source vers le delta avec l’application du pinceau à recouvrir la toile d’un glacis léger. Ici est l’adret qui dit le soleil, la liberté, les envies polychromes des humains, la coupe pleine dont le désir va faire son feu.

Ombre.

Ombre. Ombre. Ombre. Trois fois nommée sous la courbure du ciel. De l’Ubac, du froid, de la ténèbre est venue une langue d’effroi. Qui a franchi le sommet. S’étale pareille à un glacier aux arêtes vives. Qui lamine. Qui broie. Lance ses moraines à l’assaut des hommes. Le ciel est d’acier triste, de zinc alourdi, de plomb épais. Comme si son langage ourlé de perles claires était devenu, soudain, mutique. L’eau du torrent porte en ses flancs la douleur d’une coulure grise. Les sapins se sont teintés de vert-de-gris et le lichen les mange. C’est l’Ubac qui a passé la frontière, a franchi la ligne de partage. Dans les chaumières les ampoules ne sont plus que des falots emmaillotés de suie et de résine dense. Hommes hagards qui tiennent dans leurs mains serrées la tasse où se lit l’ennui de ne plus sortir de soi. De demeurer dans l’enceinte de sa peau. Il fait si noir dehors tout à coup. Il fait tellement vide et l’abîme est là qui veille. Chute le jour. Chutent les secondes. Chutent les feuilles dans l’hiver de la vie.

Ubac.

Ubac veut dire le renoncement à pouvoir être. L’imposition d’une volonté extérieure qui complote et étouffe. Il n’y a plus de liberté. Les Ombres sont partout qui se dissimulent derrière leurs masques. Derrière leurs cagoules où les yeux font deux taches claires. Exorbitées. Incompréhensibles. Les vêtures sont noires où sont les Ombres. On entend leur souffle rauque. On devine leurs gestes scrutateurs, leurs pensées diaboliques. Leur obsession à tout dominer. Tout broyer. Les Ombres ont des idées : machettes, yatagans, sabres et coutelas quelles agitent comme des spectres. Les Ombres n’admettent ni révolte ni agacerie qui résulterait d’être vu sous l’angle des serfs, des esclaves, des dominés. Langage des Ombres : les cliquetis de leurs douilles contre les crosses de la barbarie.

Ubac, Ombres : ceci veut dire le laminage des consciences, le refoulement de l’amour, la condamnation du sexuel. Seulement la passion de L’Invisible qui commande aux animaux, aux plantes, aux hommes et aux femmes. Détruire, disent-elles, les Ombres pour être en conformité avec la Parole. Alors les Hommes de l’Adret embrassent du regard cette si belle montagne qui est comme leur sol inaliénable, leur âme indestructible. Mais voilà que leur vue est dévastée, privée d’horizon, massicotée au ras du visage. Il n’y a plus rien à voir et les stèles du sens sont à terre. La Bâtisse de pierre où étaient entassés leurs modestes volumes, leurs manuscrits, leurs incunables comme ile aimaient à les nommer, a été rasée. Des livres sacrés sur lesquels reposait leur foi, leur savoir, leur entente de l’existence il ne reste plus qu’un tas de décombres fumant dans le crépuscule dont, maintenant, ils sont atteints. Les Dolmens, les Menhirs qui faisaient la fierté du paysage, fondaient leur assise sur ce sol, ici, tout près des nuages, voici qu’il n’en reste que fragments épars. Les Lettres, les Signes qu’ils avaient gravés dans les pierres comme trace de leurs passage, les Ombres les ont décrétés impies, apostats et les ont fait disparaître, les ponçant de leur inextinguible haine. Des Poteries qu’ils avaient façonnées de leurs mains, de leurs doigts consciencieux, il ne reste plus que des tessons disséminés dans l’herbe brûlée des prés. Ce que les hommes d’ici appelaient leur Temple, cette grange dont ils avaient fait le lieu de la rencontre, chacun y amenait un pot de vin, des châtaignes, une part de tourte, mais surtout une part de soi, le Temple, les Ombres l’ont incendié de leurs mais assassines et n’en demeure plus qu’un souvenir disparaissant dans une gangue de douleur. C’est ainsi, les Ombres ne supportent pas qu’on leur résiste, qu’on les plonge dans la contrariété, qu’on émette ce que l’on pense être une parcelle de vérité. Les Ombres n’admettent qu’elles-mêmes dans un genre d’auto-célébration. Les Ombres prétendent être les Ombres de L’Invisible-Dieu, Celui qui commande à l’Univers et aux Planètes. Ombres d’ombres que ne procédez-vous donc à votre propre extinction ? Rejoignez L’Invisible et rendez nous la visibilité. Il y a de si belles choses à voir !

Chute.

Chute.

La brève allégorie qui précède a simplement pour objet de mettre en scène l’œuvre de François Dupuis : L’homme qui tombe. Oui, L’homme tombe et nous entrons dans la période de l’ubac après avoir vécu celle de l’adret merveilleux et rayonnant. Oui, Nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles pour reprendre la belle assertion de Paul Valéry. Le poète est nécessairement visionnaire. Il faut se faire voyant comme le suggérait Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny. Visionnaire, voyant. Oui car tout est question de regard. Si notre regard est juste, à savoir atteint d’une vérité conforme à la tâche d’exister, alors nos idées sont claires, nos pensées brillent comme la gemme, notre corps est solaire, notre destin se déroulant sous le versant éclairé de l’adret. Il faut se faire voyant, c'est-à-dire entrer dans le domaine de l’art et en assumer l’amplitude, la joie, et ressentir ce sentiment transcendant par lequel nous nous arrachons aux lourdeurs mondaines et aux aberrations qui ne sont que des causes d’égarement et d’éternelles errances parmi des apories sans fin. Oui regardons cette belle œuvre nous dire en termes plastiques ce à quoi notre conscience est ouverte, à savoir l’empan d’une authentique compréhension du monde. Cet Homme qui tombe, il le fallait de bronze, cette matière fermée, lourde, qui évoque si bien le règne d’une lassitude sans fin. Cet Homme il lui fallait ces teintes sourdes, inatteignables, à la limite d’être perçues de manière à ce qu’en émerge le repli sur soi des temps modernes, immense solitude de l’individu confronté au nihilisme dont on ne voit plus très bien quel en sera l’antidote ici et maintenant. Lui fallait cette tête inclinée aux contours flous qui n’est pas sans évoquer cette perte à soi dont Nietzsche s’est fait le héraut, désignant la mort de Dieu. Oui, la mort de Dieu dont certains se sont emparés pour dire l’angoisse fondamentale d’être, le sentiment d’incomplétude, l’insaisissable métaphysique. Mort de Dieu que d’autres ont voulu ressusciter sous la figure du tragique et de l’incompréhensible, lui substituant un Dieu tout puissant, doué de pouvoirs infinis, aussi bien celui de détruire l’homme sous prétexte d’être aimé de ce dernier. On comprend combien cette situation est une impasse totale. Et le plus terrible, au nom de ce Dieu, c’est que ce sont certains hommes qui en assument la Parole, en divulguent les Prophéties à l’aune d’un principe de déraison, du mépris de toutes les pensées ayant fondé le socle des valeurs universelles. Un anti-humanisme auquel, de toutes nos forces, nous nous devons d’opposer ce bel humanisme d’un Montaigne ou bien d’un Rabelais, hommes de culture, de savoir, de conscience. Il n’est que grand temps de sortir d’une vue de l’ubac cernée de cataracte et ornée d’intentions mortifères. L’adret est toujours là, dans l’éclat de l’art par exemple. Dans le beau langage. La belle musique. François Dupuis nous en indique le chemin à la lumière de ce bronze qui parle depuis l’espace de sa mutité. Sachons l’entendre. Sachons entendre les paroles qui fondent l’humain et le portent au-delà de lui dans l’invisible de la création, le seul invisible qui vaille !

En guise d’épilogue que la parole soit laissée à Auguste Rodin, lequel relie art, compréhension, monde dans une seule et même arche signifiante. Or penser et comprendre le monde ne peut avoir lieu que dans un acte de liberté non dans un arbitraire qui en préciserait les contours et les conditions de possibilité :

"L'art, c'est la plus sublime mission de l'homme, puisque c'est l'exercice
de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre
."

Tout est dit ici de l’homme, de la pensée, de la compréhension, du monde. Là est la quadrature suffisante pour accéder à notre propre essence. Nul besoin d’y ajouter cette « quinte essence » qui, venant d’un ubac empli de cécité soustrairait à notre regard le bel intelligible de l’adret.

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