Photographie : Blanc-Seing.
« Quelle idée, avais-tu dit, d’aller ici, au bout du monde ? ». Oui, ici était le dernier hameau de la garrigue, son moutonnement de collines, son ciel zébré de vent, ses troupeaux de moutons à la laine hirsute, ses habitants rares et pressés fuyant sous la ligne d’horizon. Au début cela avait été, de ta part, une manière de consentement, d’acceptation du bout des lèvres. Puis il y avait eu comme un brusque retournement, le flottement sur une sorte d’anneau de Moebius et une vision paradoxale du monde qui nous entourait. Ce qui, il y a peu, t’ennuyait à défaut de te blesser, non seulement tu t’y étais habituée mais il y avait eu comme un acte d’allégeance à tout ce qui t’entourait et venait à ta rencontre. Tu passais de longues heures à longer les ravines de gravier, à suivre les clôtures des enclos, à glisser sur les lignes de crête où la lumière faisait son illusoire vibration. La Croix de Saillac où s’élevait un haut calvaire de fer recevait souvent tes visites songeuses. Appuyée contre la dalle de ciment tu regardais la mer au loin, les jours de brume claire, le lent cycle des éoliennes, l’échine brune des montagnes qui descendaient en pente douce vers l’Espagne, le golfe de Calentia, l’essaim d’ilots plantés dans la rumeur solaire. Que pensais-tu alors de la vie, de ses battements, de ses étranges clignotements ? Nul n’aurait été capable d’en approcher le long frissonnement. D’en dessiner ne serait-ce que la flottante esquisse. Il semblait que les choses s’étaient mises à tenir un colloque étrange, une à peine élévation dans la chute libre des heures. Existait-il un mystérieux sablier qui distillait, à ton intention, ses fragments de mica, ses brisures vives dont je n’apercevais ni le subtil langage, ni la lueur sourde, telle celle, plombée, d’une crypte ?
Tu t’inquiétais d’une lecture lorsque le soir venait avec ses teintes de feuilles mortes, ses pliures de crépuscule. Je te conseillais Duras, puis Modiano, puis Julien Gracq. Mais tu semblais hermétique aussi bien aux considérations du désir d’amour, lequel n’était que la métaphore éclairée du besoin d’écrire, aussi bien aux allures fantomatiques du Paris de l’occupation et les rives du Farghestan ne t’invitaient nullement à entrer dans une brume au-delà de laquelle la plénitude était l’ultime promesse, la révélation de toute une vie. Tes crépuscules tu les passais à lire fiévreusement les « Tropismes » de Nathalie Sarraute, à suivre de ton doigt hésitant, comme suspendu, les phrases fluides, labiles, ces minces fourmillements, ces irisations du sens, ces diapreries du verbe qui sont comme les mouvements intimes de l’âme, les effusions inaperçues de l’esprit, les susurrements dont toute existence est la trame communément invisible. Que te manquait-il que tu allais chercher dans les dentelles et les soucis d’horlogerie de l’écriture ? A mon questionnement, un jour, sur ce subit revirement de conduite qui paraissait constamment te tirer au-dehors, te projeter à la lisière des phénomènes, te situer, parfois, à la limite de tes propres frontières, tu choisissais le silence ou bien une réplique du genre : « Ce n’est rien. Juste des tropismes blancs », paroles énigmatiques qui étaient l’incipit de ta fable dont la morale n’apparaissait jamais qu’à la manière des étoiles se fondant dans l’eau bleue de l’aube.
Que pensaient donc les bergers lorsqu’ils voyaient ta frêle silhouette se découper sur le dôme du ciel alors que la végétation t’entourait à la manière d’un halo secret ? Que pensaient les sédentaires ombrageux de la montagne auxquels tu offrais une simple ligne de fuite, la dissolution de ton corps dans la levée du jour ? Tu étais devenue une figure errante, un hôte de passage, un genre d’oiseau migrateur dont on perdait la trace dans la brume diaphane. Me levant, un matin, ouvrant la croisée sur le mouvement lent des heures, dans une lumière aurorale pareille à celle de Bruges, cette belle insulaire nimbée d’une inconsistance blanche, ce jour donc, je savais que tu étais partie pour ne jamais revenir. Aurais-je tenté de te retenir que mon geste n’eût servi à rien. Jamais on ne revient du « tropisme blanc », cette mesure infinie du silence, cette sous-conversation, ce balbutiement de corolle que l’on n’atteint que par le génie ou bien la folie. Là était ton destin qui te confondait avec la perspective du rivage au loin, le vol de la mouette dans son écume grise, la pente de l’heure lorsqu’elle vire à l’impalpable et à la mutité. Sous les yeux, dans le livre de Nathalie Sarraute demeuré ouvert, ces quelques lignes soulignées au crayon dans un tracé peu assuré de lui-même, comme le prélude à ta disparition : « …la source secrète de notre existence (…) mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver … ».
Tous les jours, depuis ton départ, j’accomplis le voyage jusqu’à Saillac, sans doute un rituel dont je ne peux guère expliquer la nature. Au loin, dans la chute mauve vers l’Espagne, flottent d’illisibles lueurs. Parfois la trace claire d’un bateau avec son sillage d’argent. Parfois la rotation lente des éoliennes comme la roue du temps, son lent écoulement si imperceptible qu’il s’insinue en nous à la manière de ces tropismes par lesquels tu as feint de te rejoindre. Mais se rejoint-on jamais ? Dans l’air qui fraîchit montent les bruits feutrés des hommes, leurs activités, loin là-bas dans les demeures de pierre. Il sera temps d’allumer du feu. L’hiver n’est pas si loin qui fait sa tache blanche. Longues seront les heures avant que n’apparaissent les premières fleurs. Longues les heures !