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14 août 2015 5 14 /08 /août /2015 08:37
L'amoureux noctambule.

« 17- An infinity shades of grey ».

Phare de Walde

Photographie : Alain Beauvois.

Dire de cette photographie qu’elle est belle serait énoncer un simple truisme. Elle est belle esthétiquement, en même temps qu’elle l’est ontologiquement. Ontologiquement parce qu’elle dit l’être en sa vérité. Ici, il y a coexistence du Soi avec l’harmonie du monde. Ici, les choses jouent en écho dans l’ordre du cosmos. « L’ordre du cosmos », volontaire pléonasme, réitération du dire afin que se révèle l’amplitude d’un avènement-événement. Aucune beauté ne saurait s’actualiser en faisant l’économie de son double versant : esthétique-sensation, ontologique-révélation. Une chose belle, nécessairement, dévoile son être. Une chose belle et l’espace est en attente de sa parution, le temps suspendu, goutte immobile dont la vibration interne est identique au frémissement du cristal, au vol stationnaire du colibri. Regardant, le temps-oiseau et l’on sait que quelque chose a lieu dans la manière d’un émerveillement, ce dont notre intuition est alertée, dont notre raison s’absente puisque là n’est pas son domaine. Surgissement de monde depuis le cœur de son essaim, le point focal de son rayonnement, la floculation des phosphènes avant même leur déploiement. Attente. Suspens.

Attente. Suspens. L’heure de cette image est la mise en abyme de tout ce qu’elle dissimule de significations internes, de doutes, d’ambiguïté, de marche sur une ligne de crête, là où le fil de lumière invisible sépare l’ombre de l’ubac de la clarté de l’adret. Image spéculaire reflétant l’abri nocturne, la gangue lourde du non-proféré, la gemme occluse sur son propre secret, l’amour avant qu’il ne fasse son ébruitement de dentelle de l’amant à l’aimée, transitant par cet insaisissable amour qui n’est amour qu’en raison de cela, sa fuite sous les doigts ivres de la fièvre de connaître. Car aimer est connaître. Soi dans la pliure de l’autre, l’autre dans l’ombilic de soi. «Le temps est un enfant qui s'amuse, il joue au trictrac / À l'enfant la royauté», disait Héraclite l’Obscur. L’amant est cet enfant, l’œuvre d’art est cet enfant, l’aube est cet enfant avant même que le destin n’ait jeté ses dés sur la toile libre de l’exister. Le monde est la signification qui s’ouvre à même sa profération, le lieu qui paraît dans son éclairement, le temps qui se fait instant dans la phase de la rencontre, ce passage inaperçu, ce « kairos » des anciens Grecs, moment décisif par lequel le sens s’annonce comme notre accomplissement le plus abouti.

L’image-attente est bouton de rose posé sur le bord de son dépliement, lac nocturne lissant ses eaux immobiles sous le dais du jour non encore parvenu à son éclairement, revers de la vague sur le point de se retourner dans son jaillissement d’écume ; l’image-suspens est la margelle du puits qu’éclaire la lentille d’eau noire soudée à la hanche de la terre, le vers du poète si près de cette césure qu’elle va en inaugurer le sublime scintillement, « Je dirai quelque jour /// vos naissances latentes », elle est « La Vie », tableau de Picasso dans sa période bleue

L'amoureux noctambule.

« La Vie » - 1903.

Pablo Picasso.

Source : Paintings, Quotes, and Biography.

où tout est en attente de naître, de paraître sous la courbure du réel, hémistiche de l’être, un pied dans l’ombre, un autre dans la lumière, sa proche épiphanie, son premier lexique ; elle est cet étrange reflet sur les tableaux de Soulages, ce fameux « outre-noir » prenant son essor de la

L'amoureux noctambule.

Pierre Soulages – 1985.

Source : Centre Pompidou.

physique visible pour faire signe vers cet invisible, ce « méta » à proprement parler irréductible à un objet, auquel la philosophie a dédié l’exercice de sa sagesse depuis ses temps matinaux, présocratiques, alors que la pensée émergeait à peine de son chaos originel ; elle est cet oiseau-poisson-violoniste de Chagall, c'est-à-dire cet étrange hybride auquel le temps est suspendu comme à sa possible matérialité, efflorescence des visions multiples du monde, fleuve illimité de la temporalité, éternité à laquelle nous nous abreuvons depuis le cerne étroit de notre finitude.

L'amoureux noctambule.

« Le temps est un fleuve sans berges ».

Marc Chagall.

Source : Jewish Museum.

Passage, tout est passage, « Tout s’écoule » dit une autre sentence d’Héraclite, de là notre impossibilité de « descendre deux fois dans le même fleuve », de garder le temps emprisonné dans la gorge étroite du sablier. La photographie qui nous occupe est ce subtil resserrement du temps, cette gorge étroite qui nous met sur le bord de la question de l’exister, un pied nocturne, un autre diurne, en équilibre comme le funambule sur son filin d’acier avec son balancier métaphorique indiquant aussi bien le chemin que la chute. Balancement du nycthémère, balancement de la vie dans une parfaite homologie signifiante. C’est pour une raison éminemment tragique que le moment précédant l’éclosion de la lumière, son bourgeonnement, sa lente combustion interne nous interrogent si fortement, avec une acuité qui fore jusqu’au centre du corps, au plein de notre conscience charnelle. Oui, « charnelle » car rien n’est séparé et tout sentiment s’enracine dans la touffeur du roc biologique. Nous sommes tous, le sachant ou à notre insu, des noctambules amoureux que la nuit retient en son sein alors que le jour appelle et décille déjà nos yeux d’à-peine-nés. Nous sommes pareils à une patelle soudée à son socle de pierre que la lumière hèle et détache de son antre primitif, mince radicelle ombilicale qui, bientôt, ne sera plus que fil d’Ariane en nostalgie de sa conque originelle, s’y abreuvant parfois à l’aune d’une réminiscence, d’une lointaine souvenance faisant son bruit de source. Nous sommes cette ligne de fracture entre un savoir et son contraire, nous sommes ce clivage qui nous scinde en deux territoires distincts mais nous met en devoir d’une osmose sous peine de nullité. Nous sommes et nous ne sommes pas puisque le temps ne nous appartient pas qui nous déserte dans le même instant qu’il nous visite. Ombre, lumière. Lumière, ombre. Comme un étrange clignotement à l’orée de ce que nous sommes, ce flux qui avance, ce reflux qui rétrocède en direction du lieu de sa provenance. C’est tout cela que nous dit cette si belle image en effleurements, en touches mouchetées, en gris-bleus de céladons, en voiles de bitume, en lumière de galet lissé, en brume échappée des tourbières, en palme d’eau d’une lagune sous la décroissance de l’heure. Cela que nous savons du fond de l’intime mais que nous ne nous avouons jamais que dans le chuchotement. Oui, le chuchotement, cette vérité à bas bruit qui nous habite l’espace d’un regard !

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Published by Blanc Seing - dans Mydriase

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