« Lolita ».
Œuvre : Eric Migom.
« Je vois les adolescentes comme un symbole. Je ne pourrai jamais peindre une femme. La beauté de l’adolescente est plus intéressante. L’adolescente incarne l’avenir, l’être avant qu’il ne se transforme en beauté parfaite. Une femme a déjà trouvé sa place dans le monde, une adolescente, non. Le corps d’une femme est déjà complet. Le mystère a disparu. »
Balthus.
« Nous qui avons vu la lumière, nous les errants solitaires, les nympholeptes… »
Humbert Humbert dans « Lolita » de Nabokov.
Parler de cette toile d’Eric Migom ne peut avoir lieu qu’à l’aune d’une double lecture : celle du roman de Nabokov, ensuite de l’œuvre de Balthus, « Thérèse rêvant » puisque c’est cette toile qui a inspiré la réalisation picturale que nous nous proposons de regarder aujourd’hui. Mais, comme nous le montrerons par la suite, il ne s’agit nullement d’un plagiat ou bien d’un fac-similé d’une œuvre antérieure. La « Lolita » d’Eric Migom a sa personnalité propre, son autonomie même si, à l’évidence, un lien relie les deux visions et ceci essentiellement sous le régime de la temporalité. Nous développerons ce thème un peu plus loin.
Mais d’abord il faut parler de la fascination qu’exerce sur certains esprits (sur tous ?), la forme en voie de constitution dont l’adolescent, l’éphèbe, ou bien l’adolescente, la nymphette, sont les vivants symboles. Et si fascination il y a, elle est à rechercher aussi bien sur le plan de la conscience que sur celui de l’inconscient.
De l’inconscient collectif, en premier lieu, lequel dépose en nous les empreintes indélébiles de ce qui constitue notre être, dont nous ne percevons que l’écume à défaut d’en saisir avec la lucidité requise, la lame de fond. Si les figures tutélaires du Père et de la Mère, leurs archétypes, nous dominent comme les sources mêmes de la vie, sources qui, un jour, se réunirent afin que nous venions au monde, elles ne sont pas des entités fermées sur elles-mêmes, des formes achevées qui n’en contiendraient nulle autre. En effet, ces hautes images portent, en creux, d’autres esquisses, à savoir l’homme, la femme en voie d’accomplissement, ces manières d’insaisissables, de fugues, de fuites et de représentations ambiguës, si peu cernables, si difficiles à enfermer dans le cadre d’une définition ou bien à fixer dans le dessin, dont précisément l’adolescence est le creuset mystérieux.
En second lieu ce phénomène de l’adolescence nous affecte en tant que la claire conscience que nous avons de la fragilité existentielle de toute temporalité. L’allure gracile, ingénue, encore liée à la spontanéité de l’enfance, à son innocence originelle, nous reconduit à nos propres fondements, à celui, celle que nous avons été, que nous ne retrouverons plus qu’à la mesure de notre imaginaire, avec, le plus souvent, la tonalité d’une vibrante nostalgie. Jamais on ne fait le deuil de soi dans l’allégresse ou la désinvolture. C’est bien de la mort dont il s’agit, qui s’inscrit en nous dans le compte à rebours quotidien, dans le visage qui se fripe, dans les articulations qui deviennent roides. Toute marche sur le chemin devant soi est perte corollaire du chemin derrière soi, tout éloignement de la jeunesse, de son fleurissement est tristesse et constant désarroi. C’est ceci que nous dit le poète Aragon dans les beaux vers suivants du « Roman inachevé » :
« Comme il a vite entre les doigts passé
Le sable de jeunesse
Je suis comme un qui n’a fait que danser
Surpris que le jour naisse
J’ai gaspillé je ne sais trop comment
La saison de ma force
La vie est là qui trouve un autre amant
Et d’avec moi divorce … »
C’est la même chose, ce regret faisant sa braise vive quelque part du côté de l’ombilic ou bien du cœur, qui pousse Nabokov à confier à Humbert Humbert, le narrateur de « Lolita », le devoir de nous dire, dans une confession de nature cathartique, l’amour passionné qu’il éprouva, à l’âge de 13 ans, pour Annabel Leigh, une jeune fille du même âge. Amour désespéré, amour condamné d’avance puisque l’adolescente ne survivra pas à une atteinte de typhus. Pendant un quart de siècle, Humbert Humbert gardera en son centre la vive douleur, la mémoire inaltérée de cette « enfant initiale » telle qu’il la nommera avec justesse, soulignant par là la force des expériences originelles, des visions fondatrices. Les peintures de Balthus, dans un registre identique, sont la mise en musique de cette fugue, de ce chant à mi-voix qui dit la beauté un jour rencontrée, en même temps que celle du temps qui passe et, jamais, ne propose ce qu’il a offert comme don à renouveler. Une fin en soi du phénomène dès l’instant où il ne paraît plus dans l’immédiate présence.
Et, maintenant, il s’agit de mettre en relation les deux œuvres afin que se dégagent similitudes et différences. Le parti pris sera le suivant. Décrire la peinture d’Eric Migom afin qu’apparaisse, comme en filigrane, celle de son inspirateur.
« Thérèse rêvant ».
Balthus.
Source : The Japan Times.
« Lolita ».
Œuvre : Eric Migom.
« D’une Lolita l’autre … », voudrait faire porter l’accent sur la dimension éminemment temporelle qui creuse un abîme entre les deux représentations. Si des homologies formelles peuvent être aisément déduites d’une rapide observation, il ne faudrait pas en conclure trop tôt à une identité parfaite des sémantiques respectives. Bien au contraire, c’est d’une hétéronomie dont il est question, laquelle installe une tension, produit une dialectique abrupte, introduit une polémique irréductible à la manière d’une impossible réconciliation. Passer d’une œuvre à l’autre, c’est passer d’un temps originaire édénique à un temps dérivé tragique. C’est une perte qui s’inscrit à même le lexique plastique dont Eric Migom trace les grandes lignes dans une « pâte existentielle » sans concession. Car, à regarder les choses, autant le faire avec exactitude. C’est bien d’une vérité dont nous sommes saisis dès l’instant où, voyant « Lolita » la crainte nous envahit de ne jamais pouvoir faire nôtre l’image balthusienne. Le paradis est loin qui faisait son chant de miel, ses efflorescences de nectar. Perte subite des illusions, sueur perlant au front afin que notre pain quotidien nous soit offert alors qu’à l’origine dessinée par le peintre Balthasar Kłossowski tout semblait aller de soi, tant l’évidence de vivre dans la joie était communicative, rayonnante, lumineuse, servie par une palette sensuelle, teintes d’argile douce et de glaise brune, teintes d’acajou pareilles aux intérieurs victoriens offrant une élégance raffinée, un luxe immédiat, un érotisme discret.
« D’une Lolita l’autre … », de Balthus à Migom, le temps a accompli son œuvre , les traits se sont durcis, accentués, presque un rictus disant l’urgence du désir à satisfaire, la réalité de l’âge mur cédant la place à l’insouciance rêveuse de l’âge adolescent, cet âge à mi-eau de la source, à mi-eau de l’estuaire, âge de toutes les audaces, des premiers émois amoureux, des expériences sexuelles, de l’autosatisfaction charnelle. Se trouver bien au creux de sa propre chair, dans le délice des sens, dans la provocation de l’autre dont on veut la turgescence, la libération du plaisir en même temps qu’on le redoute. Perpétuel jeu du chat et de la souris, dévoilement des parties les plus secrètes du corps, projection de l’intime sur la scène sociale, étonnement de sa propre audace, violence du péché à commettre, où entraîner l’amant, où affirmer sa puissance, poser les limites de sa souveraineté. Ivresse de la séduction.
Dans le demi-jour de la pièce, dans son ambiguïté native, dans le luxe du clair-obscur, « Thérèse » est seule occupée à forer la démesure de son ego, à interroger jusqu’au moindre pli de son anatomie, certains dépressions ombreuses sont le lieu d’une braise, d’un feu s’alimentant à sa propre combustion. Alors, impudiquement, on lève une jambe haut, dans la splendeur du paraître, chair semblable à la pêche, à la rose-thé, à la nacre qu’un soleil couchant teinterait d’une dernière lueur, d’un ultime appel à émettre cette lumière unique, inimitable que seuls peuvent produire le corps, la sensualité portée à son incandescence. La jupe, cette corolle rubescente a glissé, donnant accès à la blancheur virginale d’un linge léger, aérien, alors que l’éclat de la culotte, son plissement invite à la plus douce des rêveries. « Thérèse » est abandonnée à elle-même, se possédant comme l’on possède une richesse intérieure, un secret d’alcôve, une gemme dissimulée dans quelque coin que nul ne trouvera, dont, cependant, on souhaite la vive effraction, la déchirure, comme un hymen abdiquant à être sous la poussée de la volupté, l’éclair de l’instant. Tout concourt à ce rituel, à cette cérémonie. Teintes sombres, meubles effacés dans l’ombre, chat lapant son écuelle de lait avec une méticuleuse application. Tout concourt à la fête érotique, la plus belle qui soit, celle qui, partant du sujet revient au sujet. Fusion autistique que la blancheur appelle au centre de soi, là où, provisoirement se tient la plus grande puissance. Abandon sublime qui fait plus que frôler l’extase, qui s’y enracine à la manière du pieu qui fore la glaise durement afin d’y trouver assise et raison de figurer, là, au milieu du désert des choses. Oui, l’image balthusienne est forte parce qu’elle rive notre regard à la plus pure perdition qui soit : disparaître dans cet autre qui nous fait face comme notre propre finitude. Ici, il n’est pas seulement question d’Eros, mais de notre dernier souffle mourant sur le triangle neigeux du désir, antidote de l’angoisse fondamentale en même temps que notre épilogue dans le régime de l’exister.
Et « Lolita », dans tout cela, quel langage tient-elle qui pourrait nous amener sur de si étranges et attirants rivages ? Pour dire ce qui fait sens, il faudrait réaliser une mise en perspective des deux œuvres, procédant à de continuelles antinomies, opposant ceci à cela. Qu’il nous soit au moins permis de poursuivre notre quête onirique, notre dérive songeuse. Oui, de « Thérèse » à « Lolita » s’est réalisé le passage de ce qui était simplement auroral, l’émerveillement d’être dans l’évidence charnelle, à ce qui est devenu crépusculaire, la maîtrise de soi dans les faits révélés du monde, lesquels se mesurent à l’aune des plaisirs, des joies, des petits bonheurs, des friandises que l’on déguste du bout des lèvres. Certes, les mêmes terrains de jeux, de la puissance, du désir, du souhait de plénitude, mais les sens se sont émoussés, mais les illusions ont mué, l’existence est devenue verticale et l’ascension de soi devient plus périlleuse. Le décor s’est terni, perdant son beau lustre d’encaustique et de boiseries anciennes pour ne vibrer qu’à la mesure d’un décor de théâtre moderne, anonyme, tenture disant dans son rougeoiement, sa lueur solaire, la nécessité des choses de s’inscrire dans le réel, de chasser les ombres du rêve, les images fallacieuses de l’imaginaire. Sous la rumeur du jour la peau a blanchi, s’est décolorée, perdant cette aptitude, à partir d’elle-même, de rayonner dans l’espace, d’émettre sa propre lumière, d’attirer dans son orbe l’amour et l’amant. « Lolita », comme enduite d’un plâtre, recouverte d’un masque qui voileraient l’être, le dissimuleraient au regard, lui ôteraient toute spontanéité. Rictus du visage dont les traits durcis paraissent être la marque insigne des stigmates du temps, du recul, de la fonte des heures avec l’obligation faite à l’existence de presser son dernier jus, de faire les vendanges dans la dernière lueur du jour.
Oui, nous sommes passés d’une vision hédoniste du monde à une vision tragique, sceptique, définitivement désertée par la belle inconscience de l’adolescence, par sa « fureur de vivre », son impertinence. « Impertinence », comme si ce prédicat appliqué à la toile de Balthus pouvait trouver ses harmoniques opposés, son contrepoint dans la « Lolita » de Migom. Voyez donc comme cette dernière, « Lolita », est devenue fière, peut-être même hautaine, son maxillaire accentué à l’aune d’une implacable volonté, demandant son dû à la vie, son arche au plaisir, son obole à la roue polychrome du désir. Faisant ceci, elle s’est rapprochée du monde, elle est entrée dans la logique étroite des choses, elle a maté les circonstances mais elle y a perdu sa liberté. Car ce qui a été nommé, « vie », « plaisir », « désir » ne se maîtrise pas, ne s’ordonne pas, ne se plie à aucun impératif. Elle y a perdu sa volupté. Car la volupté, celle qu’éprouve dans son ardeur adolescente « Thérèse » l’indomptée, c’est celle d’une nature sauvage, fougueuse, insouciante, libre de toute contrainte, cette attitude que l’on trouve « osée » alors qu’elle manifeste le pur souci d’être ce qu’elle est dans une totale sérénité. Elle est affranchie du carcan de la morale, ce forceps de la sensation, elle est eau faisant son parcours aventureux et primesautier parmi les contingences sans même en percevoir la dimension aliénante. La conscience de « Thérèse », la perception de son être coule à fleur de peau, simple chemin de soi à soi. Celle de « Lolita », intériorisée, cherche, en dehors d’elle-même, un chemin où frayer sa voie et c’est pour cette raison que nous en percevons la dimension d’incomplétude, l’inquiétude perçant sous le maquillage.
Ces deux œuvres, semblables en apparence mais éloignées en leur fond en raison de la qualité de la temporalité qui les traverse mais les affecte chacune en des modes singuliers, ces deux œuvres donc sont identiquement intéressantes, l’une éclairant l’autre de sa propre lumière. Déjà « Thérèse » contenait en filigrane « Lolita » tout comme les heures contiennent les secondes. Il est heureux que leur rencontre ait pu avoir lieu. Non seulement esthétique, les deux sont également abouties quoiqu’en des modes éloignés ; mais aussi rencontre éthique qui nous interroge sur la nature de notre présence au monde, sur l’exactitude du regard que nous portons sur les choses, le désir, l’amour, la volupté, le carrousel de l’âge, la relativité du jugement, la nécessité de se doter d’un regard distancié. Certes, nous ne regarderons plus « Thérèse » pas plus que « Lolita » avec les mêmes yeux. Merci à Eric Migom de nous avoir permis de dévoiler ce qui devait l’être, qui toujours veut se montrer mais qui, parfois, se met en congé du monde. Notre désir de savoir et de poursuivre notre chemin avec la volupté comme ultime but. Oui, là est la voie !